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Introduction

J’ai intitulé ma conférence « Aspects historiques et analytiques de l’appel en matière civile ». Elle est donc divisée en deux parties qui, sans être totalement étanches, traitent de questions souvent assez éloignées les unes des autres.

Je voudrais d’abord expliquer brièvement pourquoi je me suis intéressé à ce sujet. C’est, en somme, une banale application du vieux dicton français « l’occasion fait le larron ».

Il y a maintenant une dizaine d’années que j’ai quitté l’université McGill, après y avoir enseigné pendant vingt-cinq ans et y avoir connu de manière continue ou presque de grandes satisfactions intellectuelles et professionnelles. En 2002, je suis devenu juge, et les juges canadiens de nomination fédérale ont l’avantage de pouvoir prendre un congé sabbatique après un certain nombre d’années de service (un peu comme les universitaires). C’est ce qui m’est arrivé en septembre 2011, lorsque j’ai passé huit mois entre la Faculté de droit de l’Université McGill et l’École de droit de Sciences Po à Paris. Il me fallait un programme de lectures et un thème de recherche. Je me suis dit : n’essayons pas d’être original à tout prix. Essayons plutôt de nous renseigner un peu plus en profondeur sur les origines historiques et sur le fonctionnement actuel de l’appel, de réfléchir sur la chose, et puis voyons ce que ça donnera.

Quelques observations préliminaires s’imposent sur les choix que j’ai faits en délimitant le sujet.

Premièrement, j’ai laissé de côté l’appel en matière criminelle ou pénale. Ce n’est pas que le sujet manque d’intérêt, loin de là, mais en traiter convenablement m’aurait entraîné trop loin dans des chemins de traverse, car l’appel régi par le Code criminel soulève aussi, et souvent, des questions techniques (par exemple lorsqu’il vise indirectement un verdict de culpabilité prononcé par un jury en attaquant les directives données par le juge aux jurés). Il faudrait tenir compte de ces particularismes et cela compliquerait inutilement un exposé que je veux garder synthétique et simple. Je ferai quelques fois allusion au droit criminel, mais je laisse à d’autres le soin de donner au sujet l’importance qu’il mérite.

Deuxièmement, je vais m’intéresser surtout, mais pas exclusivement, à l’appel intermédiaire, celui qu’entend une cour d’appel et non celui qu’entend une cour suprême. Ici encore, il y a des ressemblances, auxquelles je ferai quelques fois allusion, mais il y a aussi d’importantes différences, notamment pour ce qui concerne l’accès aux cours suprêmes. L’appel de plein droit demeure largement la règle au niveau intermédiaire, alors que c’est une exception presque infinitésimale au niveau des cours suprêmes, ce qui leur donne une tout autre texture institutionnelle.

Troisièmement, autant pour l’intérêt de la chose que par déformation ancienne acquise à McGill, je vais procéder à de fréquentes comparaisons. Et ici, je veux introduire rapidement une distinction qui risque de sembler prétentieuse, mais qui en réalité est fort simple. Elle m’a bien servi en cours de route. J’ai étudié les questions qui m’intéressaient de manière comparative, c’est-à-dire diachroniquement et synchroniquement. Diachroniquement d’abord : à quand remontent les premières formes de prise de décision judiciaire qu’on peut raisonnablement qualifier d’appel, comment ont-elles évolué dans le temps et en quoi diffèrent-elles notablement de ce qu’on connaît aujourd’hui? Synchroniquement ensuite : aujourd’hui, dans les grands systèmes de droit occidentaux, quelle est la place de l’appel et comment fonctionne-t-il? Le droit comparé m’a occupé pendant toute ma vie professionnelle, ma thèse de doctorat en était une de droit public comparé, j’ai enseigné le droit comparé à McGill pendant plusieurs années; aussi me semblait-il naturel d’emprunter une voie familière de comparatiste pour exploiter le thème qui m’intéressait et pour tenter d’y voir plus clair.

Pour des raisons assez évidentes (linguistiques entre autres), je m’en suis tenu à quelques systèmes de droit : les systèmes canadiens, d’abord — mais qui ressemblent beaucoup au nôtre, y compris sous un angle historique —, les systèmes américains, le système anglais et le système français. Et j’ai découvert, comme on le verra, qu’il y a bien des manières de concevoir et de réglementer l’appel en matière civile.

I. Considérations historiques sur l’appel

A. Quelques repères historiographiques

À ma connaissance, il n’y a pas en langue anglaise d’ouvrage consacré spécifiquement à l’histoire de l’appel[1]. Bien sûr, si l’on prend l’exemple du droit anglais[2], les historiens du droit les plus connus (Maine[3], Maitland[4], Holdsworth[5], Baker[6] et Milsom[7]) abordent tous le sujet. En consultant Holdsworth, le plus encyclopédique, on trouve une description fort détaillée des institutions, de la procédure et de leur évolution, du lendemain de la conquête normande jusqu’au XXème siècle. Il s’en dégage une image à la fois complexe et chaotique, un foisonnement de détails qui, peut-être, font écran à l’essentiel[8]. L’appel, en tant que tel, n’est pas le propos de ces historiens, et il manque à leurs exposés une théorie de l’appel, qui permettrait d’avancer une synthèse du sujet.

En droit français, par contre, il existe un tel ouvrage, fort érudit d’ailleurs : c’est l’Essai sur l’histoire du droit d’appel de Marcel Fournier, publié à Paris en 1881[9]. L’auteur y retrace l’histoire de l’appel en droit romain puis en droit français, depuis la période franque jusqu’à la Révolution française. Fournier donne de l’appel une définition, très simple, qui vaut encore aujourd’hui et qu’on peut utiliser comme point de départ de notre réflexion : « L’appel est une institution qui permet à une partie, qui se croit lésée par un jugement, de s’adresser à une juridiction supérieure pour faire réformer la sentence du premier juge »[10]. Au fond, cette description ressemble d’assez près à la conception que nous avons encore aujourd’hui de l’appel[11].

Par ailleurs, nous devons à deux auteurs américains, fort célèbres l’un et l’autre, des ouvrages d’excellente tenue sur l’appel[12]. Il y est question ici et là de l’évolution de l’appel à travers le temps bien que ces ouvrages ne portent pas à proprement parler sur l’histoire de l’appel. J’aurai l’occasion d’y revenir, surtout dans la deuxième partie de cet exposé, lorsque je m’intéresserai à certains aspects analytiques de l’appel comme nous le concevons de nos jours.

B. Cadre d’émergence de l’appel comme voie de recours

Dès les premières lignes de son Essai, Fournier annonce une thèse : l’appel apparaît lorsqu’il règne un certain ordre dans l’organisation politique, lorsqu’une administration déjà assez perfectionnée fonctionne et lorsqu’une tendance à la centralisation se manifeste[13].

Il poursuit et explique que, fondamentalement, si l’on envisage les choses sous l’angle de l’histoire, et à très long terme, quatre étapes doivent être franchies pour qu’émerge l’institution de l’appel dans les systèmes de droit d’Europe continentale (je paraphrase, et très librement, je dois le reconnaître[14]) :

  1. Au premier stade, celle des droits primitifs, dans une société traditionnelle régie par l’usage et la coutume — ce que le professeur Glenn appelle a chthonic legal tradition[15] — la justice est administrée au sein même de la famille, ou par la communauté immédiate, le voisinage, la tribu ou le clan. L’idée d’un appel n’existe pas. Fournier écrit : « C’est l’époque où la chose jugée avait toute sa puissance et des peines sévères défendaient de remettre en question ce qui avait été décidé par la tribu »[16].

  2. Au second stade, les hostilités se déclenchent entre familles, tribus ou collectivités. Cela conduit à l’émergence de chefs de tribu, le plus souvent des chefs guerriers. La monarchie fait alors son apparition, avec une cour, qui est le lieu de certaines délibérations, et dont les membres se voient déléguer certaines responsabilités par le monarque qui ne peut pas tout faire tout seul (c’est le problème de Guillaume le Conquérant). Les premières formes d’appel émergent à ce moment et l’appel, qui à l’origine s’apparente à un recours en grâce, est porté auprès du souverain en personne. C’est le cas à Rome sous Auguste, c’est aussi le cas dans la Gaule franque des premiers carolingiens.

  3. Le troisième stade survient avec la montée de l’aristocratie, lorsque l’administration royale gagne en envergure et se complique, contraignant le souverain à « se dégager de la charge de juger en personne »[17]. Aussi nomme-t-il des délégués pour connaître des appels qui antérieurement lui étaient adressés personnellement. Cette période est traversée par les derniers carolingiens, Louis IX (Saint Louis) qui meurt en 1270 et Philippe le Bel (1268-1314), fils de Philippe le Hardi et petit-fils de Louis IX. On situe la création du Parlement de Paris, la première véritable cour d’appel en France, « autour de 1250 ». Le recours exceptionnel au souverain demeure cependant possible.

  4. La quatrième étape est celle des corps intermédiaires spécialement constitués pour juger les appels sans que le souverain ait désormais à assumer cette tâche. Entre 1250 et 1768, année de l’établissement du Parlement de Nancy (le tout dernier créé, qui avait été précédé de treize autres), on perçoit très bien le développement de l’administration royale et la croissance de l’appareil judiciaire, les Parlements étant les cours d’appel qui se répartissent sur le territoire français et se partagent le travail de régularisation du droit prétorien[18].

Si l’on excepte la courte période du régime militaire après 1760 (et qui n’entre dans aucune des phases identifiées par Fournier), on peut avancer l’idée que l’histoire de l’appel au Québec, de 1763 à aujourd’hui, s’insère tout simplement dans la quatrième phase. Il y a des nuances à faire, puisque le Québec a longtemps été une colonie, et j’y reviendrai, mais dès 1763 on parle déjà d’un corps intermédiaire qui exerce au nom du roi une compétence générale de révision des décisions judiciaires de première instance.

Bien entendu, il en va autrement du droit anglais et du droit français dont l’histoire s’échelonne sur une période beaucoup plus longue. Il faudrait probablement remonter avant les rois saxons en Angleterre, et très certainement avant les carolingiens en France, pour atteindre le premier stade de Fournier, celui de la tradition chthonienne. Rassurez-vous, je n’ai pas l’intention de remonter jusque-là. Mais, en considérant rapidement comment les choses ont évolué en Angleterre et en France à partir du second stade, on découvre plusieurs choses intéressantes et dignes de mention. Il y aurait beaucoup à approfondir ici, mais faute de temps et d’espace, je vais me contenter d’un survol rapide, en mettant l’accent sur les convergences et les divergences. Entre ces deux troncs fondamentaux, il y a comme d’habitude des différences marquées et fécondes, bien qu’il y ait aussi quelques forts points de ressemblance, ancrés dans l’idée même du droit, comme on finira par la concevoir en Occident.

C. France et Angleterre : des chronologies très différentes

L’appel comme voie de recours apparaît beaucoup plus tôt dans les systèmes civilistes issus du droit romain, et notamment en France, que dans les systèmes de common law. J’ai déjà souligné que c’est « autour de 1250 » que s’organisa ce qui, fonctionnellement, allait devenir la première cour d’appel en France, le Parlement de Paris, issu de la Curia Regis[19]. Cette transformation s’opère en France entre 1235 et 1344, par un lent processus de professionnalisation de la magistrature[20]. Ce processus présente certaines affinités avec l’évolution d’institutions parallèles en Angleterre[21], même si les raisons profondes de la professionnalisation semblent avoir été assez différentes. Et là s’arrêtent les ressemblances.

Il existait bien à cette époque, et de l’autre côté de la Manche, une Curia Regis, lointain ancêtre de la Court of King’s Bench. Mais, en Angleterre, où presque deux siècles s’étaient alors écoulés depuis la conquête normande, et où les juges mandatés par le Roi exerçaient une juridiction de surveillance[22], on ne peut pas vraiment parler d’une compétence en appel. Common law et equity ayant longtemps été une chose et son contraire dans la tradition anglaise, la compétence d’appel se développa passablement plus tard du côté de la Court of Chancery[23], avec de nombreux inconvénients sur lesquels je reviendrai, mais du côté common law, ce fut beaucoup plus laborieux et tardif.

D. Angleterre : les raisons d’une si lente émergence

D’ailleurs, en Angleterre, plusieurs facteurs semblent avoir convergé pour rendre nettement plus difficile la transition vers une conception moderne de l’appel.

En premier lieu, et c’est probablement la raison la plus fondamentale, l’idée même d’erreur en common law ancienne n’a pratiquement pas de référent et n’a donc que peu de prise sur les jugements de cour. Je sais que cela peut sembler étonnant, mais il faut comprendre que, pendant plusieurs siècles, et peut-être même jusqu’à Blackstone (donc jusqu’à la seconde moitié du XVIIIème siècle), le droit substantiel, en droit anglais, demeure largement le fait du juge[24]. C’est Patrick Glenn, à mon avis, qui a le mieux dépeint la chose. Il écrit d’abord : There were only first-instance judges, no courts of appeal. The judges worked out themselves what was to be allowed. It was better not to suggest they had erred. And the jury, of course, could not[25]. Puis il ajoute en note, dans un passage qui cerne parfaitement cette caractéristique de la tradition de common law, les raisons de cette absence d’appel :

Notably because there were few criteria external to [the judges] to conclude that they had. There were, of course, exceptional possibilities for doing so, notably by alleging error of law on the face of the record (of the trial), such subsequent review (by a group of first-instance judges sitting together — the Court of Exchequer Chamber) was possible. But since there was no written substantive law, there could be no error in its application. The jury, then as now, worked in strange and wondrous ways, doing ‘their own justice’ [...]. In the common law there is no (written) law beyond the judges, so those (even) of first instance have a final say, and along with the jury on the merits. Given the prominence of the judge in the common law, the finality of their judgments came to have fundamental importance in the emergence of common law conceptions of positive law, in spite of the judges’ protest[26]

Deuxièmement, et Glenn fait aussi allusion à ce facteur[27], très tôt dans l’histoire du droit anglais, l’institution du jury va gagner en importance et devenir indissociable des tribunaux de common law. Ce facteur, à lui seul, va retarder de plusieurs siècles l’émergence d’une véritable procédure d’appel — après tout, ce n’est qu’en 1873 que l’institution moderne fera son apparition[28], vingt-quatre ans après la création d’une véritable cour d’appel au Québec.

Troisièmement, le système des forms of action et des brefs de prérogative va lui aussi entraver le mouvement vers une procédure d’appel unifiée. Le writ of error, qui est l’ancêtre du bref de certiorari accordé notamment en cas d’error of law on the face of the record, tiendra longtemps lieu d’appel, mais sous une forme archaïque et extrêmement formaliste qui sera universellement décriée par la suite[29].

Enfin, et quatrièmement, il convient de rappeler le rôle du Parlement, et tout particulièrement de la House of Lords, dans l’appareil judiciaire anglais, un rôle qui est apparu sous les Tudors, soit relativement tôt (fin XVème, début XVIème siècles) dans l’histoire anglaise[30], avec toutes les ambiguïtés que cela comportait. Outre l’entorse apparente au principe de la séparation des pouvoirs, l’existence de cette procédure malgré tout assez fréquentée[31] permettait à des pairs, même sans formation juridique, de prendre part à la décision. Ils ne cessèrent généralement de le faire qu’à partir de 1844[32] et, aussi tard que 1883, l’un d’entre eux tentait encore, mais sans succès, d’ajouter sa voix à celles des juges professionnels[33]. Un peu à la manière de la Curia Regis entre 1200 et 1400, la House of Lords va pourtant parvenir à se transformer, par une sorte de transsubstantiation, et elle aura déjà les caractéristiques d’une cour suprême à la fin du XIXème siècle. Mais la transition sera longue et délicate[34].

Une dernière nuance s’impose, cependant, et elle est de taille. L’appel s’est bel et bien développé assez tôt en Angleterre, quoique de manière empirique et apparemment fort désordonnée, du côté de la Court of Chancery. C’est en partie pourquoi il faudra attendre l’unification des juridictions de common law et d’equity, le 1er novembre 1876, pour qu’une cour d’appel intermédiaire de compétence générale s’intègre à la hiérarchie judiciaire anglaise et exerce des pouvoirs du type de ceux antérieurement confiés à la Cour d’appel du Québec en 1849. Les résistances aux réformes semblent avoir été moins fortes ici qu’en Angleterre.

E. France : la trajectoire singulière des Parlements

Abordons brièvement la tradition civiliste puisqu’elle est la première qui ait métabolisé, en quelque sorte, l’idée de l’appel.

On a vu que la démarcation entre les pouvoirs judiciaire, législatif et exécutif a longtemps été poreuse en droit anglais. En un sens, d’ailleurs, ce qu’en dira Montesquieu dans l’Esprit des lois est autant une vue de l’esprit qu’une réalité. Mais une confusion d’un même genre, quoique bien différente dans ses effets, se retrouve avec les Parlements du droit civil français.

Les Parlements ont en effet compétence pour enregistrer les édits royaux dans leur ressort. On dit en langage moderne que cette formalité « correspond à peu près à ce qu’est actuellement la publication au Journal Officiel »[35]. Mais la formalité n’en demeure pas moins essentielle, car sans elle l’édit royal ne peut recevoir application dans le ressort. Or, et c’est là ce qui est intéressant, les Parlements très tôt ont pris l’habitude de vérifier la compatibilité des édits royaux avec les coutumes locales (coutumes écrites la plupart du temps) avant de les enregistrer. En 1757, le Parlement de Bordeaux, dans ses Arrêtés et remontrances, tient à ce sujet le propos suivant :

Le parlement, sans participer aucunement au pouvoir législatif qui réside d’une manière incommunicable dans la personne du seigneur roi, est néanmoins le conseil légal du souverain en matière de législation; il est tenu par ce devoir et par la religion du serment, de vérifier la loi, de juger l’avantage dont elle peut être pour le monarque et ses sujets, de la comparer aux lois anciennes et fondamentales de l’État; et il ne peut et ne doit l’enregistrer qu’autant qu’elle ne renferme rien de contraire à ces lois primitives d’où dépendent la sûreté du trône et le bonheur des peuples[36].

Bien entendu, cette prérogative invoquée par les Parlements fait rarement l’affaire du monarque lorsqu’elle sert à neutraliser ses édits. Il se développe même avec le temps une sorte de jeu d’escalade en plusieurs étapes. Le roi envoie un édit, le Parlement refuse de l’enregistrer et transmet ses remontrances au Roi, qui répond par des lettres de jussion enjoignant le Parlement d’enregistrer, ce à quoi le Parlement riposte par des itératives remontrances. Le roi doit alors se déplacer, venir lui-même au Parlement et tenir un lit de justice pour que soit enregistré l’édit qui donne effet à ses volontés[37]. Il existe une riche iconographie de ces occasions solennelles, dont certaines tiennent véritablement de l’affrontement symbolique avec le monarque.

Mais on considère également que, lorsque le monarque tient bien le pays, il contrôle les Parlements. Il en fut ainsi de Louis XIV : sa grande Ordonnance Civile d’avril 1667, voulue par Colbert, rédigée par Pussort[38], et promulguée (lire imposée) par Louis XIV, met rudement au pas les Parlements et contient de nombreuses dispositions sur l’appel. Cette ordonnance, qui en est une avant tout de procédure civile, reprend avec insistance un thème récurrent dans les ordonnances royales des XVIème XVIIème siècles : l’injonction faite aux juges de « garder et faire garder » les ordonnances royales, « sans y contrevenir sous quelque prétexte que ce soit, d’équité ou autrement ». Il s’agit, écrit Jacques Krynen, historien du droit, d’une « machine de guerre tournée contre la haute magistrature »[39]. Son but est de « réduire la fonction de jugement à une simple application mécanique de la loi »[40]. En somme, cessez de vous défiler, faites votre travail et appliquez la loi telle qu’elle est écrite.

Ces idées ont la vie dure et elles survivront à la Révolution française lorsque le pouvoir politique changera radicalement de mains. En une série d’expressions-chocs, Krynen parle de la « négation révolutionnaire du pouvoir judiciaire »[41], d’un « complet basculement légicentriste », d’une « loi sacralisée » et d’un « juge mécanisé »; « la loi dans le discours révolutionnaire ambiant se voit célébrée avec une ferveur d’intensité au moins égale à celle qui entourait précédemment la figure du monarque »[42]. Bien que les choses se soient beaucoup nuancées depuis, je crois qu’il demeure dans la culture juridique française un attachement à la loi écrite — parlons de légicentrisme si l’on veut — qui, pour des raisons profondes et très anciennes, ne pouvait apparaître en droit anglais.

F. Les transformations de la finalité de l’appel à travers les âges

Je voudrais mentionner un dernier aspect des choses, qui m’a frappé lors de mes lectures sur l’histoire de l’appel, et qui tient à ceci : l’appel à travers le temps se transforme sous un aspect fondamental qui est celui de sa finalité intime.

Il est évident que, plus l’on remonte dans le temps, plus les institutions qui administrent la justice (je serais tenté de dire « qui administrent l’idée qu’on se fait de la justice à une époque donnée ») s’éloignent des nôtres. Et cela vaut pour l’appel comme pour les autres composantes d’un système de justice. Il devrait aller de soi que, l’appel à l’époque des ordalies et des duels de justice, ce n’est vraiment pas la même chose que l’appel au XVIIIème siècle ou à plus forte raison aujourd’hui.

Et donc, on peut comprendre, par exemple, qu’entre le XIème siècle et la fin du XVème siècle (en gros, l’époque médiévale jusqu’à la fin du bas Moyen Âge), alors que la monarchie est théorisée comme étant de droit divin (en anglais, the divine-right theory of kings), on conçoit l’appel bien différemment d’aujourd’hui. Il faut nuancer, bien sûr. La monarchie de droit divin, chère à Louis XIV qui va régner jusqu’en 1715, avait déjà fait long feu en Angleterre au moment de la Glorieuse Révolution (1688-89) et du Bill of Rights. Mais, ce qui est certain, c’est que tout au long des quatre ou cinq premiers siècles du deuxième millénaire, la monarchie se veut de droit divin, et rendre justice (au temps de Louis IX, par exemple) est une prérogative capitale du monarque, même s’il peut en déléguer la responsabilité. La monarchie féodale se définit comme une institution qui, dans son essence, est dispensatrice de justice pour les sujets du roi[43].

Dans une telle perspective, commettre une injustice alors qu’on rend justice au nom du Roi qui, lui, tient sa prérogative de Dieu, est une forfaiture, un acte en quelque sorte blasphématoire et extrêmement grave. Et on comprend alors pourquoi l’appel, à cette époque, là où il existe, revêt souvent sinon habituellement la forme d’une procédure dirigée contre le juge, contre la personne du juge.

Il y a d’ailleurs un mot pour décrire cette procédure, un substantif, c’est le « faussement », dont vous trouvez la définition encore aujourd’hui dans le Grand Robert. « Faussement » signifie « voie de recours par laquelle un plaideur faussait son jugement »[44]. Et « fausser » signifie « déclarer “faux et menteur” son juge, et le provoquer en duel judiciaire »[45], puisque pendant longtemps au cours de cette période le duel est un mode de preuve privilégié[46]. Montesquieu a décrit par le menu détail les rapports entre le « combat judiciaire » et l’appel[47], et comment Louis IX, dans ses propres domaines, avait aboli le duel dans les procédures de faussement. C’est la multiplication des appels qui en transforma la configuration. Montesquieu, lui-même président à mortier du Parlement de Bordeaux, écrit assez drôlement :

Dans la suite, ce qui n’était que deux cas particuliers [le faussement et l’appel de défaut de droit] étant devenu général pour toutes les affaires, par l’introduction de toutes sortes d’appels, il parut extraordinaire que le seigneur fut obligé de passer sa vie dans d’autres tribunaux que les siens, et pour d’autres affaires que les siennes. [...] Et, quand l’usage des appels devint encore plus fréquent, ce fut aux parties à défendre l’appel; le fait du juge devint le fait de la partie[48]

À quelques variations près, on observe un phénomène semblable en droit anglais. Maitland et Pollock écrivent : The idea of a complaint against a judgment which is not an accusation against the judge is not easily formed[49]. À cette époque, en droit anglais, et sous réserve de certaines nuances[50], l’appel n’existe pas encore en common law, mais les jurys occupent déjà une place importante dans l’administration de la justice et il faut un moyen de contrôler leurs décisions. Aussi les jurés sont-ils ceux que vise la principale voie de recours en révision, le writ of attaint. Et ce n’est pas une mince affaire. Holdsworth en situe l’apparition en 1202[51]; techniquement, son abolition date d’une loi de 1825[52] mais il tomba en désuétude plus d’un siècle auparavant. Les jurés, à l’origine, jouaient un rôle de témoins. Ce n’est que plus tard qu’ils sont appelés à prononcer un verdict sur une preuve faite devant eux. Le writ of attaint se fonde sur la suspicion qu’un premier jury de 12 membres a trahi son serment en rendant un faux verdict; si le jury de 24 membres qui est alors formé conclut à la fausseté du verdict, les premiers jurés sont emprisonnés pour un an et leurs biens meubles (chattels) sont confisqués[53]. On voit que porter un jugement comportait déjà, et là aussi, certains risques…

Mais la morphologie du writ of attaint se modifiera assez rapidement. Déjà vers 1230, Bracton distingue les verdicts parjurés des verdicts fatuous ou mistaken, hypothèse qui selon lui doit atténuer la rigueur de la sanction imposée aux jurés[54]. L’idée d’errare humanum est progresse, lentement mais sûrement. Comme nous sommes en droit anglais, c’est vers la jurisprudence qu’il faut nous tourner, et nous avons sous la main une espèce qui sera lourde de conséquences sur la manière de concevoir, en appel ou autrement, l’erreur révisable par une juridiction supérieure.

Une affaire célèbre, Bushell’s Case[55], va servir de révélateur. En 1670, William Penn, le futur fondateur de la Pennsylvanie, est un Quaker militant de 26 ans. Il a reçu une excellente éducation et il est le fils d’un amiral célèbre. Avec un nommé William Mead, Quaker lui aussi, il est accusé d’avoir pris part à un attroupement illégal (unlawful congregating and assemblies) et il est traduit devant un jury. Le jury l’acquitte, malgré les protestations du juge qui, devant ce résultat, fait emprisonner les jurés pour avoir prononcé un verdict contraire à ses directives. L’un des jurés, Edward Bushell, obtient un bref d’habeas corpus. L’affaire est jugée par la Court of Common Pleas. Le juge en chef Sir John Vaughan prononce un jugement unanime, qui est particulièrement savant et documenté pour l’époque. Il aura plusieurs impacts importants[56] sur la compétence de la Court of Common Pleas, sur la portée du bref d’habeas corpus, sur la notion de jury nullification, sur l’indépendance des jurys et sur l’usage inapproprié de writ of attaint pour les priver de leur autonomie. À compter de cette date, d’ailleurs, le writ of attaint tombe rapidement en désuétude, sauf dans les cas de véritable subornation de jurés[57]. Mais l’affaire est surtout remarquable, à mon avis, parce qu’on y voit sourdre une première distinction entre, d’une part, ce qui ne constitue que des opinions divergentes mais acceptables dans un cadre donné, et d’autre part, ce qui est une opinion erronée par rapport à une opinion correcte. Je cite un extrait, étincelant quand on songe à l’époque, de cet ancien jugement :

I would know whether any thing be more common, than for two men students, barristers, or Judges, to deduce contrary and opposite conclusions out of the same case in law? And is there any difference that the two men should infer distinct conclusions from the same testimony: Is any thing more known than that the same author, and place in that author, is forcibly urged to maintain contrary conclusions, and the decision hard, which is in the right? Is anything more frequent in the controversies of religion, than to press the same text for opposite tenets? How then comes it to pass that two persons may not apprehend with reason and honesty, what a witness, or many, say, to prove in the understanding of one plainly one thing, but in the apprehension of the other, clearly the contrary thing: must therefore one of these merit fine and imprisonment, because he [does] that which he cannot otherwise do, preserving his oath and integrity? And this often is the case of the Judge and jury[58].

C’est étonnamment moderne. Vaughan écrit ceci en 1670; il est un contemporain de Locke, de Spinoza et de Newton, et l’on sent déjà poindre les Lumières à l’horizon, le souffle novateur des idées de demain. Il y a dans ce passage un indice sérieux de ce qui distingue encore de nos jours la conception de l’appel en droit français et en droit anglo-américain. J’y reviendrai, mais avant cela je voudrais nous rapprocher du Québec et faire quelques observations sur l’appel tel qu’il est apparu ici, en droit local. Une histoire somme toute parfaitement honorable.

G. L’appel en droit québécois de 1763 à 1849 : une excursion coloniale

La création de la Cour d’appel du Québec, telle qu’elle existe dans sa forme actuelle, date de 1849. Bien entendu, au cours des 160 dernières années, beaucoup de choses ont changé — le nom de la Cour, le nombre des juges qui y siègent, le contour général de sa compétence, la fréquence et la durée des périodes où elle siège, et bien d’autres choses encore.

De manière plus fondamentale, cependant, la Cour demeure aujourd’hui l’institution qu’elle était au moment de sa création. J’entends par là que sa composition (les membres d’une magistrature indépendante choisis au sein du barreau local) et sa principale fonction (entendre les appels de tous les tribunaux de première instance au Québec) montrent qu’elle descend en droite ligne de la cour créée en 1849 par l’Acte pour établir une cour ayant juridiction en appel et en matières criminelles, pour le Bas-Canada[59]. Et on peut même affirmer que la Cour telle que nous la connaissons aujourd’hui doit son existence à deux figures importantes de l’histoire du Canada, fort probablement John George Lambton, mieux connu comme Lord Durham, et certainement aussi Louis-Hippolyte Lafontaine[60], qui était premier ministre de la Province Unie du Canada au moment de l’adoption de la loi de 1849.

Dès 1663, en Nouvelle-France, Louis XIV avait créé le Conseil souverain, appelé par la suite le Conseil supérieur, et dont cinq des membres exerçaient une compétence générale d’appel pour tous les tribunaux inférieurs (par exemple, la prévôté de Québec). Mais le Conseil était également doté de pouvoirs législatifs et exécutifs, en tant que plus haute autorité de la colonie à une époque où l’idée de séparation des pouvoirs était encore en gestation. Tel était l’état des choses lorsque, en 1760, Pierre de Vaudreuil capitula à Montréal devant Jeffery Amherst, un an après que Jean-Baptiste de Ramezay eut lui-même rendu les armes à Québec devant George Townsend. Commence alors une période de 80 ans au cours de laquelle les institutions judiciaires seront plusieurs fois transformées, parfois de manière à engendrer des résultats imprévisibles et une grande confusion[61].

Sans doute peut-on s’étonner de voir qu’il existe d’importants et très sérieux travaux de recherche, dont certains sont tout récents, sur l’évolution des institutions judiciaires de la Nouvelle-France jusqu’à la Confédération[62]. La question est à la fois complexe et très technique. Je n’ai pas l’intention d’entrer ici dans le vif de ce sujet mais je tiens à m’arrêter brièvement sur les principales étapes historiques qui ont mené à la loi de 1849.

Les membres du Montreal History Group (le professeur Donald Fyson de l’Université Laval et ses coauteurs) ont publié une étude extrêmement précise et détaillée de la structure des tribunaux québécois entre 1764 et 1860. Ils distinguent sept périodes et identifient un véritable labyrinthe de tribunaux de première instance allant de la Cour de plaids communs[63] ou Cour des plaidoyers communs[64] (la Court of Common Pleas) à la Cour des requêtes, la Cour des Commissaires, la Cour de district, la Cour provinciale, la Cour de chancellerie et la Cour d’homologation. Cette énumération de certains tribunaux ayant compétence en matière civile est très incomplète — et ne parlons même pas des juridictions criminelles, qui elles aussi étaient fort nombreuses. Cependant, comme je vais me limiter aux juridictions d’appel en matière civile, il ne m’est pas nécessaire de tenir compte de tous ces détails ni de respecter la périodisation, tout à fait vraisemblable mais trop complexe pour mes fins, qu’adoptent ces derniers auteurs.

Entre 1760 et 1764, période du gouvernement militaire, l’autorité judiciaire d’appel est confiée à des officiers militaires[65]. Par la suite, on peut dire que la structure des juridictions d’appel au Québec traverse quatre phases, dont chacune commence par une circonstance et une date précises : l’Ordonnance du Gouverneur Murray du 17 septembre 1764, l’Acte de Québec entré en vigueur le 1er mai 1775, la réorganisation des tribunaux par Lord Durham en juin 1838 et, finalement, la loi de 1849 que j’ai mentionnée plus tôt.

1. L’Ordonnance du 17 septembre 1764 — un premier système judiciaire

La première période s’annonce avec la Proclamation Royale du 7 octobre 1763. James Murray, le Gouverneur de la Province de Québec, reçoit des directives détaillées qui lui sont adressées de Londres par le Roi. Se conformant à ces directives, il promulgue le 17 septembre 1764, donc presque un an après la proclamation royale, une Ordinance for regulating and establishing Courts of Judicature[66]. Deux cours sont établies à cette occasion, la Cour des plaidoyers communs et la Cour du Banc du Roi, conçues l’une et l’autre comme les institutions du même nom en Angleterre. Mais la ressemblance est loin d’être parfaite. Le Gouverneur nomme les juges de la Cour des plaidoyers communs alors que le juge en chef de la Cour du Banc du Roi — qui est aussi le seul juge de cette cour — reçoit sa commission directement du Roi. On sait assez peu de choses sur le fonctionnement réel de ces deux tribunaux, mais on sait que la Cour du Banc du Roi entend comme tribunal de première instance toutes les affaires criminelles d’importance et qu’elle siège avec un jury. Fyson et ses coauteurs écrivent de la compétence civile de la Cour : Its actual civil jurisdiction is more difficult to gauge, since in theory it overlapped that of the Court of Common Pleas; however, it was probably limited to more important civil cases[67].

Néanmoins, je relève trois choses. Premièrement, dans les affaires où le montant en litige est de 10 £ ou plus, la Cour du Banc du Roi exerce une compétence d’appel sur la Cour des plaidoyers communs. Deuxièmement, dans les affaires où le montant en litige est de 300 £ ou plus, les jugements de la Cour du Banc du Roi peuvent faire l’objet d’un appel au Gouverneur et son conseil. Cette procédure, l’appel au Gouverneur en conseil, est la norme à l’époque dans toutes les colonies britanniques et elle va survivre à l’adoption de l’Acte de Québec de 1774[68]. Troisièmement, lorsque le montant en litige est de 500 £ ou plus, il est possible de porter en appel les décisions du Gouverneur en conseil en s’adressant au Roi, c’est-à-dire au Conseil Privé à Londres[69].

Ce premier système judiciaire souffrait de quelques faiblesses qui le rendaient peu fonctionnel. J’en mentionnerai trois.

D’abord, avant l’entrée en vigueur de l’Acte de Québec, on pouvait légitimement s’interroger sur le droit applicable dans les litiges entre habitants locaux, ceux qu’on appelait les « Canadiens ». Était-ce l’ancien droit français (les coutumes), était-ce le droit anglais, devait-on distinguer entre les affaires nées avant 1760 et celles postérieures à la capitulation[70]?

Ensuite, la Cour des plaidoyers communs instituée par l’Ordonnance de Murray avait pour vocation particulière de statuer sur les litiges entre « Canadiens » et, de fait, elle rendra 352 jugements durant la période initiale qui m’intéresse ici[71]. Mais les juges de la Cour des plaidoyers communs, pour accéder à la fonction, devaient prêter serment d’allégeance, ce qui à l’époque semblait incompatible avec la foi catholique. Placé dans la position délicate d’avoir à choisir des protestants parlant le français, le Gouverneur donne priorité à la langue sur le droit. Il choisit les juges de la Cour des plaidoyers communs non pas en fonction de leurs connaissances juridiques mais parce que, bien que protestants, ils parlent le français. Ils seront donc marchand, militaire ou médecin, Suisse, Huguenot ou simplement bilingue — peu importe —, mais certainement pas des juristes versés en droit français et rompus aux habitudes du prétoire[72]. Cela dit, il semble bien, selon des recherches récentes sur les archives de l’époque, que les juges en question, peut-être parce qu’ils n’étaient pas juristes, se montraient compréhensifs lorsqu’il fallait trancher des litiges entre « Canadiens » et que l’on invoquait devant eux les préceptes du droit français antérieur à 1760[73].

Troisièmement, la plupart des jugements de la Cour des plaidoyers communs pouvaient faire l’objet d’un appel à la Cour du Banc du Roi. Or, selon l’Ordonnance de 1764, la Cour du Banc du Roi devait décider des affaires qui lui étaient soumises in a manner agreeable to the Laws of England and to the Ordinances of the Province. Par conséquent, les mêmes affaires faisaient l’objet de jugements rendus en première instance et en appel en vertu de règles de droit souvent différentes. Cette anomalie ne semble pas avoir préoccupé le premier juge en chef de la Province, William Gregory (dont on s’accorde à dire qu’il était à la fois pusillanime de tempérament et médiocre juriste). Son successeur, William Hey, qui entre en fonctions en février 1766, était mieux qualifié et remédia à cet état de choses en posant comme principe que les mêmes règles recevraient application en première instance comme en appel[74].

2. Les améliorations apportées par l’Acte de Québec

La seconde période, qui en est une de consolidation, commence par l’entrée en vigueur de l’Acte de Québec le 1er mai 1775. Le principal effet de cette loi, on l’a vu, est de rétablir « officiellement » par son article VIII les « loix et coutumes du Canada »[75] pour tout ce qui concerne dans le cas des « sujets Canadiens [...] leurs propriétés et leurs droits des citoëns »[76]. L’Acte de Québec dissipe donc les ambiguïtés qui subsistaient depuis 1760. En outre, il confirme que la plus haute autorité gouvernementale au Québec sera le « Conseil pour les affaires de la Province de Québec », constitué d’au moins dix-sept et d’au plus vingt-trois personnes et présidé par le Gouverneur (article XII). L’Acte de Québec a peu à dire sur les tribunaux (article XVII). Dès son entrée en vigueur, cependant, le Gouverneur, Sir Guy Carleton, reçoit de nouvelles directives royales pour la constitution de tribunaux de compétence civile et criminelle[77]. Elles prévoient que le même Conseil, qui est investi des pouvoirs législatif et exécutif, continuera également d’exercer la compétence d’une cour d’appel[78] pour la Province. Cette cour d’appel est constituée d’un quorum de cinq membres du Conseil, sous la présidence du Gouverneur, ou en son absence du Lieutenant-Gouverneur, ou en leur absence du Juge en chef de la Cour du Banc du Roi (qui est membre d’office du Conseil)[79]. Les choses en resteront là jusqu’en 1794. Cette année-là, dans le sillage de l’Acte constitutionnel de 1791[80] et en raison de la croissance de la colonie, deux Cours du Banc du Roi sont créées, l’une pour le district de Québec et l’autre pour le district de Montréal, chacune ayant son juge en chef (le juge en chef du district de Québec est aussi le juge en chef de la province); un juge de la Cour du Banc du Roi est nommé comme résident aux Trois-Rivières, avec rang de juge puisné. Ce sont ces développements qui engendreront la situation très anormale dénoncée en 1838 par Lord Durham[81].

Avant de m’arrêter sur cette anomalie et sur les mesures qui seront prises pour y remédier, je veux dire quelques mots des personnes qui à l’époque occupent des fonctions judiciaires. Depuis l’Acte de Québec, l’obstacle que constituait le serment d’allégeance est levé et il est possible de nommer à la Cour des plaidoyers communs ou à la Cour du Banc du Roi des juges issus des professions juridiques locales. Ainsi, Jean-Antoine Panet sera le premier francophone nommé successivement à chacune de ces deux cours en janvier puis en décembre 1794, mais il démissionna rapidement de la première et refusa la nomination à la seconde pour se consacrer à la politique[82]. Pierre-Amable de Bonne, personnage influent dans la vie politique de la colonie et juriste de qualité, sera juge à la Cour du Banc du Roi de Québec de 1794 à 1812. Joseph-Rémi Vallières de Saint-Réal sera le premier francophone à présider la Cour du Banc du Roi, en 1842, à Montréal[83]. Ces deux derniers juges eurent l’un et l’autre des carrières judiciaires qu’on peut qualifier de brillantes.

Mais je vais plutôt prendre comme exemple le juge Jonathan Sewell[84], qui fut juge en chef du Québec de 1808 à 1838. Il n’était peut-être pas le plus représentatif, mais il était certainement l’un des plus influents. Né à Cambridge, Massachusetts, en 1766, Sewell était le fils de Jonathan Sewell père, alors Procureur général de cette colonie[85]. En raison des troubles prérévolutionnaires aux États-Unis, la famille de Sewell rentre en Angleterre, où il fait ses études à l’Université d’Oxford. Il devient membre du Barreau à Londres en 1788 puis vient s’établir au Québec l’année suivante dans le but d’y exercer le droit. La pratique du droit lui réussit puisque dès 1793 il est nommé solliciteur général par le Gouverneur, puis Procureur général deux ans plus tard en 1795.

Sewell a rapidement appris le français et s’est mis à l’étude du droit français. C’est un violoniste de talent qui mène une vie sociale très active à Québec. Il aura seize enfants[86] avec sa femme Henrietta Smith, fille de William Smith qui fut lui-même juge en chef du Québec de 1786 à 1793, après avoir été juge en chef de New York à compter de 1780.

Sewell devient juge en chef du Québec le 22 août 1808. En cette qualité, il est membre du Conseil exécutif et du Conseil législatif (il fait incontestablement partie de ce que Louis-Joseph Papineau et quelques autres appellent « la clique du Château St-Louis »). Il préside le Conseil exécutif lorsque celui-ci siège comme cour d’appel et il préside aussi le Conseil législatif. Cela dit, il semble avoir été un excellent juriste, quelqu’un pour qui la coexistence du droit civil français et du droit criminel anglais au Bas-Canada is the triumph of good sense over national prejudice[87]. De passage à Paris, il achète quelque 600 volumes de droit français pour la bibliothèque du Barreau de Québec. Il est membre élu de l’American Philosophical Society (une distinction très prestigieuse à l’époque) et l’Université Harvard lui décerne en 1832 un doctorat honorifique. Au moment de sa mort, sa succession comprenait une bibliothèque de près de 1500 ouvrages, une riche cave à vin et un domaine rural en Auvergne. En d’autres termes, on a manifestement affaire ici à un personnage de grande stature intellectuelle et sociale. Son ancienne demeure, magnifique pour l’époque, existe toujours à Québec. Située rue Saint Louis, elle est la voisine du Cercle de la Garnison, ce qui, on en conviendra, est une adresse respectable...

3. La critique de Lord Durham

Ce qui m’amène à la troisième phase de cette longue évolution vers une cour d’appel moderne. Les membres de la magistrature de l’époque semblent avoir été convenablement qualifiés pour exercer leurs fonctions, là n’est pas le problème qui préoccupera Lord Durham. L’anomalie de principe tient évidemment à ce que le sommet de la hiérarchie judiciaire locale soit un organe à la fois exécutif et judiciaire. Or, un facteur vient aggraver les choses, le fait qu’il existe désormais deux districts d’appel, l’un à Québec et l’autre à Montréal. Lord Durham donnera de la situation qu’il trouve au Bas-Canada une description très peu flatteuse, comme l’avait d’ailleurs fait avant lui Alexis de Tocqueville dans ses carnets de voyage au Bas-Canada lorsqu’il décrivit un procès pour diffamation observé le 27 août 1831[88].

Je crois que la meilleure façon d’évoquer cette question est maintenant de céder la parole à Lord Durham :

I must now turn from the lowest to the highest civil tribunal of the Province. In a country in which the administration of justice is so imperfect in all the inferior stages, and in which two different and often conflicting systems of law are administered by judges whose professional education and origin necessarily cause different leanings in favour of the respective systems in which each is more particularly versed, the existence of a good and available appellate jurisdiction, which may keep the law uniform and certain, is a matter of much greater importance than in those countries in which the law is homogeneous, and its administration by the subordinate tribunals is satisfactory. But the appellate jurisdiction of Lower Canada is vested in the Executive Council, a body established simply for political purposes, and composed of persons in great part having no legal qualifications whatsoever. The Executive Council sits as a court of appeal, four times in the year, and for the space of ten days during each session; on these occasions the two Chief Justices of Quebec and Montreal were, ex officio, presidents, and each in turn presides when appeals from the other’s district were heard. The laymen who were present to make up the necessary quorum of five, as a matter of course, except in some instances, in which party feelings or pecuniary interests are asserted to have induced the unprofessional members to attend in unusual numbers, to disregard the authority of the Chief Justice, and to pervert the law. In the general run of cases, therefore, the decision was left to the President alone, and each Chief Justice became, in consequence, the real Judge of appeal from the whole court of the other district. It is a matter of perfect and undisputed notoriety, that this system has produced the results which ought to have been foreseen as inevitable; and that, for some time before I arrived in the Province, the two Chief Justices had constantly differed in opinion upon some most important points, and had been in the habit of generally reversing each other’s judgments[89]. Not only, therefore, was the law uncertain and different in the two districts, but, owing to the ultimate power of the Court of Appeal[s], that which was the real law of each district, was that which was held not to be the law by the Judges of that district. This is not merely an inference of my own; it is very clear that it was the general opinion of the profession and the public. The Court of Appeal[s], as re-modelled by me, at the only sitting which it held, reversed all but one of the judgments brought before it. This induced a member of the court to remark to one of the Chief Justices, that so general a reversal of the law of a very competent court below, by a tribunal so competent as the Court of Appeals then was, appeared to him utterly inexplicable, inasmuch as it could nowise be attributed, as it was before, to the influence of a single Judge. The reply of the Chief Justice was, that the matter was easily accounted for; that the system previously adopted in the Court of Appeals had rendered the decision of the court below so complete a nullity, that the parties and counsel below often would not take the trouble to enter into the real merits of their case, and that the real bearing and law of the case were, generally, most fully stated before the Court of Appeals.

As the business of the Court of Appeals was thus of great extent and importance, it became necessary that, having, from political considerations, altered the composition of the Executive Council, I should re-organize the Court of Appeals. I determined to do this upon the best principle that I could carry into effect, under the circumstances of the case; for, as the constitution of the Court of Appeals is prescribed by the Constitutional Act, I could not vest the appellate jurisdiction in any other body than the Executive Council. I called, therefore, to the Executive Council the Chief Justice and Puisne Judge from each of the two districts of Quebec and Montreal, and by summoning also the Judge of Three Rivers, I gave the members of the two conflicting tribunals an impartial arbiter in the person of M. Vallière de [Saint-Réal], admitted by universal consent to be the ablest French lawyer in the Province. But the regulations of the Executive Council, which it was supposed I could not alter in this case, required the presence of a quorum of five; and as no Judge could sit on an appeal from his own court, I had now only provided three for every appeal from the two greater districts. In order to make up the quorum, the court was therefore attended by two other executive councillors, one of whom, by his thorough knowledge of commercial law, and his general experience, was commonly admitted to have rendered essential service. I believe I may confidently say that the decisions of this court carried far greater weight than those of any previous court of appeals[90].

Avant même la publication de son rapport et peu de temps après son arrivée au Bas-Canada, Lord Durham avait transmis une note à Lord Glenelg[91] qui contenait l’observation suivante :

The Executive Council is still the Court of Appeals. The only alteration in practice is, in having sworn in as Executive Councillors an additional number of judges, and not having summoned to the Council, when it sat as a Court of Appeals only, such members as had received no legal education[92].

Mais le moyen utilisé par Lord Durham n’était qu’un expédient temporaire auquel il fallait substituer tôt ou tard une solution durable. Entre 1843 et 1849, une formule émergerait finalement pour compléter la longue gestation de la Cour d’appel.

Le passage de Durham au Canada fut somme toute fort bref. Peu de temps après son arrivée, il avait adopté un décret pour exiler aux Bermudes certains des rebelles de 1837 et pour prohiber le retour d’exil de ceux des Patriotes qui avaient fui aux États-Unis. Les adversaires politiques de Durham à Londres mirent en doute la légalité de ces mesures et le gouvernement britannique résolut assez rapidement de répudier le décret controversé. Apprenant cette décision, Durham, qui était arrivé au Canada le 27 mai 1838, démissionna de son poste de Gouverneur le 9 octobre 1838[93]. Il est assez remarquable, dans ces conditions, que son rapport, paru à Londres en février 1839, eût le retentissement que l’on sait et un impact considérable sur la politique coloniale du gouvernement britannique.

L’idée maîtresse de Durham pour redresser la situation politique dans les Canadas était d’y introduire ce qu’on appellera par la suite le principe du « gouvernement responsable »[94], un principe qui entrera progressivement en action à partir de l’Acte d’Union de 1840[95]. Il est clair qu’entre 1840 et 1848, la controverse du « gouvernement responsable » monopolise les esprits dans les milieux politiques. Mais c’est aussi pendant cette période qu’une autre institution considérée par Durham comme essentielle au bon fonctionnement du gouvernement colonial (a good and available appellate jurisdiction, which may keep the law uniform and certain[96]) va prendre forme peu à peu. Sans doute cela n’est-il pas passé complètement inaperçu, mais on ne peut dire pour autant que cet aspect des réformes souleva de grandes passions.

4. L’émergence d’une Cour d’appel moderne, 1843 à 1849

La première série de mesures apparaît en 1843. Thomas Cushing Aylwin, solliciteur général dans l’administration Baldwyn/Lafontaine, joue un rôle important dans leur adoption[97]. Aylwin, qui représenta Portneuf puis la Ville de Québec à l’Assemblée législative entre 1841 et 1848, avait une réputation enviable comme juriste. En 1849, il devint juge à la Cour du Banc de la Reine à Montréal et par la suite, en 1858, il fut un membre influent du tribunal spécial constitué pour mettre fin au régime de tenure seigneuriale de l’ancien Bas-Canada. Trois mesures spécifiques doivent être considérées ici; toutes trois s’inscrivent dans la pensée de Lord Durham et des autres penseurs whigs de l’époque.

Une loi de 1843[98] introduit d’abord une forme relative d’inamovibilité pour les juges. Sauf dans le cas des juges en chef, qui eux sont nommés par Londres (et détiennent leur commission du monarque), les juges du Québec peuvent être révoqués ou destitués par simple décision du Gouverneur. Désormais, ces mêmes juges bénéficieront d’un régime semblable à celui qui s’applique aux juges anglais depuis le Act of Settlement, 1700[99]. Une seconde loi[100] adoptée la même année prévoit que, désormais, les membres de la magistrature ne pourront plus, simultanément à l’exercice de leurs fonctions judiciaires, être membres de l’Assemblée législative ou du Conseil exécutif, et prévoit aussi qu’ils ne pourront plus voter aux élections de l’Assemblée. C’est là l’origine d’une disposition de la Loi sur les tribunaux judiciaires[101] qui ne manque pas de surprendre les lecteurs peu familiers avec l’histoire des tribunaux dans la première moitié du XIXème siècle[102]. Enfin, avec l’Acte pour établir une meilleure cour d’appel au Bas-Canada[103] est constituée une cour d’appel composée des seuls juges de la Cour du Banc de la Reine (ce qui assure pour la première fois que seuls des juristes de formation pourront désormais entendre des appels). En vertu de l’article III de cette loi, la Cour a une compétence semblable à celle des cours supérieures anglaises et elle a une juridiction en appel et « en Erreur ». L’article XV, une règle nouvelle, précise que les jugements devront désormais être motivés[104].

Tout est maintenant en place pour une dernière série de transformations qu’apporte en 1849 l’Acte pour établir une cour ayant juridiction en appel et en matières criminelles, pour le Bas-Canada[105]. Avec cette loi commence l’ère moderne de la Cour d’appel. Il s’agit dans une large mesure d’une consolidation des modifications survenues depuis 1843[106], mais la loi de 1849 contient beaucoup plus de détails sur les sessions de la Cour, sa procédure et son fonctionnement interne. Elle s’appellera désormais la Cour du Banc de la Reine. La principale innovation tient au fait que dorénavant, en matière civile, les juges de la cour d’appel (trois juges puisnés, un juge en chef) ne siégeront plus qu’en appel, ce qui élimine une fois pour toutes les difficultés antérieures découlant de la règle qu’un juge ne peut siéger en appel de son propre jugement.

Il y aura encore bien des changements par la suite mais, comme je le disais au début, rien ne viendra modifier les caractéristiques fondamentales de la Cour. Les règles de la procédure civile, quant à elles, subiront diverses transformations, parfois assez radicales. Ainsi, le Code de procédure civile qui entre en vigueur le 28 juin 1867 prévoit à son article 1118 que le délai pour former un appel est d’un an à compter du jugement attaqué. Ce délai, que l’article 1209 du Code de procédure civile de 1897 avait réduit à six mois, fut ramené à deux mois en 1912 et il est de 30 jours depuis 1922 (voir l’actuel article 494 du Code de procédure civile qui en fait un délai péremptoire). Dans la même veine, la procédure de l’Erreur sera assez rapidement abrogée dans son entièreté — il semble d’ailleurs qu’elle n’a jamais été très prisée des plaideurs[107]. En 1974, la Cour changera de nom une nouvelle fois et deviendra la Cour d’appel, sans « s ». À diverses époques, son fonctionnement interne sera modifié de façon substantielle[108]. Les membres de la Cour seront parfois la cible de graves critiques[109]. Mais la Cour telle qu’elle apparaît en 1849 après la réforme de Lafontaine survivra jusqu’à aujourd’hui et ne donne pas de signe d’une fin prochaine.

II. Certains aspects analytiques et actuels de l’appel

Le système procédural en vigueur au Québec s’inscrit incontestablement dans la tradition anglo-américaine. À mon sens, Lawrence Friedman est celui qui a le mieux exprimé, de la façon à la fois la plus lapidaire et la plus pénétrante, ce qu’on pourrait appeler « la problématique fondamentale de l’appel » telle qu’elle est comprise dans cette tradition. Il écrit dans son ouvrage A History of American Law : The basic problem of review or appeal is how to avoid doing everything over again which would be a tremendous waste but at the same time make sure that lower-court mistakes are corrected[110]. Il y a évidemment une tension, on pourrait presque dire quelque chose de contradictoire, dans cette problématique : comment déterminer s’il y a dans un jugement une erreur méritant rectification, sans justement, refaire ce qui s’est fait en première instance ou, à tout le moins, revoir en détail et dans sa teneur même la contestation qui s’est déroulée au procès?

Le régime de l’appel tel qu’on le connaît ici repose sur une série de compromis et de dosages normatifs au moyen desquels on tente de concilier ces deux objectifs en procédant à un filtrage des dossiers traités en appel. On aurait bien tort de croire, cependant, que notre façon de faire les choses s’impose comme allant de soi. Une rapide comparaison avec le droit français démontre combien, en ces matières, tout est relatif, et combien les mêmes mots peuvent avoir des référents tout à fait dissemblables. « Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà » disait Pascal[111], il voyait juste... 

En France, comme ici d’ailleurs, la justice civile est administrée par une hiérarchie judiciaire à trois niveaux : première instance, premier niveau d’appel, second niveau d’appel (ou plutôt cassation, pour être rigoureusement exact, mais cette nuance est sans importance ici). Cela dit, une fois notée cette ressemblance de surface, on constate que la dynamique de l’appel et de la cassation en France est fort différente de ce qu’on connaît et de ce qu’on pratique ici.

En effet, l’appel, en France, correspond à ce que l’on nomme ici un « procès de novo ». L’illustration la plus frappante de la chose se trouve probablement en matière pénale. L’article 296 du Code de procédure pénale précise quelle est la composition de la Cour d’assises, celle qui a compétence sur ce qu’on appelle ici les actes criminels. L’article en question prévoit que « [l]e jury de jugement est composé de six jurés lorsque la cour statue en premier ressort et de neuf jurés lorsqu’elle statue en appel »[112]. Autrement dit, le président de la formation de jugement et les deux assesseurs, qui sont des magistrats de carrière, sont secondés par six jurés en première instance et par neuf jurés en appel. Ici, évidemment, il serait inconcevable que des jurés participent à la prise de décision en appel et il serait inconcevable qu’on réentende toute la preuve, y compris les témoignages, en appel, et en ayant même la faculté d’y ajouter des éléments nouveaux.

En droit français, la dynamique de l’appel en matière civile est également celle d’un « procès de novo ». On sait que, dans une procédure mue devant un Tribunal de grande instance, un « juge de la mise en état » contrôle le déroulement de l’instruction[113] qui se termine par une ordonnance de clôture[114] et le renvoi du dossier devant une formation de jugement collégiale composée de trois magistrats (bien que, curieusement, l’audience avec plaidoiries devant cette formation soit de moins en moins la règle[115]). Or, en appel, un conseiller de la Cour d’appel, le conseiller de la mise en état, exerce exactement les mêmes pouvoirs que le juge de la mise en état en première instance[116] : l’article 907 du Code de procédure civile, qui prévoit qu’en appel « l’affaire est instruite sous le contrôle d’un magistrat de la chambre à laquelle elle est distribuée », renvoie purement et simplement aux articles 763 à 787 (qui régissent « [l]’instruction devant le juge de la mise en état » au tribunal de grande instance).

Qui plus est, l’effet dévolutif de l’appel tel que nous le connaissons ici est nettement différent de celui que connaît le régime de l’appel en droit français. On sait qu’ici, la preuve nouvelle en appel n’est permise qu’exceptionnellement et qu’elle doit satisfaire à des conditions rigoureuses fixées par la jurisprudence[117]. Mais on sait aussi, et en revanche, qu’on peut plaider en appel tous les moyens de droit supportés par le dossier, qu’ils aient ou non été plaidés en première instance, à condition bien entendu qu’ils ne nécessitent pas le dépôt au dossier d’une preuve nouvelle inadmissible en appel[118]. En France, grosso modo, c’est presque l’inverse. Je cite un ouvrage classique qui fait depuis longtemps autorité :

Aux termes de l’article 563, CPC, les parties peuvent produire en appel des pièces nouvelles ou proposer des preuves nouvelles pour justifier les prétentions qu’elles avaient soumises au premier juge. Cette règle est liée au sens même de l’effet dévolutif de l’appel : le juge d’appel devant reprendre intégralement le litige, en fait et en droit [...], il est normal que les parties puissent lui apporter tous les éléments susceptibles d’éclairer sa décision et d’appuyer leurs prétentions, par la production de nouvelles pièces ou preuves. Ces deux dernières notions ne soulèvent aucune difficulté [italiques dans l’original][119].

Toute preuve additionnelle est donc permise. Mais, à l’inverse, toute nouvelle prétention est irrecevable[120]. Cela ne veut pas dire, à mon avis, que tout nouveau moyen de droit est irrecevable, mais plutôt qu’on ne peut demander en appel des conclusions ultra petita, qui outrepasseraient les limites de ce que l’on a demandé en première instance; il en va d’ailleurs de même ici. Néanmoins, le droit français semble moins accommodant que le droit québécois pour ce qui concerne la possibilité de soulever en appel des arguments de droit qui n’ont pas été débattus en première instance[121].

J’ajoute que, sous plusieurs autres aspects importants en matière d’appel, le système français se distingue radicalement du droit en vigueur dans les systèmes comme le nôtre, ou ceux (comme celui de l’Ontario, c’est évident) qui lui sont voisins[122]. Il faut donc se méfier des comparaisons, sans toutefois sous-estimer ce en quoi elles peuvent nous donner des pistes intéressantes pour mieux comprendre l’appel. Le droit français met d’ailleurs à contribution beaucoup de règles de procédure qui sont fort ingénieuses.

A. Trois modes différents de révision

Si l’on garde à l’esprit la remarque presciente de Lawrence Friedman[123], il y a trois façons de conceptualiser la marge d’intervention souhaitable d’une cour d’appel : trop, pas assez, juste ce qu’il faut. Évidemment, une fois qu’on a dit cela, toute la difficulté consiste à s’entendre sur le sens de « juste ce qu’il faut ».

On aura compris de ce qui précède que le mot « appel » évoque des réalités bien différentes en France et ici. L’appel en France est ni plus ni moins que la reprise du procès et il n’est pas contesté en droit français que les cours d’appel décident souverainement des faits comme du droit.

Il y a d’ailleurs de bonnes raisons pour lesquelles cette façon de faire peut se justifier dans un contexte comme celui du droit français : le principe du contradictoire y est appliqué en première instance très différemment d’ici, la place faite à l’oralité n’est pas du tout la même qu’ici, le droit de la preuve et surtout les règles d’administration de la preuve sont également très différents de ce que nous connaissons, de sorte que la façon d’appréhender les questions de fait a peu à voir avec nos méthodes (largement inspirées de la common law), et enfin il est je crois beaucoup plus facile en droit français qu’en droit canadien de faire respecter une idée de proportionnalité au procès[124]. En somme, le dossier qui se présente à la formation de jugement en première instance est déjà très compacté, car le procès ne donne pas lieu au vaste étalage de moyens qui caractérisent ici certains procès civils. Aussi, l’expression « reprise du procès » n’a pas non plus le même sens qu’ici. Ce qui mériterait d’être qualifié ici, selon l’expression de Lawrence Friedman, de « tremendous waste »[125] (en somme, tout recommencer et donc avoir une marge d’intervention illimitée) ne me semble pas avoir cet effet en France compte tenu de contraintes procédurales extérieures à l’appel. Voilà pour ce qui serait « trop » ici, sans nécessairement l’être en France. Regardons maintenant du côté de « pas assez ».

J’ai mentionné tout à l’heure le writ of attaint, qui anciennement dans les systèmes de common law servait à faire infirmer un premier verdict — et donc un premier jugement. Mais un autre moyen de procédure se développait sur une voie parallèle. Après que le writ of attaint soit tombé en désuétude, cet autre moyen, le writ of error, se développe à partir du début du XVIIIème siècle, vers 1705[126], et il sera longtemps utilisé par les tribunaux de common law pour corriger un certain type d’erreur. Ce bref, qui est l’ancêtre au Québec du « pourvoi pour erreur » dans le Code de procédure civile de 1867[127], remplissait à peu près la même fonction que le bref de certiorari dans les cas d’erreur manifeste à la lecture du dossier.

Ceux ou celles qui ont mon âge et qui comme moi ont longtemps enseigné le droit administratif connaissent bien cette procédure et lui trouvent beaucoup de pittoresque, un charme suranné et bien anglais. La notion d’« error of law on the face of the record », une erreur révisable par le bref de certiorari, a été ressuscitée en 1952 par Lord Denning dans la fameuse affaire Rex v. Northumberland Compensation Appeal Tribunal, ex parte Shaw[128]. Depuis lors, elle a longtemps servi à réviser certains types d’erreurs commises par des tribunaux administratifs; on a même déjà tenté de codifier la notion, tout en la modifiant légèrement, dans une disposition aujourd’hui abrogée de la Loi sur la Cour fédérale[129]. La caractéristique universellement décriée de cette notion et de la procédure de writ of error tenait à ceci : elles exagéraient au-delà de toute mesure raisonnable l’importance d’irrégularités techniques (ou d’un légalisme obtus) en en permettant la révision au compte-gouttes, mais elles occultaient simultanément de réelles injustices qu’il était impossible de corriger en raison des lacunes matérielles du dossier.[130] C’est en quelque sorte une variante du problème que pose le verdict d’un jury : seule l’erreur qui laisse des traces est révisable. Or, les délibérations du jury sont secrètes et le jury prononce son verdict sans devoir le motiver. En ce sens, le jury est souverain dans son appréciation des faits. Si le dossier attaqué par writ of error ne contient qu’une infime fraction de ce qui fut examiné en première instance, l’appréciation par le premier juge de tout ce qui n’a laissé aucune trace au dossier devient souveraine elle aussi. Autrement dit, la procédure par writ of error va tomber à son tour en désuétude, comme le writ of attaint, parce qu’elle est irrationnelle.

Dans la deuxième moitié du XIXème siècle va donc se poser de façon prééminente en Angleterre la question de l’insuffisance des moyens de se pourvoir contre les jugements. On va y remédier radicalement avec les Judicature Acts[131], en donnant un grand coup de balai, en généralisant aux tribunaux de common law l’appel (qui remplace le writ of error) et en s’inspirant de la procédure d’appel en Chancery, tout en corrigeant les lacunes et les vices les plus évidents dont était affligée cette même procédure d’appel en Chancery[132].

B. Le contrôle des appels en fonction de leur objet

Va se poser alors, avec une acuité grandissante, le problème identifié par Friedman : trouver un équilibre acceptable entre trop et pas assez[133]. Pour ce faire, on va user de divers moyens, dont certains se passent presque de commentaire, alors que d’autres soulèvent de très intéressantes difficultés analytiques.

1. Les notions régulatrices d’application simple

Je vais surtout m’arrêter ici sur le régime de l’appel en droit québécois. Cela dit, les notions dont je vais maintenant dire quelques mots se retrouvent ailleurs sous une forme semblable ou très voisine, et elles ne méritent guère approfondissement car elles posent peu de difficultés d’application. La tendance lourde et constante en droit québécois comme ailleurs au Canada est d’encadrer de plus en plus strictement l’exercice du droit d’appel.

Il y a d’abord, bien sûr, la distinction entre l’appel de plein droit et l’appel avec permission, quelque chose qui relève avant tout d’un choix législatif — par exemple pour ce qui concerne le seuil ad valorem de l’appel de plein droit, qui est actuellement de 50 000 $ en droit québécois. Ce seuil n’a pas cessé d’augmenter en chiffres constants[134].

Qui n’a pas droit d’appeler de plein droit a, presque toujours[135], le droit de demander la permission d’appeler. La partie qui souhaite se pourvoir doit alors démontrer que « la question en jeu en est une qui devrait être soumise à la Cour d’appel, ce qui est notamment le cas si [le juge saisi de la demande de permission] est d’avis qu’une question de principe, une question nouvelle ou une question de droit faisant l’objet d’une jurisprudence contradictoire est en jeu »[136]. Cette énumération, qui est aussi à mon avis un resserrement des conditions d’obtention d’une permission, est apparue dans le Code de procédure civile le 1er février 2003[137]. Il est difficile de ne pas y voir l’évocation d’une erreur de droit d’une portée suffisante pour dépasser le simple intérêt des parties au litige; la jurisprudence des juges de la Cour d’appel, avant comme après le 1er février 2003, conforte cette interprétation[138].

Il y a ensuite le contrôle exercé sur les demandes de permission d’appeler de jugements interlocutoires[139], jugements qui traditionnellement, dans les systèmes de common law, ne sont pas en principe susceptible d’appel[140]. Les trois cas mentionnés à l’article 29 du Code de procédure civile sont, textuellement, ceux qui apparaissaient en 1867 à l’article 1116 du Code de procédure civile de l’époque. Ils ont donc 145 ans, ce qui a permis de les interpréter sous toutes leurs coutures. Mais les choses ont changé en 1986. Alors qu’autrefois, et pendant assez longtemps, on concevait le rôle du juge saisi d’une demande en vertu de cet article comme se limitant à vérifier si le jugement attaqué se qualifiait au regard de l’un des trois cas de l’article 29, à partir de 1986 l’appel d’un jugement interlocutoire n’est autorisé que lorsque le juge saisi de la demande de permission « estime [...] que les fins de la justice requièrent d’accorder la permission »[141]. L’inclusion dans le Code de procédure civile de l’article 4.2 et du principe de proportionnalité entré en vigueur le 1er janvier 2003[142] a elle aussi eu un impact sur les permissions d’appeler, ce qu’illustre la jurisprudence la plus récente des juges de la Cour[143].

Enfin, la jurisprudence de la Cour penche maintenant assez largement contre les appels, de plein droit ou avec permission, qui visent des jugements « discrétionnaires », ou portant sur des matières où plusieurs issues possibles s’offrent au juge de première instance (par exemple, en matière de peines, de droits d’accès et de garde d’enfant, d’évaluation des dommages — particulièrement moraux ou punitifs, etc.) ou encore concernant des mesures de gestion d’instance avant ou pendant un procès[144].

En somme, et comme je le disais au début, la tendance lourde est de contrôler assez étroitement l’exercice du droit d’appel.

2. Une notion régulatrice complexe : la distinction entre le fait et le droit

J’entre ici sur un terrain beaucoup plus glissant pour offrir quelques observations sur un sujet qui a fait couler beaucoup d’encre en doctrine, ici comme à l’étranger, et qui selon toute probabilité continuera de le faire longtemps encore.

Replaçons le sujet dans son contexte et abordons-le d’abord sous l’angle de la loi. Je ne surprendrai personne en disant qu’il y a plusieurs dispositions des lois fédérales et provinciales, souvent d’ailleurs en matière pénale ou criminelle, qui font de l’existence d’une question de droit une condition du droit d’appel ou le critère même de l’intervention en appel. J’en donnerai ici comme exemple l’article 291 du Code de procédure pénale en vigueur au Québec :

L’appelant ou l’intimé en Cour supérieure et [...] le procureur général ou le directeur des poursuites criminelles et pénales peuvent, s’ils démontrent un intérêt suffisant pour faire décider d’une question de droit seulement, interjeter appel devant la Cour d’appel, avec la permission d’un juge de cette cour[145].

L’expression « une question de droit seulement » apparaît aussi au paragraphe 839(1) du Code criminel, toujours dans le contexte de l’appel, et à titre d’exemple on la trouve 73 fois dans des lois fédérales.

Par ailleurs, ce n’est pas uniquement l’affaire de la loi, c’est aussi, et de façon prééminente, l’affaire de la jurisprudence. On connaît tous, bien sûr, les arrêts récents de la Cour suprême du Canada, tant en matière civile que criminelle ou pénale[146], arrêts qui réitèrent et renforcent une jurisprudence déjà assez ancienne[147], en accord avec des sources plus anciennes encore[148]. Sur une question de fait, la Cour d’appel ne doit intervenir qu’en présence d’une erreur — c’est l’expression consacrée — « manifeste et dominante », ou encore « manifeste et déterminante », critère que la Cour a plusieurs fois explicité dans ses jugements[149]. La norme d’intervention est différente sur une question de droit : toute erreur est en principe réformable, à condition qu’elle ait été déterminante, c’est-à-dire qu’elle ait eu un impact démontrable sur le dispositif du jugement entrepris.

Mais qu’est-ce qu’une question de fait, qu’est-ce qu’une question de droit, et quand peut-on recourir à l’expédient de la « question mixte de fait et de droit »? Décider si une disposition de la loi est d’application rétroactive, c’est en principe une question de droit. Décider si un individu X se trouvait à un endroit Y à un moment Z, c’est en principe une question de fait. Mais entre ces deux extrêmes — appelons-les des cas clairs — il existe une vaste zone grise.

La question, je l’ai dit, a fait couler beaucoup d’encre, depuis longtemps[150], parfois sous la plume de juristes éminents[151], et elle a plusieurs fois inspiré à des auteurs locaux des travaux de belle facture[152]. Elle revêt une importance considérable en droit français car, dans ce système, les pourvois en dernière instance et à la Cour de cassation portent nécessairement et uniquement sur le droit, de sorte qu’en principe la distinction acquiert une puissance normative qu’elle ne peut avoir ici. C’est ce qui explique que l’ouvrage classique et le plus cité sur la cassation consacre un titre entier de 109 pages à la fois denses et captivantes à la question « Distinction du fait et du droit »[153]. J’y reviendrai.

Mais ici, compte tenu de la configuration institutionnelle des tribunaux d’appel, c’est plutôt du côté du droit anglo-américain qu’il nous faut regarder. Je voudrais m’arrêter sur deux thèses fort différentes, mais fortement argumentées, qui font voir pourquoi cette distinction régulatrice en matière d’appel est en réalité fort complexe et une constante source de difficulté dans la pratique. La première de ces thèses est de deux auteurs américains en poste à l’Université Northwestern de Chicago[154], la deuxième d’un universitaire canadien qui enseigne à l’Université d’Oxford[155].

a. La thèse d’Allen et Pardo

Allen, en passant, est le titulaire de la chaire John Henry Wigmore depuis 1992 et un spécialiste émérite du droit de la preuve, d’où son intérêt pour les rapports entre les faits et le droit. La thèse qu’il développe avec Pardo est bien américaine, et ce, de plusieurs façons. D’abord, et c’est tout à fait normal, elle tient compte d’un ensemble de particularismes propres au droit américain, comme le rôle de premier plan qu’y joue le jury, notamment en matière civile, ou, autre exemple, le VIIème Amendement à la Constitution, qui limite le pouvoir des tribunaux de modifier en appel ou autrement les conclusions de fait d’un jury[156]. La thèse d’Allen et Pardo est aussi bien américaine car, comme on le verra, elle est audacieuse et robuste, ou en tout cas très stimulante intellectuellement. Il est impossible de lui rendre pleinement justice avec les quelques brèves observations qui suivent, mais je tenterai de la présenter sous un jour qui l’avantage.

Réduite à l’essentiel, cette thèse pose qu’il n’existe tout simplement pas de différence ontologique, épistémique ou analytique entre le droit et le fait; il s’agit de la même chose. Je les cite au texte : 

The point is fundamental, yet often overlooked: to the extent one can say that “the law is Y” or “rule Y applies” one can also say “it is a fact that the law is Y” or “it is a fact that rule Y applies.” In short, the answers to legal questions are propositional statements with truth value and are therefore, like other propositions with truth value, factual [emphases dans l’original][157].

Partant de ce principe, et après un impressionnant tour d’horizon de la jurisprudence américaine portant plus précisément sur le VIIème Amendement ainsi que sur les attributions respectives des jurys et des juges en matière de responsabilité pour négligence ou de responsabilité contractuelle, de contrefaçon de brevet, de dommages, etc., ces auteurs entendent démontrer que la distinction est essentiellement « fonctionnelle » (c’est le mot qu’ils emploient, functional), c’est-à-dire dénuée de toute substance et utilisée à la seule fin de répartir les tâches entre différents organes ou différentes institutions de décision. Ce serait une distinction totalement instrumentalisée par les institutions de décision en droit.

C’est pour cette raison, concluent-ils, qu’il est impossible d’en rendre compte rationnellement et d’une manière qui ne soit pas contradictoire : there is no algorithm for generating correct conclusions about which is which [fact or law], and so the courts muddle along attempting to rationalize a process whose primary purpose is allocative in terms of the nature of the entities[158]. Cela ne signifie pas que l’on doit se débarrasser de la distinction, ou prétendue distinction, car il est fort possible que cette fiction juridique, comme bien d’autres, joue un rôle utile à l’intérieur du système, mais on aurait tout intérêt à l’aborder visière levée, en l’appréhendant pour ce qu’elle est véritablement, c’est-à-dire rien d’autre qu’une fiction. En d’autres termes, ne dites pas « ceci est une question de fait » et « cela est une question de droit », mais dites plutôt « étant donné sa nature et sa portée, cette question en est une dont la détermination relève du tribunal et non du jury (ou de la Cour d’appel et non du juge de première instance) ».

C’est une thèse à la fois forte et séduisante mais, à mon sens (et pour des raisons que la thèse d’Endicott permet peut-être de mieux expliciter), elle se heurte à un argument insurmontable : celui de la place de l’indétermination en droit, et du rôle créateur du juge. Cette place s’accroît à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie judiciaire; elle est probablement considérable au sommet de la hiérarchie et l’est beaucoup moins en première instance où beaucoup d’affaires ne soulèvent que de purs problèmes de résistance au droit et sanction de règles claires, mais elle demeure certainement perceptible au niveau intermédiaire d’appel[159]. Quand il s’agit d’appliquer une règle claire à des faits peu litigieux, la factualité du droit est indéniable : on cherche la règle, on la trouve, on la comprend et on l’applique. Mais quand il s’agit de créer, par un processus progressif d’accrétion ou de sédimentation prétorienne, une règle qui ne préexiste pas à la décision, traiter la règle à venir comme un fait (c’est-à-dire, pratiquement, comme une chose matérielle et immuable dans sa factualité même) qui, de plus, serait antérieur à la décision non encore rendue, c’est adopter du droit une vision d’un positivisme simpliste; cela ne manque pas de surprendre venant d’un auteur aussi lucide et chevronné qu’Allen.

Richard Posner, que citent Allen et Pardo[160], a écrit quelque part au sujet de l’indétermination qu’en raison d’indices trop contradictoires, il est impossible de décider, en lisant le MacBeth de Shakespeare, combien les époux MacBeth avaient d’enfants. Ce qui lui a valu de se voir répondre par un philosophe britannique réputé, Sir Bernard Williams : this does not mean [...] that [Lady MacBeth] is represented in the play as a woman with no determinate number of children[161]

Certes, aucune règle n’est jamais présentée comme a woman with no determinate number of children. Mais il n’en demeure pas moins que, plus l’on s’élève dans la hiérarchie judiciaire, plus l’on a affaire à des règles qui ne deviennent véritablement determinate dans l’espèce en cours qu’une fois le jugement prononcé, car elles se présentent à l’institution de décision comme la question identifiée par Posner : mises à l’épreuve d’un contexte précis et de faits inattendus, elles n’apportent plus de réponse claire et nécessitent une « interprétation »[162]. Il me semble que les traiter à cet égard comme des « faits » antérieurs à l’affaire n’a guère de sens.

b. La thèse d’Endicott

La thèse d’Endicott, à laquelle j’adhère, me paraît à la fois plus réaliste et plus fonctionnelle. J’en donne les grandes lignes, sans entrer dans les détails.

Voulant illustrer, sans doute un peu narquoisement, comment les juges manipulent parfois la distinction entre question de fait et question de droit, il cite en exergue de son essai[163] une phrase de Lord Denning, alors de la Chambre des Lords, qui avait écrit, dans une affaire de droit fiscal : My Lords, you have indeed here a question of law, if you please to treat it as such[164]. D’un point de vue pragmatique, dit-il, qui semble être le point de vue de Lord Denning dans ce cas-ci, qualifier quelque chose de question de fait ou de question de droit, c’est simplement déterminer que telle ou telle chose relève du jury ou du juge, que telle ou telle chose pourra ou non faire l’objet d’une révision judiciaire ou que sur telle ou telle question une cour d’appel pourra trancher dans le sens qui lui convient, sans trop se soucier de ce qu’on a jugé en première instance.

Il faut faire plus que cela, dit Endicott, il faut chercher une explication non pas simplement pragmatique ou instrumentalisante de la distinction entre droit et fait, mais une explication analytique.

Partant de là, il utilise un exemple, tiré d’un autre arrêt de la Chambre des Lords, Brutus v. Cozens[165]. Brutus, un manifestant antiapartheid, s’était présenté à Wimbledon pendant un tournoi de tennis auquel participait un joueur sud-africain. Il sauta sur le court de tennis, le Court no. 2, donna quelques coups de sifflet et lança des tracts de protestation à la ronde. Une dizaine d’autres protestataires le suivirent en agitant une banderole. L’incident, qui avait duré deux à trois minutes et qui avait interrompu le match en cours, provoqua une certaine hostilité de la part de la foule. Brutus fut escorté manu militari vers la sortie et il fut mis en accusation en vertu du Public Order Act de 1935 qui prévoyait la chose suivante : Any person who in any public place [...] uses [...] insulting behavior to provoke a breach of the peace [...] shall be guilty of an offence[166]. Acquitté en première instance par un tribunal de police constitué de lay magistrates qui jugèrent que sa conduite n’avait pas été insulting, Brutus se retrouva devant la Cour divisionnaire pour l’appel du poursuivant. Cette cour cassa le verdict et déclara Brutus coupable de l’infraction en question. Brutus porta l’affaire devant la Chambre des Lords qui rétablit le verdict d’acquittement.

Endicott explique qu’en réalité il y a trois questions ici : (i) une question de fait (qu’est-ce que Brutus a fait, exactement, sur le Court no. 2?), (ii) une question de droit (quelle est l’infraction potentiellement applicable?) et (iii) une question d’application (le comportement de Brutus était-il insultant)[167]. Ce qu’Endicott appelle « question d’application », poursuit-il, c’est ce qu’on appelle en jurisprudence, selon l’objectif que l’on cherche à atteindre, a question of application of ordinary English words, a mixed question of fact and law, a question of degree ou a question capable of decision either way[168]. Mais aucun de ces labels n’est vraiment utile. Il faut plutôt analyser le problème comme ceci (de nouveau, je résume et je paraphrase, sans entrer dans tous les détails) :

  1. Une question d’application comme celle-ci, ontologiquement, est une question de fait à certains égards, en raison de sa particularité et en raison du fait que insulting n’est pas un concept juridique; mais c’est aussi en un autre sens une question de droit parce que la réponse qu’on lui apporte a des conséquences juridiques et que c’est une question posée par le droit[169].

  2. Une question d’application est une question de droit lorsque le droit prescrit une réponse, et une seule, à cette question[170].

  3. Il y a deux cas de figure où le droit prescrit une réponse à une telle question :

    1. lorsque les termes de la norme applicable (loi, règlement, règle jurisprudentielle) sont clairs, en ce sens que no tribunal acquainted with the ordinary use of language could reasonably choose another meaning[171];

    2. lorsque la cour choisit d’exercer sa faculté ou son pouvoir d’interpréter la norme afin de lui conférer un sens non précédemment élucidé et qui prescrit la réponse à la question d’application[172].

Une façon réductrice, mais à mon sens correcte, de résumer la thèse d’Endicott, serait de dire ceci. Certaines questions sont indiscutablement des questions de droit ou des questions de fait, mais ce n’est jamais à l’égard de ces questions qu’on se demande sérieusement si l’on est en présence d’une question de droit ou d’une question de fait — la chose est évidente. D’autres questions sont des questions d’application du droit (on les appelle aussi des questions de qualification des faits au regard du droit[173]), et il y en a beaucoup puisque, théoriquement, dans un cadre litigieux, elles surviennent presque chaque fois qu’on applique une norme à des faits. Pour déterminer si telle ou telle question d’application A est en dernière analyse une question de droit D ou une question de fait F, il faut considérer la réponse que l’on donne à la question A et déterminer si cette réponse aura, ou devrait avoir, une portée normative au-delà litige en cours. C’est la réponse à donner à la question A qui permet d’être fixé sur sa nature, D ou F.

C’est pourquoi, quand les lay magistrates décident, sans dire plus, que Brutus’s behavior was not insulting, ils tranchent une question de fait. C’est pourquoi les jurys ne décident jamais de question de droit : ce n’est pas la teneur de leur verdict qui en est la cause, mais le fait qu’aucun verdict n’a de portée normative au-delà de l’espèce puisque nul verdict ne s’accompagne de raisons écrites qui tenteraient d’en expliquer le fondement[174]. Si, dans le cas de Brutus, les lay magistrates avaient rendu un jugement écrit indiquant, par exemple, que insulting behaviour connotes the idea of a contemptuous or scornful display liable to offend individuals in their personal dignity, such as racist invective or scurrility, le résultat de l’appel à la Chambre des Lords aurait pu être différent.

Parfois aussi, dernière nuance dans cet exercice de classification a priori, des faits inusités dictent un résultat. Il en est ainsi lorsqu’une question d’application se pose en des termes tels qu’il paraît nécessaire d’y répondre en énonçant une norme pour l’avenir : on tente alors de résoudre par anticipation, et pour une raison rendue explicite par l’énoncé de cette norme, les espèces ultérieures qui poseraient une question d’application dans les mêmes termes. J’en donnerai ici un exemple, emprunté au droit criminel, et qui par son caractère singulier fera peut-être sourire certains. Les exemples de ce genre ne manquent pas, mais rares sont ceux qui présentent un degré de singularité semblable à celui-ci.

Un individu est trouvé coupable en première instance d’une infraction à l’article 253 du Code criminel, qui vise le fait d’avoir eu « la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur » alors qu’il avait consommé une quantité d’alcool telle que « son alcoolémie dépass[ait] quatre-vingts milligrammes d’alcool par cent millilitres de sang ». Cet individu porte le verdict en appel devant une cour supérieure, qui confirme le jugement initial. La possibilité existe alors pour cet individu de porter ce verdict en appel devant une cour d’appel provinciale, mais il doit se plier à la règle, stricte, de l’article 839 du même code, c’est-à-dire démontrer qu’il entend se pourvoir pour un « motif qui comporte une question de droit seulement ».

Or, que révèle le dossier? Les faits sont fort simples. L’individu en question, après avoir consommé une grande quantité d’alcool au cours d’une même journée, et après avoir pris un repas seul à une terrasse en fin de soirée, a payé son addition et s’est dirigé vers une voiture stationnée face à la terrasse, de l’autre côté de la rue. Des convives attablés au même endroit et inquiets du comportement de cet homme qui leur paraît fort ivre ont prévenu la police au moyen d’un téléphone portable. Une voiture patrouille est apparue quelques minutes plus tard, alors que l’individu en question a traversé la rue en titubant, ouvert la portière d’une voiture, s’est assis à la place du conducteur et cherché la clé de contact dans ses vêtements. Il est appréhendé par les policiers, conduit au poste de police et invité à utiliser l’éthylomètre. Le résultat ne laisse aucune place au doute : son taux d’alcoolémie excédait de beaucoup la limite permise.

Où est la question de droit? Jusqu’ici, il n’y en a aucune, tout est question de fait et rien ne satisfait à la règle de l’article 839 du Code criminel puisque rien ne laisse déceler « un motif [d’appel] qui comporte une question de droit seulement ».

Mais voilà qu’un autre fait est finalement dévoilé. La voiture dans laquelle l’individu avait pris place au moment de son arrestation n’était pas la sienne. Il s’est trompé, il a confondu un véhicule semblable au sien, et que son propriétaire n’avait pas verrouillé, avec le sien, stationné plus loin. L’individu avait-il, dans ces conditions, « la garde ou le contrôle » de sa voiture? Ce n’est pas sûr[175]. Il est acquis qu’il ne pouvait actionner le véhicule en question puisqu’il n’en avait pas la clé. Ces circonstances, reconnaissons-le, assez inusitées, pourraient se reproduire et la question du sens des mots « garde ou contrôle » dans l’article 235 du Code criminel se reposerait alors avec la même acuité. Aussi bien y répondre maintenant, pour déblayer un peu plus un terrain qui de toute manière demeure encombré en permanence de toutes sortes de questions de ce genre, et aussi bien résoudre cette question-ci en précisant que « l’impossibilité de mettre le véhicule en mouvement » constitue une défense à l’infraction de l’article 253. Je précise en passant qu’au moment où la question se pose, pas une seule espèce dans l’ensemble de la jurisprudence relative à cet article ne traite du cas où un automobiliste en état d’ébriété monte par erreur dans un véhicule qui n’est pas le sien. Je précise aussi que l’acte d’accusation reproche à l’individu d’avoir eu « la garde ou le contrôle d’un véhicule à moteur alors que son alcoolémie dépass[ait] quatre-vingts milligrammes d’alcool par cent millilitres de sang »; il ne lui est pas reproché d’avoir « tenté » d’avoir la garde ou le contrôle d’un véhicule alors qu’il avait consommé trop d’alcool, accusation dont on peut supposer qu’elle aurait peut-être suscité un débat différent. Il ne lui est pas reproché non plus d’avoir volé, ou tenté de voler, le véhicule qu’il a confondu avec le sien.

Ce petit exemple tout à fait banal illustre comment les mots et les choses ajoutent sans cesse une couche de complexité à l’interrogation : sur quoi devons-nous nous prononcer ici, sur du fait ou sur du droit? Il s’agit d’un exemple réel. J’ai accordé une permission d’appeler dans ce dossier[176] et l’intéressé a été acquitté[177] après avoir essuyé en Cour du Québec un verdict de culpabilité[178] que confirma en appel la Cour supérieure[179]. La règle qui est issue de ce pourvoi est, elle aussi, on ne peut plus simple (il ne peut y avoir de garde ou de contrôle du véhicule dès lors qu’il est impossible de mettre le véhicule en mouvement). Mais c’est bien une norme et non une simple conclusion de fait.

c. Le fait et le droit en cassation

J’ai souligné combien la distinction entre le fait et le droit revêt une importance capitale au troisième degré du système judiciaire français, la Cour de cassation. Cette cour est gardienne de l’application de la loi, un point c’est tout. Les questions de fait relèvent des degrés inférieurs. L’analyse qui est faite de certaines questions s’inscrivant sous ce thème général est très fine et souvent d’une exemplaire rigueur.

J’en donnerai pour seul exemple, la question des contrats, de leur validité, de leur application et de leur interprétation. S’agit-il de questions de droit ou de questions de fait? Il est nécessaire de limiter les interventions de la Cour aux cas de mise en oeuvre des normes « dont la Cour de cassation contrôle l’application et l’interprétation »[180]. Qu’en est-il des contrats?

Le contrôle des règles légales qui régissent le contrat, par exemple sa validité parce qu’il est exempt de vice de consentement et que son objet est licite, est une question de droit pouvant mener à cassation. Il en va de même des règles de preuve portant sur l’existence et le contenu d’un contrat, de même que de la qualification d’un contrat au regard de la loi (par exemple, la question de savoir s’il s’agit d’un mandat ou d’un contrat de société, d’un bail ou d’un crédit-bail).

Mais qu’en est-il de l’interprétation du contrat lui-même, et du sens donné par cet exercice de lecture aux stipulations dont ont convenu les parties? Ce sont des questions de fait :

En principe, depuis l’arrêt des chambres réunies de février 1808 [...], le juge du fond dispose d’un pouvoir souverain pour interpréter le contrat, c’est-à-dire pour déterminer l’existence et le contenu des obligations respectivement assumées par les contractants. [...]

[L]a Cour de cassation lève, lorsque l’acte est ambigu, l’interdiction de prouver outre et contre le contenu des actes (C. civ., art. 1341) et admet le recours aux témoignages et aux présomptions. Elle autorise même le juge du fond à rechercher quelle a été la commune intention des parties dans le silence de la convention, en se fondant sur les écrits échangés entre elles à l’époque de la signature du contrat, ou sur des actes étrangers à l’une des parties ou en chargeant un expert de rechercher tous éléments d’appréciation; enfin, la Cour de cassation se montre particulièrement peu exigeante dans l’application du contrôle de la motivation, qu’elle exerce habituellement sur les motifs de fait, en ce sens que, hormis le contrôle de la dénaturation de la clause claire [...], elle se montre peu soucieuse de sanctionner le défaut de motifs des arrêts qui interprètent un contrat, ou d’apprécier la valeur des motifs, déduits par les juges du fond à l’appui de l’interprétation qu’ils ont choisie. Ainsi elle n’impose pas même au juge d’appel qui réforme, l’obligation de réfuter les motifs retenus par les premiers juges à l’appui de leur interprétation de l’acte[181] [notes omises, italiques dans l’original].

La question de l’interprétation des « contrats d’application étendue » a fait l’objet d’une assez vive controverse en doctrine, particulièrement en ce qui concerne les contrats types qui sont aussi dans la plupart des cas des contrats d’adhésion. Mais la Cour de cassation est généralement demeurée fidèle à la position de principe que je décris ici, tout en admettant de rares exceptions dans le cas de contrats d’assurance dont la rédaction est contrôlée par la Direction des assurances du Ministère de l’Économie et des Finances, dans le cas des contrats homologués par les pouvoirs publics (et donc assimilables à des règlements) et dans le cas des conventions et des accords collectifs de travail dans les entreprises[182].

Cette analyse rigoureuse débouche encore une fois sur la notion de portée normative de la règle à interpréter. Le sens d’un contrat, question qui n’intéresse que les parties immédiates, n’est qu’une question de fait (hormis les cas où la question ne peut être résolue que par la juxtaposition d’une interprétation des règles légales d’interprétation des contrats). Si l’on transpose ce raisonnement en droit québécois et que l’on conclut que l’interprétation de clauses contractuelles est une question de fait, une erreur hypothétique commise en première instance ne sera réformable que si elle est manifeste et déterminante. L’enjeu peut être de taille, comme le démontre une affaire récente[183]. Sur une question de ce genre, les parties en France auront eu l’avantage d’une décision (souveraine) de première instance et d’une décision (souveraine) en appel, ce qui ne sera pas le cas ici si l’on retient la qualification des questions admises en droit français.

Peut-être est-ce un cas où il serait opportun de suivre les conseils d’Allen et Pardo..., mais j’en doute. D’abord, si je m’en tiens à l’analyse d’Endicott — dont j’ai dit pourquoi je la préfère à celle d’Allen et Pardo — je vois mal comment on pourrait qualifier une telle question d’interprétation d’autre chose que de question de fait. La doctrine locale s’est peu intéressée à ce problème, mais elle semble elle aussi pencher dans le même sens[184]. Il faut être cohérent et conclure que, dans l’affaire récente que je viens de mentionner, la Cour d’appel était en présence d’une interprétation contractuelle entachée d’une erreur manifeste et déterminante, ce pourquoi elle est intervenue.

La question, semble-t-il, n’a pas suscité de grands débats en common law. Il existe bien un jugement de la Chambre des Lords[185] où Lord Diplock semble avoir affirmé que l’interprétation d’un contrat est toujours une pure question de droit, ce qu’il fit en des termes assez catégoriques[186], mais une relecture attentive de cet arrêt tend à démontrer que la question en cause en était une de qualification d’un contrat au regard d’une disposition d’une loi anglaise, le Agricultural Holdings Act 1948[187]. Il ne s’agit plus, dans ces conditions, d’une simple question d’interprétation des stipulations d’un contrat.

C. L’élaboration et l’ordonnancement du droit par l’appel

Il n’est guère original de soutenir que, dans l’état actuel des choses, les cours d’appel intermédiaires évoluant dans des pays de droit anglo-américain[188] exercent un important ascendant sur le droit positif. Certes, les cours d’appel de dernier niveau prononcent dans presque tous les pourvois dont elles sont saisies des décisions de principe dont la portée à la fois normative et symbolique dépasse, et souvent de très loin, celle de la production quotidienne ou ordinaire, des cours intermédiaires. Et lorsque ces cours intermédiaires, comme c’est habituellement le cas, voient transiter par chez elles une affaire promise à un dénouement retentissant devant une cour suprême, le jugement rendu à l’échelon intermédiaire a de bonnes chances de passer inaperçu ou d’être vite oublié par la suite[189]. L’effet du nombre rétablit cependant un certain équilibre dans la répartition de ces attributions institutionnelles puisque, bon an mal an, une cour d’appel intermédiaire entend et décide un très grand nombre de pourvois, parmi lesquels des dizaines auront un impact sensible et durable sur le droit de son ressort, alors qu’une cour suprême ne se prononce que de loin en loin sur un nombre assez restreint de sujets. La basse continue du droit (ou, si l’on préfère, son ronronnement) est l’affaire des cours d’appel intermédiaires, alors que les cours suprêmes n’entrent normalement en scène que pour le grand air du troisième acte.

Que font ces cours d’appel? On peut considérer, et on a longtemps pensé que leur principale activité consiste à rectifier les « erreurs » que recèle la jurisprudence des instances inférieures. Cela n’est pas entièrement dénué de fondement car, au nombre d’affaires traitées en première instance, il est statistiquement inévitable que de véritables erreurs se commettent — les tribunaux, après tout, sont des institutions humaines. Mais cette explication a peu à peu cédé le pas devant une autre, plus pénétrante et qui, justement, fait mieux ressortir les limites de la notion d’erreur comprise au sens strict[190]. Sur le fond des choses, on estime plutôt aujourd’hui que le rôle d’une cour d’appel intermédiaire comporte une part d’élaboration du droit (par le façonnement[191] de solutions jurisprudentielles susceptibles de trancher une difficulté réelle et jusqu’alors irrésolue) et une part d’ordonnancement du droit (par l’instauration ou la préservation de la cohérence du droit, notamment en éliminant ou en conciliant une jurisprudence contradictoire[192]). On ferait sérieusement fausse route si l’on posait par hypothèse que ces processus se déroulent sans la moindre contrainte — et en ce sens, les tenants les plus intraitables d’une thèse parfois appelée radical indeterminacy ne contribuent guère à l’avancement du droit en tant que discipline intellectuelle[193].

En revanche, il ne faut pas non plus commettre l’erreur de surestimer la rigueur de ces contraintes. Je considère que l’exposé le plus juste, et en tout cas le plus plausible, de l’effet de ces contraintes sur la prise de décision judiciaire en appel nous provient de certains écrits dans la mouvance de l’American Legal Realism. Bien des auteurs et des juges se logèrent à cette enseigne et tous n’ont pas exprimé des opinions d’une égale mesure. Je me méfierais, par exemple, de plusieurs propositions avancées par Jerome Frank dans son célèbre essai[194], proche par sa teneur de la thèse de la radical indeterminacy. D’ailleurs, il n’était pas encore juge au moment où il le publia et je soupçonne qu’il aurait fortement nuancé sa position à la fin des seize années qu’il passa dans une cour d’appel fédérale. Mais d’autres juges, et parmi les plus éminents, ont fait état de telles contraintes, inhérentes à l’activité judiciaire et qui en encadrent l’exercice. Ce fut notamment le cas de Benjamin N. Cardozo dans ses Storrs Lectures prononcées à l’Université Yale[195]. Ce fut le cas également, et dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires, du juge Holmes, qui soulignait le caractère nécessairement graduel et réactif des constructions jurisprudentielles[196], ainsi que du juge Brandeis, qui s’exprimait sur les avantages et les inconvénients de la stabilité (considérée en tant que telle) dans l’évolution de telles constructions[197].

Néanmoins, c’est à Karl N. Llewellyn que l’on doit, selon moi, l’analyse la plus exhaustive et la plus fine du phénomène (c’est-à-dire de l’élaboration de normes juridiques substantielles ou matérielles dans le cadre en principe très circonscrit où évolue une cour d’appel)[198]. Llewellyn fut l’un des principaux animateurs du mouvement des Realists. Son oeuvre foisonnante rayonne de plusieurs feux, allant de la rédaction du Uniform Commercial Code à des travaux de terrain en anthropologie juridique[199] en passant par des écrits théoriques d’une originalité qui n’a d’égale que leur densité[200]. On est donc en présence ici d’un universitaire de première force et de trempe internationale, qui influencera plusieurs générations de juristes et qui contribuera, peut-être plus que nul autre[201], à la transformation de l’enseignement du droit au XXème siècle et aux États-Unis.

Le volumineux essai[202] que Llewellyn consacre à l’appel porte presque exclusivement sur le processus intellectuel d’élaboration de normes juridiques par les cours d’appel américaines, processus que l’auteur examine en profondeur. Envisagé sous un certain angle, cet essai est aussi une réponse à l’essai de Frank paru trente ans plus tôt — réponse qui revêt par moments la forme d’une réfutation en règle, quoique nuancée. On voit vite que Llewellyn ne partage pas les vues de Frank, dont il qualifie l’ouvrage Law and the Modern Mind de queer[203], à qui il reproche sa deliberate obtuseness[204] et de qui il se dissocie expressément à quelques reprises : In view of my many differences with J. Frank [...][205], I wholly go with Douglas and Arnold (as against some of Frank’s suggestions) [...][206] et J. Frank to the contrary notwithstanding, I claim that [...][207]. Au fond, et pour l’essentiel, sa critique de la thèse de Frank coïncide avec celles de McCormick et Rottschaefer que j’ai mentionnées plus haut[208].

Mais j’en viens à ce que soutient Llewellyn. Il entend démontrer que, contrairement à ce qu’ont parfois affirmé les éléments les plus frondeurs parmi les Realists (éléments dont Frank fait partie), l’élaboration de normes jurisprudentielles présente un degré suffisant de prévisibilité[209] pour que la légitimité de l’entreprise ne soit pas remise gratuitement en cause. Un premier aspect original de sa démonstration tient au critère qu’il propose pour se satisfaire d’un degré suffisant de prévisibilité — et l’on voit ici se manifester l’excellent commercialiste qu’était aussi Llewellyn. Ce critère en est un de reckonability[210], un mot qui à lui seul n’aide guère, mais les choses deviennent plus claires avec les précisions suivantes : Our institution of law-government would be highly satisfactory, as a human device, if at this stage it could commonly offer, on the scale of “certainty” of outcome, a reckonability equivalent to that of a good business risk[211]. At this stage[212] signifie ici « au moment où l’on doit décider s’il est opportun de porter un jugement en appel ».

Plutôt que de paraphraser longuement le propos de Llewellyn, je vais me contenter de reproduire quelques passages de son essai, en le citant au texte, là où la perspective du mouvement American Legal Realism me paraît ressortir avec le plus de netteté. J’espère une fois de plus qu’on me pardonnera la longueur des citations qui suivent : vu le style assez particulier de l’auteur, sa façon précise de dire les choses est elle-même porteuse d’une partie du sens qu’exprime son texte. Abordant d’abord l’idée de la One Single Right Answer (ce sont les termes qu’il emploie en sous-titre), il écrit notamment :

The deciding is done under an ideology which in older days amounted to a faith that there is and can only be one single right answer. This underlies such ideas as “finding the law” and “the true” rule, and “the” just decision. I refer not merely to a manner of writing the opinion but to a frame of thought and to an emotional attitude in the labor of bringing forth a decision. Even judges who know with their minds that varying answers would be legally permissible will be found with a strong urge to feel that one alone them must be the right one.

There is here no suggestion that there cannot be found in fact one answer or several answers which are better, much better, in contrast to others which are worse. Commonly, even under the straig[h]tness imposed by pleadings and by the points of appeal, I think one can dig out a number of answers any one of which has some worth and would be better than its contrary; it is precisely for that reason, and because “the better is the enemy of the good,” that an atmosphere or climate of thinking that the right answer must be single can acquire its effect on the process of deciding.

That climate seems to me to be still a fact and a condition of much current American appellate judging. Whether it adds to over-all reckonability of the results, I can form no clear opinion. My suspicion is that in the less troubling case it does (but at too high a price), by discouraging inquiry into available alternatives. It tends, along with pressure of work and human avoidance of sweat, to encourage taking the first seemingly workable road which offers, thus giving the more familiar an edge up on the [wiser]. But where the case is really puzzling (which most un- “foredoomed” cases are) my suspicion is that this approach throws the ultimate decision into materially greater chanciness than does the tougher inquiry into which of the known permissible possibilities seems the probable best, and why [emphase dans l’original][213].

Selon qu’on la considère en amont ou en aval de la décision judiciaire, cette idée de One Single Right Answer renvoie toujours à la notion trompeuse de bivalence juridique. Longtemps après Llewellyn, Endicott a fait de cette notion une critique à la fois éloquente et lapidaire[214].

Mais pourquoi doit-on tenir à distance l’idée de One Single Right Answer? Probablement parce qu’elle véhicule une représentation fausse, ou en tout cas très incomplète, de ce qui se passe dans une proportion largement majoritaire des jugements rendus sur pourvoi. Et que se passe-t-il de ce côté? Il y a d’abord le fait que, par définition, un dossier légitimement porté en appel présente un problème que la technique juridique à elle seule est impuissante à résoudre. Là-dessus, Llewellyn affirme :

First, and negatively, the Insufficiency of Technical Law: it is plainly not enough to bring in a technically perfect case on “the law” under the authorities and some of the accepted correct techniques for their use and interpretation or “development”. Unless the judgment you are appealing from is incompetent, there is an equally perfect technical case to be made on the other side, and if your opponent is any good, he will make it. If you are the appellee, a competently handled appeal confronts you with the same problem. The struggle will then be for acceptance by the tribunal of the one technically perfect view of the law as against the other. Acceptance will turn on something beyond “legal correctness”. It ought to [emphase dans l’original][215].

Il y a ici un rapprochement à faire, et une importante nuance à apporter, avec la pensée de Cardozo. Dans The Nature of the Judicial Process, celui-ci décrivait la plupart des affaires portées en appel comme relevant d’une solution évidente[216]. De tels dossiers, aujourd’hui peut-être moins nombreux et encombrants qu’ils ne l’étaient à une autre époque, sont généralement ceux où l’on peut dire que l’affaire est illégitimement portée en appel, l’appelant souhaitant simplement gagner du temps, épuiser son adversaire financièrement ou autrement, ou encore se camper dans une posture de résistance au droit dont la forme la plus extrême et maladive est la quérulence. Bref, on instrumentalise la procédure d’appel à des fins autres que la solution d’une difficulté juridique réelle.

La généralisation de mécanismes de filtrage qui limitent l’accès aux cours d’appel fait que ce type de pourvoi se rend de moins en moins souvent jusqu’au fond, où de toute façon il se verra asséner rapidement une réponse évidente. Mais déjà en 1960, quarante ans après Cardozo, Llewellyn avançait que ce corpus de pourvois résultait d’une utilisation suspecte, voire irrégulière, de la procédure d’appel :

Substantially, the mere bare rules of law do today manage alone to decide that obnoxious but persistent body of appeals in which in fact the applicable rules are both firmly and reasonably settled often enough re-examined, retested, restated, and reaffirmed within the past few years and in which the facts of the case fall so obviously inside the core of the rule that reasonable judges do not have to ponder [nos soulignements][217].

On voit donc qu’il y a eu une évolution. Un phénomène que Cardozo considérait fastidieux mais normal constituait déjà pour Llewellyn une anomalie nuisible (obnoxious, le mot est fort...).

Si l’on doit renoncer à l’idée de la One Single Right Answer, sauf dans le sous-ensemble de l’obnoxious but persistent body of appeals où l’institution remplit une simple fonction de sanction du droit[218], à quoi s’emploient les cours d’appel lorsqu’elles s’acquittent utilement de leur tâche? C’est ici que se déploie pleinement la thèse de Llewellyn, que je cite une dernière fois dans un passage où il résume l’objectif de son essai sur l’appel :

[I]t is obvious that the factual material here gathered is not set out with any purpose of showing that the rules of our law [...] are only in most restricted measure to be relied on as “in themselves” deciding appellate cases. That fact is manifest. My purposes are very different. I hope, and hope hard, that the present material may make permanently untenable any notion that creativeness choice or creation of effective policy by appellate judges is limited to the crucial case, the unusual case, the borderline case, the queer case, the tough and exhausting case, the case that calls for lasting conscious worry. My material aims to put beyond challenge that such creativeness is instead everyday stuff, almost every-case stuff, and need not be conscious at all.

But by the same token, the same material aims to show and then to hammer home that the creation moves in the main with steadiness, that it answers carefully and regularly to the body of doctrine as that body has been received and as it is to be handed on; that the creation nevertheless and simultaneously, but in full consonance with that high responsibility to The Law, answers also to the appellate court’s duty to justice and adjustment. I should hope to see the material persuade, for example, of a thing like this (which I see no means of proving): that in 80 per cent or better of the instances in which a court draws a solving rule from prior (unheld) language, or from a pair of “see’s” and a “cf.,” or from “the tendency of our cases,” the court is not merely reaching for authority or color to justify the decision in hand, but is also seeking and finding comfort in the conviction that the decision and the rule announced fit with the feel of the body of our law that they go with the grain rather than across or against it, that they fit into the net force-field and relieve instead of tautening the tensions and stresses [emphases dans l’original][219].

Exprimée ainsi, en des termes souvent allusifs, la thèse peut sembler insaisissable ou trop abstraite. La démonstration à laquelle se livre Llewellyn est pourtant fort concrète et elle met en relief environ 600 décisions de cours d’appel d’états américains. Il ne saurait être question ici de reprendre en détail le fil de ces analyses. Et, quoi qu’il en soit de cette thèse, c’est plutôt sur le diagnostic porté par l’auteur que je veux insister[220].

Certes, le critère de prévisibilité que fixe Llewellyn (a good business risk)[221] n’est pas le plus strict qui soit, mais une fois congédiée l’idée de One Single Right Answer, et une fois mise pleinement en lumière l’Insufficiency of Technical Law[222], on voit mal comment ou pourrait se montrer plus exigeant.

De nos jours, avec les moyens que la procédure civile moderne met à la disposition des tribunaux[223], ce que Llewellyn qualifiait en 1960 de obnoxious but persistent body of appeals a très probablement perdu de son volume. Certes, on observe toujours des comportements de résistance au droit. Et à cela s’ajoute aussi une catégorie de litiges, heureusement assez rares, où une partie s’engage de bonne foi dans un combat de principe qui lui paraît honorable mais qui est perdu d’avance : les cas d’aveuglement par conviction. Néanmoins, ce ne sont pas ces situations qui aujourd’hui mobilisent l’essentiel de l’attention d’une cour d’appel. Au contraire, et le chiffre de 80 % que mentionne Llewellyn dans le dernier passage cité plus haut paraît vraisemblable. Du moins peut-on avancer sans risque que, dans une forte majorité de dossiers en appel, la créativité du juge sera nécessairement sollicitée : il devra dépasser les positions contraires, mais a priori plausibles de chaque partie pour trouver une solution qui, tout en ne jurant pas avec l’état antérieur du droit positif, n’en est pas moins nouvelle. Car si elle s’était imposée d’avance à l’esprit comme la seule envisageable, il n’y aurait pas eu matière à débat en appel. Or, en règle générale, on ne porte pas sa cause en appel lorsqu’on a la certitude de perdre. Et en règle générale aussi, on se désiste d’un jugement dont on a la certitude qu’il sera infirmé en appel. C’est donc qu’en règle générale, il y a véritablement matière à débat lorsqu’un pourvoi procède au fond. En ce sens on pourrait être tenté de croire que la plupart du temps, sinon toujours, un processus de décision comme l’appel en matière civile est inexorablement imprévisible quant à son issue ultime. C’est bien ce que prétendent les tenants de la thèse radical indeterminacy.

Cette dernière thèse, qui à mon avis tient de la caricature, est indûment réductrice, car elle prend pour seule cible le contenu de la décision. En outre, elle réintroduit dans le débat, implicitement et de façon paradoxale, l’idée naïve et trompeuse de One Single Right Answer, puisqu’elle milite en faveur d’une forme de prévisibilité dans la prise de décision judiciaire qui ne serait possible qu’en présence de réponses uniques et certaines à toutes les questions de droit, obtenues par des opérations de l’esprit à la fois logico-déductives et inexorables. En bref, elle se donne une chimère pour seul étalon acceptable de la qualité des jugements. Or, ce n’est pas à ce niveau que se situent les attentes des acteurs raisonnables (laissons de côté ici les quérulents). Dans un appel régulièrement formé, chaque partie estime disposer d’arguments sérieux en sa faveur, elle les connaît, elle sait qu’elle aura l’occasion de les faire valoir et qu’elle sera entendue, elle n’a pas la certitude que sa thèse prévaudra, elle s’attend à ce que le jugement au fond tranche le débat dans un sens ou dans un autre, et surtout, elle a la certitude que la décision ainsi rendue sera motivée en droit et en fonction de ce qui aura été plaidé. Tout cela est parfaitement prévisible et il revient à cette partie, et à elle seule (ou à son avocat), d’évaluer, sur ce calcul, si elle est en présence d’un good business risk. Même dans les cas, il faut le dire assez rares, de spectaculaires revirements jurisprudentiels[224], les conditions que je viens d’énumérer sont objectivement satisfaites. C’est d’ailleurs en s’arrêtant sur ces éléments qu’il devient possible, selon ce que Lon L. Fuller écrivait dans un texte fréquemment cité, d’évaluer la qualité d’un processus de décision judiciaire ou quasi judiciaire (adjudication)[225].

En réalité, et ce n’est pas le moindre intérêt de cette question, les parties en appel, et leurs avocats partagent presque toujours une même compréhension des contraintes auxquelles elles font face. Ces contraintes ne fournissent pas une vérité unique. Elles délimitent les issues possibles d’un pourvoi au fond, sans plus. Et cette vision des choses se confond avec une thèse toute autre que celle de radical indeterminacy, une thèse cette fois fort probante que l’on peut appeler relative ou partial indeterminacy. L’auteur en est H.L.A. Hart[226]. J’avançais plus tôt l’idée qu’une partie en appel n’a pas la certitude que sa thèse prévaudra et qu’elle s’attend à ce que le jugement au fond tranche le débat dans un sens ou dans un autre. Cette idée suppose en effet qu’on accepte le principe d’indétermination relative de Hart. Adhérant de la sorte aux vues exprimées par Hart dans son livre phare, The Concept of Law[227], les parties se livrent (à leur insu?) à un exercice de positivisme analytique, à la manière dont Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir.

Si l’on tenait pour concluante la thèse de la radical indeterminacy, on devrait en toute logique accepter qu’il est plus efficace de déterminer par un moyen parfaitement aléatoire l’issue de beaucoup d’appels, tous ceux ne tombant pas dans le sous-ensemble du obnoxious but persistent body of appeals. Il faudrait donc que la plupart sinon la quasi-totalité d’entre eux se résolvent par quelque chose comme un tirage au sort. Nul doute, en effet, qu’une telle façon de faire serait beaucoup plus rapide et bien meilleur marché que la procédure traditionnelle des pourvois en appel. Cette proposition de justice aléatoire, provocante mais soutenable à certaines conditions[228], a été étudiée par Neil Duxbury, un universitaire britannique fort versé sur le mouvement American Legal Realism, dans un essai qui donne sérieusement à réfléchir[229]. Duxbury fait état de l’ère de franc scepticisme qui, à partir des années 1970, a succédé à une longue période d’après-guerre, et bien avant, au cours de laquelle on invoquait avec conviction la raison (souveraine) comme moteur de toute rationalité juridique[230]. Et de fait, il n’est pas sûr que la thèse de Llewellyn, ancrée dans ces idées de raison, de rationalité et de raisons exposant le tout, aurait traversé indemne l’époque agitée des années 1970 et 1980. Aussi ai-je précisé plus haut que, quoi qu’il en soit de sa thèse principale, c’est surtout devant le diagnostic de Llewellyn que je m’incline sans hésitation. Mais revenons à Duxbury. Après avoir formulé ces réserves, et avoir méticuleusement examiné la place que pourrait occuper un principe aléatoire dans un contexte de prise de décision judiciaire[231], il se rabat sur sa question initiale[232] et y répond comme ceci : l’emprise de la raison demeure entière, ne serait-ce que parce que, face à des questions complexes, un résultat purement aléatoire n’aura pas de sens[233] autre que celui d’être un simple résultat, un point c’est tout.

C’est bien là, je crois, ce que Llewellyn s’efforçait de démontrer, avec les moyens de son époque. Mais attention, Llewellyn n’est pas Dworkin, à qui l’on peut reprocher d’avoir réhabilité la thèse de la One Single Right Answer en se contentant de moderniser ses atours[234]. Il n’y a pas de best fit dans le processus que je viens de décrire, il y a plusieurs issues possibles et, si l’institution fonctionne comme prévu, les différends se solderont par des solutions raisonnables en accord avec leur contexte normatif. On ne peut espérer plus. La perfection, dans l’ordre du droit positif, c’est un jugement final au plus haut palier d’appel.

On aura compris de ce qui précède que l’idée d’erreur, dans ce contexte-ci, n’a pas le sens catégorique et rétrospectif qu’on lui attribue dans d’autres contextes — par exemple, en arithmétique ou en génie civil[235]. Cela, d’ailleurs, met plutôt à mal ce que les juristes de common law appellent the declaratory theory of law[236] mais je crois qu’il faut être réaliste jusqu’au bout et traiter au cas par cas, comme le fait la Cour de cassation en France, l’épineux problème de l’effet rétroactif d’un revirement jurisprudentiel[237]. Je me suis déjà interrogé dans un jugement sur l’extension possible du domaine de l’erreur en droit administratif[238]. À mon avis, cette question du domaine de l’erreur en droit est beaucoup trop rarement abordée de front par les avocats qui plaident en appel. Et trop souvent, lorsqu’elle l’est, c’est sans rigueur aucune, à coup de ronflantes pétitions de principe. Trop nombreuses sont les inscriptions en appel et les requêtes pour permission d’appeler où l’on affirme que le tribunal de première instance « a erré en fait et en droit »[239] (sans d’ailleurs tenter de distinguer les erreurs de fait des erreurs de droit), alors que, de manière presque transparente, la partie appelante ou requérante veut se pourvoir, en disant un peu n’importe quoi, parce que le jugement attaqué ne fait tout simplement pas son affaire. Bref, on veut refaire un procès dont on attendait on résultat plus favorable. Cela n’est pas synonyme d’erreur.

Or, il arrive souvent qu’un jugement de première instance ou une décision d’un tribunal administratif tranche une question en se référant à une norme floue[240], c’est-à-dire en soupesant plusieurs facteurs distincts sans qu’aucun d’entre eux n’ait valeur prioritaire. Il peut en être ainsi soit parce que la loi impose de le faire (c’est le cas, par exemple, en matière de détermination de la peine conformément à l’article 718.2 du Code criminel), soit parce que la jurisprudence le prévoit (quand, par exemple, il s’agit d’évaluer l’intérêt d’un enfant après la survenance d’un changement important dans les conditions de garde, comme l’explique l’arrêt Gordon c. Goertz[241], ou d’identifier l’employeur véritable, comme l’explique l’arrêt Pointe-Claire (Ville) c. Québec (Tribunal du travail)[242]). Souvent aussi, lorsque se pose une question de ce genre, les facteurs à soupeser se répartissent à peu près également de part et d’autre d’un axe qui départage ceux favorisant une partie et ceux favorisant l’autre. C’est d’ailleurs pour cela qu’il y a légitimement litige car ce genre de norme invite et multiplie même les hard cases. Surgit alors une forme d’acatalepsie[243], situation dans laquelle l’existence d’une erreur, au sens propre du terme, est pratiquement impossible à démontrer. Dans ces conditions, il importe de se souvenir d’une autre observation de Llewellyn, citée plus haut : the better is the enemy of the good, le mieux est l’ennemi du bien[244]. Et, à moins d’une raison impérative d’intervenir (mais n’est-ce pas là antinomique avec l’idée d’acatalepsie?), mieux vaut s’abstenir de refaire la roue. Mieux vaut confirmer un jugement ou une décision qui est déjà de qualité convenable afin de ne pas gaspiller des ressources intellectuelles (le travail des avocats, des juges, etc.), institutionnelles (la mise en branle d’un processus public et compliqué devant une cour d’appel) et financières (ce qu’il en coûte aux parties pour se livrer à cet exercice) qui seraient mieux mises à profit ailleurs. À mon sens, dans un cas de ce genre, pourrait seule constituer une raison valable d’intervenir la nécessité d’apporter une modification d’importance aux règles prétoriennes en vigueur : par exemple, remplacer la règle floue par une autre qui ne l’est pas, ou changer et réagencer en profondeur les facteurs jusque-là tenus pour pertinents.

Je termine sous cette rubrique par une ultime série d’observations tirées de nouveau du droit comparé. J’emprunte le ton et l’idée centrale de ce qui suit à John A. Jolowicz, le grand comparatiste de Cambridge. Dans un texte livré en 1986[245], il a brillamment décrit les différences essentielles entre appel et révision judiciaire, en prenant soin de souligner qu’il n’existe nulle part une pure procédure de révision ou d’appel. La réalité favorise en effet et partout le métissage réciproque de l’une et de l’autre. Il ne peut faire de doute, cependant, qu’en raison même de ce métissage, les notions d’erreur, d’irrégularité ou d’imperfection à rectifier varient en fonction directe des moyens que l’on se donne pour y parvenir. Jolowicz écrit en conclusion :

I have tried to draw the attention to the distinct nature and purposes of the review and the appeal which are apparent from their original ‘pure’ forms. In reality, all that they have in common is that neither can be engaged until an original decision has been made and that, subject to limited exceptions, neither can be invoked except by a party to that original decision. Both appeal and review have, however, developed impurities which obscure the essential differences between them. The impurities which now infect the appeal are, perhaps, largely the result of the need for economy a true novum judicum or rehearing is more expensive than an appeal whose scope is limited in some way. The impurities that affect the continental cassation, on the other hand, have a different explanation; they stem from an unwillingness on the part of the judges to remain within the confines of a procedure of review because of a humanitarian but misplaced desire to do justice to the parties to the cases that come before them[246].

N’est-il pas étonnant, en effet, qu’environ 40 000 arrêts ou décisions soient rendus chaque année par les plus hautes juridictions françaises[247], dont la compétence en est une, essentiellement, de cassation (ou de révision) pour erreur de droit menaçant l’ordre juridique, alors que les cours suprêmes canadienne, britannique, australienne ou américaine, qui siègent en appel, n’en rendent normalement qu’une centaine, voire moins? Est-ce donc que l’erreur de droit sévit à l’état épidémique dans l’Hexagone[248]? Est-ce donc que l’appel dans les pays de droit anglo-américain est devenu une espèce de cassation, réservée à une infime poignée de justiciables qui s’affrontent sur les questions les plus retentissantes du moment[249]? À mon avis, seule une réflexion soutenue sur l’extension du domaine de l’erreur en droit, et non sur l’idée subjective de justice à laquelle Jolowitcz fait furtivement allusion in fine, pourrait faire avancer ce débat. Elle permettrait peut-être de mettre au jour les dérives historiques de ces grandes institutions, les cours suprêmes et les cours de cassation. Mais je ne m’attends pas à ce que cela se produise prochainement.

D. Les avantages et les inconvénients de l’oralité en appel

Je terminerai cet aperçu par quelques observations rapides et terre à terre sur une autre différence entre nos façons de faire au Canada et celles qui ont cours ailleurs.

J’ai déjà décrit sommairement le régime français de l’appel en matière civile : c’est un nouveau procès, mais dans un contexte où, de toute manière, la preuve documentaire et la procédure écrite l’emportent de très loin, en première instance comme en appel, sur la procédure orale. Cela va plus loin encore : il est possible de faire l’économie d’une plaidoirie orale devant la formation de jugement et de ne plaider que devant le juge de la mise en état[250]. Dans ces conditions, comme je l’ai souligné, il est possible de penser que la « reprise du procès » n’entraîne pas dilapidation des ressources judiciaires comme ce serait immanquablement le cas ici.

La procédure d’audience qui est suivie au Canada, et qui comporte une phase orale dont l’importance est indéniable, se termine parfois par le prononcé dès la fin de l’audience d’un court jugement oral[251]. Cette procédure s’apparente à celle adoptée par beaucoup de tribunaux américains; elle comporte, longtemps avant l’audience, le dépôt de mémoires et d’annexes reliés qui reproduisent la totalité de la preuve documentaire et testimoniale nécessaire à l’étude du dossier. Et de fait, plusieurs semaines voire quelques mois avant l’audience, les juges qui entendront une affaire commencent l’étude de la documentation qui servira de base aux plaidoiries orales à l’audience.

Une caractéristique ancienne — elle date du XIXème siècle — de cette façon de procéder tient à l’équilibre recherché entre l’oral et l’écrit. On a déjà décrit, en en retraçant l’histoire, l’irrésistible émergence du mémoire ou de l’argumentation écrite en appel en Amérique du Nord, notamment devant la Cour suprême des États-Unis[252]. Je ne vois pas, pour ma part, comment la procédure d’appel peut être possible sans une argumentation écrite dans un mémoire accompagné d’annexes, lesquelles d’ailleurs sont souvent fort abondantes.

Cette façon de voir les choses tend aujourd’hui à se généraliser. Mais il s’avère, assez curieusement, qu’elle a longtemps suscité la critique de juges éminents, dont Lord Denning[253]. Leabeater et ses coauteurs écrivent :

Under Lord Denning, who was Master of the Rolls from 1962 to 1982, the Court of Appeal had virtually no administrative staff. There was no registrar or central listing organisation. There were no skeleton arguments and the Court did little or no pre-reading. Counsel would read out relevant documents and passages from relevant authorities [notes omises, nos soulignements][254].

Et de fait, entre 1947 et 1953, un comité présidé par Sir Raymond Evershed, le Master of the Rolls de l’époque, avait longuement étudié la question en s’interrogeant sur l’opportunité, entre autres choses, d’adopter la même procédure que celle suivie par la plupart des tribunaux américains[255]. La possibilité avait été écartée de manière plutôt sommaire, après avoir été étudiée avec singularly little enthusiasm[256], et il n’en fut plus question pendant des années.

Ce point de vue ne faisait cependant pas l’unanimité non plus et il a été sévèrement critiqué depuis[257].

Néanmoins, ce n’est que très progressivement que le successeur de Lord Denning, Sir John Donaldson M.R., parvint à introduire, d’abord par de simples mesures incitatives, puis par une règle formulée et modifiée dans une série de Practice Notes ou Directions[258], les skeleton arguments (ou plans sommaires d’argumentation) qui encore aujourd’hui caractérisent la pratique devant les tribunaux d’appel anglais. Ce changement, avec le temps, a eu un impact sur la longueur des jugements, comme le signalait récemment Lady Justice Arden de la Cour d’appel anglaise[259].

La place de l’oralité demeure pourtant très importante devant les tribunaux anglais. Avançons une première comparaison. Au cours de l’année judiciaire 2011-12, la Cour suprême des États-Unis entendait en un peu moins de six heures réparties sur trois jours[260] le dossier National Federation of Independent Business v. Sebelius[261] et quelques dossiers connexes sur la constitutionnalité de la réforme du système de santé américain entreprise par le Président Obama. Bref, une question d’envergure nationale et d’une considérable complexité. Ce total de six heures de plaidoiries orales fit beaucoup parler car c’est nettement plus long que ce qu’il est d’usage d’accorder aux plaideurs devant la Cour suprême des États-Unis.

Pour sa part, et au cours de la même année judiciaire, la Cour Suprême du Royaume-Uni entendait pendant deux semaines, soit huit jours complets d’audience, du 5 au 15 décembre 2011, une affaire civile, certes délicate, mais dans le champ assez étroitement délimité de la responsabilité civile et de l’assurance, concernant l’indemnisation des victimes de mésothéliome[262]. Un dossier de ce genre, devant une cour d’appel nord-américaine, n’aurait probablement pas nécessité plus d’une journée d’audience, et peut-être même moins. Le rapport entre la durée du procès et celle de l’audience en appel se caractérise partout par un effet d’entonnoir très prononcé[263], mais il semble que ce soit encore plus fortement le cas en Amérique du Nord qu’au Royaume-Uni.

Le contraste est encore plus frappant lorsque l’on considère le fonctionnement actuel des cours d’appel fédérales américaines. Pour plusieurs raisons, qui ne sont pas inconnues des tribunaux d’appel au Canada, mais qui paraissent plus exacerbées aux États-Unis, ces cours d’appel exercent un contrôle fort strict sur la procédure traditionnelle d’audience. Sans doute parce que le pourcentage de justiciables qui se pourvoient en personne et sans avocat est extrêmement élevé[264], beaucoup de dossiers d’appel procèdent sans audition orale, après qu’un juriste membre du personnel de la cour ait préparé un projet de jugement pour approbation par une formation de trois juges[265]. Dans le même ordre d’idée, il s’est développé dans ces mêmes cours d’appel et à compter des années 70 une pratique qui a pris des proportions considérables depuis et dont on peut difficilement imaginer qu’elle pourrait trouver preneur dans une cour d’appel canadienne. Conformément à cette pratique, une proportion très élevée de jugements demeure inédite, en raison de la distinction désormais bien établie entre les precedential et les non-precedential opinions or orders[266]. En fin de compte, ces jugements ont le même poids, juridiquement parlant, qu’un verdict prononcé par un jury ou qu’un jugement donné sous forme orale en salle d’audience, et qui ne laisse de trace que pour les parties en cause.

Que penser de ces particularismes? « Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà », disait Pascal[267]. Mais je commence à me répéter. Aussi est-il temps de conclure.

Conclusion

L’histoire résulte de nombreuses contingences auxquelles il paraît souvent difficile de donner un sens. Mais on décèle parfois un enchaînement des choses qui permet d’avancer certaines hypothèses sur les causes et les effets de ce que l’on connaît maintenant.

Ainsi, pour étrange que cela puisse paraître, l’histoire de l’appel en droit anglais, et par contrecoup en droit québécois, a pour lointaine et accidentelle origine la conquête normande de 1066. Cet évènement, à la fois militaire, politique et fortuit, aura des conséquences à très long terme en beaucoup d’endroits. Il engendrera une forme singulière de justice, administrée par une magistrature qui affirmera très tôt son autonomie. Ce qu’il adviendra des tribunaux royaux anglais entre les XIIème et XIXème siècles (une très longue gestation) nous touche encore directement. Cette évolution déterminera à plusieurs titres les façons de faire qui eurent cours entre 1764 et 1849 devant les juridictions d’appel exerçant au Québec et au Bas-Canada. Certes, ces juridictions demeuraient embryonnaires et imparfaites, mais elles fonctionnaient au jour le jour sans susciter de grande controverse. La justice y était d’abord et avant tout l’affaire des juges. Plusieurs d’entre eux, comme Jonathan Sewell, juge en chef du Bas-Canada de 1808 à 1838, furent des personnages considérables en leur temps. Non seulement les pratiques de l’époque n’avaient-elles rien de méprisable, mais elles annonçaient l’apparition de l’une des toutes premières cours d’appel modernes dans l’Empire britannique. La création de cette cour date de 1849 et survient au Bas-Canada. L’institution doit beaucoup à deux figures marquantes de l’histoire locale : d’abord à John Lambton (comte de Durham et auteur du célèbre rapport de ce nom), puis à Louis-Hyppolite Lafontaine. Il est paradoxal qu’une telle cour d’appel se soit constituée dans une colonie un quart de siècle avant les importantes transformations institutionnelles d’où sera issue, à compter de 1875 et en Angleterre, une cour d’appel en métropole. Mais les ex-colonies anglaises qui étaient devenues des états américains à la fin du XVIIIème siècle avaient depuis longtemps précédé l’Angleterre sur cette voie. Et il est vraisemblable qu’en raison même de l’emprise de la tradition en Angleterre, une réforme importante des institutions judiciaires y remettait en question, beaucoup plus qu’ailleurs, de très anciennes habitudes profondément ancrées dans les moeurs de tous les jours. D’où de tenaces résistances au changement dans ce pays. Lafontaine ne fit face à rien de tel lorsqu’il s’attaqua ici à la réforme de la Cour d’appel, de 1843 à 1849.

Cette filiation avec le droit anglais pourrait avoir de quoi surprendre. Après tout, le droit québécois conserve de nombreux traits ataviques qu’il tient du droit français. Mais les cours d’appel de l’ancien droit français (les « Parlements », appelons-les par leur nom) ont suivi une trajectoire sans équivalent du côté nord de la Manche — et encore aujourd’hui en droit français, l’appel est une procédure fondamentalement différente de ce que l’on connaît ici ou en Angleterre. Établis plusieurs siècles avant les cours d’appel américaines, canadiennes et anglaises, et parfois en très mauvais termes avec le pouvoir royal, les Parlements n’en étaient pas moins les délégataires de l’autorité royale. À ce titre, ils participèrent pendant longtemps du caractère sacré de la monarchie de droit divin. Cela leur valut bien des déconvenues à diverses époques, sous Louis XIV et avant. Mais bien plus tard aussi, sous la Révolution française. Les Parlements furent traités sans ménagement, rabroués même, pour des initiatives qui indisposaient le pouvoir en place, que ce soit le roi ou (Dieu ayant été évacué) « la Nation ». De cette dynamique à la fois juridique et politique émerge peu à peu une conception légicentriste du droit. Elle deviendra particulièrement intransigeante dans le sillage immédiat de la Révolution et sera pérennisée avec le Code Napoléon. Elle signifie que le droit, qui se fond dans la loi, est le fait législateur, qu’il soit le roi, l’empereur ou le peuple représenté par l’Assemblée nationale. Et les tribunaux, organes de mise en application de la loi, n’ont qu’à suivre, c’est-à-dire à lire et à appliquer les textes, sans laisser cours à leurs états d’âme. Sans vouloir charger le trait, car j’apprécie comme beaucoup d’autres les brillantes constructions doctrinales des juristes de culture française, il reste qu’exercer le métier de juge en première instance comme en appel ne veut vraiment pas dire la même chose à Toulouse ou à Winnipeg.

L’histoire de l’appel a fait l’objet en 1881 d’un essai de Marcel Fournier que j’ai déjà cité. L’institution de l’appel, écrivait-il, n’apparaît que quand un certain ordre règne dans l’organisation politique, lorsqu’il existe une administration assez perfectionnée et une tendance vers la centralisation. Je pense qu’il a raison, mais ce n’est pas toute l’histoire. À partir du moment où l’on retrouve les trois éléments énumérés par Fournier, l’appel devient en quelque sorte une nécessité institutionnelle, un mécanisme d’uniformisation des décisions de justice. Mais sa finalité se modifiera d’époque en époque pour devenir aujourd’hui quelque chose qui a bien peu en commun avec ce qu’elle était à l’origine. Aux premiers temps, l’appel est une procédure dirigée contre le juge (le faussement, le writ of attaint), un juge qui, par ses errements, a trahi son serment et son office, car la justice royale de droit divin se veut infaillible. À partir du XVIIème siècle, les choses évoluent rapidement, le souverain ne se mêle plus guère de ces choses, l’appel devient le moyen de rectifier des erreurs que l’on perçoit désormais comme inévitables vu l’ampleur de l’activité judiciaire. Avec les Lumières s’impose l’idée qu’errare humanum est. Aussi l’appel est-il, pendant la majeure partie du XIXème siècle et une bonne tranche du XXème, une procédure de révision et de correction des erreurs, adossée à une conception positiviste et formaliste du droit. Les cours d’appel françaises appliquent la loi, sous peine de cassation lorsqu’elles se trompent. Une fois libérées du carcan que constituait le writ of error, les cours d’appel en pays de common law déduisent des précédents pertinents la bonne solution et elles s’assurent que c’est bien celle-là qu’on a appliquée en première instance. Or, cette vision du droit va s’estomper tout au long du XXème siècle. L’appel, c’est certain, demeure un moyen de corriger des erreurs commises dans l’application du droit positif, là où il y en a vraiment, ce qui est cependant moins fréquent qu’on ne le pense. En revanche, sous l’impulsion de la théorie du droit contemporaine, cette aire de pure sanction (ou supposée telle) s’est beaucoup contractée. On accepte mieux que toutes les prétendues « erreurs » à tous les niveaux ne méritent pas qu’on se penche sur elle en appel. Et l’on ne conteste plus qu’une bonne part du domaine litigieux est un champ perpétuellement en friche où les tribunaux élaborent à la pièce des solutions juridiques qui augmentent par accumulation la densité normative du droit. Les cours d’appel, du moins en pays de common law, participent activement à cette entreprise en tant que gardiennes de l’élaboration et de l’ordonnancement du droit. L’« erreur », dans ces conditions, est prospective plutôt que rétroactive. Ce n’est pas le fait d’avoir appliqué erronément une règle qui existe déjà et qui, bien comprise, ne prête à aucune interprétation; c’est plutôt le fait d’avoir donné d’une règle dont la portée est douteuse une interprétation qui jure, qui risque de faire problème pour l’avenir parce qu’elle s’insère mal dans un réseau complexe de normes déjà en existence. Et nul doute que des divergences de vues tout à fait légitimes mais insurmontables sur ce qui jure ou fait problème peuvent opposer entre eux des juges qui tous s’efforcent de faire consciencieusement leur métier — c’est chose assez banale en appel, comme le démontrent les dissidences là où on les tolère.

L’appel au Québec est le produit de toutes ces convergences. Il est situé dans l’espace car, on l’a vu, tel qu’il existe ici, il se distingue nettement de l’appel en droit français, sensé servir à refaire le procès; or, les cours d’appel canadiennes n’ont de cesse de rappeler que leur rôle n’est pas de refaire les procès. Sans exagérer l’importance de la distinction, on peut aussi supposer que l’appel en droit québécois a peu en commun les procédures d’appel en vigueur dans la plupart des pays d’Europe continentale. Celles que suivent les autres cours d’appel canadiennes présentent le plus d’affinités avec la procédure québécoise. Plus l’on s’éloigne hors frontière, plus les différences resurgissent; ainsi, l’appel aux États-Unis et l’appel en Angleterre se singularisent par des caractéristiques comme la place faite à l’oralité en Angleterre ou, au contraire, la pratique très répandue aux États-Unis des jugements rendus sans audience, sur dossier et sans valeur de précédent. Mais le tronc commun auquel se rattache l’appel en droit québécois est incontestablement celui des systèmes de common law. Il évolue de concert avec eux, plus ou moins étroitement selon le cas.

Une tendance lourde dans ces systèmes est de restreindre l’accès à la procédure d’appel. Cela s’explique en partie par l’étagement progressif du système juridique, phénomène qui avec le temps n’a cessé de s’accroître, partout ou presque (la croissance démographique et les effets de masse y sont probablement pour quelque chose). Ainsi, au Québec, un justiciable accidenté du travail et insatisfait de la réponse qu’il reçoit de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) n’accédera normalement à la Cour d’appel, et uniquement sur permission, qu’après avoir été en mesure d’exercer un recours en révision (sommaire) auprès de la CSST, puis (au fond) auprès de la Commission des lésions professionnelles (CLP), qui elle-même pourra réviser sa première décision à la demande l’intéressé, puis de la Cour supérieure en révision judiciaire. Le risque qu’une erreur d’importance, constitutive d’une injustice, échappe à ces mécanismes de filtrage est réduit. Les restrictions relatives à la valeur pécuniaire de l’objet en litige, aux instances en révision judiciaire, aux jugements et décisions interlocutoires, et aux décisions de gestion ou de nature discrétionnaires, s’inscrivent toutes dans ce mouvement. Ces restrictions, pour la plupart, sont bien assimilées par les acteurs, juges ou auxiliaires de justice. Les limites que s’impose une cour d’appel, ou que la loi lui impose, lorsqu’on lui demande de se prononcer sur des questions de fait, suscitent des difficultés d’analyse beaucoup plus délicates. Néanmoins, on a aujourd’hui une compréhension plus fine de la distinction entre le fait et le droit (question féconde s’il en est, sur laquelle se rejoignent en plusieurs points, et curieusement, les théoriciens de la common law et les spécialistes de la cassation en droit français). Cela oriente généralement les jugements dans la bonne direction. Tous ces facteurs contribuent à dégager les rôles d’audience afin de permettre à une Cour d’appel comme celle du Québec ou de l’Ontario de consacrer davantage de temps à l’élaboration et l’ordonnancement du droit. Il ne s’agit pas, je l’ai expliqué, de « fabriquer du droit de toutes pièces ». Il s’agit d’harmoniser entre elles des solutions toujours à préciser (ou à refaire) parce que, dans les faits, aucun système de droit ne parvient jamais à tout prévoir et à épuiser d’avance toute la complexité du monde réel. Si l’on compare, par exemple en nombre de pages, ce qu’était la production de la Cour d’appel du Québec il y a trente ans, et ce qu’elle est aujourd’hui, le contraste est assez frappant. Il l’est aussi lorsque l’on compare l’appareil de sources jurisprudentielles, doctrinales ou autres qui sous-tend ces jugements. Le droit, semble-t-il, se raffine en même temps qu’il se complexifie. Il y a là, peut-être, pour les juges, une modeste source de satisfaction. Attendons la suite.