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Depuis le milieu des années 1970, le travail indépendant a connu au Canada et au Québec une croissance marquée, en grande partie attribuable aux indépendants qui exercent seuls, sans l’aide d’employés.

Alors que les avis scientifiques divergent sur l’interprétation qu’il convient de donner à ce phénomène –croissance de l’entrepreneurship ou précarisation du travail- le présent article propose un éclairage à partir d’une lecture croisée des mutations respectives qu’ont connues l’indépendance et le salariat, en contexte québécois. Exercé surtout par des indépendants solos, de manière croissante pour des entreprises clientes, le travail indépendant contemporain recouvre aujourd’hui des situations typiques de l’indépendance « pure », mais aussi des zones hybrides d’autonomie contrôlée, le plus souvent sans contrepartie en termes de partage du risque. D’autre part, le salariat se précarise avec l’explosion des formes atypiques, caractérisées par la discontinuité, l’insécurité et une moindre protection sociale, mais également par une exigence d’hyper-disponibilité et l’assignation prioritaire aux horaires les moins désirables.

Le texte procède en trois parties. Dans les deux premières, il expose tour à tour les profils émergents de l’indépendance, puis ceux du salariat. La troisième partie opère une distinction entre l’indépendant solo et l’indépendant employeur, pour analyser ensuite la similitude des réalités qui confrontent une majorité des indépendants (les solos), tout comme une proportion croissante des salariés (les atypiques).

Les habits neufs du travail indépendant

Le travail indépendant est une forme ancienne de mobilisation du travail, qui concernait un peu plus du quart de la main-d’oeuvre canadienne en 1931, dont une bonne partie dans le secteur agricole (Gardner, 1994). Il a subi pendant les années 1930-1970 un déclin constant au profit du salariat, pour amorcer une reprise à partir du milieu de années 1970. Plus spécifiquement, cette forme de travail a connu un essor marqué au début des années 1980, une croissance soutenue dans la décennie 1990 (Lin, Yates et Picot, 1999), pour se stabiliser dans les années 2000 (Larochelle-Côté, 2010). Si on considère l’ensemble des travailleurs indépendants, avec et sans aide rémunérée, leur proportion est passée entre 1976 et 2016 de 10 % à 13,4 % de la population occupée au Québec et de 12,2 % à 15,3 % de la population occupée au Canada (voir tableau 1).

TABLEAU 1

Population occupée, selon la catégorie de travailleurs, Québec et Canada, 1976 et 2016

Population occupée, selon la catégorie de travailleurs, Québec et Canada, 1976 et 2016
Source : Statistique Canada, tableau CANSIM 282-0012, traitements par l’auteure

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Une double transformation de la catégorie

Plus intéressant encore, cette croissance s’est accompagnée d’une transformation qualitative de la catégorie, qui concerne à la fois la composition de la main-d’oeuvre indépendante (en majorité formée d’indépendants solos) et la nature de sa clientèle (de plus en plus composée d’entreprises).

D’une part, à partir des années 1990, la croissance de la catégorie est à 90 % tributaire de celle du sous-groupe des travailleurs indépendants sans employés (solos). Alors que dans les années 1980, les deux tiers des travailleurs indépendants étaient des employeurs (Lin, Yates et Picot, 1999; Statistique Canada, 1997), les proportions se sont aujourd’hui inversées : en 2016, les solos comptaient pour plus des deux tiers (68,5 % au Québec et 69,1 % au Canada) des effectifs de la catégorie (voir tableau 1).

D’autre part, comme en témoignent les données regroupées au tableau 2, les secteurs au sein desquels les indépendants solos exercent leur activité ont changé. Entre 1987 et 2016, leur présence a relativement diminué dans les secteurs traditionnels comme l’agriculture, le commerce et les autres services (services de réparation et d’entretien, soins personnels). Elle a en contrepartie augmenté dans les secteurs émergents, où la clientèle est au moins en partie constituée d’entreprises[5] : services aux entreprises (9,6 % du total en 2016), information, culture et loisirs, qui inclut l’univers des médias et les arts d’interprétation (7,9 %), services professionnels, scientifiques et techniques (18 %), notamment les services juridiques, de comptabilité, d’architecture, de génie et design, de conception de services informatiques, de services conseil en gestion, de recherche et développement, de publicité et relations publiques, d’études de marché, de photographie et de traduction, et finalement une part des soins de santé et assistance sociale (16 %), qui incluent les services de garde à domicile.

Il apparaît que cette double transformation contribue à expliquer l’émergence, en marge de l’indépendance « pure », de zones hybrides correspondant à ce que Appay (1993), puis Morin (2005), ont désigné sous l’appellation « d’autonomie contrôlée », pour qualifier les situations « où les sujétions passent moins par la dépendance économique exclusive d’un sous-traitant vis-à-vis de son donneur d’ordre que par des exigences de qualité, de délai, de formation, etc., qui peuvent avoir des conséquences très directes sur les conditions de travail, sans que le donneur d’ordre n’ait à assumer une quelconque responsabilité » (Morin, 2005, p. 12-13). Plus que le travailleur indépendant « classique », l’indépendant contemporain risque d’être inséré dans une organisation du travail collective mise en oeuvre par un donneur d’ouvrage ou un intermédiaire, et dans laquelle il détient le contrôle sur son horaire, mais pas toujours sur le contenu de son travail ou sur les modalités de sa rémunération.

Indépendance pure et zones hybrides

Au Québec, comme ailleurs en Amérique du Nord, les frontières entre salariat et indépendance ont été interprétées largement en faveur de cette dernière[6]. Ceci explique que la catégorie juridique et statistique de travailleur indépendant sans employé y recouvre des profils de travailleurs et des situations de travail fortement hétérogènes. À partir d’une analyse multifactorielle de correspondances multiples et d’une classification hiérarchique sur cinq groupes de variables[7], nos travaux antérieurs (D’Amours et Crespo, 2004; D’Amours, 2006) ont permis de repérer cinq sous-groupes statistiquement distincts : les non-professionnels indépendants[8], les petits producteurs dépendants, les professionnels libéraux, les conseillers et consultants et les professionnels (essentiellement des secteurs artistiques) bénéficiant d’ententes collectives de travail (équivalents de conventions collectives) signées en vertu d’un régime particulier de rapports collectifs de travail (voir infra).

La grille proposée par Dupuy et Larré (1998), reprise par Morin et al. (1999), nous a fortement inspirée pour l’analyse de ce phénomène. Cette grille croise les deux dimensions constitutives de toute prestation de travail : l’organisation du travail et la répartition des risques associés au travail. En faisant l’hypothèse que chacune de ces dimensions peut être individuelle (du ressort du travailleur), collective (du ressort de l’entreprise ou du donneur d’ouvrage) ou mixte (combinant des aspects individuels et collectifs), ils identifient neuf positions théoriques possibles, sur un continuum allant de l’indépendance pure au salariat pur, séparés par une variété de formes hybrides, qui combinent des caractéristiques des deux modèles. Certaines hybridations tirent le travail indépendant dans deux directions opposées : vers une autonomie contrôlée, lorsqu’un donneur d’ouvrage contrôle la qualité du produit et certains éléments de la prestation de travail, ou vers une prise en charge partagée du risque entre travailleur et donneur d’ouvrage. Une troisième forme hybride peut exister, celle où le travailleur n’a pas l’entier contrôle de la prestation et où celle-ci comporte des modalités de partage du risque avec l’acheteur de son travail.

Parmi les profils identifiés dans nos études antérieures au sein des indépendants solos québécois (D’Amours, 2006; D’Amours et Crespo, 2004), les non-professionnels indépendants et les professionnels libéraux, qui allient direction du travail et prise en charge individuelle des risques, correspondent au profil de l’indépendance pure. D’autres, qui composent en grande partie le sous-groupe des petits producteurs dépendants, présentent un profil d’autonomie contrôlée, puisque c’est le client ou donneur d’ouvrage qui détermine non seulement le cadre général de la prestation (objectifs, délais, limites budgétaires) mais aussi, à des degrés divers, la manière de réaliser le travail (méthodes et processus, outils, normes de productivité), les tarifs et les clauses contractuelles. Ces réalités ont été étudiées par divers auteurs chez différents groupes de travailleurs faiblement qualifiés : distributeurs de lait (Lagacé et Robin-Brisebois, 2004), camionneurs (Lagacé et Robin-Brisebois, 2004; Gagnon, 2008; Bernier et al, 1999), chauffeurs de taxis (Coiquaud, 2009), responsables de services de garde en milieu familial (Cox, 2005; Coiquaud, 2007; Beaulieu, 2011) mais aussi chez des travailleurs hautement qualifiés : journalistes, traducteurs (D’Amours, 2013, 2014a) et consultants en informatique (Tremblay et Genin, 2010). En fait, et comme l’ont bien démontré les travaux de Muehlberger et Bertolini (2008), plus l’activité requiert une main-d’oeuvre qualifiée, plus elle présente un risque pour le donneur d’ouvrage, et plus celui-ci éprouve le besoin de la contrôler.

Cette autonomie contrôlée est rarement compensée par un partage du risque. Dans certains secteurs d’activités organisés sur le mode de la récurrence des liens entre travailleurs indépendants et clients, comme c’est le cas chez les traducteurs et les journalistes, cette récurrence constitue une modalité informelle de protection contre le sous-emploi, autant qu’un mécanisme dont disposent les employeurs pour se prémunir du risque sur la qualité et le défaut d’engagement du travailleur. Ainsi, dans le cas des traducteurs indépendants (D’Amours, 2013), la récurrence des liens ne procure pas beaucoup d’autres avantages que la protection contre le sous-emploi; elle peut au contraire être associée à un contrôle accru par le donneur d’ouvrage. Finalement, la rémunération le plus souvent forfaitaire fait porter à l’indépendant le poids des aléas qui peuvent survenir en cours de prestation, qu’il s’agisse de la congestion sur le réseau routier pour le camionneur ou d’un sujet particulièrement difficile à documenter pour le journaliste.

TABLEAU 2

Distribution des indépendants solos selon les secteurs d’activité, Québec, 1987-2016 (codes SCIAN-Système de classification des industries de l’Amérique du Nord)-ce tableau 24-07-2017

Distribution des indépendants solos selon les secteurs d’activité, Québec, 1987-2016 (codes SCIAN-Système de classification des industries de l’Amérique du Nord)-ce tableau 24-07-2017

* Indique qu’il y avait un trop petit nombre de travailleurs indépendants solos constitués en société pour que les statistiques soient rendues disponibles par Statistique Canada. Le premier % désigne le nombre de solos non constitués en société dans le secteur, en proportion du nombre total de solos. Le deuxième % désigne le nombre de solos non constitués en société dans le secteur, en proportion du nombre total de solos non constitués en société.

(nd) Indique qu’il y avait un trop petit nombre d’indépendants solos ou employeurs dans ce secteur pour que les statistiques soient rendues disponibles.

Source : Statistique Canada, tableau CANSIM 282-0012, traitements par l’auteure

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Par ailleurs, les travailleurs indépendants québécois sont assez peu couverts par les dispositifs publics de protection contre les risques sociaux. Exclus de l’indemnisation du chômage et des lésions professionnelles, ils ont accès à une protection de base en matière de santé, de parentalité et de retraite, mais pour certaines modalités de ces protections, ils doivent payer double prime, soit celle de l’employeur et celle de l’employé (Dagenais, 1998; D’Amours et Deshaies, 2012). À l’exception de quelques groupes visés par des régimes particuliers de rapports collectifs de travail, ils ne bénéficient pas de la contribution des donneurs d’ouvrage à des dispositifs de remplacement du revenu en cas de maladie ou à la retraite, pas plus qu’à la formation continue. En règle générale, le travailleur indépendant est donc laissé à lui-même pour affronter les risques sociaux et professionnels et, contrairement à l’hypothèse selon laquelle son revenu lui permet d’acheter des assurances privées, il dispose rarement des ressources pour ce faire. La protection, lorsqu’elle existe, est avant tout attribuable à la présence d’un conjoint (Delage, 2002; Akyeampong et Sussman, 2003; Vosko, 2006; D’Amours, 2014a).

La troisième zone hybride du modèle de Dupuy et Larré, qui conjugue contrôle partagé sur l’organisation du travail et prise en charge partagée de la protection contre le risque, trouve son illustration dans le cas des groupes de travailleurs indépendants visés par des régimes particuliers de rapports collectifs de travail qui leur permettent de signer des ententes collectives (équivalents de conventions collectives), incluant la contribution des donneurs d’ouvrage à la protection sociale des travailleurs. Au Québec, trois groupes (les artistes interprètes, les responsables de services de garde en milieu familial et les ressources intermédiaires et de type familial) ont en commun d’exercer, à titre d’indépendants, une activité dont le cadre est en bonne partie déterminé par le donneur d’ouvrage, tout en bénéficiant, sans avoir à en assumer entièrement le coût, de protection en cas d’accident du travail, d’assurances maladie complémentaires et de dispositifs de retraite, qui s’ajoutent aux régimes publics auxquels l’ensemble des indépendants ont accès (D’Amours, 2014b).

Les habits neufs du salariat

Suivant l’argumentation de Kesselman (2011), la distance entre l’idéal-type salarié et les situations qui s’en éloignent, et notamment l’indépendance, doit être rapportée à la nature de la société salariale et à la construction de la norme de l’emploi de référence dans cette société. Or, au Québec comme dans le reste de l’Amérique du Nord, le caractère protecteur du salariat passe davantage par l’autonomie collective (permise par la syndicalisation, aujourd’hui déclinante) que par une réglementation publique sophistiquée. En outre, ce statut explose en une variété de modalités atypiques, associées non seulement à l’insécurité économique mais aussi à une grande flexibilité temporelle. Le modèle de Dupuy et Larré est encore ici fort utile, puisqu’il permet d’identifier, aux côtés du salariat « pur », caractérisé par une organisation collective du travail et une prise en charge collective du risque, deux zones hybrides : celle qui autorise une autonomie plus grande que dans la relation salariale classique, en maintenant la prise en charge collective du risque, et celle qui associe contrôle de l’organisation par l’employeur et report partiel du risque sur le travailleur, comme c’est le cas dans les formes salariées atypiques.

Le salariat : quel caractère protecteur ?

Suivant la tendance nord-américaine mais avec des particularités (notamment des normes du travail plus élaborées qu’aux États-Unis), le statut que nous désignons ici comme « typique » est l’emploi permanent[9], à temps complet, pour un seul employeur. Ce statut ne fait l’objet d’aucune préférence législative (Bernier, Vallée et Jobin, 2003, p. 194) et même s’il existe certaines balises légales réduisant le risque de perte de cet emploi[10], les lois québécoises offrent peu de protection lorsque l’employeur veut réduire ses effectifs pour des motifs économiques ou organisationnels. C’est la syndicalisation, qui connaît une croissance pendant les années de guerre mais surtout à partir de 1944, date de création du nouveau régime de rapports collectifs de travail inspiré du Wagner Act américain, qui fournit les principaux mécanismes protecteurs[11].

Ainsi, les conventions collectives protègent contre les mesures disciplinaires abusives, dont le congédiement, et instaurent divers types de mesures de protection de l’emploi : planchers d’emploi forçant l’employeur à maintenir un certain niveau d’effectifs ou clauses visant à limiter ou à encadrer le recours à la sous-traitance, conditions relatives à l’implantation des changements technologiques etc. Elles prévoient les règles à suivre lors de compressions de personnel, accordant un rôle central, avec des nuances selon la nature du poste de travail, au critère de l’ancienneté. Le plus souvent, elles bonifient considérablement la protection sociale de base offerte par les régimes publics, en codifiant la contribution respective de l’employeur et du salarié à des régimes d’assurances et de retraite (Jalette et Trudeau, 2010). Les arrangements de type marché interne du travail, liés à la syndicalisation à l’échelle de l’établissement[12], ont historiquement généré des relations d’emploi de long terme (Lewchuck et al, 2011) et associé le niveau des avantages sociaux à la durée de cette relation.

Or même si le Québec demeure la législation bénéficiant de la plus forte densité syndicale en Amérique du Nord, il a connu ces dernières années un plafonnement et même un déclin de cette densité; un peu moins de 40 % (39,6 % en 2015) des salariés sont couverts par une convention collective de travail, avec de fortes disparités entre le secteur public, fortement syndiqué, et les services privés, où la présence syndicale n’excède pas les 20 % (Labrosse, 2016, p. 22-23). Ce déclin est attribuable, non pas à une baisse du nombre d’adhérents à des organisations syndicales mais plutôt à la perte d’emplois dans les secteurs fortement syndiqués (comme le secteur manufacturier) et à la forte création d’emplois dans les secteurs faiblement syndiqués (comme celui des nouvelles technologies). En parallèle, on a assisté à la baisse du pouvoir de négociation des syndicats, se concrétisant dans de nombreux reculs en matière de partage de la richesse et de qualité des emplois (Lapointe, 2013).

L’explosion du salariat atypique

La diversification des statuts d’emploi, et l’augmentation de la proportion de la main-d’oeuvre touchée par les statuts dits atypiques, est un trait marquant des économies contemporaines. Toutefois, cette réalité est encore plus présente en contexte nord-américain, où il n’y a pas de limites légales à la création de ces statuts. Dans le cas du Québec, l’exception concerne l’inclusion récente à la Loi des normes du travail[13] de la possibilité offerte au travailleur de contester un changement de statut -de salarié à indépendant- si rien dans son travail ne change par ailleurs[14]; par contre, comme le souligne Bernstein (2006), rien n’interdit à un employeur d’exiger le statut de travailleur indépendant comme condition pour contracter. Pour le reste, toute liberté est laissée à l’employeur, sous réserve des balises édictées par la convention collective, de faire appel à plusieurs salariés à temps partiel plutôt que de créer des postes à temps complet, ou d’embaucher des salariés sous diverses modalités de travail temporaire (surnuméraire, occasionnel, contractuel, intérimaire), y compris pour réaliser des tâches répondant à un besoin permanent de l’entreprise (Bernier, Vallée et Jobin, 2003).

La décomposition de la main-d’oeuvre dans une typologie mutuellement exclusive (Vosko et al, 2003) permet d’estimer à 36,6 % la proportion de la main-d’oeuvre québécoise à statut atypique[15] en 2016 (Institut de la statistique du Québec, 2017). Alors qu’elle se présentait naguère comme un bastion féminin, jeune et immigrant, l’atypie traverse aujourd’hui les frontières socio-démographiques et professionnelles, tendant à s’imposer comme nouvelle norme[16]. Dans le cas du Québec, le taux de présence de l’emploi atypique atteint 33,6 % chez les hommes et 39,8 % chez les femmes, avec une surreprésentation des jeunes et des travailleurs âgés[17]. La haute qualification n’est pas un facteur de protection, puisque l’emploi atypique touche 43,1 % des travailleurs sans diplôme d’études secondaires, respectivement 38 % et 36,5 % des détenteurs de diplômes secondaires et post-secondaires et 33,5 % des détenteurs d’un diplôme universitaire (Institut de la statistique du Québec, 2017).

Si, en 2016, le travail atypique est très répandu dans les industries primaires (53,7 %), l’hébergement et la restauration (56,1 %), la gestion d’entreprises et les services administratifs (51,1 %), les autres services (48,9 %), ainsi que le commerce (37,4 %), qui sont associés à une faible densité syndicale, il est aussi fortement présent dans les secteurs de la construction (43,2 %), de l’information, de la culture et des loisirs (50,1 %), de l’enseignement (41,7 %), des soins de santé et d’assistance sociale (39 %) et des services professionnels, scientifiques et techniques (38,5 %) (Institut de la statistique du Québec, 2017), caractérisés par une forte présence syndicale. Une des manifestations de la faiblesse du syndicalisme ces dernières années réside dans la forte incidence des statuts d’emploi atypiques, et en particulier de ses formes les plus précaires (l’emploi temporaire sous toutes ses déclinaisons) en milieu syndiqué, notamment dans le secteur public (Cloutier-Villeneuve, 2014).

Insécurité économique, moindre protection sociale et hyper-disponibilité au travail

En fait, même si les enquêtes statistiques définissent l’emploi à temps partiel par le nombre d’heures travaillées et l’emploi temporaire par la durée déterminée du contrat, les usages de ces statuts et les conditions qui leur sont associées varient d’un milieu de travail à l’autre puisqu’elles sont le produit, soit de la décision de l’employeur, soit de la négociation au plan local. Une série de 9 monographies sectorielles[18] nous a permis de documenter la définition, l’usage et les conditions associées aux statuts atypiques dans des milieux syndiqués. Ainsi, dans la convention collective d’un établissement d’une entreprise de distribution alimentaire, le salarié à temps partiel est défini comme celui « qui travaille normalement quarante (40) heures ou moins par semaine et qui est disponible pour travailler toute la semaine » alors que dans la convention collective d’une entreprise de transformation alimentaire, le salarié temporaire ou surnuméraire est celui « appelé à remplacer des salariés réguliers ou qui travaille pour des périodes de courte durée ». Dans le premier cas, un salarié à temps partiel peut travailler régulièrement 38 heures par semaine mais sans garantie d’un minimum, alors que dans le second, un travailleur temporaire peut remplacer ses collègues réguliers pendant plusieurs années.

Ainsi ce n’est pas la moindre présence en milieu de travail, ni la discontinuité de cette présence qui caractérise l’emploi atypique, mais bien le fait qu’il s’agit le plus souvent d’un statut assorti d’une rémunération moins avantageuse et d’une moindre protection contre les risques. En effet, tout comme il n’y a pas d’obstacles législatifs à la création de statuts atypiques, il n’y a pas non plus d’interdiction faite à un employeur, ou aux parties à une convention collective de travail, de doter les salariés atypiques de conditions moins favorables que celles dont bénéficient les salariés réguliers. À titre d’exception, la Loi sur les normes du travail interdit, depuis 1990, de donner un taux de salaire ou une durée/indemnité de congé annuel inférieurs à un salarié qui effectue les mêmes tâches dans le même établissement, pour la seule raison qu’il est à temps partiel, et cette interdiction a été étendue depuis juin 2018 aux autres statuts salariés atypiques[19]. C’est pour cette raison que la rémunération horaire moyenne des salariés temporaires ou à temps partiel s’avérait jusqu’ici inférieure à celle des salariés typiques[20] (Institut de la statistique du Québec, 2017b : 130-131). Le moindre nombre d’heures travaillées se répercute quant à lui sur leur revenu annuel plus bas. En outre, sans être exclus du champ d’application des lois du travail (ce qui, sauf exception, est le cas des indépendants), les salariés atypiques peuvent échapper à certaines de leurs dispositions (Bernier, Vallée et Jobin, 2003). Par ailleurs, leur faible rémunération et l’incidence des périodes sans travail se répercutent sur leur admissibilité aux prestations des régimes de protection sociale, ainsi que sur la hauteur des indemnités qu’ils peuvent en retirer le cas échéant (Bernier, Vallée et Jobin, 2003).

Même si, de manière générale, la couverture syndicale[21] est associée à la réduction des inégalités, les travaux menés par Vallée (1999) et par Bernier (2007) ont révélé que les disparités de traitement en fonction du statut d’emploi étaient courantes dans les conventions collectives. Elles concernent au premier chef le cumul et l’application de l’ancienneté (principe clé pour l’accès à différents avantages et principe omniprésent lorsqu’il y a un choix à faire entre plusieurs employés susceptibles de réclamer le même avantage) mais aussi les salaires et l’accès aux congés payés et aux avantages sociaux (Bernier, 2007). Dans de nombreuses conventions collectives, le statut d’emploi a préséance sur le critère de l’ancienneté; à titre d’exemple, en cas de réduction d’effectifs, les mises à pied s’appliqueront d’abord aux salariés temporaires, par ordre inverse d’ancienneté, puis aux salariés à temps partiel, et finalement aux salariés réguliers, selon ce même critère. En outre, même s’ils ont accès à la même échelle salariale dans laquelle ils cheminent toutefois plus lentement, les salariés atypiques sont souvent exclus, ou moindrement couverts, par les régimes complémentaires (d’assurances collectives ou de retraite), qui revêtent au Canada et au Québec une importance particulière compte tenu de la relative faiblesse des régimes publics de remplacement du revenu en cas de maladie ou à retraite.

De ces monographies portant sur 6 secteurs d’activité (voir note 14), il apparaît également que le statut ne dicte pas seulement la priorité d’accès à l’emploi et à de meilleures conditions de travail mais également, à compétence égale, aux meilleures tâches et aux meilleurs horaires. À titre d’exemple, l’enseignant sur contrat temporaire risque de devoir assumer les segments de tâches restants, souvent dans plusieurs matières et à divers niveaux d’études, dont ses collègues réguliers n’ont pas voulu. Par ailleurs, le choix des horaires et des périodes de vacances s’effectue souvent par statut (le statut typique ayant priorité sur les statuts atypiques) et par ancienneté à l’intérieur de chacun des statuts, ce qui a pour effet de reléguer les salariés atypiques aux plages horaires et aux périodes de vacances les moins convoités. L’hyperdisponibilité requise des salariés atypiques, sans garantie d’un minimum d’heures de travail, constitue, avec l’affectation aux horaires et aux périodes de vacances les moins convoités, le principal motif de récrimination des détenteurs de ces statuts, parce qu’elle contrevient à l’aspiration à une meilleure conciliation entre travail et vie personnelle.

Comme le renseignent aussi ces monographies, dans les entreprises étudiées, les luttes syndicales ont cherché, et en partie réussi, à réduire les disparités salariales et à doter les salariés atypiques d’avantages sociaux comparables à ceux des salariés réguliers, au prorata des heures travaillées. La négociation avec les employeurs a maintes fois conduit à la création de statuts mitoyens ou « hybrides », moins précaires que les statuts précaires « traditionnels » (c’est-à-dire dotés d’avantages sociaux et de listes de priorité régissant l’accès aux postes permanents selon le principe de l’ancienneté), mais beaucoup plus flexibles que les statuts réguliers, permettant à l’employeur de les utiliser selon des modalités discontinues, avec une forte incidence des horaires atypiques. La principale différence entre les statuts typiques et les nouveaux statuts hybrides concerne donc le degré de flexibilité exigé du travailleur, beaucoup plus que les salaires et les avantages sociaux, quoiqu’il importe de considérer le problème posé par la perte de l’accès aux avantages sociaux pendant les périodes sans travail ainsi que les répercussions, à l’échelle de la carrière, de ces périodes sans travail sur le revenu et sur le niveau des protections sociales. Selon des études récentes, cette exigence de disponibilité pour l’employeur, qui frappe de manière disproportionnée les salariés atypiques (Boivin, 2016; Coiquaud, 2016), s’étend maintenant à l’emploi typique (Vallée, 2016; Lewchuck et al, 2011)

L’indépendant solo : un travailleur précaire, en quête de flexibilité et de liberté

Cette analyse en parallèle des transformations qui ont affecté tant l’indépendance que le salariat nous enseigne d’abord que, pour comprendre le nouveau travail indépendant, il est essentiel de distinguer l’indépendant solo de l’indépendant employeur. Une étude sur le travail indépendant au Canada (Delage, 2002), réalisée en 2000 mais jamais rééditée depuis, permet de cerner les différences entre les deux profils. Sur une base comparative avec l’indépendant employeur, l’indépendant solo apparaît non pas comme un entrepreneur, mais comme un travailleur précaire, en quête de liberté, d’autonomie et de flexibilité quant au lieu et au temps de travail.

La précarité des indépendants solos

La précarité de bon nombre d’indépendants (Fudge, Tucker et Vosko, 2002, 2003) de même que l’incidence et l’intensité de la pauvreté dans leurs rangs (Chaykowski, 2005; Fleury et Fortin, 2006) ne sont plus à démontrer[22]. Toutefois, l’analyse contrastée des profils des solos et des employeurs procure un raffinement dans l’interprétation.

Comme en témoignent les traitements que nous avons effectués à partir de l’étude de Delage (voir tableau 3), les indépendants solos présentent un profil nettement plus précaire que celui des employeurs. Cette précarité concerne d’une part leur revenu : 40,7 % des solos, contre 15,9 % des employeurs, déclaraient en 2000 un revenu inférieur à 20 000 $. Ces faibles niveaux de revenu ne leur permettent guère, sur une base comparative avec les employeurs, de cotiser à des assurances maladie complémentaire et à des assurances invalidité, qui jouent au Canada un rôle important car l’assurance-maladie universelle ne couvre pas tous les soins et n’assure pas le remplacement du revenu pendant les périodes de maladie, non plus qu’à des régimes privés d’épargne-retraite, essentiels puisque les régimes publics procurent un faible taux de remplacement du revenu, de l’ordre de 25 % du salaire moyen (D’Amours et Lesemann, 2008).

La précarité de leur situation n’échappe pas aux indépendants qui, comme l’illustrent les données regroupées au tableau 4, déclarent le manque d’avantages sociaux (21,2 %), l’incertitude, l’insécurité, le risque (18,4 %), les longues heures de travail (13,8 %) et l’instabilité du revenu (12,9 %) comme étant les aspects les plus insatisfaisants de leur statut. Sur une base comparative, les employeurs sont encore plus nombreux à déplorer l’incertitude, l’insécurité et le risque (25,3 %) mais infiniment moins nombreux (3 %) à regretter le manque d’avantages sociaux.

Le déficit de protection face aux risques sociaux ainsi que la faiblesse des revenus des indépendants solos, alliée à la faible régulation des marchés du travail[23] caractéristique du modèle nord-américain, se traduit par une moindre longévité dans ce statut (Beaucage et Najem, 2004; 2006), et explique la forte instabilité de leurs trajectoires, qui se manifeste par un taux d’entrée et de sortie très élevé, de l’ordre de 42 % par année (Lin, Picot et Yates, 1999). Dans l’étude de Delage, plus du quart des indépendants solos (27,2 % contre 11,9 % pour les employeurs) occupaient d’ailleurs ce statut depuis deux ans ou moins.

Cette précarité peut également être associée au caractère « par défaut » de leur établissement. Selon les données de l’Enquête sur le travail indépendant (Delage, 2002), les solos québécois sont également plus nombreux à être devenus indépendants à défaut d’avoir pu trouver un emploi salarié (26,2 % contre 15,3 % pour les employeurs). Signe de la fragilité de leur « choix » de s’établir dans ce statut, ils sont également plus nombreux à déclarer qu’ils accepteraient un emploi salarié à un salaire approprié si un tel emploi existait (41,5 % contre 27,8 % pour les employeurs).

TABLEAU 3

Revenu et protection contre les risques, indépendants solos et employeurs, Québec, 2000[22][23]

Revenu et protection contre les risques, indépendants solos et employeurs, Québec, 20002223
Source : Statistique Canada, Enquête sur le travail indépendant (Delage, 2002), traitements par sous-catégorie et pour le Québec par l’auteure

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Des aspirations à la flexibilité, à la liberté et à l’autonomie dans le travail

Si, suivant Knight, on définit l’entrepreneurship par l’incertitude et le risque, l’indépendant solo peut très certainement y être assimilé, tout comme un nombre croissant de salariés atypiques, qui assument une part grandissante du risque économique et social, pourraient être considérés comme des entrepreneurs de leur formation, de leur protection, de leur carrière. Mais si, dans la lignée de Schumpeter[24], on associe l’entrepreneurship à l’innovation, force est de constater que le profil de l’entrepreneur se retrouve bien davantage chez les indépendants employeurs, alors que le solo apparaît comme un travailleur à la recherche de flexibilité quant à l’horaire et au lieu de travail.

TABLEAU 4

Motifs d’insatisfaction, indépendants solos et employeurs, Québec, 2000

Motifs d’insatisfaction, indépendants solos et employeurs, Québec, 2000
Source : Enquête sur le travail indépendant (Delage, 2002), traitements par sous-catégorie et pour le Québec par l’auteure

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Comme en témoignent les données regroupées au tableau 5, parmi ceux pour qui le défaut d’un emploi salarié n’était pas le motif principal de l’établissement, les solos sont beaucoup plus nombreux à citer des motifs liés à la flexibilité des horaires, à la possibilité de travailler de la maison et à la conciliation entre travail et vie familiale (au total 22,4 %, contre 5,1 chez les employeurs) alors que les employeurs sont plus nombreux à mentionner les motifs entrepreneuriaux traditionnels que constituent le contrôle, la responsabilité, la prise de décision, le défi, la créativité, le succès et la satisfaction personnelle (au total 26,7 %, contre 14,6 % chez les solos).

Le même clivage apparaît dans les motifs de satisfaction (tableau 6) : les employeurs sont très nombreux à citer les motifs de satisfaction que nous avons désignés comme « entrepreneuriaux » (40,3 %, contre 16,6 % chez les solos), alors que les solos ont plus tendance à citer les motifs liés à la flexibilité d’horaire, à l’équilibre travail-famille et à la possibilité de travailler à la maison (25,3 %, contre 13,4 chez les employeurs).

TABLEAU 5

Motifs d’établissement, indépendants solos et employeurs, Québec, 2000

Motifs d’établissement, indépendants solos et employeurs, Québec, 2000
Source : Enquête sur le travail indépendant (Delage, 2002), traitements par sous-catégorie et pour le Québec par l’auteure

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Par ailleurs, le motif d’établissement le plus largement partagé, tant chez les employeurs que chez les solos (plus ou moins 42 % chez les répondants des deux groupes), est le désir de liberté, d’indépendance, d’être « son propre patron ». C’est aussi le premier motif de satisfaction, cité davantage par les solos (42 %) que par les employeurs (37,3 %), et cela, en dépit de l’insécurité, de la faible rémunération et de l’absence de protection contre les risques qu’ils identifient comme les aspects insatisfaisants de leur statut. Ces données sont congruentes avec des études européennes récentes (Pedersini et Coletto, 2010) qui, avec des variations sectorielles, concluent que les travailleurs indépendants, particulièrement ceux qui n’ont pas d’employés, déplorent l’insécurité, la faible rémunération et l’absence de protection contre les risques, mais témoignent d’une satisfaction au travail plus élevée que les salariés, notamment sur les aspects de l’autonomie au travail et de la flexibilité des horaires.

Il n’y a sans doute pas d’explication unique de cet apparent paradoxe qui associe rapport négatif à l’emploi et rapport positif au travail. Constatant que les effectifs indépendants ont augmenté (surtout chez les femmes et les solos) en dépit des gains économiques relativement faibles (plus faibles que ceux des salariés) générés par ces sous-groupes, Beaucage, Gosselin et Bellemare (2006) et Beaucage et Bellemare (2007) ont proposé d’expliquer par les ancres ou orientations de carrière[25] l’appréciation que les indépendants ont de leur expérience. En effet, les indépendants qui aspirent à davantage d’autonomie dans leur travail et à une plus grande utilisation de leurs compétences techniques et accordent moins d’importance à la sécurité professionnelle seraient plus susceptibles d’en avoir une appréciation positive. Les auteurs établissent en outre un lien entre cette appréciation positive et la durée de l’expérience; en d’autres termes, ce n’est pas seulement la condition objective mais aussi l’appréciation subjective de la réussite qui expliquerait la décision de durer dans ce statut (Beaucage et Bellemare, 2007).

Deux pistes d’explication alternatives peuvent être proposées. D’une part, les travailleurs indépendants apparaissent comme une intéressante illustration de la démocratisation de la « critique artiste » (Boltanski et Chiapello, 1999), réclamant authenticité, liberté et prise en compte des singularités individuelles. Ces aspirations individuelles à davantage d’autonomie, de responsabilité et de liberté au travail sont partagées par la majorité des répondants rencontrés dans le cadre d’une étude qualitative réalisée auprès de 60 indépendants solos (D’Amours et Kirouac, 2011), sans égard à leur degré de scolarité ou à leur secteur d’activité. Cette quête d’autonomie et de contrôle sur son travail ressort aussi fortement de l’étude exploratoire réalisée par Bureau et Corsani (2014) auprès d’indépendants hautement qualifiés, exerçant essentiellement dans le secteur des services professionnels aux entreprises. Mais ces aspirations sont également présentes chez les indépendants faiblement qualifiés, comme les responsables de services de garde en milieu familial, en particulier les moins scolarisées, qui sont les plus nombreuses à préférer le statut d’indépendante[26] (D’Amours, 2015a). Elles se manifestent également chez bon nombre de salariés (Hugues, Lowe et Schellenberg, 2003; Lowe, 2007; Mercure et Vultur, 2010).

TABLEAU 6

Principaux motifs de satisfaction, indépendants solos et employeurs, Québec, 2000

Principaux motifs de satisfaction, indépendants solos et employeurs, Québec, 2000
Source : Enquête sur le travail indépendant (Delage, 2002), traitements par sous-catégorie et pour le Québec par l’auteure

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Si ces aspirations expressives à l’égard du travail sont répandues, des études suggèrent que les indépendants sont inégaux devant la possibilité de les réaliser. D’une part, l’autonomie ou le contrôle ne s’exerce pas également sur tous les aspects de la prestation; il concerne davantage l’horaire de travail et la possibilité de concilier le travail avec d’autres activités. Le contrôle sur l’activité elle-même, qui est en théorie l’apanage du travailleur indépendant, est variable. Cette variété s’explique d’abord par la structure du marché du travail, le nombre de donneurs d’ouvrage, leur degré de concentration, leur connaissance de l’activité externalisée et les moyens, notamment technologiques, dont ils disposent pour la contrôler (Fraser et Gold, 2001; Muelberger et Bertolini, 2008; D’Amours, 2013, 2014a). Ensuite, à l’intérieur d’un même marché du travail, elle s’explique par l’inégale capacité à contracter avec les meilleurs clients, à investir les meilleurs segments, à mobiliser les ressources financières, humaines et sociales qui favorisent le maintien en activité (D’Amours, 2013, 2014a). Finalement, plus le travail indépendant s’exerce dans des conditions précaires, plus les possibilités qu’il offre de concrétiser les aspirations expressives à l’égard du travail sont aléatoires. Lorsque le volume de travail ou la rémunération font défaut, la liberté de choisir ses mandats, l’autonomie dans la conduite du travail ou le contrôle sur son horaire se révèlent illusoires. Nous avons suggéré ailleurs que la possibilité de concrétiser ces aspirations expressives au travail dépendait de l’existence de supports sociaux pour affronter les risques économiques (sous-emploi), sociaux (maladie, accident, maternité, vieillesse) et professionnels (désuétude des connaissances) (D’Amours et Kirouac, 2011). Or ces supports sociaux font cruellement défaut dans le cas d’une majorité de travailleurs indépendants solos, comme d’ailleurs de salariés atypiques.

D’autre part, dans les dernières décennies, non seulement la répartition entre travail indépendant et travail salarié s’est-elle modifiée au profit de l’indépendance, mais le contenu de ces catégories a-t-il profondément changé. Comme on l’a vu, le travail indépendant, surtout chez les solos qui travaillent pour des entreprises[27], voit se restreindre ce qui constitue en théorie son avantage sur le salariat, et qui leur rendrait l’instabilité et la précarité plus supportables, c’est-à-dire l’autonomie dans la conduite du travail. De son côté, le salariat migre vers davantage d’instabilité et de report du risque sur le travailleur, en raison du plafonnement de la densité syndicale et de la création de statuts atypiques, par définition instables, procurant un revenu inférieur et pour lesquels les droits s’appliquent de manière plus limitée que pour les salariés typiques, perdant ce qui constitue en théorie son avantage sur l’indépendance.

Dans ce contexte, l’appréciation que les indépendants ont de leur statut dépend sans doute de leurs objectifs et de leurs aspirations à l’égard du travail, mais également de la nature de l’alternative salariée et des repères fournis par la trajectoire antérieure. Elle apparaît comme le miroir inversé des souffrances vécues dans les emplois salariés ayant précédé l’établissement comme indépendant, qu’il s’agisse de surveillance rapprochée, de conflits de valeurs ou de difficulté à concilier travail et vie personnelle et familiale (Bureau et Corsani, 2014; D’Amours et Kirouac, 2011). Comme le suggèrent les travaux de Beaucage et al., (2006, 2007), les conditions défavorables de l’emploi antérieur rendent, dans une perspective comparative, plus supportables les exigences et les risques du travail indépendant. Nous soumettons que cette appréciation positive reflète également la perte d’hégémonie de l’emploi salarié typique et sa tendance à se vider de son contenu protecteur : lorsque les emplois qui s’offriraient au travailleur indépendant sont instables, lorsqu’ils ne procurent ni sécurité, ni assurances complémentaires, ni régime de retraite, le travail à son propre compte n’apparaît pas, sur une base comparative, une option beaucoup plus précaire. En outre, le statut d’indépendant procure souvent un plus grand contrôle sur l’horaire et sur le lieu du travail, alors que le salariat, surtout atypique, est de manière croissante assorti de fortes contraintes temporelles et d’exigences de disponibilité étendue (Vallée, 2016; Boivin, 2016; Coiquaud, 2016; Lewchuck et al, 2011).

Conclusion

L’analyse des mutations du salariat comme de l’indépendance révèle que chacune de ces catégories n’est pas monolithique. D’une part, la hausse des effectifs indépendants depuis le milieu des années 1970 est attribuable aux indépendants solos, dont une proportion importante travaille pour des entreprises, et dont les niveaux de revenus et de protection contre les risques, de même que les aspirations et motifs de satisfaction quant à leur statut, diffèrent de ceux des indépendants employeurs. D’autre part, le salariat se fractionne en une multitude de statuts atypiques, plus instables, moins bien protégés et procurant un revenu moins élevé et moins prévisible que celle de leur contrepartie typique.

La lecture en parallèle des profils émergents (indépendants solos et salariés atypiques) met en évidence des proximités qui tranchent avec l’opposition, fondatrice en droit du travail, entre travail salarié et travail indépendant. Il ne s’agit pas seulement de constater, après d’autres, un brouillage des frontières classiques entre salariat et indépendance : autonomie dans le salariat et allégeance dans l’indépendance (Supiot, 1999), mais de suggérer une similitude croissante des conditions vécues par les profils émergents dans chacun des statuts. Sur l’axe du contrôle sur le travail, l’indépendance réelle côtoie des zones grises, dans lesquelles des travailleurs indépendants, qualifiés ou non, se voient imposer tarifs et méthodes de travail. Sur le continuum de l’insécurité et du risque, il n’y a qu’une différence de degré entre les deux formes d’emploi qui ont connu la plus forte croissance au Canada ces dernières années (Vosko, 2006; Cloutier-Villeneuve, 2014) : le travail indépendant exercé en solo et l’emploi temporaire.

Si l’établissement dans ce statut est parfois contraint, si sa précarité est déplorée, certains aspects sont appréciés. Nous avons suggéré deux pistes d’explication. D’une part, les aspirations à la liberté et à l’autonomie dans le travail sont présentes chez les travailleurs indépendants, (solos comme employeurs), y compris chez les moins qualifiés. La possibilité de les concrétiser est toutefois fort inégalement répartie, variant selon la structure du marché du travail, l’accès à divers types de ressources et s’avère souvent largement compromise par le déficit de protection sociale. D’autre part, l’appréciation que le solo a de son statut dépend de la trajectoire antérieure et de la nature de l’alternative salariée : lorsque le salariat se précarise, le travail indépendant n’apparaît pas, sur une base comparative, une option beaucoup plus risquée. Il n’y aurait donc qu’une différence de degré, non seulement dans les conditions de travail, mais aussi dans les représentations que les travailleurs se font des différents statuts.

Dans le contexte où le salariat perd son caractère protecteur, alors que l’indépendance s’avère de plus en plus contrainte, il y a lieu, à la suite de Fudge, Tucker, Vosko (2002) et de Vallée (2005), de questionner le bien-fondé de la distinction entre travail indépendant et travail salarié, qui réserve aux seconds les bénéfices de la protection sociale, mais aussi et surtout, de la représentation collective aux fins de la négociation des conditions de travail. Les travailleurs indépendants, surtout les solos, ont besoin d’un filet de protection sociale adéquat; il en va souvent de leur capacité de s’établir durablement dans ce statut. Ils sont aussi, et surtout dans les zones grises où la structuration des marchés du travail les place en situation d’inégalité et de vulnérabilité face à leurs donneurs d’ouvrage, en besoin de mécanismes adaptés de représentation collective. Au plan scientifique, nous plaidons finalement la nécessité d’étudier les différentes formes de mobilisation du travail avec les mêmes outils, selon les mêmes dimensions d’analyse (D’Amours, 2015b), pour rendre possibles, de manière longitudinale, les comparaisons des conditions objectives et subjectives de travail des différents segments de main-d’oeuvre.