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Dans un monde en mutation dont la dynamique de changement s’accélère depuis le XXe siècle, notamment à travers les développements technologiques et informationnels, former des praticiens réflexifs à l’université est devenu «normal» (Boud, 2010; Brockbank et McGill, 2007; Cowan, 2006; Paquay, Altet, Charlier et Perrenoud, 1996). Il s’agit d’entraîner les professionnels à l’intelligibilité et à l’autonomie au travail, afin qu’ils puissent affronter le complexe et l’énigmatique ou l’inédit (Durand et Fabre, 2007; Pastré, Mayen et Vergnaud, 2006).
Au croisement des mondes éducatifs et professionnels, la réflexivité semble faire l’unanimité. On voit ainsi, depuis les années 1990, l’approche dite réflexive s’étendre à de nombreux domaines du savoir – éducation (Loughran, 2006; Tardif, Borges et Malo, 2012), santé (Garnier et Marchand, 2012; Ghaye, 2006), psychologie (Scaife, 2010), ingénierie (Majgaard, 2014; Rouvrais, 2013).
Cette approche puise toutefois à des sources théoriques et épistémologiques variées, dont on mesure mal les chevauchements, tensions et effets de polysémie (Beauchamp, 2012; Chaubet, 2010). Parfois appelée réflexion ou intégrée au couple pratique réflexive, l’approche réflexive peut faire référence à la théorie de l’enquête de Dewey (1938), à la métacognition de Flavell (1979), à l’abstraction réfléchissante de Piaget (1974).
Comme véhicule de formation, elle peut aussi porter des valeurs et enjeux bien différents: formation à l’adaptation (Pastré, 2011), prise de conscience de savoirs tacites (Osterman et Kottkamp, 2004), émancipation (Lyons, 2009).
Il est intéressant de noter que cette formation à une réflexivité affinée et critique, appelée de tous bords dans l’enseignement supérieur, peut rencontrer un paradoxe en milieux de travail: alors que des formations universitaires et professionnelles préparent à réfléchir sur sa pratique passée, présente et à venir, les acteurs sociaux, pressés par des logiques de rentabilité et de performance, auraient de moins en moins d’espaces réels de réflexion (Boud, Cressey et Docherty, 2006).
Compte tenu des éléments ci-dessus, un ensemble d’interrogations se pose à nous, parmi lesquelles on peut retenir: Quels sont les facteurs de déclenchement de la réflexivité? Au travers de quels processus se met-elle en oeuvre? Quels effets produit-elle? Quels types d’accompagnement nécessite-t-elle? Comment au juste la réflexivité s’intercale-t-elle entre l’expérience interpellante et l’adaptation ou le changement qui peut en résulter?
Quelles que soient les réponses à ces questions, nous faisons l’hypothèse que le point de départ de toute pratique réflexive est lié à une situation déstabilisante qu’il s’agit d’analyser pour mieux la problématiser (Dewey, 1938; Fabre, 2011; Schön, 1983).
Ces questions et l’hypothèse qui les sous-tend constituent des points de repère caractérisant les huit contributions de ce numéro des Nouveaux cahiers de la recherche en éducation (NCRÉ). Elles sont structurées autour de quatre thématiques complémentaires et interactives, que nous avons soulignées dans la présentation de chaque article.
La première thématique concerne le déclenchement de la réflexivité. Parmi nos expériences de formation initiale ou continue, au travail ou dans l’entre-deux des stages, nous rencontrons des situations interpellantes qui nous arrêtent, nous frappent, nous surprennent et qui souvent imposent d’agir (Schön, 1983). Saussez et Allal (2007) décrivent ces interpellations comme une action qui «coince», une situation qui «résiste» dans le flux de l’expérience. Thiévenaz (2014) évoque des «étonnements» au travail, «générateurs d’enquêtes» (p. 84). Mayen (2014), dans le courant de la conceptualisation dans l’action (Vergnaud, 1996), proche des professionnels en situation de travail, parle plutôt de déstabilisation, de dérangement, de rupture d’anticipation, qui ouvrent des possibilités de transformation du sujet et de «changements de points de vue sur la situation» (p. 74). Schön (1983, 1987, 1991), dans les années 1980-1990, renouvelle avec force la problématologie de Dewey en l’appliquant au monde du travail. De son point de vue, un professionnel exerce son activité dans un «marais», où les interrogations sont nombreuses. Pour rester efficace, il lui faut apprendre à «converser avec les situations», les observer et analyser, bref, réfléchir dans l’action et sur l’action de manière à structurer adéquatement les problèmes et donc les solutions. Cressey, Boud et Docherty (2006) posent avec nuance la question du déclenchement de la réflexivité «collective» au travail. Pour eux, les problèmes issus de situations professionnelles ambiguës, hors du répertoire d’un groupe ou associées à des changements difficiles à codifier, mobilisent légitimement la réflexivité de groupes au travail; en revanche, les algorithmes de résolution de problèmes, cheminements types préétablis pour répondre à des situations déjà référencées, ne relèvent pas d’un véritable déclenchement de réflexivité.
La deuxième thématique concerne le processus de réflexivité. Il commence, selon Scaife (2010), dans un effort de distanciation. Bolton (2010) utilise la métaphore de l’aigle monté en altitude pour mieux observer de loin la vie au sol, Geay (2007) celle du passage «de la rue au balcon». Il faut apprendre à observer l’interpellation sous de nouveaux angles, la documenter pour en comprendre les multiples facettes et dégager par analyse progressive des pistes de solution et d’action. L’expérience n’est plus alors un simple vécu. Elle est hissée au statut de matériau riche, de source potentielle de développement professionnel et personnel. Cowan (2006), inspiré de Kolb (1984), estime ainsi que la réflexivité consiste pour l’acteur à généraliser à partir de cas multiples qu’il a vécus, c’est-à-dire à en extraire des caractéristiques transversales et réinvestissables pour l’action future. Depuis la perspective du sujet qu’adopte Pastré en didactique professionnelle (2011), la réflexivité s’inscrit également dans une montée en abstraction aux accents piagétiens. C’est un processus de conceptualisation dans l’action (Vergnaud, 1996), indissociable du développement de schèmes de pensée et d’action (Vergnaud et Récopé, 2000), donc intimement lié à la construction des compétences (Pastré, 2011; Pastré, Mayen, Vergnaud, 2006).
La troisième thématique concerne l’accompagnement du processus de réflexivité. L’intérêt d’accompagner ou «superviser» le praticien réflexif (Scaife, 2010) est de provoquer ou renforcer la mise à distance, pour que l’acteur «accélère» le processus d’apprentissage de son expérience (Bolton, 2010). Pour Donnay et Charlier (2008), le compagnon réflexif favorise ainsi une rupture épistémologique: le sujet passe d’une posture d’immersion dans l’action à une posture détachée, depuis laquelle il peut se voir «d’en haut», en interaction avec tous les éléments de la situation. On peut aussi voir l’accompagnement réflexif à la façon de Cowan (2006), comme un acte d’étayage de la pensée d’autrui, une intervention provisoire dans la zone proximale de développement (ZPD) du sujet (Vygotski, 1978) à un moment où, seul, il ne verrait pas certains constituants clés de sa propre expérience. Guidé, l’acteur peut mieux faire des liens entre des cas qui, pris isolément, ne signifieraient guère pour lui et leur donner enfin du sens, en tirer des leçons utiles pour l’avenir. Pour Cowan, faire réfléchir sur sa pratique, c’est ainsi faire du «Kolb socioconstructiviste» (p. 48) en accompagnant intelligemment un cycle personnel d’apprentissage expérientiel (Kolb, 1984). Dans une approche semblable, Admiraal et Wubbels (2005) estiment que stimuler la réflexion sur la pratique d’autrui, c’est l’aider à «désautomatiser» des façons de voir et d’agir inconscientes, et ce, jusqu’à ce que l’acteur soit en mesure de «s’aider lui-même». Il aura alors développé de nouvelles capacités qu’il internalisera puis automatisera dans un cycle infini d’autoamélioration.
La quatrième thématique concerne les résultats et effets de la réflexivité. Pour Brockbank et McGill (2007) ainsi qu’Osterman et Kottkamp (2004), la réflexion, accompagnée ou pas, aboutit à une «reconceptualisation». Comme Scaife (2010), ils résument ce résultat en un «voir autrement» qui entretient des liens avec un agir autrement sans qu’on sache toujours bien lequel génère lequel. Pastré (2011) se rend compte que les personnes qui ont pris le temps de réfléchir sur leur expérience passent à un niveau différent, qui ouvre de nouvelles perspectives. Cowan (2006) estime qu’une personne qui réfléchit sur ses façons de penser, d’agir ou réagir apprend à mieux connaître ses propres modes de fonctionnement. Pour lui, ce genre de métacognition augmente l’efficacité d’action des acteurs et leur capacité à se débloquer dans des situations délicates. Pour Perrenoud (1999), la réflexivité aboutit à un changement: ce qui distingue le praticien réflexif, c’est bien sa capacité à apprendre méthodiquement de l’expérience pour «transformer» sa pratique. Ramassé dans la formule générique de «bascules du voir ou de l’agir» (Chaubet et al., 2016), ce type de résultats de la réflexivité se prolonge potentiellement dans des effets importants pour les acteurs et leur milieu de vie professionnel: optimisme, «énergisation», sentiment d’efficacité et d’efficience accru, sentiment d’appartenance augmenté, d’empowerment, etc. (Osterman et al., 2004).
Dans cette nouvelle livraison de la revue NCRÉ, nous proposons aux lectrices et lecteurs huit articles émanant de chercheurs et de praticiens oeuvrant dans différents champs de pratiques sociales. Certains étudient la réflexivité, d’autres, comme formateurs, tentent de la stimuler pour obtenir des modifications de perspective et d’action chez leurs étudiants en formation initiale, en perfectionnement ou en réorientation de carrière. Ces contributions traitent de façon transversale les quatre thématiques, en cible parfois l’une ou l’autre de façon privilégiée en la mettant en perspective par rapport aux autres. Chaque fois, nous repérons en gras les quatre thématiques telles qu’elles nous apparaissent.
Pour des raisons logistiques, les huit articles sont publiés dans deux numéros successifs des NCRÉ.
Gouédard et Bationo-Tillon traitent de la capacité d’un dispositif d’accompagnement universitaire à aider des étudiants de psychologie dans leur orientation professionnelle. Selon elles, le processus de réflexivité est lié à l’activité, que cette dernière soit productive (quand elle transforme le monde, le réel) ou constructive (quand c’est soi-même qui est transformé). Elles considèrent ainsi, avec Begon et Mairesse (2013), que la réflexivité «interroge l’articulation entre implicite et explicite, les dimensions tant productives que constructives de l’activité, les conditions de réalisation de l’activité ainsi que la manière dont le sujet est affecté par ces activités». Des entretiens d’explicitation menés auprès des étudiants mettent au jour le puissant rôle de l’émotion dans leur réflexivité. Le cas de Martha est donné en illustration. Gouédard et Bationo-Tillon analysent des troubles et étonnements que Martha relève comme marquants durant ses trois ans d’université. Ces troubles suscités à l’occasion de la formation peuvent être considérés comme au déclenchement de la réflexivité. Ils alimentent en effet un dialogue intérieur, en lien avec autrui, traversé d’émotions multiples, parfois fortes. Plus important: des choix universitaires et professionnels en surgiront (résultats de la réflexivité). Le dispositif pédagogique a donc agi comme boussole. Il a accompagné la réflexivité pour mieux orienter. Il a permis à des étudiants comme Martha d’écouter, re-sentir et analyser avec finesse des émotions vécues dans plusieurs situations. Cette écoute subtile, facilitée par le dispositif, a débouché sur des maintiens ou changements de cap universitaires et professionnels. Gouédard et Bationo-Tillon estiment donc que les émotions sont un moteur crucial de la réflexivité des étudiants sur leurs projets d’avenir. Elles concluent que l’université devrait mieux reconnaître ces émotions et continuer ses efforts pour mieux les accompagner, afin de soutenir les étudiants dans leurs choix d’orientation universitaires et professionnels.
Rondeau aborde le rôle de la «présence attentive» dans une formation continue québécoise de 2e cycle adressée à divers professionnels de l’enseignement du primaire et préscolaire. La formation mise sur l’idée qu’un professionnel hors de son univers habituel de travail et confronté à des éléments nouveaux – théories, concepts, auteurs, questions, pairs, etc. – gagne à se sensibiliser et à s’ouvrir aux chocs et résonnances que ces «rencontres» provoquent en lui. L’étude montre qu’un accompagnement à l’usage de la présence attentive aide réellement les participantes à prendre conscience d’éléments qui les travaillent affectivement au corps et qu’elles finissent par nommer: agacements, tiraillements, congestions, intrusions, etc. On peut considérer que se produit alors un déclenchement de réflexivité sur soi, ses pratiques, sa profession et plus généralement sur le sens de l’activité professionnelle. Le processus de réflexivité à l’oeuvre ressemble à un «tourbillonnement réflexif» complexe, cognitif et affectif à la fois. C’est une «capacité à revenir sur ses pensées» et sur ses émotions, comme si l’on était soi-même un autre s’observant de l’extérieur (posture d’extériorité). Toutefois, Rondeau souligne qu’apprendre à se regarder soi-même ainsi que ses expériences ne va pas de soi. Se poser des questions difficiles, du type «Qu’est-ce que je veux?» «Fais-je le bon choix?» «Qu’est-ce qui compte pour moi?», déstabilise le sujet. Un accompagnement de la réflexivité est nécessaire. Il suppose notamment des attitudes de bienveillance, respect, patience, acceptation et absence de jugement. Du côté des résultats et effets de la réflexivité, les analyses des productions biographiques collectées au long du séminaire et validées par les participantes montrent que ces professionnelles en formation se (re)connectent à ce qu’elles sont, font ou voudraient vraiment faire, personnellement et professionnellement. Au-delà des effets d’enthousiasme générés, les «tourbillonnements réflexifs» débouchent sur un regard renouvelé sur soi, autrui, les théories, les événements et la profession, mais aussi sur des «dénouements identitaires». La «quête de soi» aboutit à une meilleure compréhension de «ce que l’on est (soi réel), ce que l’on imagine que l’on est (soi imaginé), ce que l’on donne à voir (soi perçu par autrui) et ce que l’on espère devenir (soi espéré)». La personne développe une meilleure cohérence entre ce qu’elle exprime, fait et est, même si, par nature, le travail identitaire n’est jamais achevé et obéit à des dynamiques de destruction et reconstruction perpétuelles. En somme, Rondeau considère que l’usage de la présence attentive dans les formations aide à stimuler une réflexion identitaire bénéfique au développement personnel et professionnel des enseignants.
Duval se demande comment des artistes québécois qui enseignent déjà les arts plastiques, l’art dramatique, la musique et la danse à l’école primaire ou secondaire tirent profit d’un cours de maîtrise qualifiante destiné à les éclairer dans leurs tiraillements ou ruptures identitaires. Le processus de réflexivité est entendu comme une activité de distanciation et de «lucidité professionnelle». Cette activité est fondée sur une vision très schönienne de la profession: le praticien documente les situations troublantes qu’il rencontre, il les structure en problèmes pour mieux les comprendre, puis mieux s’en déprendre; par cet exercice répété, il améliore progressivement sa pratique. Le «malaise à se définir» relevé par Duval – suis-je artiste, suis-je enseignant, puis-je être les deux? – sert en fait de déclenchement de réflexivité. D’une certaine manière, l’étude cherche à valider l’hypothèse qu’armer les étudiants en cadres conceptuels sur la construction et les tensions identitaires, notamment celles concernant les artistes-enseignants, pourrait aider ces derniers à affronter de façon ouverte et réflexive leurs propres incertitudes identitaires. L’accompagnement à la réflexivité consiste ici à outiller les étudiants en repères conceptuels susceptibles de rendre compte de variétés de tensions identitaires essentiellement mal vécues. De fait, du côté des résultats et effets de la réflexivité, l’analyse des bilans réflexifs rédigés par les étudiants à la fin du cours montrent qu’ils utilisent les typologies des tensions identitaires (qu’ils viennent d’étudier) pour identifier leurs propres tensions et décrypter les nuances de leur «entre-deux» artistique/éducatif. Ils ont développé ou se sont approprié des «stratégies identitaires» pour se transformer et agir sur leurs pratiques. Duval relève aussi chez ces étudiants-praticiens un meilleur pouvoir d’agir, de l’optimisme, une «énergisation» et des sentiments d’efficacité et d’appartenance augmentés. Elle estime que le modèle conceptuel qu’elle utilise dans ce cours, propre aux tensions identitaires des artistes-enseignants, permet finalement bien une distanciation réflexive, nécessaire à «voir autrement» son identité professionnelle en cours de transformation. Notons que la réflexivité, ici, n’abolit pas les tensions identitaires. Elle les porte à la conscience et ouvre parfois même à des stratégies nouvelles pour mieux composer avec elles. D’une certaine façon, cette réflexivité «armée» de concepts théoriques contribue à apaiser les écartèlements identitaires.
Amblard traite du référentiel interne que toute personne mobiliserait en situation de réflexivité. Dans une vision inspirée de la conceptualisation dans l’action de Vergnaud et de la pratique réflexive de Schön, il considère que tout professionnel possède un répertoire de schèmes de pensée et d’action qui se renouvelle au gré de l’action. Cet ensemble de repères, de points d’appui et de sources d’inspiration pour penser et agir constituerait pour lui un Référentiel personnel de l’agir professionnel (RPAP). Sorte de boussole, ce référentiel interne postulé guide la réflexivité qui à son tour le fait croître. Il aiderait le sujet à agir, à comprendre, à «faire face» (déclenchement de la réflexivité) dans l’action et en différé. Amblard cherche à comprendre comment un dispositif en alternance de professionnalisation de formateurs novices (accompagnement de la réflexivité) en France, dans le grand réseau des Maisons familiales rurales (MFR), contribue à mobiliser et développer ce type de référentiel personnel. Il se demande également si les formateurs expérimentés continuent eux-mêmes à le mobiliser par la suite. De fait, Amblard repère quatre «registres» de référence – à l’activité, à son contexte, au savoir, à l’identité et au projet du formateur. Ces registres seraient tous susceptibles d’être interpellés par l’activité réflexive des formateurs. Pour procéder à ses analyses, Amblard scrute les écrits relatant comment les formateurs novices conçoivent, conduisent et analysent leurs activités pédagogiques (réflexivité hors de l’action). Pour capter la réflexivité «dans l’action», il analyse plutôt des entretiens d’autoconfrontation menés sur des gestes d’ajustement réalisés par les formateurs novices. Les résultats illustrent des caractéristiques des processus de réflexivité que chacun met en oeuvre quand il essaie d’agir, de comprendre, de « faire face » – par exemple, à quels «registres» chacun réfère. Résultat de la réflexivité notable: la mobilisation du Référentiel personnel postulé contribue à «donner» un sens à l’action et à «construire» du sens sur l’action. Amblard considère ainsi que le concept de «Référentiel personnel de l’agir professionnel» aide à comprendre le travail réflexif de formateurs en exercice ou en formation.
Gohier, Jutras et Desautels rassemblent des enseignants issus de plusieurs disciplines et de divers établissements de l’ordre collégial au Québec (ordre situé entre le secondaire et l’université). Ces enseignants se livrent à des débats entre pairs sur des cas vécus au travail, ressentis comme interpellant d’un point de vue éthique. Le déclenchement de la réflexivité part donc de malaises plus ou moins partagés, en tout cas parfaitement imaginables par les pairs du fait des similarités du métier et de ses contextes. Aux fins de la présente étude, après six mois et six rencontres collectives, les chercheurs interviewent les participants individuellement. Ils en tirent les conclusions suivantes. Le processus de réflexivité a pris la forme d’une investigation et d’une problématisation progressive sur des valeurs qui servent de repères aux participants. Ces derniers constatent par ailleurs qu’un ensemble de conditions a été favorable à un ensemble de transformations qu’ils ressentent. Les participants pointent ainsi des caractéristiques qui les ont aidés à avancer dans leur compréhension et construction des cas éthiques exposés au débat collectif: un climat de respect, la liberté de parole, la collégialité dans un groupe mixte, la similarité des expériences vécues, le partage de cas concrets et le choc d’idées différentes ou nouvelles. De fait, tous ces éléments peuvent être compris comme des caractéristiques d’un dispositif d’accompagnement de la réflexivité. Notons au passage que le dispositif de recherche accompagne la réflexivité à d’autres égards: il crée un prétexte officiel et légitime (une étude acceptée par les participants et leurs milieux, qui les ont parfois «libérés»), un espace-temps dédié à faire se rencontrer des professionnels de divers horizons, qui n’auraient probablement pas eu l’occasion de se rencontrer autrement. Du côté des résultats et effets de la réflexivité, Gohier, Jutras et Desautels relèvent que le dispositif de débat a favorisé la transformation ou l’évolution des conceptions de l’éthique en milieu professionnel. Par exemple, les participants ont pris conscience des bienfaits et de la nécessité de faire passer la réflexion éthique d’un niveau personnel à un niveau collectif, dans des échanges avec d’autres personnes. Les chercheurs soulignent aussi d’autres transformations autorapportées, qu’on peut considérer comme des effets secondaires positifs importants, même s’ils ne sont pas toujours liés directement aux cas éthiques débattus. Citons la facilité accrue à discuter de questions éthiques avec des collègues ou encore une prise de conscience du collectif et de l’appartenance au groupe des enseignants. Gohier, Jutras et Desautels estiment pour conclure que cette réflexivité déclenchée par la discussion de cas éthiques vécus et troublants relève plus largement d’une construction de l’identité professionnelle.
Dionne, Viviers et Saussez traitent de la réflexivité de conseillers d’orientation. Ces derniers doivent aider les étudiants à prendre des décisions sur leur avenir professionnel, au sein d’une relation personnalisée. Toutefois, les auteurs s’alarment que les conseillers d’orientation rencontrent à répétition des situations troublantes sur le plan éthique sans avoir le temps de s’y arrêter, des «situations qui imposent d’agir sans bénéficier d’espaces-temps suffisants de réflexivité pour faire de leur expérience d’intervention un objet de discussion et de réflexion». En somme, se pourrait-il que les conseils donnés soient finalement trop peu mûris au regard des enjeux d’avenir des élèves? Le dispositif d’accompagnement et de recherche que les auteurs analysent, à la fois relève ce risque et propose des pistes pour le neutraliser. Le dispositif permet en effet aux conseillers d’orientation de débattre enfin, collectivement, des situations les plus troublantes de leur métier, celles précisément sur lesquelles ils voudraient reprendre du pouvoir. Le mécanisme d’accompagnement de la réflexivité mise ainsi sur les effets de la délibération de pairs au sein d’un collectif. Concrètement, il se déroule en deux temps. D’abord, un dispositif de clinique de l’activité (Clot, 2015, 2017) utilise l’instruction au sosie, méthode qui amène le participant à décrire à une personne extérieure au métier (le chercheur) ce qu’elle devrait faire pour le remplacer au travail, de façon que personne ne s’aperçoive du remplacement. Dans un deuxième temps, un collectif de pairs questionne plus avant l’instructeur pour qu’il précise les consignes qu’il a données à son «sosie». On imagine bien que les questions de pairs spécialisés en orientation sont plus serrées que celles du chercheur, dont ce n’est pas la profession. De fait, les controverses du métier surgissent nettement lors de ces discussions. De notre point de vue, elles participent au déclenchement de la réflexivité. Du côté des résultats et effets de la réflexivité, Dionne, Viviers et Saussez estiment que le dispositif d’accompagnement et de recherche a permis des prises de conscience cruciales chez les conseillers d’orientation participant à l’étude. Pour eux, le collectif et la délibération ont permis d’établir un rapport de plus en plus conscient à leur activité de travail. Le processus de réflexivité revient donc à «reconfigurer» son rapport à l’activité de travail, en passant par le regard des pairs. Autrement dit, le regard externe de personnes qui comprennent le métier aide à conscientiser sa propre activité et des pans entiers du métier (pratiques, manières d’être, savoirs expérientiels inscrits dans une culture et une histoire communes). En résumé, Dionne, Viviers et Saussez veulent éviter que se cristallisent des habitudes d’orientation potentiellement néfastes pour les étudiants. Ils proposent pour ce faire 1) d’ouvrir les espaces de travail à plus de débats collectifs sur l’activité «quotidienne» des conseillers d’orientation et plus largement sur leur «métier» ; 2) d’introduire de tels espaces de réflexivité en amont, dans la «formation» des conseillers d’orientation.
Buysse, Périsset et Renaulaud font l’exercice original et délicat de tenter de repérer à l’avance dans les plans de cours d’une formation à l’enseignement en Suisse la contribution potentielle de ces cours à la pratique réflexive des étudiants. Jusqu’où les apports de savoirs prévus dans des cours théoriques auraient, dès leur conception, une réelle possibilité de stimuler la réflexion sur la pratique (déclenchement potentiel de la réflexivité)? Pour ce faire, ils écartent de leur échantillon les cours didactiques ou intégrateurs (sans doute parce que ceux-ci affichent souvent une intention de développer la pratique réflexive des étudiants). Sur un plan méthodologique, les matrices d’analyse des plans de cours se réfèrent aux axes de préoccupation des catégories de savoirs retrouvées dans les «écrits réflexifs» d’autres participants étudiants de recherches précédentes. Les résultats révèlent que, au moins dans les déclarations d’intention de leur cours, les formateurs proposent aux étudiants des contenus susceptibles de les aider à réfléchir sur leurs pratiques. Concrètement, ces contenus théoriques inciteraient les étudiants à réguler non seulement leurs actions, mais les conceptions sous-jacentes structurant ces actions (résultats potentiels de la réflexivité). Du côté des processus de réflexivité, Buysse, Périsset et Renaulaud se situent à la croisée, d’une part, d’une vision schönienne selon laquelle le professionnel doit réfléchir sur sa pratique pour ajuster son action et s’adapter aux situations quitte à interroger les conceptions qui guident en sous-main cette action et, d’autre part, d’une vision vygotskienne dans laquelle le sujet, ici le futur enseignant, se forme à travers les médiations que lui propose le formateur (accompagnement de la réflexivité). Ces médiations ne sont toutefois pas discutées ici puisque l’étude se concentre sur le curriculum décrit par les formateurs (plans de cours) plutôt que sur le curriculum effectif (vécu des étudiants, à venir).
Pour Lenzen et Poussin, les étudiants produisent des discours réflexifs vides des dimensions didactiques de la profession enseignante. La formation des éducateurs physiques à Genève comble-t-elle cette lacune de réflexivité? Provoque-t-elle chez eux un processus de réflexivité consistant à internaliser et subjectiver ces savoirs didactiques collectifs, bref à les faire leurs? Pour le savoir, Lenzen et Poussin passent au crible des présentations PowerPoint d’étudiants utilisées lors d’un examen. Ils sont conscients que ces discours réflexifs sont écrits dans un «genre réflexif», adressé à des formateurs, donc orienté. Les auteurs croisent dans des matrices les trois seuils de réflexivité de Jorro (2005) et deux blocs de concepts clés en didactique. Il en ressort que la réflexivité des étudiants se situe souvent au niveau «interprétation» des seuils de Jorro: des liens caractéristiques de ce seuil sont bien tirés entre cadres théoriques et pratiques. C’est un résultat de la réflexivité. Autre signe encourageant, la réflexion sur la pratique montre une présence massive d’objets didactiques. Quelques surprises, toutefois: l’approche des étudiants reste «normative», un peu trop conformiste («passage obligé» pour s’approprier les «règles du métier»); les étudiants évoquent également peu le coeur de leur mission professionnelle, l’activité motrice des élèves dans des situations d’apprentissage complexe (trois hypothèses explicatives sont avancées). On comprend que le dispositif fait deux hypothèses imbriquées sur le déclenchement de la réflexivité: 1) que l’appropriation progressive des objets de savoirs (les concepts didactiques, notamment) devrait déclencher la réflexivité et 2) que l’obligation de lier dans des textes les situations de pratique et les concepts didactiques scellera ce déclenchement. Il s’ensuit que l’accompagnement à la réflexivité est sous-entendu comme l’effort du dispositif pédagogique à 1) présenter ou faire vivre des situations professionnelles élaborées collectivement, 2) présenter et expliquer les concepts au coeur de la didactique, 3) enjoindre aux étudiants de créer des liens entre les deux, 4) s’en assurer par évaluation.
Appendices
Bibliographie
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