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C’est un cauchemar si habituel qu’il ne viendrait à l’esprit d’aucun scientifique de s’en offusquer ou même d’imaginer qu’il puisse en être autrement. Une large partie de la vie d’un chercheur est consacrée à rédiger des demandes de crédits, puis attendre la réponse… trop souvent tardive, négative, ou amputée de la moitié des crédits. Éclosion ou explosion, le développement du système est encore récent en France, mais son rythme de croissance soutenu nous a permis de nous hisser très rapidement au plus haut niveau international.
Les organismes de recherche et les associations caritatives avaient déjà ouverts le bal depuis longtemps, mais le tempo restait lent, sur une base annuelle, permettant quelques périodes de pointe, autour du 15 octobre ou du 15 mars, après quoi tout redevenait calme. Trop calme manifestement. On vit d’abord apparaître, et monter en régime, au cours des années 90, les appels d’offre du ministère, avec une nette accélération dans le cadre du Fond National de la Science (FNS) ou du Fond de Recherche Technologique (FRT). Et puis les Régions, les Universités, les organismes de nouveau, les nouvelles agences et les grands programmes par eux-mêmes, déclinés en GIS ou GIP, se lancèrent dans la danse. Comme la communauté se plaignait de ne pouvoir tenir le rythme, la belle orchestration des États Généraux de Grenoble en 2004 ((→) m/s 2004, n° 12, p. 1158) demanda une pause et un seul chef d’orchestre. Alors vint l’ANR et son nouvel appel d’offre sub-quotidien, sur lequel enchaîna l’évaluation desdits appels d’offre. Une fois, deux fois, trois fois car il semble que même l’informatique ait des soucis pour suivre la cadence ! Certains eurent même bientôt leur propre projet de recherche à évaluer ! La boucle était bouclée : un jour j’écris, le lendemain j‘évalue, le troisième temps de la valse étant consacré à des réunions destinées à préparer, corriger le texte d’annonce, choisir les évaluateurs ou évaluer l’évaluation des appels d’offre. On pourrait croire la caricature trop typique du système franco-français et de son besoin permanent de multiplier les couches du millefeuilles administratif. Le numéro du 14 septembre dernier de la revue Nature [1] nous rassure : le cauchemar est international ! Et loin d’être un privilège réservé aux biologistes.
Faire l’aveu que l’on considère la réponse aux appels d’offre comme la pire partie de notre métier est une telle honte, la peur des rétorsion vis-à-vis de la « main qui vous nourrit » est si forte, que le journaliste de Nature est obligé de rapporter ses histoires en changeant les noms des institutions et des lieux, et sous couvert d’anonymat. Voyage au coeur des angoisses de la science ! Pire que tous les échecs, que toutes les frustrations de ce métier : perdre ses crédits ! C’est manifestement à la recherche ce que l’angoisse du licenciement est au cadre, ce que le krach boursier est au golden boy : non seulement l’échec, mais aussi la condamnation à mort, avec torture en plus puisqu’il s’agit d’une petite mort lente, très lente parfois même.
Premier mouvement : petits pas et délais. L’un des raffinements récents de la méthode consiste dans le principe de la « Lettre d’intention ». Le procédé est louable puisque, dans son principe, il est destiné à simplifier la vie des appliquants comme des évaluateurs. Voir ! On rappelle souvent la phrase de François Mauriac envoyant un jour au Figaro un billet qu’il savait trop long : « Excusez-moi, je n’ai pas eu le temps de faire court ! ». Pour résumée à deux pages qu’elle soit, la lettre d’intention n’en prend pas proportionnellement beaucoup moins de temps à écrire qu’un projet complet, et son analyse accompagnée d’une revue, non moins. Le principe encourage également le nombre de soumissions et, finalement, les délais de réponses s’allongent. Puis, pour quelques heureux/malheureux retenus, vient le temps du projet, travail en outre sans garantie de succès. Les mois filent. Les idées également. Les témoignages abondent sur les mois, quand ce ne sont pas des années, qui s’écoulent entre la notification du financement et la réalité des crédits versés… souvent en baisse et jamais en tenant compte des hausses de coût !
Second mouvement : l’impitoyable couperet de la revue. Les projets sont distribués à un groupe d’évaluateurs que la lutte respectable contre l’endogamie va chercher de plus en plus loin… Aucune garantie de confidentialité ou de respect des idées. Aucune garantie non plus du retour et il apparaît que, sur les 2 à 4 demandes régulièrement faites, la plupart des agences se satisfassent du retour d’une de ces revues. Il en est d’honnêtes et fondées. Elles ne le sont pas toutes et certains se demandent régulièrement si l’évaluateur à pris le temps de lire la demande ou si le nom de l’auteur et celui de son institution n’auraient pas suffit à motiver l’analyse.
Troisième mouvement : la cadence bureaucratique. Le Japon semble ici tenir le haut du pavé d’une administration tatillonne, aux gommes et crayons prêts. Mais j’ai encore à l’oreille un de mes amis m’expliquant les tourments dans lesquels le plongeait l’administration de Bruxelles concernant le compte rendu d’utilisation de ses crédits d’un programme en réseau européen. Du refus maintenant classique de frais de maintenance ou d’entretien, des machines ou des locaux, jusqu’aux déplacements pris en compte à l’aller et pas au retour, les situations ubuesques sont tellement nombreuses et fréquentes que chacun à sa petite histoire et qu’un hit parade façon « les perles des Agences » serait certainement du plus haut comique. Un raffinement de torture classique est également le « saucissonnage » qui permet à plusieurs partenaires d’attribuer des crédits, mais jamais assez pour permettre par exemple l’acquisition d’un gros matériel… jusqu’à obsolescence ou dégoût souvent.
Mouvement final : et après ? La question est évidemment de savoir comment améliorer le système car personne n’imagine un système de distribution des crédits qui ne serait pas solidement ancré dans une évaluation scientifique de qualité. Simplifier l’entrée est une exigence commune. L’informatique doit aujourd’hui permettre un accès simple au dossier, standardisé pour éviter les intempestifs « copier coller » d’une demande à l’autre. Des logiciels experts devraient bientôt pouvoir aider les appliquants comme les évaluateurs dans leur tâche. Certaines agences ont mis en place une assistance en ligne. Simplifier l’utilisation des crédits est aussi un objectif majeur. Nous avons atteint certainement la limite de la justification de crédit a priori avec obligation de respecter les dépenses prévues. C’est la cohérence scientifique d’un projet qui doit être jugée et son financement en permettre sa réalisation. Le caractère « analytique » des dépenses doit venir en fin de contrat, pour éviter la fraude certes, mais surtout laisser le scientifique libre de réorienter ses acquisitions en fonction des résultats obtenus ou des données publiées entre-temps. Cela implique aussi, dans le système français, un corrélat entre la labellisation d’une équipe et un financement de base de haut niveau durant les 3 ou 4 ans où elle est reconnue. Comment améliorer l’honnêteté des revues ? Sujet difficile et ancien comme l’histoire de l’humanité. Ici encore, l’informatique peut aider à l’équité de traitement qui est le minimum requis à défaut de la justice. Aller jusqu’à noter les évaluateurs ou envisager leur rémunération relève d’un autre débat d’une extrême complexité. En tout état de cause, revenir à un sujet central : laisser aux scientifiques le temps de faire un peu de science… ne serait-ce que pour utiliser les crédits parfois obtenus.
Appendices
Référence
- 1. Giles J. Research grants : the nightmare before funding. Nature 2005 ; 437 : 308-11.