Abstracts
Résumé
Toute théorisation de la pratique du travail social est illusoire parce que, en cherchant à conceptualiser les raisons d’agir, la discussion théorique s’éloigne fortement de cette pratique ou parce que, en cherchant à modéliser les formes de l’agir, la description abstraite ne parvient pas au statut d’explication théorique, limitant son apport à une catégorisation formelle. Il convient donc de renoncer à l’ambition d’une théorisation spécifique. Cette dé-singularisation ne signifie pas de renoncer à produire une explication théorique de ce qu’est le fait d’agir au sein du travail social, mais vise à construire une théorie de l’action tenant compte des caractéristiques formelles de ce contexte particulier dans lequel cette action se déroule.
Abstract
Any theorization of the practice of social work is illusory because, while seeking to identify conceptually the reasons to act, the theoretical discussion strongly moves away from the aforementioned practice or because, while seeking to model the forms to act it, the abstract description does not arrive at the statute of theoretical explanation, limiting its contribution to a formal categorization. It is thus advisable to give up the ambition of a specific theorization. This de-singularisation does not mean to give up producing a theoretical explanation of what is the fact of acting within social work, but aims at building a theory of the action holding account of the formal characteristics of this particular context in which this action proceeds.
Article body
S’il est une antienne dans le travail social, aux côtés de la dialectique aide / contrôle et de l’opposition intervention individuelle et intervention communautaire, c’est l’idée même de théorie en travail social. Depuis les prémisses instituantes du début du siècle dernier jusqu’à aujourd’hui, il n’est pas un moment où cette affirmation ne s’est manifestée. Véritable serpent de mer du travail social, la référence à la théorie est indissociable de l’expression de la professionnalité de ce dernier. Ses fins légitimatrices sont en effet indiscutables pour asseoir la respectabilité du travail social à l’égard tant du monde politique, du monde scientifique que du monde même de l’intervention. Pour le premier, énoncer la composante théorique du travail social représente un garde-fou évitant un rabattement trop rapide et trop important sur la pratique opérationnelle et protégeant des risques d’une emprise externe trop forte. Pour le deuxième, affirmer l’essence théorique de celui-ci revient à poser les jalons de son statut scientifique aux côtés des sciences humaines et sociales (au même titre que d’autres pratiques professionnelles se dotant d’un apparat scientifique comme les sciences infirmières, les sciences de l’ingénieur ou encore les sciences du développement). Pour le troisième, exprimer sa constitution théorique permet d’encadrer les pratiques des travailleurs sociaux par le recours à des modèles interpersonnels objectivants, gage d’une professionnalité partagée.
Tantôt, l’usage de la théorie au sein du travail social s’est concrétisé par la recherche de proximité avec des référents disciplinaires des sciences humaines et sociales, variables selon les époques et les orientations praxéologiques (psychologie, sociologie, psychanalyse, ethnologie…). Tantôt, il a pris la forme d’un emprunt enthousiaste à des modèles analytiques « prêts-à-porter » (analyse systémique, tiers instituant, réseaux…). Tantôt, il s’est manifesté par l’affirmation de concepts voulus comme originaux et originels (l’aide, l’intervention…). Tantôt encore, il s’est dilué dans l’expression d’un creuset inter-transdisciplinaire censé être plus à même de rendre compte de la complexité et de la multidimensionnalité des objets du travail social. Tantôt, enfin, il s’est traduit par des essais d’abstraction et de modélisation dont les efforts de montée en généralité se sont centrés aussi bien sur les pratiques que sur les savoirs professionnels. Ce dernier type d’usage de la théorie se présente comme une théorisation de la pratique, comme une tentative de production inductive d’une matrice conceptuelle à même de rendre compte au plus profond de ce qui spécifie le travail social en acte.
La légitimité de cette dernière entreprise semble d’emblée acquise tant à un niveau scientifique qu’à un niveau professionnel en raison de sa double dimension objectivante et modélisatrice. Pourtant, elle mérite examen. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de ce numéro de Nouvelles pratiques sociales que de proposer une évaluation, non pas tant des produits sur lesquels elle peut déboucher (les hit-parades sont toujours risqués et rapidement obsolètes) que de la signification même d’une théorisation de la pratique dans le champ du travail social.
Le présent article s’inscrit dans un tel esprit et pose le caractère illusoire d’une théorisation de la pratique professionnelle du travail social soit, parce que, en cherchant à conceptualiser les raisons d’agir, la discussion théorique s’éloigne fortement de cette pratique, soit, parce que, en cherchant à modéliser les formes de l’agir, la description abstraite qui en résulte, aussi intéressante soit-elle, ne parvient pas au statut d’explication théorique, limitant son apport à une catégorisation formelle. Pour surmonter cette impasse, c’est du moins l’hypothèse proposée ici, il convient d’abandonner la prétention de théoriser en propre la pratique professionnelle du travail social (au même titre que toute pratique professionnelle). Cette dé-singularisation ne signifie pas de renoncer à produire un cadre théorique à même de proposer une explication de ce qu’est le fait d’agir dans une « entreprise » comme le travail social. Il s’agit bien au contraire de tenter de construire une théorie de l’action tenant compte des caractéristiques formelles du contexte dans lequel cette action se déroule.
Théoriser une pratique professionnelle spécifique : une ambition illusoire
Le projet d’une théorisation de la pratique du travail social est expressément d’élaborer un cadre conceptuel à même de rendre compte des particularités du travail social dans une perspective inductive prioritairement ancrée dans l’expérience concrète de l’intervention. Quelle que soit la nature du produit ainsi obtenu, l’idée centrale est bien d’épouser conceptuellement les formes de l’intervention au quotidien afin que la modélisation qui en résulte, tout en étant suffisamment abstraite et objectivante pour permettre une transversalisation interne par-delà les aléas de l’activité professionnelle, soit en mesure d’exprimer l’essence du travail social (et surtout de son effectuation) et, ce faisant, d’en marquer la singularité praxique par rapport à d’autres champs (professionnels et scientifiques notamment). En d’autres termes, le produit de ce travail de théorisation (le modèle lui-même, un de ses concepts centraux ou encore une de leurs interrelations) n’a pas de prétention à l’universalité. Il ne s’agit pas en effet de saisir sa possible extension, au prix éventuel de quelques adaptations secondaires, à d’autres réalités. Bien au contraire, la visée est exclusivement locale. La théorisation d’une pratique professionnelle, parce que cette dernière est nécessairement singulière, est par essence toujours indigène. C’est justement sa capacité expressive, au double sens de fidélité à cette pratique et de capacité de mise en vue de cette même pratique, qui lui donne toute sa pertinence.
Si elle ne poursuit pas un objectif de généralisation et d’application à d’autres réalités pratiques, la théorisation d’une pratique professionnelle n’a pas pour autant de visée opératoire. Elle se différencie en effet d’une entreprise de codification technique cherchant à réglementer l’usage de cette pratique professionnelle. S’engager dans une telle voie signifierait pour elle la poursuite d’un approfondissement technique et d’un cadrage déontologique fort éloignés d’une réelle préoccupation théorique. De même, elle ne trouve pas son expression dans une quête téléologique, pourtant fortement prégnante dans l’analyse du travail social. La mise au jour d’une finalité ultime, quelle que soit la nature qu’on lui prête (violence symbolique de la société sur ses marges, soutien vers l’autonomie et la citoyenneté des membres les plus démunis de la collectivité, révélation et renforcement des capacités d’expression et de participation politique de groupes défavorisés, voire impossibilité fondamentale de déterminer une fin ultime et donc constat de l’existence simultanée et paradoxale de plusieurs fins contradictoires), prend la plupart du temps la forme d’une oeuvre de dévoilement éloignée du travail de théorisation tant elle comporte une forte charge dénonciatrice ou, au contraire, légitimatrice.
Deux types de perspective relèvent sur le fond de ce qu’il est possible de considérer comme des modalités de théorisation des pratiques professionnelles : l’analyse des raisons d’agir et celle des formes de l’agir. Toutes les deux s’attachent en effet à proposer une formulation abstraite, et donc à faire valoir la production théorique ainsi obtenue pour l’ensemble des pratiques professionnelles concrètes par-delà leur caractère singulier et leur irréductibilité les unes par rapport aux autres. En même temps, elles s’inscrivent expressément dans l’objectif de localisation de la théorie et s’emploient à rendre compte au plus près de la spécificité de l’exercice du travail social. À ce double titre, elles justifient une discussion approfondie de leur statut théorique et de leur valeur intrinsèque.
L’analyse des raisons d’agir : une forme de théorisation des pratiques qui échappe à ses intentions initiales
La première voie, celle des ressorts de l’action, n’explore pas tant la recherche de la fonctionnalité du travail social (la détermination de fins ultimes ci-dessus évoquée) que la poursuite de l’intentionnalité de l’activité des professionnels du travail social. Elle s’attache à établir les raisons d’agir des travailleurs sociaux, à les relier à des idées, au sens platonicien du terme, et à les discuter théoriquement au regard notamment des orientations sociopolitiques selon lesquelles se déploie l’intervention. Ce travail théorique sur les justifications des pratiques professionnelles concrètes repose sur un double fondement. Premièrement, les êtres humains, et a fortiori des professionnels, ont de bonnes raisons, quelle que soit la nature de leur action, de faire ce qu’ils font. Il ne s’agit pas ici de renvoyer in fine à une quelconque rationalité instrumentale, mais bien au contraire de souligner, par-delà même une éventuelle apparence d’incohérence ou d’illogisme pour un observateur extérieur, le fait que, du point de vue de l’acteur, les actes qu’il pose sont toujours sensés et qu’ils s’inscrivent dans une forme de rationalité pragmatique. Qui plus est, cette dernière ne se réduit pas à une inscription dans un ici et maintenant, mais elle renvoie à des univers de sens plus généraux qui apportent une légitimité par leur forme même et par la transversalisation qu’ils opèrent avec d’autres bonnes raisons d’agir. Deuxièmement, le travail social consiste, par-delà la variété des formes qu’il peut prendre, en une intervention volontaire de la société sur certains de ses membres ou sur les conditions de vie que ceux-ci doivent affronter. Il se caractérise en ce sens par des actions intentionnelles, qu’il existe un mandat explicite ou non, visant la modification de situations jugées insupportables ou dangereuses. Dès lors, cette intentionnalité doit se nommer et fonder sa légitimité tant au regard des principes généraux qu’à celui de la quotidienneté de l’activité professionnelle. En d’autres termes, la visée transformatrice animant cette intentionnalité sociopolitique doit, d’une manière ou d’une autre, rejoindre les bonnes raisons d’agir des intervenants.
Dès lors, l’effort théorique porte logiquement sur des questions de légitimité et s’oriente vers l’explicitation de « grands récits » ou de « mondes » qui viennent apporter leurs ressources de sens aux pratiques en acte. Ces topiques ont la double caractéristique d’être préfixées et de devoir être entretenues. Préfixées, car elles surplombent l’activité professionnelle au sein du travail social ainsi que les orientations des politiques sociales, et qu’elles doivent fonctionner en ce sens comme des référentiels stables auxquels se subsume l’intervention au quotidien. À entretenir, car ces mondes coexistent dans une configuration proche de la coopération conflictuelle. Ainsi, les trois mondes les plus fréquemment mobilisés, celui de la pitié, de l’égalité et de la cohésion, fonctionnent en appui mutuel en même temps qu’en compétition. Les renvois et emprunts que peut faire l’intervention sociale (au plan sociopolitique comme au plan pratique) pour étayer ses bonnes raisons d’agir se produisent souvent sous la forme de combinaisons pratiques et de compromis éthico-politiques circonstanciés (comme au début des années 1980 en France lorsque François Mitterrand, président de la République française, et l’abbé Pierre, fondateur emblématique de la Communauté d’Emmaüs, se serrèrent la main sur le perron du Palais de l’Élysée devant un parterre de journalistes pour sceller l’union des forces que chacun représente dans la lutte contre l’exclusion). Mais de tels accords pragmatiques de référents symboliques distincts, très fréquents dans l’exercice quotidien du travail social, ne doivent pas faire oublier qu’en même temps ces mondes sont en concurrence pour la suprématie de l’orientation normative de l’intervention sociale et qu’ils sont continuellement portés à bout de bras par des rhétoriques spécifiques et des manifestations ad hoc qui en assurent la perpétuation tout en les régénérant. Ce travail ne débouche pas en effet sur une reproduction simple, il se marque par une transformation des réserves de sens à l’intérieur même de ces mondes. Ainsi, le monde de la pitié est aujourd’hui marqué en son sein par la prépondérance de la double référence à l’urgence et à l’humanitaire et tend à s’éloigner de la composante compassionnelle antérieurement prégnante. Ainsi, encore, le monde de l’égalité connaît une mutation endogène vers le principe libéral d’équité conduisant à mettre au centre des raisons d’être de l’intervention sociale l’individu, tant comme objet que comme acteur de celle-ci.
On comprend aisément alors que la nature de ces réserves de sens, les compromis pragmatiques établis entre elles, ainsi que les transformations internes qu’elles sont amenées à connaître fassent l’objet d’une discussion approfondie et que celle-ci constitue une partie importante de l’effort théorique déployé dans le champ de l’intervention sociale. Néanmoins, ce travail de la théorie me paraît échapper aux intentions initiales d’une théorisation des pratiques professionnelles du travail social, et ce pour au moins deux raisons. Primo, l’analyse des principes sous-jacents à la conception et à l’exécution de l’intervention sociale tend à faire des pratiques professionnelles concrètes un objet second, la priorité de l’attention étant donnée aux raisons d’agir. Le travail d’identification et de discussion de ces fondements normatifs de l’action participe peu en effet à la spécification de la singularité du travail social au quotidien et présente une faible qualité expressive de sa réalité. En d’autres termes, si la discussion de ces réserves de sens est bien de nature théorique, elle s’éloigne fortement des pratiques professionnelles proprement dites et ne saurait dès lors en rendre compte au plus près. Secundo, le renvoi à des univers de sens préformés leur donne un caractère de surplomb quasi intangible comme s’il s’agissait de données a-historiques dont la capacité à faire sens et à produire la légitimité de l’intervention sociale allait de soi. Or, penser que la relation entre mondes et pratiques est verticale, c’est méconnaître la nature profonde de ces univers de sens. Dire, en effet, comme je l’ai fait ci-dessus, qu’ils sont à entretenir et en transformation continue revient à signifier que leur pouvoir légitimant n’est pas pré-donné et, même plus, que ce sont justement les mécanismes de production de cette capacité légitimatrice qui devraient faire l’objet du travail théorique pour être véritablement en mesure d’expliquer comment les pratiques professionnelles se fondent au quotidien. Mais alors, en refusant un fondement depuis l’en-dehors, en renonçant à un garant au-dessus des pratiques, l’effort théorique en vient tout logiquement à privilégier l’analyse d’espaces transactionnels où intervient une autre forme de légitimation que la légitimité référentielle. Mais ce déplacement de la préoccupation théorique vers l’analyse des régimes pluriels d’action et la compréhension des formes de rationalité prudentielle détourne alors la volonté de théorisation des pratiques professionnelles elles-mêmes et participe à une entreprise de dé-singularisation de l’objet à théoriser. En priorisant l’effort sur les modalités formelles d’élaboration et d’effectuation d’une rhétorique de l’action, le projet de théorisation s’éloigne logiquement et fortement des pratiques professionnelles en travail social et, ainsi, ne peut pas pleinement atteindre les objectifs qu’il s’est fixés.
La modélisation des formes de l’agir : un effort de théorisation inabouti
La seconde voie, celle des formes de l’agir, vise expressément une modélisation des modalités d’action à l’oeuvre dans le travail social. Elle cherche à rendre compte de l’activité concrète des travailleurs sociaux en tentant de dépasser la réduction de l’activité au faire. Mais, ce faisant, elle se heurte à l’inénarrable constitutif de l’intervention sociale, né entre autres d’un décalage, dans son application, entre l’exercice officiel et l’exercice réel, mais aussi d’une difficulté technique à mettre en mot un travail mi-relationnel mi-communicationnel. L’effort de théorisation porte dès lors sur le statut de la description et tente de dépasser cet indicible de l’intervention sociale pour comprendre comment, dans l’application du mandat de la collectivité, les travailleurs sociaux oeuvrent dans l’exercice quotidien. Une telle perspective ne cherche pas en effet à produire une description narrative des pratiques concrètes de l’intervention sociale ni à en révéler le contenu, mais à en dégager les principes essentiels et la structure sous-jacente. L’apport théorique passe donc par une objectivation d’accomplissements en situation qui permettent une description des structures formelles qui sous-tendent l’intervention sociale dans son ensemble. Cela implique de distinguer la forme de l’intervention ainsi que le contenu de celle-ci tel que peuvent l’appréhender les travailleurs sociaux et tout observateur extérieur. Le primat accordé à cette intervention traduit en fait un déplacement de l’investigation. Il ne s’agit pas tant ici de dire ce que font les travailleurs sociaux que de décrire comment ils le font, en postulant que toute intervention sociale concrète est méthodiquement accomplie par les travailleurs sociaux. En rendant compte des caractéristiques de ces accomplissements pratiques, il devient possible d’accéder aux propriétés essentielles de l’intervention professionnelle et d’atteindre ainsi ce qui la fonde dans sa dimension trans-personnelle, trans-situationnelle et même routinière (au sens de non problématique). Cette description formelle de la quotidienneté de l’activité professionnelle des travailleurs sociaux permet de reconstituer la « grammaire » sous-jacente à la mise en oeuvre de ces ethnométhodes, autorisant des styles différents dans l’intervention tout en maintenant une ligne d’ensemble. Ce faisant, ce travail de théorisation participe à mettre en évidence les structures récurrentes de l’action, à dégager les cadres de l’expérience professionnelle et à repérer ce qui peut constituer le substrat d’une compétence professionnelle minimale, transversale aux intervenants sociaux.
Mais cette description épaisse qui vise à dégager des catégories abstraites permettant de rendre compte des manières de faire ne peut toutefois pas être vue comme une construction théorique à proprement parler. Elle ne relève, quel que soit son mérite, que d’un travail de conceptualisation et de montée en généralité. Certes, il y a bien modélisation par connexion de concepts, mais sa finalité est plus descriptive qu’explicative. Elle donne à voir et met en mots les pratiques professionnelles lors de leur application, ce qui permet une mise en travail de ces pratiques afin de les transformer, les adapter, voire les améliorer. Elle dévoile et formalise les procédures d’action reliant en même temps que transversalisant les pratiques professionnelles des travailleurs sociaux par-delà leurs différences internes. Pourtant, cette production d’une intelligibilité des manières d’agir n’éclaire en rien pourquoi celles-ci prennent des formes particulières. Il ne s’agit pas ici de revenir à la quête, précédemment évoquée, des raisons d’agir fondant normativement les pratiques professionnelles, mais plutôt de constater que cet effort de théorisation se bute à l’explication de ce qui fait que les pratiques professionnelles sont comme elles sont. Le double objectif de localisation et de modélisation de ce type de théorisation oblige en quelque sorte à délaisser la mise en lumière des principes explicatifs de la nature même des pratiques professionnelles.
Ainsi, ce qui réunit, malgré leurs objectifs différents, ces deux perspectives de théorisation des pratiques professionnelles en travail social, c’est le fait que la spécificité du travail social au centre de leurs préoccupations constitue le problème nodal sur lequel elles achoppent l’une et l’autre. Cela révèle alors un double impensé : d’une part, les modalités de production d’une légitimité circonstanciée en même temps que transversale des pratiques professionnelles réalisées et, d’autre part, les raisons explicatives des formes prises par l’agir au sein du travail social. Dépasser l’obstacle posé par cette spécificité passe dès lors par un travail de dé-singularisation de l’agir, ne cherchant plus à mettre l’accent sur l’idée de pratiques propres, spécifiques, à l’exercice du travail social, mais s’attachant à comprendre les formes et la légitimité de l’agir par une mise en rapport de cet agir avec les particularités du contexte dans lequel il se déploie.
Expliquer l’agir en contexte : une alternative à creuser
Cette option de recours au travail de la théorie rejoint une préoccupation générale et constante de la sociologie : produire une théorie de l’action. Toutefois, son intention est de la rapporter au contexte particulier de déroulement de l’action en s’appuyant sur l’hypothèse selon laquelle le cadre d’action définit la nature et les modalités de l’action. Il s’agit en quelque sorte de donner crédit à l’idée selon laquelle l’action comme processus ne peut être pensée sans la réinscrire dans un contexte qui lui donne sens et donc de tenter de penser une pragmatique d’un agir contraint par les caractéristiques propres des situations dans lesquelles il se déploie.
De manière générale, il est possible de considérer que les théories de l’action se sont schématiquement structurées autour d’une double tension : le choix rationnel (les fins conduisant l’action en fonction de l’intérêt ou de l’utilité) et la conventionnalité (le respect des normes et le souci de préserver l’appartenance structurant l’action), ce qui présuppose, dans les deux cas, une vision claire, ainsi que leur stabilité relative, des intérêts et des normes pour les acteurs. Sans entrer dans le débat théorique opposant une orientation par les fins et une orientation par les normes, force est de constater que ces deux modèles explicatifs trouvent leurs limites dans certaines configurations d’action, notamment dans celles au sein desquelles existent une grande variabilité ou une forte illisibilité des normes rendant difficile la construction d’intérêts permettant d’organiser les moyens. Ce contexte d’action, que j’appelle contexte d’incertitude, contraint à penser l’action d’une tout autre manière que sur la base d’une orientation par la recherche d’une conformation aux normes ou par la poursuite d’intérêts à satisfaire. La question qui se pose dès lors est de comprendre en quoi un contexte d’incertitude influe sur la nature de l’agir déployé au point d’en modifier la nature.
Les propriétés d’un cadre d’action défini par l’incertitude
Postuler qu’il puisse exister des formes particulières d’agir dans un contexte donné, marqué notamment par l’incertitude des règles et l’instabilité des structures, implique, logiquement, de tenter de définir les caractéristiques fondamentales de ce cadre formel d’action. Celui-ci s’oppose en effet au cadre habituel sur lequel se fondent les théories de l’action, marqué par la présence suffisante mais non excessive des normes et des structures, que l’on peut désigner par l’expression de « modèle de la stabilité instable[1] ». Ce dernier se présente en effet comme un cadre fiable permettant un minimum de prévisibilité, mais suffisamment flexible pour pouvoir évoluer en fonction du déroulement de l’action. Le risque, s’il existe, est contrôlé ; il est lié, en fait, à la capacité d’agir sur le monde. L’action est incertaine dans ses résultats, mais elle se déroule dans un cadre sécurisant, car connu, pour celui qui agit. Cela suppose : 1) une sécurité ontologique reposant sur le sentiment de la continuité de soi et sur la conscience de la stabilité de l’environnement, 2) un postulat d’autonomie des acteurs conduisant à une imputation de responsabilité permettant d’assumer les conséquences des actions entreprises en même temps qu’à une attribution de reconnaissance et 3) une faible interdépendance des sphères d’action autorisant des compensations en fonction des résultats des actions soulignant un non-engagement intégral de l’acteur dans ses actions. Puisque l’incertitude est relative, c’est-à-dire qu’elle ne concerne que le résultat de l’action, agir suppose de jouer avec le risque en tentant de le contrôler. La confiance apparaît centrale dans ce contexte d’action, confiance en la stabilité du cadre, confiance en la possibilité de développer une action porteuse de résultats, confiance en ses ressources. La confiance se couple ici avec le risque puisque ce dernier est intimement lié à la capacité d’agir. Le paradoxe de ce cadre ordinaire d’action est d’allier, pour qu’agir soit possible, une nécessité de stabilité et un postulat de transformabilité. Pour que le risque soit contrôlable, il importe que l’action soit inscrite dans un cadre fiable permettant un minimum de prévisibilité. Agir ne peut prendre dès lors que la forme d’un calcul, d’une évaluation des possibles au regard du probable, puisqu’il débouchera inéluctablement sur la modification du rapport stabilité-instabilité, renforçant certains domaines et amoindrissant d’autres.
À l’opposé, le cadre d’action qui m’occupe ici peut être qualifié d’instabilité structurelle ; il repose sur une faiblesse, peu en importe ici la raison, des règles engendrant un défaut de régulation. L’incertitude y règne en maître ; il s’agit même de la seule chose qui soit certaine. Le problème est celui de la certitude du risque du fait de la non-visibilité ou de l’inexistence de cadres d’action stabilisant l’action. Tout est mouvant en l’absence de normes explicites et durables. Face à l’arbitraire des situations, il devient dès lors difficile de construire des projections, de jeter en avant des enchaînements d’activité. Ce contexte de méfiance, caractérisé par la certitude que tout est incertain et par une labilité extrême des codes et du cadre d’action, peut confiner à la résignation (agir devient s’adapter, faire avec) ou bien déboucher sur un agir ayant pour centre la réduction de l’incertitude, la réintroduction de la prévisibilité et l’instauration de la confiance dans les relations à autrui et aux institutions. La confiance s’apparente alors autant à un but qu’à un moyen de l’agir. Le problème, toutefois, réside dans l’interdépendance des sphères d’action des individus placés dans de telles circonstances. C’est leur personne qui est en jeu dans chaque action entreprise. Cette transversalité des sphères d’action rend bien évidemment le fait d’agir très coûteux, mais paradoxalement peut exacerber la capacité à agir.
L’idée d’incertitude, on le voit, est ici utilisée moins comme un objet, a fortiori comme un état, que comme un contexte d’action, comme une situation présentant des caractéristiques singulières affectant l’action des individus qui s’y trouvent impliqués. Une situation d’incertitude structurelle est en ce sens à entendre comme marquée par un affaiblissement des structures ordinaires et stables d’action, comme frappée par un vacillement des cadres normatifs sur la base desquels se construisent habituellement les ressources d’action. Pour le dire autrement, l’incertitude désigne un contexte dans lequel ni les règles du jeu ne sont claires ni les normes sociales cohérentes. Ni les unes ni les autres ne sont en fait explicites aux yeux des acteurs, parce qu’elles ne sont plus congruentes à la situation, parce qu’elles sont obsolètes, invalidées ou tout simplement étrangères, non communes, non partagées, ce qui rend difficilement prévisibles les actions mutuelles et réciproques des acteurs. En ce sens, il ne peut y avoir de réelles routines en tant qu’abrégés d’expérience dispensant les acteurs de toute planification ou délibération et leur permettant une économie d’effort cognitif et physique. Cette faiblesse des régularités et cette opacité des règles d’action produisent de l’imprévisibilité tant il est difficile d’anticiper et le résultat de son action et l’action en retour d’autrui. Par ailleurs, il se révèle problématique d’apprécier la pertinence et la force des ressources détenues dans un tel contexte. Un cadre d’action défini par l’incertitude caractérise ainsi non pas tant un déficit de ressources qu’un problème de jugement des ressources à mobiliser de façon adéquate par rapport à une situation difficilement lisible. Il ne s’agit donc pas de pointer une faiblesse ou une absence de ressources au plan structurel, mais de souligner l’absence de repères pour les activer à un moment donné, dans un contexte précis. En ce sens, la fameuse adéquation entre moyens et fins se voit justement rompue, tout comme se révèle impossible la recherche d’une conformité à des normes d’action dont la caractéristique première est d’être faiblement visibles donc faiblement perceptibles.
Les caractéristiques typiques de l’agir dans un cadre d’action défini par l’incertitude
Reste à comprendre quelles sont les conséquences de la particularité de ce cadre d’action sur la nature de l’action produite. Qu’est-ce que l’agir quand il se confronte à l’indétermination des fins et à l’incertitude des moyens, quand il s’inscrit dans une situation caractérisée par un ébranlement des cadres et une évanescence des ressources, quand il fait l’expérience de contextes prenant la forme d’épreuves plus que de situations clairement balisées par des normes et imputables à des causalités explicites ?
Dès lors, et c’est l’hypothèse que je voudrais poser ici, se révèle un troisième registre de l’action : non plus une action orientée par les intérêts, non plus une action orientée par les normes, mais une action orientée par l’action. Cette lecture théorique de l’action en tant que poeisis me paraît en effet devoir être creusée pour qualifier des formes d’agir dont ne parviennent pas à rendre compte les explications théoriques précédentes. En mobilisant la référence à la poeisis grecque, je cherche à mettre en avant la désignation du faire comme production de l’action. En d’autres termes, l’action, dans un contexte qui rend difficile un agir finalisé et problématique un agir conforme, a pour caractéristique première d’être créatrice des possibilités de l’action même, c’est-à-dire créatrice de sa finalisation et de sa légitimité.
Essayons brièvement de dégager les propriétés formelles d’un tel agir. Il me semble caractérisable, a minima, par les cinq éléments suivants.
1) Construction simultanée des buts et des ressources au cours de l’action
Par définition, un contexte d’incertitude implique l’absence de ressources propres mobilisables instantanément en préalable à l’action ou du moins l’absence de ressources pertinentes, adéquates, adaptées au nouveau contexte. Réduire l’incertitude pour permettre l’action consiste alors à mettre en forme les contingences, à les ordonner dans un univers de sens. Dans ce cadre, l’action est rarement dirigée vers une fin préétablie. La fin ne précède pas l’action, au contraire même, elle est une production de l’action en même temps qu’une condition de celle-ci. Le parallèle avec la notion de délibération, à l’opposé de la volonté générale, aide à expliciter cette idée de formation d’un intérêt ou d’un but en cours d’action. Le propre de la délibération est justement de forger une décision non prédéterminée par et dans le cours de la discussion. Nous avons des préférences incomplètes et c’est dans le processus de délibération intérieure et par le dialogue avec les autres que se forge la décision et non dans l’existence d’une volonté déterminée avant l’entrée dans l’action. L’action est, en ce sens, la modalité de définition du but de l’action, tout comme la formation de la volonté ne relève pas d’un donné a priori, mais d’un processus spécifique, la délibération. Tout comme la délibération, l’agir en contexte d’incertitude diffère du calcul de l’acteur rationnel doté d’un ensemble cohérent de préférences et d’un état connu de contraintes, ce qui lui permet de choisir la solution optimale. L’agir est en même temps un moyen d’atteindre un but et une opération de construction d’un but. Dès lors, l’agir au sein d’un contexte d’incertitude, au sens de faiblement structurant de l’action, doit être conçu comme un agir préstratégique, c’est-à-dire travaillant à la construction et à la définition des buts de l’action. De même, les ressources sont élaborées en cours d’action, les moyens sont construits chemin faisant selon différentes modalités empruntant à la ruse (détournement, utilisation des ressources d’autrui comme soutien de sa propre action), au bricolage (composition avec les ressources externes et instrumentation), à l’ingéniosité (débrouillardise consistant à faire preuve d’ingéniosité avec les moyens disponibles)… Si ces registres de constitution et de mobilisation de ressources jouent indéniablement dans ce contexte d’action, ils posent néanmoins un problème de taille : toutes ces ressources se consument dans la situation. La dépense est totale et il ne peut donc y avoir de capitalisation possible. La seule chose en fait qui soit capitalisable, c’est l’expérience. Fondamentalement, donc, l’expérience réflexive est la principale modalité de production de ressources pour l’agir en contexte d’incertitude.
2) Fondation des formes et principes de légitimité en cours d’action
Dans un tel cadre d’action, la conformité de l’action et sa légitimité ne renvoient plus à un contenu imposé d’en haut. La verticalité institutionnelle cède le pas à des accords localisés nés de l’interaction des individus. La légitimité de ces accords repose dès lors sur des transcendances relatives, des « mondes » auxquels les actants renvoient de manière provisoire et circonstanciée selon la nature des accords en jeu. Cette négociation valorielle s’ancre toutefois dans une forme de transcendance procédurale, garantissant par sa texture démocratique la viabilité de l’accord. En ce sens, ce qui se révèle à partir de processus de navigation entre le local et le général, c’est l’avènement d’une dimension construite et circonstanciée de la légitimité de l’agir, une forme de légitimation enracinée, d’une part, dans la reconnaissance de la complexité et de la pluralité des logiques d’action et, d’autre part, dans l’ajustement aux circonstances et la délibération sur le contingent, une légitimation qui travaille à la fois avec des éléments de transversalisation et avec des faits singuliers.
3) Démultiplication de la part de l’acteur
Une évanescence des repères ordinaires d’action ainsi qu’une imprévisibilité des formes de l’action, parce qu’elles réduisent les possibilités objectives d’action et le champ d’amplitude de celles-ci, poussent l’individu placé dans de telles conditions à exacerber sa capacité d’action. Il ne s’agit pas ici de faire état des réserves de résistance que les individus peuvent mobiliser dans des contextes problématiques, mais bien de souligner l’obligation de renforcement actionnaliste de l’action dans un contexte d’incertitude. La part de l’acteur, en quelque sorte, se démultiplie dans l’individu quand les contraintes de l’incertitude sont telles que ce dernier se trouve pris dans l’action en tant que personne et non plus seulement en tant qu’acteur. Cette radicalisation actionnaliste se nourrit bien évidemment d’une exacerbation de sa réflexivité devant la nécessité de devoir penser son action au cours de son déroulement pour simplement pouvoir agir. Néanmoins, il n’est pas, à proprement parler, possible de considérer que ce type d’action s’apparente à une activité stratégique. L’évaluation claire des contraintes, l’identification formelle des ressources et, encore plus, l’affirmation de finalités explicites ne sont tout simplement pas envisageables en raison même de l’incertitude du contexte et de l’instabilité des règles qui prévalent.
4) Validation mutuelle des actions posées
La confirmation sociale de la recevabilité de l’action n’est plus tant alors l’émanation d’une instance supérieure, qu’elle prenne la forme de la tradition ou de la loi, mais la résultante d’un processus horizontal de validation mutuelle et d’approbation réciproque des conduites engagées comme des références mobilisées. Dès lors, on comprend mieux le rôle des appareils de conversation, sous quelque forme qu’ils prennent, venant apporter un fondement de plausibilité à l’action, venant donner un minimum de certitude dans cet univers de légitimité flottante, venant stabiliser par l’échange discursif la signification sociale des actions posées et, ce faisant, en confirmer la recevabilité et reconnaître socialement son auteur. Le problème central consiste en effet à rendre plausible le sens de l’action, ce qui implique de pouvoir disposer de grilles de lectures, éprouvées mutuellement puisque non référées à une légitimité transcendante, soutenant l’expérimentation, l’interprétation et la validation de l’action posée. Il est alors aisé de percevoir l’importante ressource pour l’action que constituent, dans un tel contexte, des interlocuteurs, familiers ou professionnels, qui permettent de tester, par l’échange, des formes de justification de l’action autant, d’ailleurs, que des possibilités d’élaboration d’intérêts à agir.
5) Mobilisation d’une temporalité non linéaire
L’agir, dans un contexte d’incertitude, caractérise un autre rapport à la temporalité. Il ne peut se déployer en une temporalité trop circonscrite. La durée crée en fait les conditions d’élaboration et de mise à l’épreuve d’un jugement sur la situation et l’action. En ce sens, le rapport au temps diffère fondamentalement de celui qui prévaut pour l’agir stratégique – décomposition du temps en périodes consécutives liées chronologiquement et causalement permettant la jetée de soi en avant (projection) et la jetée de soi à l’avance (anticipation) – ou pour l’agir tactique – décomposition du temps en périodes disjointes, successives mais non reliées, ni chronologiquement ni de façon causale, consacrant la force de l’événement et l’inscription dans l’ici et maintenant. L’agir repose ici sur une variable temps qui autorise une accumulation de l’expérience vécue et une interrogation sur l’action et sur le contexte dans lequel celle-ci se déroule, qui vont conditionner la découverte d’un intérêt et / ou (re)donner de la stabilité et redécouvrir des moyens oubliés. En fait, plus que de progrès et de reculs, c’est d’oscillations, oscillations entre prises de risque et prises d’assurance, dont il faudrait parler. L’oscillation exprime ici un processus de production et de reproduction de l’indécidabilité pour prendre une décision, pour projeter, en encourant le moins de risques possibles. Elle caractérise les multiples transactions que les acteurs en contexte d’incertitude doivent opérer pour pouvoir agir.
Relire l’intervention en considérant le travail social comme cadre d’action défini par l’incertitude
Or quel est le propre du cadre d’action du travail social ? D’être justement un cadre structurellement marqué par l’incertitude. Avant même que ne commence effectivement l’intervention, le travailleur social se trouve confronté à un espace de choix dans lequel il doit nécessairement se mouvoir et sur lequel il n’aura pourtant aucune prise réelle. De plus, il ne peut même pas, par rapport à ces choix, se positionner clairement et définitivement : ceux-ci ne sont pas exclusifs. Il devra assumer simultanément différentes postures au sein d’une même intervention, parfois à un même moment de l’intervention. Et, du même coup, se révèle entièrement problématique l’appréciation de son action, pour autrui, mais aussi prioritairement pour lui-même. L’ambiguïté de la délégation sociale est telle qu’elle autorise toute position, qu’elle rend légitime toute attitude en même temps qu’elle interdit toute attitude univoque, définitive, mono-finalisée. Le travailleur social doit prendre position à l’égard de ce champ de possibles – il ne peut s’y soustraire en raison de l’existence du mandat – et, simultanément, il ne peut prendre position définitivement. Il se trouve donc devant une alternative insoluble à laquelle il doit pourtant apporter des solutions concrètes. Ces décisions impossibles qu’il doit néanmoins nécessairement prendre – impossibles, car l’intervention est justement faite du balancement continuel entre les termes de l’alternative ; à prendre nécessairement sinon l’intervention ne pourrait avoir d’existence –, il ne peut les assurer en mobilisant un quelconque principe normatif surplombant l’entier de son activité, ce qui n’exclut pas qu’un élément « métaphysique » (la foi en l’autre, le souci d’équité) puisse être un des moteurs de son activité professionnelle. Simplement, ce dernier ne pèse pas pratiquement dans cet espace de choix au point de structurer une voie univoque. Le travailleur social ne peut donc prendre l’une ou l’autre option qu’au coup par coup, au gré des circonstances, en fonction des événements, c’est-à-dire au vu d’une évaluation implicite de la situation. Ces options situationnelles prises en mobilisant un savoir pragmatique sont par essence, d’une part, incertaines dans leur assise, d’autre part, difficilement explicitables. Aucun « devoir-être » transcendant ne s’imposant dans l’intervention concrète, hormis pour tracer les grandes lignes méta-situationnelles, le travailleur social se voit contraint de s’en remettre à lui-même, à cette compétence et à ce « savoir-être », avec toujours l’incertitude d’une incomplétude qui le taraude, celle de ne pas avoir entièrement ou pleinement intériorisé ces qualités. Si, en effet, il n’y a aucun fondement en raison ni aucun fondement en idéologie qui viennent supporter les options, toujours locales, retenues, le travailleur social n’a d’autres recours que sa propre capacité à évaluer le judicieux et l’opportun. Appréciation qui devra de surcroît intégrer des données sociales contextuelles et des éléments psycho-sociaux de l’individu-client, en fort changement aussi.
Poser un tel constat appelle plus à une invitation qu’à une conclusion, celle d’essayer de penser l’intervention sociale en tant qu’action « poïétique », de faire tourner les dimensions formelles qui caractérisent l’agir dans un contexte d’incertitude afin de saisir les pratiques en situation des travailleurs sociaux, voire d’en apprécier la singularité à la lumière de catégories qui la dépassent. Il me semble en effet que les cinq éléments dégagés ci-dessus, mais ils ne sont probablement pas exclusifs tant le travail de conceptualisation de l’agir en contexte d’incertitude est réellement à entreprendre, offrent une mise en perspective particulièrement heuristique des pratiques professionnelles au sein du travail social. Construction conjointe des fins et des ressources en cours d’action, pluralité des régimes d’action et légitimité prudentielle, démultiplication de la part de l’acteur, validation mutuelle et temporalité non linéaire pourraient ainsi constituer les bases d’une mise en perspective théorique du travail social en échappant à l’enfermement dans le puits sans fond de la spécificité des pratiques professionnelles.
Appendices
Note
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[1]
L’opposition dualiste entre ces deux contextes d’action, utilisée à des fins d’explicitation du contexte d’incertitude qui est au coeur de mon propos dans cet article, ne doit pas faire oublier qu’il existe d’autres contextes d’action, notamment celui des contraintes excessives, qui peut être, paradoxalement, qualifié de stabilité structurelle. Ce contexte est caractérisé par un fort degré de routine, par une sur-présence des règles dans l’ordonnancement de la vie quotidienne et, ce faisant, par la continuité inébranlable de l’environnement matériel et humain, ce qui n’exclut pas d’être confronté à l’arbitraire des règles ou de leur mise en application.