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Présentation
Le croisement des thèmes du développement professionnel et de l’évaluation est la source de questionnements récurrents posés aux milieux de formation et aux milieux professionnels, dont le principal est l’objet de ce livre: en quoi le processus d’évaluation stimule-t-il ou entrave-t-il le développement professionnel?
À elle seule, cette question justifie pleinement la lecture ou la relecture de cet ouvrage dirigé par Léopold Paquay, dont le monde francophone de l’éducation regrette la récente disparition, ainsi que par Catherine van Nieuwenhoven et Pascale Wouters.
La première partie de l’ouvrage cerne de manière générale les tensions qui caractérisent le côtoiement de l’évaluation et du développement professionnel dans différents contextes, qu’il s’agisse de la formation et de l’insertion professionnelle des enseignants, de l’évaluation du personnel ou de la certification au terme de formations professionnalisantes. Les quatre premiers chapitres explorent les enjeux de la reconnaissance de la personne et de son agir professionnel acquis ou en devenir dans le processus d’évaluation, considérant les limites qu’impose rapidement une perspective exclusivement normative à cet égard.
L’ouvrage débute de manière percutante par un texte de Philippe Perrenoud qui questionne le rôle de l’évaluation dans le développement professionnel, mettant en exergue les failles potentielles d’une culture de l’évaluation omniprésente dans les milieux de travail et de formation. Jean-Marie De Ketele, Danièle Périsset Bagnoud, Mokhtar Kaddouri et Richard Wittorski campent un cadre conceptuel dynamique structuré autour des logiques et des identités multiples qui caractérisent le processus de construction identitaire en formation. Michèle Garant, Nathalie Delobbe, Catherine Dujardin et Ewan Oiry examinent les paradoxes que traduisent les démarches d’évaluation en cours de carrière, ouvrant eux aussi la réflexion sur les enjeux d’une reconnaissance de la personne et questionnant le sens de l’évaluation en contexte professionnel. Michel Feutrie place la question de l’encadrement de la certification de la formation au niveau européen dans une ligne historique et démontre en quoi le débat en cours n’est pas exclusivement technocratique. Généré par la nécessité de recourir à des mécanismes évaluatifs pour certifier et attester de la pertinence de cheminements professionnels, le processus de reconnaissance et de validation des acquis de l’expérience (VAE) est traité dans le chapitre suivant par Marie-Christine Presse. Ensuite, Bernard Wentzel décrit en quoi l’insertion professionnelle parfois fragile est une occasion de réel développement professionnel, à la condition qu’elle soit questionnée sans jugement par les pairs et les témoins de cette étape importante de la vie professionnelle. La fonction de la réflexivité comme objet et modalité d’évaluation est questionnée dans deux milieux de formation professionnelle des enseignants par Emmanuelle Huver et Lucile Cadet.
La deuxième partie de l’ouvrage propose l’exploration de plusieurs dispositifs d’évaluation insérés dans un contexte de formation ou de travail de manière à mettre en évidence les apports et les limites de ces processus à la lumière d’une recontextualisation théorique féconde.
Ainsi, Jacques Tardif et Bruno Dubois présentent une démarche documentée d’évaluation de compétences dans le cadre d’un programme de doctorat de premier cycle en pharmacie, soulignant les tensions persistantes entre l’évaluation des ressources et l’évaluation des compétences. Jacqueline Beckers, quant à elle, questionne la pertinence de mécanismes d’évaluation certificative dans un processus de développement professionnel marqué par des épisodes évolutifs dont elle analyse la teneur à l’aide des concepts de genèse instrumentale, conceptuels et identitaire. Poursuivant l’exploration de dispositifs d’évaluation, Louise M. Bélair et Catherine Van Nieuwenhoven examinent le statut du portfolio à partir des usages qui en sont faits et proposent une grille d’analyse utile pour en faire un instrument pertinent et valide dans une perspective médiatisée de coévaluation. Pascale Wouters, Mariane Frenay et Bernadette Noël ouvrent le délicat dossier de l’évaluation de l’enseignant en contexte universitaire et présentent une analyse comparative de la structure et de la mission de dossiers d’enseignement à la lumière des politiques et procédures de quatre institutions universitaires. Elles concluent de manière très intéressante sur la pertinence d’un tel dossier dans la perspective du SoTL (Scholarcship of teaching and learning). Retraçant le questionnement à propos de l’auto évaluation depuis une trentaine d’années, Françoise Campanalle, Xavier Dejemeppe, Sabine Vanhulle et Frédéric Saussez montrent en quoi l’autoévaluation est avant tout un processus médiatisé, instrumenté et socialisé, mettant en jeu réflexivité et intersubjectivité. Ils questionnent le fait que ce processus, concrétisé dans des entretiens de coévaluation ou dans les écrits réflexifs, soit maintenant largement imposé dans les contextes de formation initiale à l’enseignement. Ils en repèrent les effets ambigus, voire même toxiques dans un cheminement de formation, clôturant ce chapitre par une réflexion sur la posture d’accompagnement d’un tel processus.
La troisième partie de l’ouvrage présente l’étude d’enjeux méthodologiques à partir de l’explicitation des fondements d’outils d’évaluation tels que l’analyse des acquis de l’expérience, le repérage d’indicateurs de développement professionnel en milieu de travail ou l’exercice du jugement professionnel. Even Loarer et Anne Pignault analysent de manière systématique l’intérêt et les limites des référents traditionnellement utilisés pour procéder à la reconnaissance des acquis et de l’expérience, qu’il s’agisse des nomenclatures professionnelles ou encore des descriptions de tâche ou d’activités. Ils présentent un ensemble de principes méthodologiques facilitant l’analyse de l’expérience en lien étroit avec les difficultés repérées dans les méthodes précédemment analysées. S’intéressant à deux contextes de formation professionnelle, Patrick Mayen et Sabine Vanhulle rappellent que l’activité professionnelle en formation participe d’un double mouvement: celui d’une appropriation et d’une adaptation, certes, mais aussi d’une démarche créatrice donnant sens aux situations professionnelles vécues, condition absolue d’un affranchissement de l’apprenant et de son autonomie en devenir. Dans cette perspective, les auteurs rappellent que le développement professionnel ne peut être considéré comme objet d’évaluation en tant que tel mais qu’il est davantage pertinent de cerner quelles conditions le favorisent en identifiant des repères de développement, ce qu’ils illustrent de manière éclairante. Clôturant cette deuxième partie, Lucie Mottier Lopez et Linda Allal font le point sur l’apport de la triangulation, une démarche largement utilisée en méthodologie de la recherche, au domaine du jugement professionnel en évaluation et s’interrogent sur le développement de ce jugement par de futurs enseignants en formation initiale ou par des enseignants en exercice dans le cadre de leur formation continue.
La conclusion de l’ouvrage revient à Anne Jorro qui propose de considérer le rôle de l’évaluation dans le développement professionnel sur un continuum de possibles allant de la rupture du développement provoquée par l’évaluation à un rôle de service et de soutien. En postface, Étienne Bourgeois propose un parcours sémantique rafraîchissant à la lumière des différentes dimensions du développement professionnel envisagées au début de l’ouvrage et de l’évaluation pour tenter de redéfinir les modalités d’une association viable entre ces deux univers.
Point de vue
L’intérêt essentiel de l’ouvrage nous semble être qu’il s’attache à proposer une double perspective, intelligemment tissée au fil des pages. En effet, on y retrouve une préoccupation pragmatique constante, structurée autour des moments essentiels du développement professionnel, qu’il s’agisse de la formation initiale professionnalisante, de l’insertion professionnelle, de la reconnaissance de compétences et d’expérience au moment de l’embauche ou de la promotion en cours de carrière, d’une part. Et d’autre part, les objectifs de l’ouvrage sont clairement de nourrir une réflexion structurante et critique sur les enjeux à la fois méthodologiques et conceptuels de pratiques d’évaluation dans de tels contextes. Le propos est donc volontairement vaste et étendu, et l’ampleur du questionnement interroge dès le début de l’ouvrage, ce qui pourrait paraître de prime abord problématique; cependant, l’adoption d’une définition élargie du développement professionnel englobant le processus de construction des compétences, la réflexion sur la pratique, les interactions professionnelles et les transformations identitaires permet de proposer des points de convergence entre des champs de pratique qui partagent, comme le démontre l’ouvrage, de nombreuses problématiques. Ainsi, il est possible de consulter les chapitres qui le composent de manière transversale, en privilégiant un axe d’entrée, comme la formation des enseignants par exemple, ou la reconnaissance des acquis, pour recueillir des pistes de problématiques et des pistes méthodologiques, ou encore, de manière plus ciblée en s’intéressant à une étape du développement professionnel. Au terme de la lecture de cet ouvrage, on retiendra que l’évaluation, souvent présentée comme un incontournable pour comprendre et baliser le développement professionnel, impose bien souvent sa propre logique au détriment de ce qui constitue le développement professionnel comme tel. Le grand mérite de cet ouvrage réside très certainement dans le fait qu’il remette en question de manière scientifique un nombre important d’évidences largement acceptées dans les milieux de pratiques, mais probablement peu avouables, ainsi que nous le rappelle Philippe Perrenoud au début de l’ouvrage, alors même que leurs effets sur le cheminement et l’orientation des professionnels et futurs professionnels ne sont ni questionnés, ni anticipés. On souhaite donc que la lecture de ce livre très dense inspire pour les praticiens un débat élargi menant à des pratiques plus éclairées et anime un courant de recherches ciblées sur de nouveaux objets.