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1. Introduction

Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche en cours portant sur la prise en compte de la dimension expérimentale des mathématiques (Dias et Durand-Guerrier, 2005) dans ses aspects didactiques, épistémologiques (Durand-Guerrier, 2006) et pédagogiques. La méthodologie de cette recherche nous a conduit à mener d’abord une réflexion didactique et épistémologique (Dias, 2008) suivie d’une investigation contextualisée dans le champ de l’enseignement spécialisé en vue de la construction d’un scénario de formation. L’expérimentation en classe que nous relatons ici n’est qu’une partie de ce projet de recherche, celle relative à l’étude menée en classe spécialisée. Elle s’appuie principalement sur deux questions de recherche. La première porte sur l’étude de la dialectique objet sensible / objet théorique au sein d’une situation de recherche ; et la deuxième sur la tentative de définition des caractéristiques du milieu (Brousseau, 1990 ; Bloch, 2002) d’une situation didactique dans le contexte spécifique de l’enseignement spécialisé.

Nos deux hypothèses concernant la dimension expérimentale des mathématiques s’appuient sur notre essai de définition de l’expérimentation dans le cadre d’une démarche de résolution de problème. Ces deux hypothèses se situent dans l’articulation enseignement/apprentissage. Selon nous, en mathématiques, expérimenter consiste à :

  • chercher, “se frotter” à l'inattendu, rencontrer l'incertitude ;

  • construire un réel partagé (Lelong, 2004) au sein de dispositifs pédagogiques privilégiant des espaces de communication ;

  • formuler (mettre en mots ses actes), puis argumenter au sein d’une situation de validation (Brousseau, 1998).

De plus, pour expérimenter il nous semble nécessaire :

  • d'aménager des phases d'action sur et avec des objets selon une dialectique sensible/théorique (Dias, 2009),

  • de permettre l'intervention sur des réalités objectives (Petitot, 1991) : objets du monde mais aussi objets de pensée ;

  • de construire des connaissances “nouvelles” à partir de connaissances “familières”.

L’objectif de cet article est de dégager quelques invariants didactiques suivant l’introduction de la situation de recherche en classe avec des élèves déficients, le contexte de l’enseignement spécialisé étant en quelque sorte un gage de la robustesse de nos travaux. Le contexte de l'adaptation et de la scolarisation des élèves handicapés (A. S. H.), par la spécificité de ses environnements didactique, pédagogique et sociétal, fournit un observatoire privilégié pour étudier les questions qui nous préoccupent relativement à l'enseignement et l’apprentissage. Nous faisons l'hypothèse qu'il permet d'effectuer un “effet de loupe”, compte tenu de ce que les difficultés rencontrées y sont en quelque sorte exacerbées. Il soulève des interrogations importantes sur l'enseignement et en particulier sur celles de sa nécessaire adaptation. D’autres questions concernent le public de ce contexte d'apprentissage reconnu en difficulté voire en situation de handicap, un public d’élèves qui n'en est pas moins susceptible d'apprendre.

Ces invariants sont recherchés dans les éléments constitutifs du milieu de la situation didactique pour dégager une valeur ajoutée à l'enseignement, mais aussi dans le champ des apprentissages des élèves en situation de handicap ou en difficulté scolaire persistante.

2. Enjeux didactiques de la situation de recherche

Nous présentons ici la situation didactique : la recherche des solides de Platon. Elle permet de faire fonctionner puis de développer certaines des connaissances liées aux polyèdres réguliers en contexte d’enseignement/apprentissage. Elle comporte plusieurs phases de jeux en référence à la théorie développée par Brousseau (1998).

Nous commencerons par proposer l’analyse a priori de la situation de recherche ainsi que les variables didactiques qui en permettent le contrôle par l’enseignant. Nous nous appuyons sur la notion de milieu de type laboratoire en référence à notre recherche épistémologique et didactique (Dias, 2008).

2.1 Construire les cinq solides

Le problème que nous allons proposer peut être considéré comme faisant partie des problèmes de recherche[1]. Ce sont notamment des problèmes pour lesquels les élèves ne disposent pas de solution déjà éprouvée et pour lesquels plusieurs démarches de résolution sont possibles. Ils placent les apprenants dans une démarche proche de celles des chercheurs en mathématiques : il y a confrontation au doute et incitation à formuler des hypothèses. La tâche qui leur est dévolue est problématisée et elle sera soumise à la validation, c’est ce qui la positionne résolument dans le champ scientifique. Il s’agit d’un véritable projet d’enseignement/apprentissage comportant une finalité explicite : la construction des solides de Platon. Le problème consiste donc à rechercher les polyèdres réguliers (par leur construction dans le milieu matériel objectif) et s’appuie sur leur définition préalable (énoncée dans le registre de la langue naturelle). Cette dernière énonce les propriétés des objets géométriques représentés par ces objets particuliers :

Un polyèdre régulier est un polyèdre convexe dont les faces sont des polygones réguliers deux à deux superposables tels que, à tous les sommets correspondent un même nombre de faces.

C’est donc le nombre de ces solides qui problématise la recherche, l’ouverture de la situation résidant notamment dans l’indétermination de ce nombre : est-il fini (petit ou grand) ou infini?

Afin d’évoluer dans la résolution de ce problème, nous proposons l’introduction d’un matériel de construction plastique[2] dans le milieu objectif de la situation. Avec ce matériel de type “polydrons”, de nombreux emboîtements sont possibles, ce qui déclenche une phase expérimentale plus aisée, le dessin en perspective étant relativement hors de portée des élèves en général. Cependant les solides en construction sont assez vite soumis aux contraintes du réel sensible : en effet toutes les combinaisons de faces ne sont pas possibles ou ne conduisent pas à une réponse valide par rapport à l’énoncé. Les pièces plastiques assurent un rôle instrumental d’artefact qui permet d’effectuer des expériences dans un domaine de signification très spécifique des contraintes du matériel (jeu des articulations, isométrie ou non de certains côtés, rigidité bien relative des faces).

Ainsi, deux axiomes non explicites mais parfois formulés ou mis en acte par ceux qui les utilisent, rendent compte de ces contraintes :

A1

Un sommet appartient à trois faces au minimum.

A2

La somme des angles des polygones au sommet du polyèdre est inférieure strictement à quatre fois la mesure de l’angle droit.

La première phase de la résolution consiste bien souvent à sélectionner les objets plastiques pouvant représenter les objets géométriques que sont les polygones réguliers. Les objets plastiques comprennent : des triangles équilatéraux, des triangles isocèles, des carrés, des rectangles, des losanges, des pentagones, hexagones et octogones réguliers. Dans le matériel proposé sous forme de pièces en plastique, la sélection donne finalement les cinq possibilités suivantes : triangle, carré, pentagone, hexagone, octogone.

Notons ici que les pièces comportent des contours particuliers du fait des articulations prévues, ce qui les éloigne très significativement de leur ressemblance avec des polygones et peut donc conduire à des difficultés d’interprétation dans les signes proposés aux élèves. En revanche ces articulations jouent un rôle essentiel d’artefacts dans la résolution du problème.

Avec cette catégorie d’objets il est possible d’envisager certaines constructions pouvant répondre aux critères fixés par l’énoncé, valides tant sur le plan sensible que dans le registre mathématique. Nous rappelons ici l’inventaire des possibilités en fonction du polygone régulier choisi.

Tableau 1

Cartes d’identité des 5 polyèdres réguliers

Cartes d’identité des 5 polyèdres réguliers
Dias, Thierry (2008). Thèse de doctorat

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Avec des triangles équilatéraux, trois constructions sont possibles mais le sommet constitué de cinq triangles est plus difficilement concevable en partie à cause de son absence relative de rigidité.

L’étude des constructions à partir de carrés identiques est relativement rapide : en effet, si l’on assemble 3 carrés pour former un sommet on achève la construction et on obtient l’hexaèdre régulier (le cube). En essayant l’assemblage de 4 carrés on trouve la limite constituée par le plan. Au cours de nos diverses expérimentations, ceci n’a jamais été mis en débat par les participants.

L’étude des possibilités de construction avec des pentagones réguliers conduit à la découverte d’un seul polyèdre régulier : le dodécaèdre dont la valeur esthétique est une référence très partagée par les élèves. Il est impossible d’assembler 4 pentagones réguliers (ou 4 octogones réguliers) sur un seul sommet, car il y a chevauchement !

Pour terminer, l’assemblage de 3 hexagones réguliers conduit à la même “impasse polyédrique” qu’avec 4 carrés : le pavage du plan. Cependant, contrairement au cas du carré, ceci est presque toujours l’objet de débats. Cette impossibilité de réaliser un polyèdre régulier avec des hexagones réguliers est le point nodal de ce problème de recherche. En effet, le réel sensible est ici en contradiction avec la théorie du fait de la souplesse de la matière plastique des matériaux utilisés. La forme solide en cours de construction avec plusieurs hexagones semble vouloir plier ! Pour invalider cette proposition les bâtisseurs de solides devront le plus souvent faire plusieurs allers et retours entre les objets du monde sensible qu’ils utilisent comme outils de modélisation et les objets géométriques qui leur correspondent. La rencontre de cet obstacle oriente la recherche vers une nouvelle question, qui n’est plus celle du nombre des solides de Platon, mais plutôt celle des contraintes qui pourraient permettre ou empêcher leur réalisation.

2.2 Consistance de la situation

La consistance didactique de ce problème de recherche a fait l’objet de plusieurs travaux (Dias et Durand-Guerrier, 2005), nous souhaitons cependant faire un rapide commentaire sur l’analyse a priori de cette situation dans le cadre de cet article.

Il est fort probable que les sujets élèves[3] possèdent quelques connaissances “scolaires” dans le champ spécifique de la géométrie dans l’espace. Elles sont essentiellement de l’ordre du lexique : vocabulaire de base de la géométrie comme côté, sommet, etc. Ils possèdent également souvent des références culturelles pluridisciplinaires de ces objets particuliers que sont les solides de Platon. Le cube est par exemple régulièrement cité a priori comme un représentant de cette “famille” sans avoir recours à sa construction du fait de ses nombreuses références culturelles et sociales. C’est un objet du monde sensible ayant donné lieu à plusieurs expériences manipulatoires constitutives de la connaissance de ses propriétés.

L’apparence visuelle du dodécaèdre est elle aussi très remarquable car presque toujours assimilée à la géométrie du ballon de foot[4]. C’est donc aussi un objet qui fait partie des connaissances communes, sa construction est fortement prévisible dans la phase d’essais par emboîtements des pièces plastiques.

Enfin, la structure “cristalline” du tétraèdre (et/ou de l’octaèdre) est parfois évoquée le plus souvent en référence au diamant. Ces références d’ordre culturel n’ont pas de liens explicites ou directs avec les propriétés des objets qui les fondent, ni avec aucune définition ou règle qui pourraient les déterminer.

On peut attendre à priori deux grands types de raisonnement (Dias et Durand-Guerrier, 2005) par rapport à la question posée sur le dénombrement de ces solides :

  • Le premier est analogique : il existe une infinité de ces polyèdres réguliers par association (ou relation) au nombre infini de polygones réguliers. Chacun de ses représentants est inscriptible dans un cercle, il en existe donc une infinité la limite étant la sphère. Une théorie erronée qui verra sa résolution par la confrontation avec la réalité par construction, avec un retour nécessaire sur les objets théoriques pour trancher comme nous le verrons plus loin.

  • Le deuxième raisonnement est plus intuitif : il existe un nombre limité, et même très petit de polyèdres réguliers. Un nombre correspondant aux trois seuls polygones permettant de réaliser effectivement un solide convexe : le triangle équilatéral, le carré et le pentagone régulier. Ici encore, la théorie sera invalidée par la confrontation aux constructions réelles qui permettent de la dépasser.

Dans nos observations, les manipulations de type expérimental rendues possibles par la présence du matériel ne suffisent pas à trancher ni sur le choix du bon raisonnement, ni même sur la validité de chacun d’entre eux. Ils peuvent au mieux nourrir l’intuition sous-jacente à la résolution. Il est nécessaire d’engager le débat entre élèves, avec ou sans participation du professeur, pour passer progressivement de la formulation à l’argumentation. Les discours portent sur les objets en jeu, des objets sensibles représentant d’autres objets géométriques. La signification des mots utilisés, et parfois leur indétermination, revêt alors une importance fondamentale lors des échanges langagiers. L’ambiguïté d’un mot comme côté en est un exemple : le côté d’un polygone est aussi l’arête du polyèdre… mais ce n’est pas son côté (Mathe, 2006).

Le principal obstacle mathématique de la situation d’apprentissage se situe dans la découverte de l’axiome 2 : la somme des angles des polygones au sommet du polyèdre est inférieure strictement à quatre fois la mesure de l’angle droit. Sa formulation n’est que fort peu probable, il faut compter sur les outils de modélisation que représente le matériel mis à disposition pour le voir émerger “en acte”, par assemblage de formes identiques qui pavent le plan. C’est l’ensemble de toutes ces actions et leur mise en mots qui est à l’origine des débats et des contradictions : par exemple, celle du pavage ou non du plan par assemblage des hexagones. Il est alors attendu des énoncés argumentatifs en vue de tentatives de validation des conjectures émises.

2.3 Les éléments constitutifs du milieu de la situation

L’objet de notre recherche étant la découverte des éléments spécifiques d’un milieu prenant en compte la dimension expérimentale des mathématiques, nous voulons présenter ici quelques éléments constitutifs du milieu de la situation didactique dans laquelle s’inscrit la résolution du problème des polyèdres réguliers. Nous espérons ainsi définir quelques invariants à l’issue de la confrontation à la réalité de la classe en vue de leur utilisation en formation. Nous souhaitons répertorier ces éléments en référence aux quatre notions suivantes :

  • La médiation du geste

    Apprendre ou faire apprendre, accorder ou céder de la mobilité graduellement à un corps, c’est toujours inventer une homogénéité nouvelle, un potentiel et se refuser aux procédures expéditives de transfert d’informations.

    Châtelet, 1993, p. 44

    Cette citation de Châtelet extraite de l’ouvrage Les enjeux du mobile donne selon nous une nouvelle définition possible de la réalité : le réel est ce qui exige une action, qui demande un geste. Mais, en suivant Châtelet, nous pensons que le geste ne se laisse pas réduire à l’acte (le mouvement de la main par exemple). Pour libérer la pensée d’un monde partagé entre le réel et la pensée, Châtelet introduit ce concept de geste qui n’exclut nullement l’urgence de « penser avec les mains ».

    Dans notre confrontation à la classe, nous essaierons d’observer le recours à de tels gestes dans la situation d’enseignement/apprentissage afin de comprendre en quoi ils peuvent être des éléments déterminants du milieu.

  • De la perception à la signification

    Les savoirs scientifiques (et pas seulement mathématiques) font référence à des notions, à des objets idéaux dont l’acquisition ne se limite jamais à une quelconque perception. L’étude qui permet leur appropriation est un processus de signification : le dodécaèdre idéal restera à jamais invisible, c’est le réseau des signes qui le représentent qu’il faut appréhender. Dans le jeu de la recherche des polyèdres, c’est une définition formulée en langue naturelle qui sert de point d’ancrage : Les polyèdres réguliers sont des polyèdres convexes dont les faces sont des polygones réguliers égaux et dont les sommets sont équivalents. Affirmer leur existence consiste à les construire (Durand-Guerrier et Héraud, 2007). Ces objets réels ainsi construits modélisent les objets théoriques puisqu’ils représentent une réalisation de la définition. En retour, les décrire permet de fonder la perception par une signification, il est ainsi fondamental d’utiliser un réseau de signes (mots, symboles, indices, gestes) riche et consensuel.

    Nous serons attentifs à la production des signes lors des différentes phases de la recherche des solides de Platon afin de mieux comprendre les enjeux du dépassement de la perception primitive dans l’acte d’apprentissage.

  • Antagonisme du milieu et cas limites

    L’une des conditions permettant la qualification d’antagonisme est que le milieu doit être porteur de déséquilibres dans les rétro-actions qu’il fournit à l’activité de l’élève. Il faut entendre ici par déséquilibre un état provisoire de la pensée due à la transformation des schèmes dans le processus d’accommodation (Piaget) qui se réalise contre des connaissances acquises auparavant. Ce type de difficulté peut être provoqué par des rétro-actions du milieu qui apparaissent contradictoires aux élèves-même si elles ne le sont pas intrinsèquement. C’est en présentant ces obstacles dans la situation que l’on provoquera l’adaptation de l’élève et par la même, la construction (appropriation) d’une connaissance.

    Pour qu’il y ait construction de connaissances nouvelles lors du processus d’adaptation, il faut que l’élève puisse d’abord engager les connaissances dont il dispose pour tenter de contrôler ce milieu. Il doit ensuite être en mesure d’en recevoir des rétroactions lui indiquant que ses moyens de contrôle sont encore insuffisants et que la résolution du problème ne sera pas instantanée. C’est l’une des hypothèses que nous testerons dans notre expérimentation.

  • Stabilité du milieu et apprentissages

    Nous avons souhaité donner une particularité au modèle de milieu que nous expérimentons dans les classes de l’enseignement spécialisé : sa nécessaire stabilité. Il nous paraît en effet essentiel de garantir les apprentissages des élèves dans une recherche comme celle que nous menons. Compte tenu de l’environnement très sensible des classes que nous avons investies, cette recherche ne pourrait se concevoir sans avoir pour objectif une stabilité assurée du système didactique que nous proposons. Il en va de même sur le plan du développement professionnel des enseignants qui doit lui aussi être pris en compte dans notre recherche. À l’issue de nos deux expérimentations, nous avons obtenu des résultats quant à ces objectifs.

3. Confrontation à la réalité de la classe

Nous décrivons et analysons ici une expérimentation de la situation de recherche des polyèdres réguliers dans un contexte d’enseignement spécifique. Nous souhaitons en effet conduire une recherche sur le terrain de l’incertitude que représente une classe de l’enseignement spécialisé du fait de son environnement sensible.

Notre choix s’est porté sur une classe d’intégration dont nous donnerons les éléments relatifs à son inscription institutionnelle dans un premier temps. Ce terrain d’étude fera aussi l’objet d’une présentation du contexte d’enseignement / apprentissage qui lui est corrélé. Ceci nous permettant de faire des choix de variables didactiques et pédagogiques pour la mise en oeuvre de la situation que nous proposons.

Après la présentation détaillée des séances conduites dans la classe d’intégration nous essaierons de stabiliser les invariants qui se dégagent à l’issue de cette expérimentation.

3.1 Le dispositif de la classe d’intégration scolaire (CLIS)

3.1.1 Cadre institutionnel

Les classes d’intégration scolaire (CLIS) font partie d’un ensemble de dispositifs relatifs à l’intégration scolaire collective spécifiquement française. Il s’agit de structures qui concernent uniquement les élèves de l’école primaire qui ont entre 6 et 12 ans. Elles ont été créées en 1991 dans le but « d’organiser la scolarité adaptée des élèves qui ne peuvent, dans l’immédiat, être accueillis dans une classe ordinaire et pour lesquels l’admission dans un établissement spécialisé ne s’impose pas.[5] » Elles étaient alors destinées aux élèves souffrant d’un handicap mental, terminologie abandonnée aujourd’hui. Elles sont désormais régies par une circulaire plus récente[6] qui les fonde principalement comme des dispositifs rattachés aux projets d’école, des structures d’accueil qui regroupent des élèves présentant des besoins éducatifs suffisamment proches (BOEN, n° 19, 2002[7]).

Chaque élève de ces classes doit pouvoir bénéficier d’un temps d’intégration en fonction de son projet personnel de scolarisation et en fonction de ses connaissances et de ses compétences si possible dans une classe de référence (qui correspond globalement à son âge). L’effectif total est limité à 12 élèves maximum afin de garantir des conditions propices à la mise en oeuvre du dispositif. Les professeurs des écoles exerçant en CLIS doivent posséder le diplôme d’enseignant spécialisé (CAPA-SH) afin d’être titularisé sur ce type de poste.

3.1.2 Le terrain de l’étude

Notre expérimentation se déroule donc dans une CLIS au sein d’une école primaire de 10 classes. Il s’agit d’un dispositif accueillant des élèves présentant des troubles plus ou moins importants des fonctions cognitives, ils sont 12 au total, ce qui correspond à l’effectif maximum. Le dispositif existe depuis très longtemps au sein de l’établissement ainsi que le processus d’intégration des élèves. Depuis septembre 2006, il est sous la responsabilité d’une enseignante spécialisée. Cette professeure des écoles est expérimentée mais n’est titulaire de son diplôme d’enseignante spécialisée que depuis 2 ans.

Les raisons du choix de ce terrain sont multiples mais nous souhaitons surtout proposer notre expérimentation à un niveau scolaire de l’école primaire dans un dispositif où les élèves sont en situation de handicap cognitif.

La mise en oeuvre de l’expérimentation a demandé l’accord du projet à plusieurs niveaux, ce qui s’est déroulé dans de très bonnes conditions. L’enseignante était enthousiaste et faisait déjà partie du réseau des enseignants spécialisés du projet rallye-ASH (Dias, 2007). L’accord de l’inspectrice de circonscription a été sollicité et obtenu rapidement notamment en raison de son intérêt en tant qu’inspectrice responsable du groupe départemental mathématiques et sciences[8]. L’accord écrit des parents des élèves à lui aussi été sollicité dans le cadre des prises de vue engendrées par nos enregistrements, 100 % des réponses ont été favorables.

Les contenus mathématiques proposés correspondaient à la progression de l’enseignante qui souhaitait conduire une situation d’apprentissage en géométrie. Le climat de classe est parfaitement adéquat l’enseignante ayant développé de nombreux rituels concernant l’écoute et le respect de chacun quelles que soient ses capacités et ses difficultés.

Enfin, parmi les raisons du choix de ce terrain il faut également citer le contexte matériel des locaux. Il nous paraissait tout à fait adéquat pour nos enregistrements vidéo dans une classe très lumineuse et relativement grande. La classe bénéficie également de l’accompagnement d’une auxiliaire de vie scolaire que nous avons pu également faire participer au projet.

3.2 Contexte d’enseignement/apprentissage

La classe d’intégration comporte 12 élèves tous orientés par la commission départementale des droits et de l’autonomie de la personne handicapée. Ils ont tous fait l’objet d’un projet personnel de scolarisation en accord avec les familles dans le strict cadre de la loi de février 2005 (présentée dans le chapitre précédent). Ces élèves souffrent tous de troubles des fonctions cognitives importants (définies par un retard mental global, des difficultés cognitives électives, des troubles psychiques, des troubles graves du développement ) et se caractérisent par :

  • un rapport anxiogène aux apprentissages (ce qui a des conséquences importantes sur leur autonomie),

  • une image de soi relativement dégradée,

  • des relations interpersonnelles difficiles soumises notamment aux problèmes de leadership,

  • des lacunes importantes dans les apprentissages de base en français et mathématiques.

Tableau 2

Présentation des élèves de la CLIS

Présentation des élèves de la CLIS

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Le groupe d’élèves possède un vécu commun assez important, seulement 3 nouveaux enfants ayant intégré le dispositif pour cette année de l’expérimentation (2007-2008). Ils sont tous intégrés relativement régulièrement dans des classes de l’école essentiellement dans le cadre des enseignements artistiques et d’éducation physique et sportive. Une élève (An., 12 ans) suit le programme de mathématique du niveau CE2 grâce à une intégration quotidienne (5 heures par semaine).

Le contexte d’enseignement/apprentissage de cette classe est approprié à la mise en oeuvre de la situation que nous proposons notamment du fait de la participation de la classe au rallye-ASH depuis 2 ans. Un entretien avec l’enseignante a permis d’en établir les principaux effets compatibles avec notre projet d’expérimentation :

  • le vécu commun des élèves de la classe dans le travail en groupes,

  • la dynamique de la démarche de recherche,

  • les habitudes créées dans la prise de recul par rapport aux tâches et aux activités,

  • l’étude systématique des démarches de résolution,

  • un rapport différent à l’erreur dans le cadre d’une démarche expérimentale.

L’enseignante professeur des écoles titulaire de la classe, nous a aussi témoigné du vif intérêt des élèves pour toutes les tâches concernant le domaine géométrique, un domaine dans lequel le sentiment d’échec est peu prégnant pour eux (sans doute par absence d’expérience d’apprentissage dans leur cursus scolaire ordinaire antérieur). Afin de ne pas isoler la séquence sur les polyèdres dans la programmation en mathématiques de la classe, il a été décidé de prolonger les situations d’apprentissage dans ce domaine à d’autres séances dont une consacrée à l’évaluation des acquis à la demande de l’enseignante. Il nous paraît en effet important dans une confrontation avec la réalité d’une classe d’adopter le point de vue de l’enseignant qui en assure la responsabilité. Nous analyserons ici uniquement les deux séances consacrées à notre dispositif de recherche.

3.3 Mise en oeuvre de la situation

Pour cette expérimentation, nous avons adopté le modèle de mise en oeuvre suivant. Dans un premier temps, nous avons programmé une séquence en deux ou trois séances, la première consacrée à la découverte du matériel et la deuxième à la recherche des polyèdres réguliers. Cependant, l’enseignante a souhaité associer un certain nombre de séances connexes au travail sur les polyèdres afin de bâtir un véritable projet d’enseignement. Ce projet est conduit finalement sur huit séances selon la programmation suivante :

  • jeu de la bataille de solides (pour une appropriation du matériel et l’émergence du vocabulaire géométrique spécifique), cette séance correspond à la séance 1 de notre situation didactique ;

  • dessins des solides construits (travail sur les représentations) ;

  • jeux de Kim[10] : reconnaissance des propriétés par le toucher et comparaison avec des représentations iconographiques (photos) ;

  • constructions libres de solides en atelier ;

  • situation de recherche des polyèdres réguliers et mise en commun, cette séance correspond à la séance 2 de notre situation expérimentale ;

  • institutionnalisation : désignation, description des solides et propriétés des figures planes ;

  • évaluation sur les compétences lexicales ;

  • nouvelle situation de recherche sur les patrons du cube.

Nous avons également décidé de certaines variables en fonction du contexte spécifique de cette classe d’intégration scolaire.

3.3.1 Variables didactiques et pédagogiques

Deux séances constituent la séquence d’apprentissage, car nous avons souhaité garder la même temporalité pour l’ensemble du groupe afin de nous adapter au fonctionnement habituel de la classe. Les recherches ont été conduites dans le même lieu et dans un même temps avec un dispositif de travail en deux groupes d’élèves. Une mise en commun terminale collective s’est déroulée en fin de séance 2.

La séance de recherche proprement dite a été précédée d’une séance d’expérience sur le matériel afin de faire fonctionner le vocabulaire spécifique de la géométrie utile dans la situation. Cette séance a cependant revêtu un caractère plus ludique compte tenu de l’âge des élèves : le jeu de la bataille des solides. Les raisons de ce choix tiennent dans les points suivants :

  • donner une finalité à l’activité proposée aux élèves,

  • permettre la construction de solides différents,

  • utiliser la comparaison deux à deux pour faire émerger la notion de critères et de propriétés,

  • faire émerger la nécessité d’une description critériée avec un vocabulaire adéquat,

  • provoquer une amorce d’argumentation dans le débat comparatif.

La consigne de la situation de recherche a elle aussi subi des adaptations au contexte de la CLIS : la forme de l’écrit, sa syntaxe, son contexte et son support. Nous avons délibérément choisi de ne pas faire figurer la notion d’égalité des degrés des sommets des polyèdres réguliers dans leur définition. De plus, la terminologie “polyèdres réguliers” semblait poser d’importants problèmes de signification, nous avons choisi de la remplacer par “solides parfaits”. Cette terminologie est plus proche du registre sensible, ce qui ne nous semble pas incompatible pour autant avec l’évocation d’objets théoriques.

3.3.2 Descriptif de la séquence

Objectifs poursuivis

Quatre objectifs principaux ont été poursuivis lors de cette situation d’apprentissage, ils ont été établis en collaboration avec l’enseignante titulaire de la classe :

  • “Faire fonctionner” le vocabulaire de la géométrie dans l’espace : face, arête, sommet, solide, polyèdre, côté, angle, volume (par rapport à la représentation à plat)

  • Commencer à dégager quelques notions clés en géométrie : en termes de relations, de propriétés et éventuellement de classification.

  • Découvrir, agir et expérimenter avec un matériel spécifique pour des activités scientifiques.

  • Développer les échanges langagiers de type énonciatif puis argumentatif.

Ces objectifs ont été mis en relation avec le socle commun de connaissances[11] tel qu’il est demandé de faire dans toute préparation pédagogique à l’école primaire.

Tableau 3

Présentation du socle commun en fonction des objectifs poursuivis dans la situation d’apprentissage

Présentation du socle commun en fonction des objectifs poursuivis dans la situation d’apprentissage

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Dispositif social pour les deux séances

Le contexte de la CLIS nécessite de privilégier l’alternance des dispositifs sociaux dans des temps relativement courts. En effet, les élèves sont très sensibles à la durée de chaque type de regroupement, ce qui implique un découpage des activités en conséquence. Trois temps ont été inscrits chronologiquement pour chacune des deux séances :

  • temps 1 : dispositif de travail en collectif pour le passage de la consigne

  • temps 2 : travaux en groupes de 6 élèves

  • temps 3 : dispositif collectif pour la mise en commun

Les 12 élèves sont répartis par l’enseignante en deux groupes de 6 selon des critères qu’elle a choisis du fait de sa connaissance des capacités des élèves, de leurs affinités relationnelles, ou des expériences conduites auparavant dans des travaux de groupes. Ce dispositif sera reconduit sur les deux séances avec les mêmes compositions.

Organisation matérielle pour toutes les séances

Plusieurs boîtes de polygones articulables (polydrons + clixi) sont mises à la disposition des élèves pour leurs expériences.

Séance 1 : La bataille de solides

Consignes écrites au tableau

Jeu : bataille de solides

1. Chaque équipe doit construire des solides complètements fermés tous différents et essayer de leur donner un nom. Il faudra ensuite préparer leur description (dire comment et avec quoi ils sont construits)

2. Bataille. Un élève de l’équipe A choisit un solide et le présente à l’équipe B. Si l’équipe B n’a pas construit le même solide, l’équipe A marque un point, sinon il y a match nul. C’est ensuite au tour de l’équipe B de présenter un solide, et ainsi de suite.

Déroulement de la séance

Quatre temps différents sont à distinguer, même si les temps 3 et 4 peuvent éventuellement être eux-mêmes scindés en plusieurs types de tâches. Les durées sont celles indiquées a priori dans la préparation, ce ne sont pas les durées effectives :

  • Lecture de la consigne par l’enseignante : 3 minutes

  • Temps d’appropriation et d’explicitation collective : 5 minutes

  • Recherche : 30 minutes

  • Mise en commun : 30 minutes

Séance 2 : Recherche des solides parfaits

Consigne de la situation de recherche

La consigne est lue par l’enseignante (plusieurs élèves sont en assez grande difficulté en lecture), puis distribuée individuellement par écrit sous la forme d’un parchemin.

Le maître du Donjon vit dans un château dont lui seul connaît l’entrée. Personne ne peut y pénétrer. C’est le plus grand sorcier de tous les temps, il possède des pouvoirs magiques importants avec lesquels il jette des sorts.
Pour cela, il utilise des objets mystérieux qui lui servent de dés. Mais, personne ne sait combien il en a.
Une seule chose est sûre : les objets mystérieux sont tous des solides parfaits.
Seule une chouette connaît les plans de ces solides parfaits.
Elle sait que chaque solide est fabriqué avec des faces identiques et régulières (leurs côtés et leurs angles sont égaux comme dans le carré).
Elle sait aussi que les faces d’un solide parfait sont toutes identiques.
Pouvez-vous dire combien le maître du Donjon possède de dés magiques ?

Déroulement

La séance est finalement découpée en deux temps distincts séparés par une récréation du fait de sa longueur. En effet, l’enseignante préfère ne pas différer à un autre jour la mise en commun générale consacrée à la solution du problème.

  • recherche :

    • Lecture collective de la consigne

    • Temps d’appropriation et d’explicitation

    • Temps de recherche en groupes

    • Mise en commun en groupes (portant sur la préparation de la communication)

  • présentation des travaux :

    • Chaque groupe présente ses résultats

    • Temps de questionnement et de remarques d’un groupe à l’autre

    • Débat autour de la solution à cette énigme.

      (Les indications de temps données sont prévisionnelles.)

Adaptation de la situation à l’enseignement spécialisé

Concernant la participation des élèves

Lors de ces deux séances, nous avons observé une participation importante de tous les élèves, y compris de ceux qui sont diagnostiqués avec des phobies scolaires. Quel que soit le niveau de connaissances, la motricité nécessaire aux manipulations, les compétences langagières, toute la classe participe à l’activité. Même lors de la mise en commun, aucun refus ni blocage n’est à signaler alors que cela représente un moment délicat pour certains élèves du fait de l’exposition au grand groupe (inhibition pour certains, “surexposition” pour d’autres). L’enseignante témoigne que ce type d’observation est détecté dans plusieurs autres activités géométriques et également dans le contexte du rallye. Ceci nous laisse donc à penser que la notion d’équilibre du milieu laboratoire est un élément important pour rassurer tous les élèves.

Il faut également signaler que malgré la relative longueur de chacune des séances, une forte mobilisation reste de mise parmi les élèves. Le maintien dans la tâche est assuré par les rétro-actions du milieu et par la mise en actes des connaissances, ceci est un point essentiel dans le déroulement d’une situation d’apprentissage dans le contexte de l’enseignement spécialisé.

Le rôle du milieu matériel

Le milieu matériel de notre situation est considérablement enrichi par la présence du matériel de construction. Il favorise l’action par l’expérience de la manipulation. Le statut de la manipulation au service d’une réelle situation d’apprentissage est certainement la clé, ce qui est un point fort pour la géométrie (comme déjà observé à plusieurs reprises et dans des contextes différents). Avec des élèves en situation de handicap langagier, la possibilité d’une mise en actes des connaissances par le geste, la fabrication et la création est de nature à révéler des compétences relativement invisibles (ou illisibles) dans l’environnement de la langue.

Nous avons observé que ce sont les pièces carrées et triangulaires qui sont prioritairement utilisées dans les premiers instants de manipulation, dans les premières constructions et expérimentations. Elles font partie des objets les plus familiers et leur emboitement est assez facile, ceci rejoint l’une de nos conjectures émise sur la nécessaire familiarité des éléments du milieu. Cette caractéristique est à même d’assurer le passage à de nouveaux objets en servant à la fois de point de départ rassurant et de tremplin vers la construction d’autres savoirs. Ainsi, alors qu’aucune allusion n’avait été faite aux polyèdres réguliers, trois solides de Platon sont construits au cours de la séance 1 : cube, puis tétraèdre et dodécaèdre. Même si ces constructions sont relativement rigides (trois faces pour chaque sommet), l’assemblage des pentagones représente tout de même une construction longue et susceptible de “casser” avant la fin. L’apparition relativement chronologique dans le milieu, est vraisemblablement initiée par la construction du cube qui représente l’objet le plus familier de cette classe d’objets. Une fois construit, le cube sert de témoin pour les constructions de solides dont les sommets sont de degré 3.

Travail de groupe

Lors du travail en équipes, nous avons observé de nombreux comportements significatifs de l’acceptation de la collaboration dans la recherche. Ainsi les constructions individuelles sont très rapidement prises en compte par l’équipe, elles sont commentées, comparées voire même abandonnées (détruites) lorsqu’elles représentent un double (séance 1). Ce type d’interaction constructive n’est pas toujours observable dans le contexte des classes de l’enseignement spécialisé. Il semble que l’environnement est suffisamment stable et rassurant dans ses aspects relationnels et matériels pour permettre l’expression de ce type de comportement.

4. Quelques invariants repérés

À l’issue de l’expérimentation de notre situation sur le terrain de l’enseignement spécialisé, nous souhaitons faire le point sur les invariants didactiques et pédagogiques. Nous souhaitons les considérer comme premiers résultats de cette recherche en regard de nos attentes présentées précédemment. Nous les traiterons en référence à la notion de milieu de la situation (éléments spécifiques), mais aussi relativement aux apprentissages développés chez les élèves de l’enseignement spécialisé.

4.1 La médiation du geste

Lors de nos observations, nous avons constaté une utilisation récurrente des gestes par les élèves lors des différentes phases de formulation : descriptions, dénotations et argumentation. Nous pensions dans un premier temps qu’il s’agissait là d’une forme de compensation de l’expression langagière surtout dans le contexte des élèves présentant des troubles sévères du langage. Mais nous avons constaté que cette gestuelle faisait également partie des stratégies et des postures d’enseignement lors de la mise en oeuvre de la situation de recherche. Selon nous, il s’agit là d’une des caractéristiques du milieu spécifique à la prise en compte de la dimension expérimentale des mathématiques.

Les signes objectifs présents dans le milieu de la situation (par exemple les pièces en plastique) peuvent devenir des instruments grâce aux opérations qui sont possibles sur eux. L’assemblage de deux faces permet par exemple à la notion d’angle dièdre d’exister non pas simplement sous une seule représentation (souvent théorique car très statique), mais par un ensemble d’expériences possibles grâce à la variable de l’articulation. Ce sont les mouvements possibles du jeu sur les pièces qui permettent d’accéder à la notion de grandeur de l’angle dièdre, en allant jusqu’au cas limite de sa mesure rencontrant le plan. Ceci est somme toute une forme de géométrie dynamique en lien direct avec le réel du monde sensible, une forme de « géométrie du monde sensible » (Nicod, 1923).

Dans nos confrontations avec la réalité des classes (Dias, 2009), nous avons par exemple constaté que les gestes pouvaient être associés à la désignation des choses (objets matérialisés, représentations objectives d’idéaux) :

  • la main mime une caresse pour la face

  • le doigt suit la longueur d’une arête

  • le doigt pointe les sommets (en rebondissant)

  • les mains dessinent le cercle ou entourent la sphère.

On perçoit ainsi comment le mouvement est utile à l’acquisition de concepts géométriques. Ce qui détermine l’objet sensible est un jeu sur les signes : un mot et un mouvement corporel qui semble de plus être à même de représenter un bon moyen mnémotechnique. Nous saisissons ici l’occasion de citer Giusti (2000, p.22) qui commente la définition de la sphère donnée par Euclide, une définition pleine de gestualité :

la sphère est une figure enclose par une demi circonférence qui tourne autour du diamètre jusqu’à revenir au lieu d’où elle était partie (Euclide, livre XI), qui évoque plus le tour de l’ouvrier que le compas du géomètre

Giusti, 2000

4.2 De la perception à la signification

Le rôle du langage, des mots qui dénotent, semble déterminant, c’est le recours à l’utilisation du registre langagier qui permet la médiation entre objet théorique non familier (que l’on appelle provisoirement par un nom) et l’objet du monde sensible (et donc familier) que l’on peut appeler voire même baptiser sans conséquence. Or, nous avons constaté dans nos deux expérimentations en classe que le vocabulaire utilisé spontanément pendant les phases d’action puis de formulation est relativement pauvre (forme, rond, carré). D’autres mots sont pourtant présents dans les connaissances des élèves puisqu’ils peuvent émerger lorsqu’ils sont sollicités par les rétro-actions du milieu. La modélisation, en tant que recherche d’une représentation partagée, stimule le travail spécifique sur le lexique et permet le passage progressif d’une dimension à une autre :

  • du sensible : ce solide est plus petit / plus grand / plus gros,

  • au théorique se traduisant par exemple par l’acceptation de la similitude de deux objets perceptivement différents, donc théoriques.

Ainsi avons-nous constaté lors de plusieurs expérimentations (Dias, 2009) des similitudes dans le déroulement des mises en commun. En fin de séquence de la situation didactique, il est par exemple intégré qu’un cube spécifique représente un cube générique, taille, couleur et type de matériel utilisé sont relégués au champ sensible et n’empêchent plus de faire référence au concept. La modélisation et le travail sur la signification ont permis l’émergence d’un processus d’abstraction.

4.3 Antagonisme du milieu et cas limites

D’après nos observations, le milieu de notre situation didactique peut être qualifié d’antagoniste au sens de la théorie des situations de Brousseau (1998). Par ses rétro-actions, certains de ses éléments contestent les évidences ou les intuitions en créant l’émulation nécessaire à la construction des connaissances, nous proposons d’en explorer trois : la problématisation, la confrontation des objets et le dispositif social.

La démarche d’investigation que nous utilisons est basée sur une problématisation de l’activité des élèves, ceci nous semble être le premier élément caractérisant l’antagonisme du milieu. Les tâches confiées aux élèves proposent des questions consistantes sous la forme d’obstacles qui ne paraissent pas infranchissables du fait de leur lien avec des connaissances familières «déjà là». Ce questionnement est accompagné des conditions de réussite pour la résolution du problème (définition des objets, instrumentation de l’activité), mais ne fournit pas de réponses, ce qui fonde son caractère antagoniste. La résistance due à cette problématisation détermine la consistance de la situation en assurant à ses acteurs la rencontre du sens.

Comme nous l’avons développé dans une étude plus théorique (Dias, 2008), la dimension expérimentale des mathématiques est fondée pour partie sur le rapport dialectique entre les objets théoriques et les objets sensibles. La confrontation des objets théoriques au réel se fait dans un processus de modélisation (ou d’abstraction par schématisation pour suivre Gonseth[12]) qui soulève un certain nombre de problèmes, de résistances. Pour étayer cette phase dialectique entre les objets, nous proposons d’instrumenter les élèves avec un matériel spécifique lui-même source de rencontres inattendues : les cas limites. Le milieu matériel possède ses propres contraintes : articulations, isométrie on non des côtés, souplesse plastique, catégories de polygones (propriétés et tailles). Nous avons observé par exemple que la construction d’un solide avec des hexagones soulevait la question de la limite du plan du fait de la souplesse des pièces en plastique. Certains élèves ont aussi tenté de construire des “solides plats” pour tester l’axiome 1 un sommet appartient à trois faces au minimum.

Ces rencontres sont matérialisées dans l’espace sensible grâce aux rétro-actions antagonistes des éléments du milieu, elles correspondent néanmoins à l’étude incontournable sur les objets mathématiques théoriques qui leur correspondent. Ces rencontres problématiques sont autant d’obstacles qui nécessitent l’adaptation des connaissances des élèves et ainsi les apprentissages.

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La rencontre du point nodal de la situation avec le cas des hexagones

La rencontre du point nodal de la situation avec le cas des hexagones

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La troisième caractéristique de l’antagonisme du milieu dans notre situation réside dans le dispositif social que nous proposons dans le cadre de la mise en oeuvre en classe. La démarche d’investigation est fondée sur la co-construction des connaissances grâce à la description des actions conduites, à la formulation collective des hypothèses et à la présentation publique des résultats. L’ensemble des situations de communication nécessite une adaptation des dispositifs sociaux. Ils doivent privilégier des phases de travail en équipes alternant avec des moments de mises en commun collectives.

Cependant, la co-construction ne signifie pas l’accord parfait et notamment dans le contexte de l’enseignement spécialisé. Le conflit socio-cognitif est une forme d’antagonisme du milieu qui se manifeste par les interactions entre les élèves. Dans un dispositif collectif ou de travail en équipe, chaque acteur agit sous le regard et les connaissances des autres. Si cela permet de garantir en quelque sorte la validité des actions, cela représente néanmoins une prise de risque pour l’ensemble du système didactique. Les avis contradictoires exposés dans le milieu sont propices à la construction des connaissances si le contrôle est assuré par la validation scientifique. Dans notre situation de recherche des polyèdres, nous avons pu observer ce fonctionnement du conflit socio-cognitif et sa régulation par le milieu. La forte présence des objets mathématiques et l’étayage (Bruner, 1983) de l’enseignant sont de nature à assurer une communication tournée vers le débat et la confrontation d’idées.

Dans le contexte de l’enseignement spécialisé, il nous paraît essentiel de garantir des apprentissages qui ont du sens, le milieu et son caractère antagoniste nous semble de nature à l’assurer.

4.4 Stabilité du milieu et apprentissages

Notre situation a été bien prise en charge dans la conduite de la classe par l’enseignante. Nous n’avons pas observé de déstabilisation dans les pratiques professionnelles (incompréhensions dans les préparations didactique et pédagogique perte de contrôle de la situation, difficulté dans les rétroactions) mais au contraire une forte adhésion à la démarche proposée. Nous avons constaté que l’appropriation des enjeux de la situation était rapide comme nous l’avons rapporté précédemment. L’une des raisons réside probablement dans le fait que le milieu que nous étudions assure une place centrale à l’enseignant dans l’environnement didactique (que ce soit dans la préparation ou la conduite de la classe). Il semble que cette caractéristique soit de nature à rassurer le professeur dans son action professionnelle. Nous avons vu par exemple comment le rôle de l’étayage enseignant dans la régulation des processus de signification était source d’expérience professionnelle positive. La médiation sémiotique et les phases de validation conduisent l’enseignant à faire des mathématiques devant les élèves, avec eux. Lors de cette expérimentation en classe d’intégration scolaire, nous avons observé un moment que nous rapportons ici comme illustration. La question de l’appartenance du losange à la classe des polygones réguliers était soulevée par la construction d’un polyèdre. La stabilité de la situation semblait alors en question tant le solide était proche des conditions émises (entièrement fait de losanges dont la forme est proche des carrés dans le matériel à disposition). Voyant que le signe de l’irrégularité des angles dans le losange n’était pas suffisamment saillant, l’enseignante choisit un autre support pour étayer ce processus. Elle découpe un grand losange dans du papier, trace en couleur les angles puis propose le découpage et la superposition des angles pour leur comparaison. L’adhésion de l’ensemble des élèves à la démonstration déclenche le retour à la stabilité du milieu, l’avancée du temps didactique n’est ainsi pas remise en question.

Du côté des apprentissages, force est de constater que l’expérimentation en classe d’intégration scolaire confirme la potentialité de la construction de connaissances. Lors de cette confrontation avec la réalité d’une classe de l’enseignement spécialisé, notons en premier lieu les découvertes importantes des deux équipes. Seul l’octaèdre n’a pas été découvert dans l’un des deux groupes, ce qui est un résultat plus complet que lors d’autres expérimentations conduites.

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Les réponses des deux équipes en CLIS

Les réponses des deux équipes en CLIS

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Nous avons également observé que le milieu proposé favorisait l’autonomie dans les apprentissages notamment grâce au matériel, à sa manipulation et aux déséquilibres permettant l’adaptation des élèves. L’autonomie est permise par la garantie du contrôle de la stabilité du milieu par l’étayage enseignant (dévolution, maintien dans la tâche, ostension). Les expériences sont nombreuses et libérées de toute inhibition par le contexte du laboratoire de recherche : toutes les actions sont permises y compris celles qui mènent à l’inattendu. L’enseignant est là pour prendre en considération ces expériences que les élèves réalisent de manière parfois marginale ou imprévue et leur permettre de les transformer en savoir.

Enfin, c’est la spécificité du processus de validation en oeuvre dans le milieu laboratoire qui assure l’accès aux savoirs. La mise en acte des connaissances est assurée par le processus d’adaptation des élèves aux rétro-actions du milieu, mais cette mise en acte doit s’accompagner d’une acquisition (puis d’une stabilisation) des savoirs pour atteindre la finalité éducative de l’institution école. Cette acquisition est possible grâce au développement d’un processus de validation qui consiste à exhiber explicitement les conditions de vérité des propositions émises. Produire les objets de validation c’est apporter des arguments en vue d’une communication, c’est construire un réel partagé (Lelong, 2004). Le rôle de l’enseignant est de garantir la conformité des connaissances construites.

5. Conclusion

Nous conclurons par une forme d’évidence pédagogique. Les équilibres dans le processus d’enseignement/apprentissage tiennent aux conditions qui permettent un développement personnel des individus : des élèves qui apprennent et un professeur qui enseigne au sein d’un véritable projet pédagogique concernant et mobilisant l’ensemble de ses acteurs. C’est la consistance didactique de la situation et l’étayage du professeur qui contribuent à la régulation du système.

La situation d’apprentissage géométrique consistant en la recherche des polyèdres réguliers nous semble particulièrement appropriée à montrer que l’intégration de la dimension expérimentale des mathématiques permet la construction des connaissances et qu’elle se traduit par les allers et retours entre l’objet sensible et l’objet géométrique. On voit ainsi comment les propriétés d’un objet géométrique peuvent rencontrer un réel résistant qui, grâce à son statut problématique renforce l’utilisation d’arguments théoriques pour enclencher le processus de validation.