Article body

Introduction

Dans la foulée de l’Année internationale de la famille (1994), les groupes communautaires s’adressant à la famille prennent de l’expansion dans les diverses régions du Québec. Bien que le mouvement familial québécois existe depuis de nombreuses décennies, la disponibilité de nouvelles subventions encourage la croissance de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler les Organismes Communautaires Famille (OCF ; Lemieux et Comeau, 2002). Les pratiques de ces groupes se déploient dans une conjoncture où s’accentuent les demandes des parents, conséquence de l’incapacité du réseau public à prendre en charge de nombreuses problématiques sociales (pauvreté, isolement, fragilité personnelle). Dans ce contexte, les Organismes Communautaires Famille (OCF) doivent alors répondre à de multiples urgences : demandes de soutien parental, d’aide psychologique, d’aide alimentaire, etc.

Rappelons que, depuis une décennie, les OCF, comme l’ensemble des groupes communautaires présents dans le champ de la santé et des services sociaux, sont reconnus comme étant des partenaires du réseau institutionnel. Une reconnaissance qui participe d’une forme de démocratisation des services sociaux et de santé. Sans nier l’intérêt d’être partenaires du réseau, les OCF demeurent sur leurs gardes quant aux risques éventuels de récupération qui pèsent sur leurs pratiques (Lamoureux, 1994). Ils aspirent plutôt à ce que cette démocratisation englobe leurs actions et favorise la prise en charge citoyenne. Avec les autres secteurs du communautaire, ils réclament que soit clarifié « l’équilibre que nous désirons préserver entre l’action communautaire et l’intervention publique, [et retracée] la frontière que nous désirons maintenir entre la société civile et l’État » (Tremblay, 1999 : 126).

En ce sens, les OCF ont cherché à préciser, au cours des dernières années, par le biais de divers regroupements provinciaux et régionaux, ce qui fonde leur action. L’approche communautaire-famille développée par les OCF se veut une approche globale, à l’image de celle des autres secteurs du communautaire ; elle est orientée sur la prévention plutôt que sur le curatif et s’adresse au parent en tant qu’acteur social plutôt que comme spectateur passif des interventions et des actions qui le concernent. Le Manifeste sur la famille de la Fédération québécoise des Organismes Communautaires Famille (FQOCF) considère que toute politique, et par conséquent tout programme ou intervention, devrait s’appuyer « sur l’expérience des parents et favoriser l’accomplissement de leur potentiel » (Fédération québécoise des Organismes Communautaires Famille, site Web). Une telle approche valorise un mode de fonctionnement démocratique ouvrant la porte au développement d’une citoyenneté qui va au-delà du droit à des services de qualité. On pense ici à une citoyenneté plus politique qui « aurait à voir avec l’appartenance à une collectivité, avec le politique qui préside aux rapports entre les personnes, avec la reliance sociale, avec les conditions du vivre ensemble » (Lamoureux, 2001 : 32).

Les données présentées dans cet article proviennent d’une étude de cas multiples de type qualitative, réalisée auprès de trois OCF québécois. Cette recherche, qui privilégiait une approche de nature empirique, portait sur la place et la participation des parents au sein de ces organismes[1]. Nous étions intéressés à connaître le niveau de prise en charge autonome des parents au sein de ces groupes communautaires. À cette fin, nous avons cherché à comprendre de quelles manières ces OCF favorisent l’expérimentation et le développement de telles pratiques.

Dans un premier temps, nous présenterons brièvement quelques a priori historiques et théoriques concernant la société civile, la participation démocratique et la citoyenneté dans les organismes communautaires québécois. Nous compléterons cette première partie en décrivant la méthodologie utilisée pour la recherche. Dans un deuxième temps, nous aborderons les résultats obtenus en nous intéressant aux activités et services offerts par les OCF afin de bien cerner la nature de leurs pratiques quotidiennes, avant d’élaborer sur les formes possibles de participation démocratique. Dans une troisième et dernière partie, nous analyserons cette participation à la lumière de facteurs qui en facilitent ou en limitent l’expression.

Perspectives théoriques et méthodologiques

Quelques repères

Depuis quelques décennies, divers écrits soulignent le rôle joué par les organismes communautaires dans l’élargissement de la démocratie et de la citoyenneté (Godbout, 1983 ; Lamoureux, 1994). Des travaux plus récents notent que le discours des groupes « révèle l’affirmation de nouvelles formes d’actions citoyennes » qui témoignent du « projet de renouvellement de la citoyenneté et de la démocratie » (Leclerc et Beauchemin, 2002 : 22). Les groupes communautaires se veulent des lieux favorables à l’expérimentation d’une nouvelle forme de démocratie, plus directe ; une participation citoyenne qui permet de dépasser la réponse aux besoins et d’ouvrir sur la personne comme « être de paroles » (Lamoureux, 2001 : 43).

Dans ce cadre, la participation va au-delà d’une perspective instrumentale liée aux services. En effet, on ouvre ici la porte à une expérimentation plus politique, par le biais d’une éducation à la citoyenneté s’inspirant de la tradition de l’éducation populaire (Guindon, 2002). En fait, comme le soulignent Houle et Thériault (2001 : 70), « l’accroissement de la participation aux associations de la société civile où l’individu forme son autonomie morale à travers un processus délibératif » participe d’une démarche qui touche aux enjeux collectifs de nos sociétés.

Désireux de mieux comprendre de l’intérieur la question de la participation démocratique, des chercheurs se sont intéressés à la « culture organisationnelle » des groupes communautaires (Guberman et al., 1994). On relève qu’il est souvent difficile de mobiliser les participants dans des structures formelles, souvent perçues comme peu invitantes pour une partie des membres. Si cette participation fait appel à un certain savoir, l’implication des membres dans les organismes demeure un enjeu continuel. Devant cette « démocratie exigeante » (ibid. : 55), certains groupes cherchent des moyens de penser la démocratie autrement, en dehors des structures décisionnelles traditionnelles, « en développant de nouveaux espaces démocratiques dans le fonctionnement quotidien » (Fournier et al., 1995 : 69).

Concernant les niveaux ou dimensions du processus démocratique, les quelques recherches existantes proposent différents découpages. Par exemple, six composantes caractériseraient le processus démocratique dans les groupes de femmes : 1) le climat, 2) le partage et la compréhension d’information, 3) la délibération, 4) la décision, 5) l’action et 6) l’évaluation (Fournier et al., 2001). Des travaux portant sur l’empowerment individuel cernent quatre formes de participation possible dans les groupes communautaires : assistance muette, participation aux discussions simples, participation aux débats, participation aux décisions (Ninacs, 2003 : 24). Quant au processus global vécu dans un contexte communautaire par les personnes participantes, il passe du « Je au Nous puis au Ensemble » (Panet-Raymond, Rouffignat et Dubois, 2002 : 109), montrant l’évolution possible de la participation citoyenne, de la résolution de problèmes personnels à l’agir collectif.

Pris dans leur ensemble, ces écrits nous rappellent qu’il y a à tout le moins deux fonctions attachées à la participation au sein d’un organisme communautaire : « l’être-ensemble », qui permet de renforcer les liens sociaux, ainsi que l’élaboration et le développement de projets en commun, dans la mesure où « participer c’est se joindre volontairement à d’autres pour atteindre des objectifs communs, résoudre des problèmes perçus comme similaires ou exprimer collectivement des opinions ou des valeurs partagés » (Tabaoda-Léonetti, 2000 : 89). Toutefois, comme le souligne Tassin, pour qu’il y ait affirmation d’un sujet plus politique, il faut aller au-delà du lien communautaire et identitaire, car il est nécessaire d’avoir « des luttes entreprises pour la reconnaissance des droits, des luttes obéissant aux principes de justice, d’égalité et de liberté, [pour] que les individus privés et particuliers se découvrent citoyens, acteurs singuliers sur une même scène politique » (Tassin, 1997 : 141).

Méthodologie de l’étude

Au plan méthodologique, l’étude se base sur l’analyse en profondeur des pratiques de trois OCF. Comme nous voulions comprendre les facteurs qui permettent à des parents de prendre une plus grande place au sein de ces groupes, nous recherchions des organismes dont les pratiques témoignent d’une volonté reconnue de faciliter la participation et la prise en charge des participants. Ceux-ci ont été désignés par différents informateurs clés provenant des regroupements provinciaux d’OCF. Nous avons tenu compte de distinctions régionales, en choisissant un groupe du centre-ville de Montréal, un groupe d’une région semi-urbaine et un dernier en contexte plus rural.

Afin de bien comprendre la nature des pratiques des OCF, nous nous sommes attardés aux dimensions suivantes : philosophie (orientation, mission, approche), programmation (activités, services, actions), fonctionnement (composition de l’équipe, conseil d’administration, assemblée générale annuelle), financement (sources principales), relations extérieures (avec les autres organismes communautaires, les regroupements d’OCF, les institutions du réseau) et, enfin, modes d’évaluation (interne et externe).

Nous avons été présents durant trois à quatre mois en moyenne dans les trois groupes à l’étude. Il ne s’agissait pas d’une présence continue, mais bien d’un va-et-vient permettant de compiler et de réaliser un premier traitement des données entre chaque visite. Nous avons utilisé différentes sources de données, qui ont été recueillies par les assistantes de recherche et le chercheur responsable. Premièrement, nous nous sommes approprié l’ensemble du matériel écrit disponible dans chacun des organismes : lettres patentes, documents d’orientation, bilan annuel, plan de développement, sondages. Deuxièmement, nous avons réalisé des entrevues individuelles et de groupe : avec la coordination, les membres de l’équipe d’intervenantes, des participantes et des membres du conseil d’administration (CA), soit en moyenne quatre à cinq entrevues par organisme. Troisièmement, de nombreuses observations participantes ont été faites lors d’activités de groupes, dans des moments plus informels (p. ex. les repas), lors de la réunion d’équipe hebdomadaire ou celle du conseil d’administration, pendant des sorties et des manifestations, soit une dizaine de moments en moyenne, répartis sur six à huit semaines de présence plus assidue.

L’ensemble de ces données a été traité et analysé afin de pouvoir rédiger une étude de cas pour chacun des Organismes Famille. Ce travail d’intercas nous a permis d’organiser notre matériau, de faire émerger des constats et de formuler une interprétation par rapport à chacun des groupes étudiés. Par la suite, nous avons dégagé des généralités ainsi que des singularités entre les cas. Sur la base de ce travail, nous avons dégagé des formes possibles de participation. Il s’agit donc d’une classification qui a émergé de l’analyse et de l’interprétation du matériau, et non d’une typologie préétablie sur des bases théoriques. Ces manières de participer sont au nombre de quatre : 1) être présent, 2) prendre la parole, 3) passer à l’action et 4) s’impliquer à un niveau décisionnel. Ce sont ces résultats que nous présenterons dans cet article.

De même, l’analyse des cas, ainsi que la recherche de convergence intercas, nous a permis de dégager des liens marquants entre ces formes de participation et la pratique des groupes. Nous les avons considérés comme étant des facteurs qui influencent le degré de participation citoyenne et de prise en charge des parents. Ce travail de nature compréhensive nous a permis « d’accéder à l’intelligibilité du discours, des expériences et des pratiques » propres aux OCF étudiés (Paillé et Muchielli, 2003 : 182). Nous nous attarderons un peu plus loin sur ces divers éléments qui constituent le coeur de cet article.

Les OCF : actions et place des parents

Nous présenterons d’abord très brièvement ce qui caractérise la pratique quotidienne des OCF avec les parents rejoints par les groupes étudiés. Notre propos portera par la suite sur les quatre formes de participation qui ont émergé de l’analyse de notre matériau, et que nous analyserons à la lumière des écrits sur la question.

Principales caractéristiques de la pratique des OCF

Soucieux de rejoindre la communauté qu’ils servent, les groupes tentent de rendre leurs services les plus accessibles possible à ses membres. Généralement ouverts le jour, de septembre à juin, les organismes proposent également quelques activités durant la soirée et la fin de semaine, ou encore pendant l’été (sorties, camps familiaux, etc.), afin de tenir compte autant que possible des attentes des parents. Les activités offertes visent à répondre aux demandes des participants en tant que parents, mais également en tant que personnes adultes ayant des besoins particuliers. Elles se présentent d’abord sous forme de services individualisés, que ce soit à un niveau personnel ou familial. L’accueil, l’information, les comptoirs vestimentaires, le prêt de jouets ou de sièges d’auto, le suivi psychosocial (formel ou informel) ou les services de « soutien parental » (comportant parfois des visites à domicile) relèvent de cette première catégorie.

Les trois organismes étudiés proposent un nombre important d’activités qui prennent la forme de rencontres en petits groupes, de type éducatif, de soutien ou d’entraide. Une proportion variable de ces activités valorise le renforcement du rôle parental et les apprentissages ayant pour but d’améliorer la relation parent-enfant : formations Y’A Personne de Parfait (YAPP), formations pour les parents d’adolescents, activités visant le développement moteur des enfants avec l’aide des parents, activités sportives pères-enfants, camps familiaux, etc. Dans le cas des petits groupes s’adressant aux participants en tant que personnes adultes, la plupart visent à rejoindre les femmes, encore largement majoritaires dans la plupart des OCF : cours d’auto-défense, programmes préparatoires à l’emploi pour les femmes, cafés-rencontres sur des thèmes divers, groupes d’entraide (femmes monoparentales, vie de pères, etc.).

Seuls ou avec d’autres organismes, certains OCF participent à des actions collectives : marche contre la pauvreté, manifestation pour la reconnaissance de l’autonomie et du financement des organismes communautaires, occupation de terrains vacants pour revendiquer la construction de logements sociaux, formation militante offerte aux membres, organisation d’une fête régionale visant la promotion de la famille, etc. Bien que l’implication des membres y soit somme toute relativement faible, il faut souligner la place qu’elles occupent dans le quotidien des groupes et les efforts des intervenantes pour sensibiliser et conscientiser les parents à l’importance de ces luttes collectives dans l’amélioration de leurs conditions de vie. Les groupes sont également fort actifs aux différentes tables de concertation et regroupements régionaux et locaux, assumant souvent la responsabilité de dossiers qui les concernent. Enfin, en fonction des besoins des participants, les OCF entretiennent également des collaborations avec différentes ressources du milieu, qu’il s’agisse d’organismes communautaires ou d’institutions du réseau public (CLSC, écoles, centres jeunesse).

La participation des parents dans les OCF

Comme nous l’avons souligné précédemment, les organismes communautaires au Québec ont toujours valorisé un lien de proximité avec leur communauté d’appartenance. Cette préoccupation se traduit, historiquement, par la valorisation de l’implication des participants au sein des groupes. À la lumière de nos données, nous avons relevé différentes formes de participation chez les parents fréquentant les OCF : 1) être présent, 2) prendre la parole, 3) passer à l’action et 4) s’impliquer à un niveau décisionnel.

Pour de nombreux parents fréquentant les OCF étudiés, la participation, c’est d’abord être présent en dehors d’une logique de services, autour d’un café, afin de « jaser avec le monde ». Cette forme de participation n’est pas étrangère à l’accueil reçu, à la manière dont on permet aux membres de s’approprier les lieux physiques, de les investir au quotidien de façon régulière et, parfois, même à l’improviste. Sur ce plan, une membre nous a confié : « C’est une grande famille ici. Quand t’as besoin d’aide, t’appelles, t’as besoin d’un numéro de téléphone, t’as besoin de parler… Il y a à peu près un mois, je ne filais pas du tout, je suis venue et j’ai passé la journée ici. Je leur disais “ je dérange, je dérange ”, mais elles m’ont dit “ non, tu déranges pas, reste ici, on ne veut pas que tu t’en ailles ”. »

Afin de permettre aux familles de se sentir chez elles dans l’organisme, les groupes utilisent différents moyens : accueil continu, rencontres informelles, déjeuners, fêtes, etc. Ce faisant, ils favorisent le développement de ce que l’on pourrait appeler un « milieu de vie », qui témoigne de la convivialité qui se dégage des OCF, et qui donne envie aux personnes de fréquenter la ressource en dehors du contexte précis d’une activité. Aux yeux de plusieurs participants, c’est d’ailleurs ce qui distingue les OCF des institutions du réseau public : « C’est ça ici, c’est communautaire, c’est pas une institution, c’est pas une boîte programmée […] C’est des gens vivants, des femmes, des gens humains… Il n’y en a pas de ça, nulle part. C’est la réalité. C’est ça qui fait que celles qui viennent un petit peu ont le goût de revenir, ça peut pas faire autrement (participante régulière). »

Soulignons que l’aspect « milieu de vie » des OCF, une couleur propre à la pratique de ces groupes, peut aussi déboucher sur un passage à l’action. Ainsi, constatant que les membres fréquentaient peu l’organisme en dehors des activités formelles, l’un des organismes a décidé de mettre sur pied une « rencontre informelle » un avant-midi par semaine. Aucun thème n’est déterminé à l’avance ; les intervenantes se contentent de discuter amicalement avec les personnes présentes des sujets qui les intéressent. Au fil des rencontres, certaines participantes se sont liées d’amitié et elles en sont venues à élaborer spontanément différents projets. Elles ont, par exemple, décidé de consacrer une rencontre à la confection d’objets en vue du bazar d’autofinancement de l’organisme.

Ces diverses données mettent en évidence que, dans un groupe, la participation se traduit d’abord, pour bon nombre de personnes, par le fait d’être bien ensemble (Tabaoda-Léonetti, 2000). Elles nous rappellent également combien le climat est important lorsque vient le temps de solliciter une plus grande participation des personnes rejointes (Fournier et al., 2001). En créant un « milieu de vie », ces groupes permettent donc à plusieurs femmes et hommes fréquentant ces organismes de commencer à prendre leur place, ne serait-ce que dans le groupe communautaire. Ce faisant, on alimente une deuxième forme de participation, la prise de parole.

Pour plusieurs parents, prendre la parole exige d’abord de s’ouvrir sur son expérience de vie sans crainte d’être jugé par le personnel des groupes. Cette participante confirme cette idée : « J’aime être en contact avec l’organisme puisque je ne me sens pas jugée et j’ai pas peur de ce qu’ils pourraient penser ou faire, contrairement à mes craintes concernant la DPJ. Ici, on reconnaît mon potentiel de parent au lieu de me condamner. »

Par rapport au fonctionnement démocratique, la prise de parole dans les groupes étudiés emprunte généralement deux avenues.

D’une part, les personnes participantes sont appelées à se prononcer sur les pratiques de l’OCF. Les groupes étudiés ont mis en place divers moyens afin de favoriser cette prise de parole qui permet de consolider le sentiment d’appartenance : évaluation des activités par les parents, que ce soit de manière écrite ou verbale ; bulletins d’information ou journaux où les membres peuvent commenter des activités passées ou à venir, ou encore de questionner certaines pratiques ; sondages d’opinion auprès des membres et participants. Une membre témoigne ainsi de la prise de parole dans son organisme : « L’une des intervenantes m’appelle lorsqu’il y a des choses d’organisées pour savoir si ça m’intéresse. Elle nous demande aussi nos suggestions. Pour les activités d’été, on s’asseoit en groupe et on suggère nos idées de sorties. Ensuite on passe au vote. »

D’autre part, les parents sont invités à formuler des opinions et à débattre dans le cadre de discussions portant sur des questions sociales ou politiques, un mode de participation qui renforce le pouvoir d’agir des personnes rejointes (Ninacs, 2003). Cette deuxième forme de prise de parole, bien que plus rarement observée, est alimentée de différentes manières : rencontres d’information concernant les politiques sociales, débats, bulletins ou journaux internes. Dans l’un des groupes, cette prise de parole passe même par l’expression artistique. On y favorise l’organisation de projets ponctuels misant sur la créativité et rejoignant la communauté par des expositions d’oeuvres d’art réalisées par les membres. Dans son ensemble, la prise de parole tend à renforcer le sentiment d’appartenance au groupe et éventuellement à favoriser l’émergence d’un mode d’action plus collectif quant à la nature de la participation (Panet-Raymond, Rouffignat et Dubois, 2002 : 109).

Qu’il soit question de bénévolat ou de militantisme, tous les OCF étudiés ont le même souci de permettre aux parents de passer à l’action à l’intérieur des cadres de l’organisme. Cette troisième forme de participation se manifeste de diverses manières : accueil téléphonique, co-animation d’activités particulières, préparation d’un événement tel qu’une fête, une marche, etc. À titre d’exemple, dans l’un des OCF, les parents sont responsables des déjeuners-causeries organisés un matin par semaine. Comme nous avons pu l’observer, ce sont eux qui élaborent le menu, se répartissent les plats à apporter, etc. Peu structurée, cette activité favorise la création de liens entre les membres, ouvrant éventuellement la porte à d’autres formes d’implication.

Dans un autre cas, c’est l’assemblée générale annuelle, par définition un moment propice à la prise de parole, qui crée une forme particulière de préparation et d’action. On y présente, en effet, une rétrospective de l’année par le biais de sketchs et de chansons, conçus et réalisés par certains membres (parents et enfants). Tout en demeurant proche des enjeux, cette formule permet aux parents d’être plus à même d’intervenir au moment de l’assemblée, une étape cruciale dans tout processus d’appropriation démocratique du pouvoir.

La quatrième forme de participation observée, s’impliquer à un niveau décisionnel, renvoie à la prise de décision au sein de l’organisme, par rapport aux orientations, au fonctionnement et aux pratiques d’action du groupe. D’après les travaux sur la question, elle est généralement perçue comme un moment fort de la participation démocratique (Fournier et al., 2001 ; Ninacs, 2003). Dans ces OCF, les parents qui participent de cette façon représentent une minorité de membres ; mais ils forment un noyau dur sur lequel l’équipe peut compter, car ils sont au coeur même du fonctionnement de l’organisme. On les retrouve généralement dans divers comités ainsi qu’au conseil d’administration. Soulignons que ce niveau de participation exige des personnes concernées une présence plus régulière et continue dans le temps.

Tous les groupes ont mis sur pied un certain nombre de comités auxquels les membres sont invités à participer. La nature de ces comités varie en fonction des projets et des orientations de chacun des groupes. Ainsi, l’un d’entre eux a récemment créé un comité « mobilisation » ; celui-ci se tient informé des enjeux sociaux qui concernent les participantes (ici, uniquement des femmes). Il organise des activités de sensibilisation et de conscientisation, tout en veillant à conserver les liens avec les militants de l’organisme.

Dans un autre organisme, dont la mission est de promouvoir le bien-être des enfants de la communauté, on a mis sur pied deux comités particulièrement actifs : le comité-Pères et le comité-Mères. Ces comités regroupent des parents dynamiques, qui planifient et prennent en charge le déroulement d’activités et de projets dans le milieu : semaine de la famille, journée répit, spectacle annuel, activités sportives et récréatives, etc. À titre d’exemple, le comité-Pères, ayant pour objectif la promotion du rôle de père dans la communauté, a composé une chanson qu’il a endisquée puis jouée publiquement lors d’un événement organisé dans la région. Le comité, par le biais d’une démarche de créativité mettant en valeur les talents des membres, désirait ainsi faire la promotion de ses activités auprès d’autres pères qui pourraient avoir envie de se joindre au groupe.

Au sein des organismes communautaires, ces comités permettent non seulement aux participants d’être ensemble, mais ils favorisent en outre le développement d’actions communes, dans l’organisme ou la communauté (Tabaoda-Léonetti, 2000). Bien sûr, participer à un niveau plus décisionnel et organisationnel comporte ses difficultés. Comme le souligne une intervenante, sur ce plan, la plupart des parents « se sentent incompétents. Toute participation demande une formation. Participer au CA, ce n’est pas cela le plus intéressant. De toute manière, quand tu as des jeunes enfants, ce n’est pas facile de participer ». En ce sens, pour plusieurs, l’implication demande d’être soutenu par l’équipe de travail, comme en témoigne cette membre :

L’organisme par rapport au Comité nous encourage beaucoup à foncer et à essayer. On va aussi se faire dire oups ! Ça n’a pas marché, mais pour moi c’est aussi positif. Mais on pourrait prendre plus de place, c’est nous qui ne sommes pas prêtes à ça. Des fois, on fait des choses et on se fait dire « oui mais les filles, vous n’avez pas pensé à ça ». On ne pense pas encore à tout parce que c’est trop jeune comme comité. On a encore besoin d’être aidé et c’est bien.

Pour leur part, les conseils d’administration constituent un lieu incontournable de participation pour les parents. En ce qui a trait aux OCF étudiés, nous avons constaté qu’ils sont pour l’essentiel composés de personnes participantes ainsi que de membres qui s’engagent pour des raisons plus personnelles, voire militantes. Toutefois, les CA diffèrent quelque peu d’un groupe à l’autre, notamment dans le degré d’autonomie et de perspective critique par rapport à l’équipe de travail. Ces distinctions témoignent des difficultés constantes qu’ont les groupes à assurer la prise en charge démocratique. Les exigences inhérentes à toute participation à ces instances éloignent bien des parents, qui ne se sentent pas prêts ou disponibles pour assumer des tâches décisionnelles plus exigeantes au plan des connaissances (Guberman et al., 1994) : « Ça fait peur au début, tu ne sais pas c’est quoi un CA, comment ça fonctionne, être à l’aise de connaître son rôle, ça fait peur. Tu penses que ça prend beaucoup de temps, mais si c’est bien organisé, ce n’est pas si long » (membre d’un CA).

Afin justement de faciliter par exemple la participation des parents dans le CA, une démarche qui peut sembler rébarbative à plusieurs, des stratégies ont été adoptées par les groupes rencontrés : ajout à l’ordre du jour d’un point spécifique visant à clarifier des questions techniques et à permettre aux membres d’exprimer un éventuel inconfort ou une difficulté à suivre le déroulement de la rencontre ; formation « maison » sur le fonctionnement du CA (rôle du CA, fonctions et responsabilités des membres, déroulement) ; activités visant la consolidation du CA qui prennent la forme de soupers ou de sorties de fin de semaine et qui incluent parfois l’ensemble de l’équipe de travail. Au bout du compte, certains membres sont en mesure de témoigner de leur expérience dans cette instance, et des apprentissages personnels qu’ils ont pu y faire :

Moi, je te dirais que ce que j’ai appris c’est à m’affirmer… À vraiment m’affirmer, pas juste le penser, mais dire « non, je suis quelqu’un, je suis importante ». J’ai commencé à vraiment augmenter mon estime de moi-même en étant ici, j’ai appris c’était quoi l’authenticité et la transparence. C’est des choses que j’ai apprises, qui me sont restées et que je vais transmettre aux gens autour de moi. Je le fais dans mon travail, dans ma famille, avec mes amis. C’est de belles qualités que j’ai apprises, et je veux continuer à avancer là-dedans, c’est très important.

Facteurs qui interfèrent sur la participation et le développement de la citoyenneté

Chacun à leur manière, les OCF étudiés cherchent à permettre aux parents de prendre leur place dans la structure et le fonctionnement de l’organisme. Ces groupes ont cependant l’impression que le développement de la citoyenneté est à contre-courant des tendances sociales actuelles. Les organismes subissent d’énormes pressions pour offrir d’abord des services individuels aux personnes rejointes ; ces pressions viennent des sources de financement, bien sûr, mais également de l’environnement de la pratique auprès des familles qui fréquentent l’organisme. Les groupes risquent ainsi de disposer de moins de temps et de place pour favoriser la prise de parole et la prise de décision par les parents. L’espace démocratique interne se restreint, limité par la prédominance de pratiques individualisées et centrées sur le service et la réponse aux demandes personnelles. À la lumière de l’analyse des données recueillies, des liens émergent entre la participation effective des parents et un certain nombre de facteurs qui influencent la pratique des groupes sur ce plan.

Soulignons d’abord que ce sont souvent les parents eux-mêmes qui aspirent d’abord à une aide immédiate et généralement individualisée. Devant l’absence relative de réponse des ressources institutionnelles, les OCF sont souvent « la bouée de sauvetage » des familles de leur milieu. Il est cependant difficile d’amener ces familles aux prises avec de multiples besoins non comblés à s’engager dans l’organisme. Comme le souligne une intervenante, « si les gens ne se mobilisent plus collectivement pour des grandes causes, c’est parce qu’ils sont tellement mobilisés juste pour survivre. Qu’est-ce qui fait qu’ils se mobilisent ? Soit parce qu’il y a une menace, ou parce qu’il y a une réponse à un besoin » (une intervenante, rencontre de groupe). Toutefois, nous l’avons constaté, l’omniprésence de telles pratiques engendre des effets pervers. Car bien qu’elles répondent à une demande, elles comportent un écueil : entretenir avec les parents une dynamique de consommation individuelle des services, tout en délaissant des pans importants de la pratique des groupes communautaires qui touchent à la mise en action citoyenne.

Dans le même sens, il faut se méfier des effets d’un fonctionnement de groupe qui favorise trop fortement le développement d’une place ouverte sur la vie du quartier, d’un « milieu de vie » constamment accessible. Point fort des OCF, ce mode de fonctionnement peut aussi devenir un facteur qui limite la prise en charge. Car si, en soi, cet espace collectif permet de rejoindre et de « relier » des familles vulnérables, il exige beaucoup de temps et d’énergie de la part des équipes de travail. S’il n’y a pas de limites organisationnelles, l’équipe risque de voir son quotidien et ses lieux physiques complètement « envahis » par les membres, comme il nous est arrivé de le constater à certains moments durant notre terrain de recherche ; il est alors parfois difficile pour les intervenants de libérer du temps afin de préparer d’autres modes d’action. Bien sûr, il s’agit ici d’un paradoxe, car le milieu de vie se révèle comme étant l’une des forces des OCF. Ici, l’enjeu pour les groupes, c’est donc la recherche d’un équilibre entre les multiples formes d’accueil et de soutien individuel, et d’autres formes d’actions qui favorisent l’exercice de la citoyenneté et la prise en charge.

En raison de la lourdeur des problèmes vécus par bien familles, nous avons également observé chez les OCF une propension à professionnaliser certains des services. Ainsi, afin de pallier un manque d’expertise, les groupes embauchent parfois des intervenants ayant des connaissances plus spécialisées. Fortes de leur formation et de leur expérience de travail, ces personnes seraient plus à même de répondre à certains besoins des familles rejointes par les groupes (aide psychologique, diverses dimensions de la relation parents-enfants, soutien au développement de l’enfant, etc).

Cependant, à la lumière des données recueillies, il convient de rester prudent quant à ce type d’apport. D’une part, parce que si l’embauche de professionnels n’est pas en elle-même un frein aux pratiques communautaires des groupes, il importe de bien choisir son personnel et de s’adjoindre des intervenants qui partagent la philosophie d’action des OCF, centrée sur l’expérience des parents. D’autre part, parce que dans notre étude nous avons relevé que plusieurs des personnes travaillant régulièrement dans ces organismes, et souvent depuis plusieurs années, avaient d’abord sollicité les services de ce groupe avant d’y travailler. Ce type d’apport nous semble un atout, dans la mesure où il se crée une passerelle entre les services offerts par le groupe et le fonctionnement de l’organisme, tout en favorisant l’ancrage de l’organisme dans la communauté. L’une des membres fondatrices d’un des organismes explique qu’il s’agit là de l’une des forces des organismes communautaires :

Nous, on a des personnes qui ont des compétences sans avoir de diplômes. C’est ma joie de voir une ancienne participante assurer la comptabilité. On l’a vu cheminer. Il y en a une autre aussi qui s’occupe des enfants. Ces personnes-là ne seraient pas rejointes s’il n’y avait pas de maison de la famille. Elles prennent confiance, c’est un milieu d’appartenance. Parfois on a vu des travailleuses sociales qui travaillent bien dans un CLSC, mais ce n’est pas la même approche dans un groupe communautaire.

Autre élément qui exerce une forte pression sur les groupes : le financement. Cette question, intrinsèquement liée à l’autonomie de pratique, représente un enjeu majeur pour ces trois OCF. Ainsi, les groupes étudiés ont tous participé à des manifestations visant la pleine reconnaissance du mouvement communautaire au Québec, dans une conjoncture où, comme le souligne la Coalition des tables régionales d’organismes communautaires, « le désengagement de l’État à l’égard des services publics exerce des pressions non seulement sur la capacité des organismes à répondre adéquatement aux besoins de la population, mais aussi sur leur mission, leur raison d’être » (Coalition des tables régionales d’organismes communautaires, 2003 : 10).

Au quotidien, des OCF ont développé une perspective critique à l’égard des diverses sources de financement, certaines étant plus contraignantes, notamment par le fait qu’elles influencent l’intervention, en favorisant plus souvent qu’autrement des modes d’intervention individuels. Afin de demeurer vigilant par rapport aux sources de financement privilégiées, des stratégies ont par ailleurs été observées dans les groupes rencontrés : négociations avec les bailleurs de fonds, pratiques silencieuses pour contourner certaines des contraintes inhérentes à la subvention. Pour l’un des organismes, la seule stratégie envisageable a été de refuser toute forme de financement par programme, car ce type de financement limitait son autonomie d’action. Comme le souligne cette intervenante : « L’idée, c’est de ne pas prendre des programmes qui vont mener l’organisme, mais qui viennent l’aider à cheminer dans ce qu’il voulait déjà faire. On accueille les familles à l’intérieur de l’organisme et non à l’intérieur d’un programme… ». Il va sans dire qu’en l’absence d’une politique de financement stable et récurrent de l’action communautaire une telle prise de position n’est pas sans avoir d’effets considérables sur l’organisme en ce qui a trait à l’embauche du personnel (plus souvent à contrat) et à l’abandon de certains services. Il faut toutefois reconnaître dans ce discours la volonté de défendre l’autonomie du mouvement communautaire et un profond respect de ses valeurs fondamentales.

Enfin, terminons par un dernier facteur, soit les liens entretenus avec le mouvement communautaire organisé et autonome. Nous avons pu constater que les regroupements permettent aux organismes de réaffirmer leur appartenance au mouvement communautaire, notamment à travers leurs valeurs et de leur mission. Étant donné les nombreuses pressions exercées sur les orientations des OCF, tant par les demandes des membres que par les bailleurs de fonds ou les politiques gouvernementales, ces liens de solidarité peuvent avoir un effet protecteur pour les groupes qui désirent conserver leurs couleurs communautaires. Ici, les tables, regroupements et associations d’OCF représentent un lieu privilégié pour la circulation de l’information et les discussions concernant l’avenir du mouvement communautaire au Québec. Par leur pratique de relations extérieures, les groupes étudiés, nous l’avons déjà souligné, témoignent de la pertinence de cette présence dans la communauté afin de défendre collectivement les intérêts et les droits des parents de leurs communautés.

Conclusion

Les résultats présentés démontrent que l’une des forces évidentes des OCF demeure leur capacité d’en faire un milieu de vie source de lien social. Qui plus est, les groupes étudiés mettent en contact les familles avec d’autres ressources, selon les besoins et les demandes ; ils réfèrent quand cela est nécessaire, ce qui crée aussi du lien social. Les groupes font donc office de passerelle vers le social, d’intermédiaire vers la communauté et, en ce sens, « le travail de construction de liens communautaires vécus contribue à la défense de la citoyenneté » (Caillouette, 2001 : 91).

En revanche, ce qui ressort aussi, c’est le risque que le rapport avec le parent demeure un lien de service, un lien centré sur le problème et sur les besoins à combler. Or, il faut rappeler que « l’on ne peut réduire le citoyen à un être de besoin ; il est aussi un être de paroles » (Lamoureux, 2001 : 43). Ici, c’est donc directement la place occupée par la dimension parent « membre » ou « impliqué » qui est interpellée et non celle du parent « client », posture que, très souvent, la personne prend elle-même lorsqu’elle participe aux activités et fait appel aux services offerts par l’OCF. Dans ce contexte, « le défi est de passer du stade de consommatrices et clientes à celui de participantes, puis de citoyennes à travers une vie associative qui soutient ce passage […]. C’est le passage du Je au Nous puis au Ensemble » (Panet-Raymond, Rouffignat et Dubois, 2002 : 109). Or, les démarches des groupes étudiés, bien que variables, demeurent fragiles sur ce plan ; cependant, nous avons été témoins de quelques activités et actions tendant à ouvrir la voie dans cette direction.

Dans la mesure où le parent est disposé à participer plus activement, le groupe devrait pouvoir lui offrir l’espace nécessaire pour vivre une expérience citoyenne, à la fois en tant que parent et adulte. En fait, il s’agit ici d’encourager le passage d’une position d’usager à une position d’acteur et sujet citoyen (Houle et Thériault, 2001). Un processus difficile pour tous, qui exige beaucoup de l’ensemble des intervenantes dans les OCF. Il s‘agit donc de penser la programmation des groupes dans une perspective qui laisse plus de place à l’action, à la lutte et à la prise en charge collective, ouvrant la voie à l’émergence d’un sujet plus politique (Tassin, 1997). Mais de toute manière, les pratiques des OCF étudiés se trouvent déjà à élargir l’espace démocratique. En fait, en favorisant le plus possible l’action citoyenne, c’est toute la vitalité de notre société qui s’en trouve renforcée et le renouvellement de la démocratie qui s’en trouve favorisé.