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Depuis le travail pionnier de Marschan-Piekkari et al., (1997), une riche littérature a émergé sur le rôle de la langue dans les multinationales (Harzing et Pudelko, 2013). Cette littérature a connu une évolution intéressante dans la mesure où l’intérêt n’est plus centré sur la langue stricto sensu mais sur le langage comme structure à usage socio-culturel[1]. En effet, d’une simple dimension culturelle (Marschan-Piekkari, Welch and Welch, 1999), où il était question du choix entre une langue commune ou une variété ou diversité de langues (Fredriksson, Barner-Rasmussen et Piekkari, 2006; Davoine et al., 2014) avec une mention particulière pour la lingua franca, le langage est devenu aujourd’hui une pièce maîtresse pour la compréhension des interactions entre Maison-Mère et filiales (MM/F). Il est perçu comme un « facilitateur » et un « facteur de proximité culturelle » (Davoine et al., 2014, p.165), avec une reconnaissance de l’utilité de se doter de compétence langagière qui va au-delà de la simple maîtrise de la langue. A cet égard, Davila et Point (2016) ont précisé que parler une langue commune n’implique pas nécessairement une amélioration des échanges formels et informels au sein des filiales, si elle n’est pas accompagnée par l’instauration d’un langage commun.

L’analyse Bourdieusienne représente un apport indéniable pour la compréhension de la dynamique langagière entre MM/F. La mobilisation de ce cadre théorique n’est pas courante dans la recherche en management international[2]; et à notre connaissance, il s’agit de la première recherche qui mobilise l’apport de Bourdieu pour traiter la problématique du langage et son articulation avec le pouvoir et la socialisation dans les filiales, de surcroît dans un contexte émergent dans une perspective post coloniale.

Pour comprendre le rôle du langage en tant que levier de pouvoir et de légitimation sociale, il s’avère pertinent d’opter pour une analyse Bourdieusienne, et ce pour deux raisons principales :

  • Le rôle du langage est central selon Bourdieu pour comprendre les interactions sociales dans un champ[3]. Comme le précise Le Manchec (2002, p.125), « la langue est une représentation qui possède une efficacité proprement symbolique de construction de la réalité ». Cette symbolique donne lieu à un « pouvoir invisible » (Bourdieu, 1991b, p.164) ou symbolique exercé par ceux qui jouissent d’une reconnaissance ou légitimité; autrement dit par ceux qui sont dotés d’une compétence langagière dont un des aspects est la maîtrise de la langue. Ainsi, et selon Bourdieu (1980), le langage légitime n’est autre que le signe distinctif de la classe dominante.

  • Les multinationales en tant qu’espace multilingue par excellence (Luo et Shenkar, 2006), constituent un champ pertinent pour l’étude de l’habitus linguistique au sens de Bourdieu, étant donné que l’accent est mis sur l’interaction entre les acteurs et le champ (Bourdieu, 1993, p.349). Les positions des acteurs dans le champ sont définies par opposition tels que le rappelle Hanks (2005, p.72), dans la mesure où nous serons en présence d’expatriés versus employés locaux; supérieurs hiérarchiques versus subordonnées; acteurs maîtrisant le langage versus acteurs ne le maîtrisant pas. Ces positions multiples occupées au sein des filiales méritent d’être traitées pour clarifier le processus d’appropriation et de légitimation du langage, notamment, dans le cas où la langue dominante n’est ni une langue maternelle ni la première langue officielle.

Selon Davoine et al., (2014, p.174) et Welch et al., (2005p.23), rares sont les études qui ont essayé d’isoler l’effet de la langue pour analyser les interactions entre MM/F. Partant de ce constat, nous nous intéresserons au système de langage instauré dans le cadre d’une filiale qatarie implantée en Tunisie. Nous adopterons, comme la plupart des travaux menés sur le langage dans un contexte international, une méthodologie qualitative appuyée par une étude de cas (Harzing et Pudelko, 2013). Cette filiale a vécu deux étapes stratégiques lors de sa présence en Tunisie. Dans un premier temps, elle avait comme langue légitime le français qui cohabitait d’une manière souple avec l’anglais. Après l’achat du groupe Qatarie de 15 % des actions de l’Etat Tunisien, après la révolution de 2011, et devenant majoritaire avec 80 %, l’anglais est devenu la seule langue légitime. Ce changement identitaire accompagné par un changement du langage représente un cas d’étude illustratif intéressant, à notre sens, pour comprendre l’articulation langage, pouvoir et légitimation sociale selon une optique Bourdieusienne.

Les questions de recherche seront formulées comme suit : Comment se manifeste les jeux d’influence et de pouvoir suite au changement langagier imposé par la MM, quels en sont les déterminants et les conséquences, notamment, eu égard la légitimation et l’appropriation du nouveau langage qui est désormais véhiculé par l’anglais ? Pour apporter des éléments de réponse à ces questions, nous nous focalisons sur la formation Gym glish qui a été initiée par la MM afin de faciliter l’appropriation du nouveau langage. Ainsi, nous essayerons d’expliquer également comment cette formation peut-elle influencer les processus d’adoption du langage légitime dans les relations MM/F.

De ce fait, l’objectif poursuivi à travers cet article est double : il s’agit d’abord d’expliquer le rôle occupé par la formation Gym glish dans le processus de légitimation et de socialisation du nouveau langage. En outre, nous viserons l’analyse du processus d’imposition du nouveau langage en portant une attention particulière aux jeux de pouvoir dans la filiale.

La suite de l’article sera structurée de la manière suivante : dans un premier temps, nous analyserons le langage en tant que système de légitimation sociale du pouvoir en explicitant l’apport de Bourdieu, ensuite nous aborderons la problématique du langage dans les filiales en approfondissant l’analyse au-delà de la simple question de la standardisation de la langue et en revenant sur la notion de pouvoir et de résistance dans le contexte international. La deuxième section, dédiée à la méthodologie présente et discute nos choix quant à la collecte et l’analyse de données en légitimant le recours à l’étude de cas unique. Dans un dernier temps, nous présenterons et discuterons les résultats, et nous clôturerons l’article par une conclusion.

L’apport de Bourdieu : Un cadre théorique pertinent pour l’étude du triptyque langage/pouvoir/socialisation

Nous analyserons dans un premier temps le langage en tant que système de légitimation sociale ensuite, et dans un deuxième temps, nous expliciterons le système de langage dans le contexte des filiales en insistant sur l’articulation pouvoir et socialisation.

Le langage : un système de légitimation sociale

Selon Bourdieu et Boltanski (1975a), l’entreprise se définit comme un champ social composé d’un ensemble d’agents qui sont en lutte continue pour acquérir les avantages du champ. Le pouvoir étant exercé par celui dont le capital (économique, culturel, symbolique) est valorisé par les autres membres du champ (Bourdieu, 2000), il sera utilisé par la classe dominante afin de modifier les dispositions des pratiques des dominés (Bourdieu et Boltanski, 1975b). Et c’est cette classe dominante qui donnera le caractère légitime à un langage qui deviendra le langage de référence et qui sera accepté par la classe dominée cherchant à reproduire les pratiques de la classe dominante pour acquérir les avantages du champ.

Tietze et Dick (2013) évoquent le terme d’hégémonie pour analyser la dialectique groupes dominants-dominés. En effet, cette hégémonie implique que le groupe dominant réussit à projeter sa propre vision du monde, des relations humaines et sociales sur le groupe des dominés; ce dernier internalise les normes et l’idéologie du groupe dominant. Il se les approprie, même si elles ne servent pas nécessairement ses intérêts, croyant qu’elles sont universelles et supérieures et qu’elles relèvent de la nature même des choses et du « common sens » (Tietze et Dick, 2013, p. 123). Ces auteurs considèrent que le langage fait partie de ces pratiques hégémoniques qui sont instaurés pour asseoir la légitimité du groupe dominant.

La combinaison du langage national, en tant qu’un attribut qui puise ses sources dans un contexte culturel et identitaire bien déterminé, avec les pratiques managériales occidentales qui importent leur propre langage, donne naissance à ce que Yousfi (2014) appelle le processus d’hybridation pour expliciter le clivage qui émerge suite à la confrontation des forces de domination, d’un côté et les forces de résistance, d’un autre côté. La grille théorique développée par Yousfi (2014) est en adéquation avec l’objet de cette recherche puisqu’elle s’inscrit dans une logique post coloniale qui suscite une internalisation des représentations sociales et une réinterprétation des schémas identitaires.

L’étude du langage dans les MNE nous amène à valoriser ainsi la stratégie des dirigeants de la maison-mère dans la vulgarisation du langage officiel. Bourdieu (2000) avance que les dominants du champ de l’entreprise ont la capacité « de confondre, pour le meilleur et pour le pire, les intérêts de l’entreprise sur leurs propres intérêts » (Bourdieu, 2000, p.254). Ces managers qui exercent un pouvoir indirect sur leurs employés (Bourdieu et al., 1996), cherchent à vulgariser l’utilisation du langage dominant. Ce pouvoir est assimilé à une violence symbolique. Par analogie, et en suivant la logique Bourdieusienne, nous pensons que les expatriés n’exerceront pas un pouvoir direct et matériel sur les employés de la filiale mais l’exerceront de façon indirecte, et le langage sera un des outils les mieux adéquats pour y parvenir (Bourdieu et al., 1996). En effet, comme le rappelle Vaara et al., (2005, p.598), le pouvoir est encastré dans les structures sociales, les traditions et les conventions.

Par voie de conséquence, l’unification d’un champ linguistique dominé par un langage officiel créé une relation objective de domination symbolique qui modifie les dispositions des pratiques (Bourdieu et Boltanski, 1975b). Le champ linguistique se présente ainsi comme un système de rapports de force purement linguistiques reproduisant les rapports entre les groupes correspondants dans la hiérarchie sociale (Bourdieu et Boltanski, 1975a, p4). Ainsi adhérer à un langage de référence devient, entre autres, un signe de compétence culturelle[4] mais aussi sociale, il joue un rôle discriminatoire et véhicule une « violence symbolique » inhérente à l’héritage culturel qui sépare les différentes classes sociales. En effet, Bourdieu approche la culture comme un système générateur de pouvoir, et même de violence symbolique qui est exercée par la classe dominante désirant perpétuer l’héritage culturel qui assoit sa légitimité (Davila et Point, 2016).

Cette idée rejoint celle développée plus récemment par Bartel-Ratic (2014, p.198) qui montre qu’une complémentarité existe entre les compétences linguistiques et les compétences interculturelles impliquant « la capacité à changer de codes et de manière de s’exprimer selon le contexte ».

Ce rôle de symbolisation et de maintien de l’ordre social (Girin, 2001) confirme bien que le langage demeure un instrument dynamique de socialisation dans l’entreprise et de reconfiguration des acteurs (Welch and Welch, 2008). Dans cette même lignée d’idées, Cossette (1998) souligne la nécessite d’adopter une approche interactionniste symbolique car il est impossible de dissocier le langage de son contexte, et plus précisément des expériences des acteurs qui sont par essence dans une situation interactive. Cette idée de symbolisation a également été soulevée par Yousfi (2014, p.414) dans son analyse du processus d’hybridation pour affirmer que les pratiques managériales « importées » doivent correspondre, au moins symboliquement, au sens donné localement à ces mêmes pratiques pour qu’elles puissent générer du sens.

D’après Girin (1990, p.58), les situations interactives se manifestent à travers trois aspects qui forment son « component index » : l’acteur, le temps et l’espace. Le temps et l’espace font référence aux considérations temporelles et spatiales où se déroule la communication; néanmoins, ce qui suscitera particulièrement notre attention c’est l’acteur et sa position hiérarchique. En effet, l’un des résultats trouvés par Davila et Point (2016) est que la co-construction d’un système de langage commun dépend du niveau hiérarchique des acteurs, autrement dit, la classe dominante qui occupe une position hiérarchique supérieure co-construit un langage commun qui sera approprié et imité par la classe dominée dans sa quête de demeurer dans le champ.

Cette idée a été d’ores et déjà soulevée par Bourdieu (1987) qui précise que l’employé comme agent social ne s’investit dans l’apprentissage et la pratique du langage légitime que s’il y a un intérêt. En effet, « l’investissement dans le jeu est lié à des intérêts et des profits spécifiques caractéristiques de ce champ et des enjeux particuliers qu’il propose » (Bourdieu, 1987, p.157).

Par voie de conséquence, chaque agent développe et poursuit une stratégie d’action qui dérive d’un « calcul élaboré » par lui-même en fonction « de ses préférences » et les « caractéristiques de la situation » (Bourdieu et Waquant, 1992, p.29). Ainsi, la pratique des agents est le résultat d’une stratégie de raisonnement de l’employé en fonction de sa position dans le champ et des objectifs recherchés : ce que Bourdieu appelle « intérêt au jeux ». Ainsi, l’existence du champ de l’entreprise est synonyme d’un ensemble d’intérêts nommé par Bourdieu « l’illusio[5] » (Bourdieu, 1980), et d’enjeux spécifiques faisant l’objet d’une lutte permanente pour les atteindre.

Il est à noter que le pouvoir s’accomplit dans et par une relation définie qui créé la croyance dans la légitimité des mots et des personnes qui les prononcent et il n’opère que dans la mesure où ceux qui le subissent reconnaissent ceux qui l’exercent (Bourdieu, 1992, p123). Ainsi, le langage fera partie du capital symbolique dont l’une des fonctions est d’offrir à celui qui le détient un pouvoir reconnu comme légitime par les autres. Cette idée sera explicitée plus en détail dans le paragraphe suivant.

La problématique du langage dans les filiales : d’un langage standardisé à un langage pourvoyeur de pouvoir

Le langage en tant que pourvoyeur de pouvoir dans les filiales est une idée qui a été partagée par plusieurs auteurs tels que Wright et al. (2001), Harzing et Pudelko (2013), Vaara et al. (2005). Si les acteurs dans le champ maîtrisent le langage légitime, ils détiendront un pouvoir matérialisé par l’accès à des positions hiérarchiques supérieures ou par l’obtention d’opportunités de carrières meilleures. A contrario, l’absence de compétences langagières au sein des MNE conduira à un évitement communicationnel, ce qui aura des répercussions sur les jeux de pouvoir (Welch and Welch, 2008; Lauring and Klitmoller, 2015). En effet, les acteurs qui n’ont pas de compétences langagières, éviteront toute forme de communication, ne s’identifient plus à la classe dominante du champ et s’en trouveront exclus (Brannen et al., 2014). Par conséquent, le langage joue un rôle discriminatoire entre les agents sociaux, une discrimination basée sur le critère de compétence langagière qui est incorporée à l’habitus de l’agent puisque la langue fait partie du capital culturel[6] dans son état incorporé « c’est-à-dire sous la forme de dispositions durables de l’organisme » (Bourdieu 1979, p. 3).

L’analyse du système de langage dans les filiales et sa relation avec les jeux d’influence et de pouvoir s’inscrit parfaitement dans une optique Bourdieusienne puisque le champ de l’entreprise, d’après Bourdieu et al., (1994) est comme tout champ social, une structure gouvernée par des relations sociales réparties sur la base de la distribution des capitaux entre les agents. Il s’agit d’une répartition qui génère une inégalité au niveau du pouvoir détenu par les agents sociaux. Ainsi, chaque champ est aménagé de façon « conflictuelle » autour de positions que différents agents sociaux occupent par rapport au volume du capital qu’ils détiennent. C’est ainsi que la plupart des employés se positionnent dans le champ selon le volume et la structure du capital qu’ils possèdent à un moment donné (Bourdieu, 1979), et d’ailleurs c’est justement la raison pour laquelle Bourdieu (1966, p.325) considère le langage comme un des facteurs les plus efficaces de « conservation sociale ».

Bien évidemment, notre analyse du pouvoir est en adéquation avec les travaux de Crozier et Friedberg (1977) dans la mesure où l’organisation est considérée comme un champ politique structuré par des relations de pouvoir. A cet égard, les appellations peuvent varier entre des auteurs qui parlent d’asymétrie de pouvoir, d’autres de constellation de pouvoir et d’autres encore d’inégalités de pouvoir (Ybema and Byun, 2009). Ils s’accordent tous sur le fait que le différentiel langagier entre les acteurs d’un même champ (employés d’une filiale) donnera naissance à des tensions, des rapports de pouvoir et de domination.

Dans le cadre des filiales, les expatriés interagissent avec les employés du pays d’accueil, chacun d’entre eux appartient à un champ social et culturel différent, et détient un pouvoir conféré par le pouvoir légitime ou symbolique[7] (Bourdieu, 1979,1987). Il est évident que l’acteur qui n’a pas la compétence langagière souhaitée sera considéré comme un « out-group member » et sera exclu du champ. Ainsi, le langage devient « un facteur d’exclusion puissant » au sens de Welch et al. (2005, p.18) et une source de pouvoir considérable. Cette idée a été soulevée également par Marschan- Piekkari et al., (1999, p.421) en citant « Language is often used as an informal source of expert power in multinationals ». Les mêmes termes ont été repris par Harzing et Feely (2008, p.95). Vaara et al., (2005) parlent, quant à eux, du langage en tant que « empowering or disempowering resource » qui va reproduire une identité post coloniale et sera considéré comme un élément dans la construction sociale des identités et des subjectivités (Vaara et al., 2005, p.597).

Harzing et Pudelko (2013) évoquent un déséquilibre de pouvoir dans les MNE « power imbalances », notamment, entre les expatriés et les managers locaux qui maîtrisent généralement moins le langage officiel. Harzing et Feely (2008) parlent de « power-authority distorsion ». Cette distorsion entre l’autorité et le pouvoir générée par le langage est plus significative selon les mêmes auteurs dans les pays où la langue légitime est l’anglais.

Nous partageons la vision critique de Bourdieu vis-à-vis de l’illusion d’un « communisme linguistique » et à l’existence d’un « impérialisme linguistique » au sens de Phillipson (1992), c’est-à-dire à la supériorité d’un langage sur un autre, ce qui donnera naissance à des tensions, des rapports de force et de domination.

Le concept de pouvoir qu’il s’agisse d’une entreprise nationale ou une multinationale ne peut être dissocié de la notion de résistance. En effet, comme le mentionne Vaara et al. (2005, p.599), « les stratégies de résistance constituent une part essentielle des relations de pouvoir ». Cette idée a été déjà soulevée par Ferner et Edwards (1995, p.229) qui précisent que « l’élément clé de l’analyse du pouvoir dans les organisations est d’analyser la manière avec laquelle un acteur (individuel ou collectif) dépasse la résistance d’autres acteurs afin d’atteindre un résultat désiré. Pour ce faire, ils mobilisent des ressources de pouvoir ». La notion de « power resources » nous intéresse particulièrement car nous pensons que le langage est l’une de ces ressources. Ce constat va de pair avec les propos de Bourdieu pour qui toute capacité à manipuler et à mobiliser des éléments symboliques de la culture afin de légitimer les décisions et le cours des actions est considérée comme une ressource conférant à son détenteur un pouvoir; ceci explique pourquoi Bourdieu (1966, p.329) considère que « de tous les obstacles culturels, ceux qui tiennent à la langue parlée…sont sans doute les plus graves et les plus insidieux ».

Avant de décrire en détail la méthodologie de recherche utilisée dans cette recherche, il est utile de rappeler que nous adhérons à la perception que fait Bourdieu (1966, p.330) de la langue en la considérant non pas comme « un simple instrument plus ou moins efficace, plus ou moins en adéquation de la pensée [mais plutôt comme] un système de catégories plus ou moins complexes en sorte que l’aptitude au déchiffrement et à la manipulation de structures complexes, logiques aussi bien qu’esthétiques semble directement fonction de la complexité de la structure de la langue initialement parlée ».

Pour que le langage soit internalisé dans la filiale, il faut qu’il soit importée et soumis à des forces de résistance locales, or cette importation comme le précise Yousfi (2014) est systématiquement accompagnée par des conflits et des dynamiques de pouvoir. Toute la question est de savoir si la filiale dispose des moyens lui permettant d’opérer un ajustement et une réinterprétation du nouveau langage imposé.

Méthodologie de recherche : le recours à l’étude de cas unique

Avant d’analyser les attributs méthodologiques relatifs à cette recherche, il s’avère pertinent de préciser à ce niveau que nous nous inscrivons dans le paradigme sociologique interprétatif de Burrell et Morgan (1979) dans la mesure où nous nous intéresserons à l’expérience subjective des individus dans la filiale tout en mettant l’accent sur les mécanismes d’ajustement et d’adaptation suite au changement langagier imposé par la maison-mère.

L’étude de cas constituera notre méthodologie empirique puisqu’elle permet la construction d’une représentation sociale d’un phénomène complexe et insuffisamment traité (Yin, 1994). En effet, et comme le précise Ragin (1997), le cas est une configuration riche de sens quoique complexe des événements et des structures.

Il est clair que l’étude de cas est un outil privilégié dans la recherche sur le management international vu la complexité des thèmes qui y sont traités et la multiplicité des interactions qui s’y déroulent. Marschan-Piekkari et Welch (2009) considèrent d’ailleurs que l’étude de cas dans le champ du management international permet de fournir une compréhension holistique du comment les processus et leurs causes interagissent ensemble dans un cas unique (Ragin, 1997).

Notre recherche a été effectuée dans une filiale d’une multinationale qatarie du secteur de la télécommunication OoredooTunisia, auparavant dénommée Tunisiana. Elle est la quatorzième filiale du réseau de la multinationale Qtel aux côtés des filiales déjà présentes au Moyen-Orient (Kuwait, Oman, Qatar, Irak), en Algérie, en Indonésie et aux Maldives.

En 2011, après la révolution en Tunisie, le groupe qatari a acheté 15 % des actions à l’Etat Tunisien, devenant ainsi majoritaire avec 80 % des parts de l’entreprise. Par la suite, en février 2013, le groupe Qtel a choisi d’internationaliser le groupe sous le nom d’Ooredoo. Le changement de la structure de propriété de la MNE représentait une réelle opportunité pour mener notre recherche car nous voudrions comprendre l’impact de ce changement sur le degré d’appropriation et de légitimation du langage véhiculé par la langue anglaise.

Démarche de collecte de données

La démarche de collecte de données revêt un intérêt particulier dans la méthode de l’étude de cas car elle détermine la validité du construit qui se réfère à la qualité de la conceptualisation ou l’opérationnalisation du concept clé (Gibbert et al., 2008). Afin d’améliorer la qualité de la validité du construit, deux conditions doivent être réunies, d’abord, il faudrait expliciter le processus qui a conduit vers les résultats « chain of evidence » (Yin, 1994, p.102), ensuite, il faudrait procéder à la triangulation en combinant plusieurs sources de collecte de données (Gibbert et al., 2008). A cet effet, nous avons eu recours aux documents consultés sur le site internet de Ooredoo (rapports annuels 2012, 2013, plans de formations, données internes, intranet, revues de presse). En outre, notre statut de chercheur non participant nous a permis, non pas de participer aux réunions qui étaient de nature stratégiques et auxquelles il est interdit d’y assister, mais plutôt d’interroger les participants à la suite de la tenue des réunions afin de collecter leurs réactions et comprendre mieux la qualité des interactions MM/F. Notre maîtrise de la langue anglaise nous a permis d’évaluer le degré de compréhension et d’absorption non pas uniquement de la langue mais du langage d’une manière plus générale.

Dans cette même lignée, nous avons suivi également les étapes de la formation Gym glish auprès d’une dizaine d’employés. Ainsi, nous avons pu voir le support utilisé ainsi que l’ensemble des questions posées et tout l’univers culturel qui est transmis à l’apprenant. Nous avons visualisé de près les interactions, les erreurs commises et le degré d’implication avec le support de la formation.

La troisième source de collecte de données se constitue par les entretiens semi-directifs que nous avons menés auprès de 14 employés de la filiale. Le tableau 2 décrit l’échantillon de notre étude.

Comme le montre le tableau ci-dessus, notre cible est constituée de 10 responsables et 4 chefs de service appartenant à des départements différents. Ils ont en moyenne 9 années d’expériences dans la filiale et parlent généralement trois langues, néanmoins le niveau de maîtrise de l’anglais à l’oral est dans la plupart des cas mauvais contrairement à la langue française qui est largement maîtrisée aussi bien à l’écrit qu’à l’oral.

Il est utile de noter que le choix de la population enquêtée n’a pas été fortuit. En effet, nous avons veillé à questionner les employés qui ont suivi la formation en anglais (Gym glish) qui a été initiée par la maison-mère afin de standardiser l’utilisation de la langue anglaise. De même, nous avons ciblé les cadres intermédiaires qui entretiennent des relations étroites avec les dirigeants de la filiale, d’une part et les employés locaux, d’autre part. Ils sont ainsi appelés à parler l’anglais lors de la participation aux réunions présentielles et virtuelles ou lors de l’envoi des mails. Ils sont en contact journalier physiquement ou par téléphone avec les chefs services. Ils pratiquent ainsi la langue anglaise en permanence.

Les entretiens menés sont thématiquement structurés. Les thèmes qui y sont abordés sont les suivants (1) le degré de confort avec la langue anglaise (2) le degré de confort avec le langage véhiculé par la langue anglaise (3) la perception du changement de langage et l’engagement envers la formation Gym glish et enfin (4) les résultats du changement langagier sur les interactions entre MM/F, notamment, en termes de pouvoir.

Avant d’expliciter les résultats de notre analyse de contenu thématique menée auprès des 14 employés de la filiale, nous présentons dans ce qui suit les spécificités du cas étudié.

Tableau 2

Echantillon de l’étude

Echantillon de l’étude

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Démarche d’analyse de données

La démarche d’analyse de données est cruciale pour assurer la validité interne de la recherche (Yin, 1994, p.105). Elle se réfère à la relation causale entre les variables et les résultats. Pour améliorer la validité interne, trois mesures doivent être respectées (Gibbert et al., 2008). Il s’agit d’abord de formuler une question de recherche claire et cohérente. Ensuite, il faudrait comparer empiriquement les faits observés avec ceux prédits ou établis dans les études antérieures et dans différents contextes, et enfin, il faudrait procéder par triangulation afin de vérifier les résultats de différentes manières.

Pour ce faire, nous avons suivi les recommandations de Miles et Huberman (2003) et Paillé et Mucchielli (2005), quant à la démarche de l’analyse de contenu thématique, pour subdiviser le processus de l’analyse des données en trois grandes étapes :

  • D’abord, au niveau de la retranscription des données, nous avons essayé de restituer fidèlement le contenu verbal des messages émis par les interviewés (mots, expressions, gestes, impressions, etc). Après avoir retranscrit les entretiens, nous avons représenté les données brutes sous forme de verbatims. Cette étape a été enrichie par des notes d’observations et des fiches de synthèses des feedbacks recueillis des réunions tenues et par l’étude documentaire des données formelles délivrées.

  • Ensuite, un codage a été établi afin de construire la grille des thèmes. A cet effet, nous avons d’abord effectué un codage ouvert ou émergent, grâce à une première lecture du corpus retranscrit. Par la suite, nous avons regroupé certains thèmes[8] pour effectuer un codage thématique (Paillé et Mucchielli, 2005);

  • Enfin, pour le traitement des données, nous avons suivi les recommandations de Miles et Hubermann (2003) afin d’approfondir nos analyses et comprendre le phénomène étudié.

Nous expliciterons dans ce qui suit le contenu de la formation Gym glish qui est un élément central du cas puisqu’elle nous a permis de comprendre les interactions des employés locaux avec un support véhiculant un langage nouveau. Cette formation en ligne[9] dure 12 mois. Il s’agit d’un processus d’apprentissage journalier et interactif qui, au-delà de l’aspect technique associé à la langue, permet aux employés de découvrir les différences culturelles, l’histoire qui retrace la vie du champ, les problèmes managériaux courants et la manière adéquate de les corriger. Ce cours interactif permet en outre de gérer des conversations téléphoniques, des réunions de travail et même des aspects informels tels que les conversations dans les couloirs afin de familiariser les acteurs du champ avec la culture du groupe dont l’anglais n’en est qu’un aspect.

Les scénarios du cours sont élaborés dans l’objectif de façonner et d’influencer les pratiques des employés pour réussir l’apprentissage. Au-delà de la maîtrise de la langue anglaise, ce qui est recherché à travers ce module de formation électronique est la divulgation des valeurs recherchées par la classe dominante afin de façonner et modeler les pratiques professionnelles des employés.

Cette formation propose une formule intéressante puisqu’elle procure un vocabulaire pratique adapté aux tâches courantes et spécifiques. Elle est dynamique et s’appuie sur l’interaction entre le support et l’apprenant. Au final, il s’agit d’un processus d’apprentissage qui s’apparente à un moteur d’intelligence artificielle qui s’appuie sur la personnalisation et la mémorisation à long terme. Ainsi, le niveau des apprenants en anglais évolue graduellement jusqu’à ce qu’il atteigne la compétence langagière souhaitée.

Nous pouvons d’ailleurs avancer à ce niveau que la formation Gym glish illustre bien le processus d’hybridation analysée par Yousfi (2014) dans la mesure où elle est considérée comme un outil permettant d’imposer et d’instrumentaliser un langage anglo-saxon dans un contexte francophone.

Nous présenterons et discuterons dans ce qui suit les résultats issus de notre étude de cas. Nous expliciterons quel langage a-t-il dominé dans la filiale qatarie en décryptant le processus de légitimation et de socialisation établi à travers la formation Gym glish suite au changement langagier. Nous soulignerons l’apport des travaux de Bourdieu pour expliciter les jeux d’influence et de pouvoir au travers du langage établi dans la filiale.

Présentation des résultats de la recherche

Contrairement à la plupart des travaux menés sur le langage dans un contexte international et qui ont été menés dans les MNE américaines, européennes ou chinoises, nous apporterons ici une clarification de la problématique du langage entre MM/F dans des pays arabes avec des cultures différentes (l’une francophone et l’autre anglophone) et qui se trouvent confrontés à la domination de l’anglais qui « n’est autre qu’une situation transitoire de distribution du pouvoir dans le monde » selon Bourdieu (2001, p.49).

En évoquant « l’impérialisme linguistique », Phillipson (1992) faisait référence à l’hégémonie de l’anglais ayant pour origine des considérations historiques et politico-culturelles. Il avance : « l’anglais, à travers des processus complexes, historiques et politiques, a émergé comme la langue légitime et dominante du 21e siècle » (Phillipson, 1992, p.129). Ceci est vrai même dans les pays arabes qui recourent de plus en plus à l’utilisation de l’anglais, notamment, dans le monde des affaires. Ceci peut être facile pour des pays arabes tels que le Qatar qui est orienté vers la culture anglophone, mais peut s’avérer très compliqué dans des pays arabes tels que la Tunisie où la langue coloniale qui demeure la plus utilisée est le français.

Nous démontrerons dans ce qui suit que l’appropriation du langage nouveau imposé par la maison-mère ne s’est pas fait sans difficultés. C’était un processus complexe et générant des inégalités de pouvoir entre des acteurs de plus en plus hétérogènes.

L’appropriation du langage nouveau : entre intérêt et désintérêt

Le changement de la structure de propriété ainsi que le changement de la raison sociale (de Tunisiana vers Ooredoo) s’est accompagné par une perte d’identité et de repères culturels qui étaient véhiculés, notamment, par la langue française qui constitue, rappelons-le, la deuxième langue parlée en Tunisie.

D’une instrumentation francophone, le champ de la filiale s’est doté d’une instrumentation anglophone. La coexistence de la langue arabe, française et de surcroit anglaise confirme bien qu’il s’agit d’un espace social multiculturel produisant des signes de distinction différents.

Il serait utile de préciser que dans le cas étudié, il n’y a pas eu recours aux expatriés comme médiateurs culturels, ce qui a compliqué davantage la stratégie de standardisation de la langue anglaise. Il est à remarquer à ce niveau que toutes les personnes interviewées sont des managers locaux puisque la présence des expatriés se fait de manière très ponctuelle et limitée dans le temps.

La légitimation du nouveau langage s’est faite avec beaucoup de difficultés. Les employés ont ressenti une réelle souffrance, un stress et ont perçu cette obligation comme une punition que la maison-mère leur a infligée. En effet, beaucoup de résistance s’est fait sentir, particulièrement par les employés de premier rang qui avouent que même s’ils comprennent l’anglais, ils ne sont pas du tout à l’aise avec cette langue à l’oral; d’ailleurs la plupart des interviewées déclarent que la langue anglaise était considérée comme une barrière communicationnelle.

Notre guide d’entretien n’inclut pas une explication de la différence entre langue et langage. En cas de confusion, notre rôle était de clarifier la subtilité qui existe entre les deux concepts; or ce qui est étonnant et intéressant à la fois est que nous n’avons pas éprouvé le besoin d’expliquer la différence entre langue et langage car les employés interviewés qui ont subi ce changement langagier sans préavis ont bien compris que parler la langue est beaucoup plus facile que maîtriser le langage véhiculé par cette langue.

Je peux m’en sortir avec l’anglais, tel n’est pas le problème, mais décrypter le gestuel, comprendre les sous-entendus, deviner des réactions, c’est ça ce qui me dérange le plus car je ne peux pas décoder tout ça, avoue un chef service en comptabilité.

Dans la même lignée, la responsable de la formation avance les propos suivants :

Je parle l’anglais correctement mais je raisonne à la française et j’avoue que parfois je sais que techniquement ce que je dis est juste mais n’est pas approprié car je n’ai pas compris les contours de la discussion.

Les enjeux linguistiques devenant multiples dans le cas d’Ooredoo, la maison-mère, et pour pallier le problème associé à la standardisation de l’anglais, a assuré la formation interactive Gym glish. Pour inciter les employés à adhérer à cette formation, la maison-mère a corrélé l’attribution de plusieurs avantages à la maîtrise de la langue anglaise qui est devenu désormais une compétence clé, autrement dit, les employés de la filiale qui ne parlent pas couramment et n’écrivent pas aisément en langue anglaise seront considérés comme des incompétents et ne pourront pas bénéficier des avantages du champ. Ceci démontre bien que le langage est bien un facteur d’exclusion au sens de Welch et al., (2005) et même de discrimination tel que précisé par Bourdien (1979).

Tableau 3

Perception des employés à l’égard du changement de langage dans la filiale

Perception des employés à l’égard du changement de langage dans la filiale

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Je te forme pour améliorer ton niveau. Nous sommes en train de payer de l’argent, il faut avoir un retour sur investissement, avance la directrice de la formation. Par voie de conséquence, les employés se trouvent obligés de perfectionner leur utilisation de la langue anglaise à l’écrit et à l’oral. Cette maîtrise devient désormais une compétence clé dans le champ Ooredoo.

Il va donc falloir parler la langue des affaires qui est aujourd’hui l’anglais, recommande un ingénieur réseau. C’est désormais une obligation qui pèse sur tous les employés de la filiale, c’est ce qui explique leur adhésion, tout département confondu, à la formation Gym glish.

Néanmoins, cette adhésion n’a pas engendré les effets escomptés pour tous les employés, certains y ont tiré profit et d’autres n’ont pas vu leur compétence langagière s’améliorer. En interrogeant les employés de la filiale, nous avons pu comprendre que ceux qui ont vu leur niveau en anglais s’améliorer sont ceux dont les enjeux liés à leur présence dans la filiale sont importants, autrement dit, il s’agit des responsables qui occupent des postes stratégiques et qui aspirent à des promotions et autres avantages. En revanche, les employés qui ne se sont pas appropriés cette formation et qui demeurent réticents quant à l’utilité de pratiquer la langue anglaise sont ceux dont les rangs hiérarchiques sont les plus faibles.

Comme il a été préconisé par Bourdieu (1992), nos résultats démontrent bien que le langage est un attribut structuré car son efficacité dépend des positions des acteurs et des relations de pouvoir dans le champ social. De ce fait, nous assistons à deux catégories d’acteurs dans le champ étudié : les premiers qui ont des positions hiérarchiques opérationnelles, ont éprouvé un désintéressement quant à l’usage du langage légitime et une résistance quant à l’appropriation du programme de formation Gym glish. Ainsi, leur capital culturel demeure inchangé contrairement à leurs collègues ayant des rangs supérieurs qui ont bénéficié d’un apprentissage et ont vu leur capital culturel alimenté et enrichie. Cette deuxième catégorie d’acteurs a pu bénéficier de plusieurs avantages et a réussi à acquérir les avantages du champ, comme en témoigne plusieurs employés :

Grâce au fait que je parle bien l’anglais, je suis invitée aux réunions stratégiques par skype avec les dirigeants de la maison-mère. J’ai également effectué des formations à l’étranger, avance le chef service marketing.

Des félicitations de la part de mon supérieur hiérarchique sur mon travail m’encouragent pour avancer et apprendre plus sur la langue anglaise, affirme un ingénieur employé de la filiale. En matière de promotion et de gestion de carrières, les effets bénéfiques de la maîtrise de la langue anglaise se font sentir également, comme en témoigne un responsable financier 

La formation peut améliorer mes notes de rendement et je peux avoir des récompenses. Parler la langue anglaise n’est plus un choix, ou bien je maîtrise le langage pour pouvoir communiquer ou bien je serai remplacé par quelqu’un d’autre, avance un responsable logistique.

Ainsi, pour les ingénieurs, en particulier, la formation Gym glish a été perçue comme un moyen d’acquérir un capital leur permettant d’améliorer leurs positions dans la hiérarchie, et par conséquent d’acquérir un pouvoir sur le champ au sens de Bourdieu et al., (1994).

Mais au-delà de tous ces avantages, la maîtrise de l’anglais et l’acquisition d’une compétence langagière constituent un facteur d’intégration et d’identification. En effet, comme le mentionne le responsable marketing Vous êtes perçus différemment si vous parlez l’anglais.

Langage, stratégie des acteurs et usage de pouvoir

Les manifestations du langage en tant que levier de pouvoir se sont apparues essentiellement à travers les stratégies de résistance suivies par les employés de la filiale, d’une part et par l’accès de certains acteurs du champ à plusieurs avantages tributaires de la seule compétence langagière. En effet, nous avons remarqué qu’il existe dans le champ Ooredoo des employés dont le statut ne leur permet pas d’accéder à des informations stratégiques ni à saisir certaines opportunités mais qui réussissent à obtenir des avantages au-delà de la fonction qu’ils occupent grâce à la maîtrise du langage légitime, ce qui est en adéquation avec les résultats de Welch et al., (2005). A cet égard, l’un de nos répondants nous a avoué le cas d’un collègue ne disposant pas de compétences distinctives liés à une fonction particulière, et qui a été expatrié au Qatar grâce à sa maîtrise de la langue anglaise.

Son seul avantage est de parler l’anglais aisément et couramment. Il était l’oreille et la bouche de ses supérieurs. Etant donné qu’il a vécu en Angleterre, il a réussi à adhérer à l’atmosphère générale du groupe. Il a saisi cette chance et s’est distingué par rapport aux autres en améliorant sa position dans la hiérarchie, il est passé d’un chef de section à un directeur dans l’entreprise mère.

Les stratégies de résistance étaient multiples allant du déni jusqu’au refus de pratiquer la langue anglaise car jugée inutile. Un manager révèle sa stratégie de résistance en disant :

C’était un choc pour moi, il était hors de question que je parle une langue autre que le français, et de toute manière même si je vais essayer, je n’y arriverai jamais.

Nous ne sommes pas traités de la même manière et je trouve ça normal. Ils y en a qui maîtrisent le langage et exploite bien cet avantage, et ils y en a comme moi qui ne veulent pas s’investir dans la compréhension de ce nouveau langage et s’en trouvent pénalisés. Moi je me contente de mon salaire et de ma fonction et je n’ai pas besoin de plus, avance un chef de service.

L’analyse des entretiens et de la documentation fournie nous a montré que les qualités communicationnelles exigées dépassent la seule maîtrise de la langue anglaise pour adhérer à toute une culture axée sur des valeurs telles que le partage, la transparence et l’excellence. Les employés ayant adhéré à ce nouvel état d’esprit jouissent d’un prestige social favorisant l’acquisition d’un capital symbolique au sens de Bourdieu qui leur permet d’acquérir les avantages du champ et d’être valorisé par les dirigeants de la maison-mère.

Ce qui m’a intéressé dans le changement opéré par la maison-mère c’est que je sens que je travaille dans une multinationale américaine et non qatarie puisque je sens que nos valeurs sont plus centrées sur l’excellence, le partage et le défi, tout ça me donne beaucoup d’énergie et de volonté, précise le responsable GRH.

Comme l’avance Bourdieu (2001, p.145) « Pour qu’un mode d’expression… s’impose comme seul légitime, il faut que le marché linguistique soit unifié… L’intégration dans une même communauté linguistique est la condition de l’instauration de rapports de domination linguistique ». Dans la filiale étudiée, la domination linguistique a été accompagnée par une violence symbolique au sens de Bourdieu. En effet, nous avons relevé que la façon avec laquelle la maison-mère a exercé son pouvoir pour standardiser la langue anglaise révèle une attitude ethnocentrique dans le management de la filiale qatarie implantée en Tunisie, d’ailleurs la manière avec laquelle les employés de la filiale ont appris que le français sera substitué par l’anglais constitue en soi une forme de violence symbolique dans la mesure où ils n’étaient pas consultés et n’étaient pas informés par une quelconque note administrative de ce changement. Pour la maison-mère, ce changement constitue une évidence à laquelle doit se plier la filiale implantée en Tunisie.

Notre statut de chercheur observateur nous a permis d’avancer que la multinationale, objet de notre étude, avec ses quatorze filiales, constitue un espace interculturel qui regroupe plusieurs champs ayant des jugements classificatoires et des attentes collectives différentes. Il s’agit bien d’un lieu de conflit, tel que défini par Bourdieu, entre des individus pour maintenir ou même modifier la répartition du capital et ainsi les rapports de force et l’équilibre maintenu.

Ainsi, et pour asseoir sa domination linguistique, la maison-mère a intégré dans une même communauté linguistique (la filiale) un langage commun, ce qui est en adéquation avec les préconisations de Bourdieu (2001). Or, une des premières difficultés d’intégration dans cet espace social est la confrontation de différents langages dans un même champ, et c’est justement le rôle assigné à la formation Gym glish que de transmettre une certaine identité et une appartenance au champ. A travers les valeurs du champ que cette formation transmet, elle contribue à ancrer dans l’esprit des agents sociaux les valeurs dominantes, et ce afin de conditionner les pensées et les pratiques des employés.

L’intention de standardiser le langage dominant ne peut en aucun cas atténuer le potentiel du langage en tant que levier de pouvoir tel qu’avancé par Welch et al., (2005, p.19). En effet, dans notre recherche, nous avons constaté que le langage nouveau constitue un outil de domination symbolique à même de générer des conflits et des tensions. Nous pouvons ainsi dire que le langage constitue une ressource stratégique de nature à procurer du pouvoir à ceux qui le maîtrisent. En effet, l’accès aux informations stratégiques, l’inclusion dans les réseaux et les coalitions est fortement tributaire de l’appropriation du langage.

Par voie de conséquence, nous pouvons dire que la formation Gym glish a accentué les jeux de pouvoir au sein de la filiale puisqu’elle a été initiée par la maison mère pour légitimer le nouveau langage. Elle se présente ainsi comme un système d’apprentissage qui a permis aux employés d’acquérir un ensemble de pratiques qui représentent des schèmes de perception et de représentations recherchées en réalité par la classe dominante (Bourdieu et al., 1994, p.64). Par conséquent, elle n’est pas neutre puisqu’elle permet aux dominants de transmettre leurs valeurs et ainsi de consolider leur domination sur le champ. Ceci est en harmonie avec les propos de Bourdieu qui considère que les managers n’exercent pas un pouvoir direct et matériel sur les agents mais l’exercent de façon indirecte, invisible, douce, ce qui rejoint l’idée du pouvoir symbolique de Bourdieu.

Dans notre filiale, les dominants du champ n’ont pas perdu leur domination en imposant un nouveau langage, et Bourdieu fournit une explication intéressante à ce « paradoxe ». En effet, comme il le précise : « Toute domination symbolique suppose de la part de ceux qui la subissent une forme de complicité qui n’est ni soumission passive à une contrainte extérieure, ni adhésion libre à des valeurs. La reconnaissance de la légitimité de la langue officielle n’a rien d’une croyance expressément professée, délibérée et révocable, ni d’un acte intentionnel d’acceptation d’une norme, elle est inscrite à l’état pratique dans les dispositions qui sont insensiblement inculquées au travers d’un long et lent processus d’acquisition » (Bourdieu et al., 1994, p.149).

Discussion

Dans le champ Ooredoo, la langue constitue un facteur d’hétérogénéité culturelle qui a eu des répercussions négatives sur le degré d’appropriation du langage. En effet, les acteurs du champ n’ont investi dans la formation Gym glish que s’ils y sont trouvés un intérêt, ce qui rejoint la notion d’« illusio » au sens de Bourdieu (1980). Le désintéressement éprouvé à l’égard du nouveau langage de la part des first-line managers démontre que même s’ils sont conscients que les avantages du champ sont tributaires de l’appropriation de ce nouveau langage, il n’en demeure pas moins qu’ils ont manifesté une résistance que même la formation Gym glish n’a pas réussi à éliminer.

L’appropriation du nouveau langage est déterminée par la position sociale des individus dans le champ tel que préconisé par Bourdieu en évoquant la notion d’« habitus », notamment, culturel.

Il est à noter d’ailleurs que la langue anglaise était certes la langue dominante mais pas légitime, ce qui conforte les propos de Yousfi (2014) quand elle évoque l’hybridité des relations de domination entre colonisateurs et colonisés. 

Nous discuterons les causes de l’échec de la formation Gym glish pour faire de la langue anglaise un facteur d’intégration et d’identification eu égard les travaux de Bourdieu (1966) et de Bourdieu et Passeron (1964) relatifs à la sociologie critique qui était développée, notamment, pour évaluer l’apprentissage scolaire et comprendre les causes de son échec. En effet, si nous faisons une analogie entre le raisonnement de Bourdieu (1966) axé sur l’institution scolaire, les écoliers et la famille et qui s’apparentent respectivement à la formation Gym glish, les apprenants et la filiale, il devient clair que « chaque famille [filiale] transmet à ses enfants [employés/apprenants] par des voies indirectes plutôt que directes un certain capital culturel et un certain ethos, système de valeurs implicites et profondément intériorisées qui contribue à définir entre autres choses les attitudes à l’égard du capital culturel et à l’égard de l’institution scolaire [formation Gym glish] » (Bourdieu, 1966, p.327).

Par voie de conséquence, la langue est à l’origine d’inégalités sociales issues du capital culturel et de l’ethos acquis par chacun des membres de ce champ et qui vont déterminer les attitudes à l’égard de toute formation, notamment, celle de nature à bousculer le capital culturel ou l’ethos déjà transmis et acquis.

Le changement langagier a imposé pour chacun des employés une nouvelle position dans le champ, et ce à travers une redistribution d’une composante principale du capital social qui est la langue. Cette position sera différente selon le degré d’appropriation de la nouvelle dimension culturelle « It must recognize that, depending on their position in social space, that is, in the distribution of the various species of capital, the agents involved in this struggle are very unequally armed in the fight to impose their truth and have very different and even opposed aims » (Bourdieu, 1987, p.11). Nos résultats quant à l’appropriation inégale du nouveau langage confortent bien l’idée de Bourdieu et Boltanski (1975b) qui précisent que le langage à travers la langue qu’il véhicule joue un rôle stratégique dans la « constitution de classements sociaux ».

Tableau 5

L’appropriation du nouveau langage à travers la formation Gym glish

L’appropriation du nouveau langage à travers la formation Gym glish

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Etant un outil de domination symbolique, le nouveau langage ayant fait l’objet de la formation Gym glish a accentué les disparités de pouvoir (Church-Morel et Bartel-Radic, 2016) au sein de la filiale, ce qui démontre qu’une formation, de surcroît électronique, imposée dans un mode managérial Top Down, qui a été administrée sans comprendre réellement les besoins ni les attentes des apprenants, ne peut être un instrument puissant de standardisation d’un nouveau langage, tout au contraire, elle n’a fait que creuser l’écart en faveur de ceux qui s’impliquent dans la formation par peur de perdre les avantages du champ au détriment des employés qui ne s’identifient pas dans une telle formation ni dans ce nouveau langage.

En outre, nos résultats confortent les propos de Bourdieu et Boltanski (1975a, p.102) quant à l’existence de « stratégies individuelles que les agents mettent pour se défendre… dans les luttes de classes quotidiennes pour obtenir le rendement maximum de leurs titres ou tirer le plus grand profit de leurs postes ». Ces stratégies individuelles déployées par les responsables ayant un rang hiérarchique élevé se sont révélées essentiellement à travers le suivi et l’obtention d’un score élevé dans la formation Gym glish. En revanche, nous n’avons pas détecté de stratégies collectives (recours aux syndicats, par exemple) de défense contre l’imposition du nouveau langage au sein de notre cas. Ceci est probablement dû au fait que les dirigeants de la filiale ne sont pas impliqués dans le changement langagier dans la mesure où c’est la décision unilatérale prise par les dirigeants de la maison-mère qui a prévalu.

Contrairement au résultat avancé par Church-Morel et Bartel-Radic (2016) qui considèrent que la diversité de langues est une source de stress, de frustration et d’anxiété, nos résultats démontrent que l’uniformisation du langage à travers l’adoption d’un langage commun était la source principale de stress et de beaucoup de frustration, c’est ainsi que nous pouvons avancer que dans le cas de Ooredoo, la langue commune n’a pas été un « facteur d’homogénéité culturelle » tel qu’indiqué par Davoine et al., (2014, p.165) dans la mesure où elle n’a pas véhiculé des cadres conceptuels communs. Même si la langue demeure « la clé d’un ensemble de capacités d’influence liées à des ressources, des processus et des significations » (Davoine et al., 2014, p.167), il n’en demeure pas moins qu’elle n’a pas réussi avec le langage qui en découle la co-construction de cadres de représentations communs pour tous les employés de la filiale étudiée.

Les résultats issus de l’analyse du cas Ooredoo démontrent bien que le langage est une ressource de pouvoir de nature à asseoir la légitimité de la classe dominante. En outre, trois principaux constats peuvent être avancés à ce niveau :

  • Standardiser une langue n’est guère suffisant, il faut standardiser le langage qui y est véhiculé. La formation Gym glish avait pour principal avantage de faire véhiculer la culture anglo-saxonne à laquelle adhère la multinationale, ce qui a aidé les employés de la filiale à comprendre le nouvel état d’esprit exigé par la maison-mère;

  • La non implication de la maison-mère (absence des expatriés) complique l’appropriation du langage. En outre, la reproduction du langage dominant et légitime dans le champ organisationnel a été fortement conditionnée par la position hiérarchique occupée;

S’approprier un langage n’est pas lié uniquement aux avantages en nature (salaire, promotions, etc), mais plutôt à la reconnaissance de la classe dominante. En effet, les responsables interviewés estiment que l’adhésion à la nouvelle culture, dont la langue n’en est qu’un vecteur, est déterminante pour avoir l’estime de la classe dominante et demeurer dans le champ.

Les implications managériales de cette recherche s’adressent particulièrement aux responsables Ressources Humaines. En effet, une formation en ligne ne saurait être capable de faciliter l’appropriation d’un nouveau langage. La maison-mère devrait prévoir un plan de formation présentiel avec des jeux d’acteurs, des tables rondes, des stages de formations dans des pays anglophones afin de motiver les plus récalcitrants. Notre étude serait également utile pour le responsable de recrutement dans la mesure où ils doivent veiller à s’assurer que les futurs recrutés adhèrent au système de langage véhiculé par la maison-mère et non de se contenter de sélectionner ceux qui maîtrisent la langue anglaise.

Tableau 6

Apports managériaux de la recherche

Apports managériaux de la recherche

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Conclusion

Le langage « représente l’essence même du management international », c’est pourquoi « Il serait intéressant de mener d’autres études de cas sur les questions de langue d’entreprise dans d’autres multinationales » (Davoine et al., 2014, p.175). Notre recherche s’insère justement dans cette optique. Nous avons mobilisé dans cette recherche l’apport de Bourdieu pour comprendre la dynamique langagière entre Maison-mère/filiale, et son articulation avec le pouvoir et la socialisation dans une filiale qatarie implantée en Tunisie. Nous nous sommes focalisés sur la formation Gym glish qui a été assurée par la maison-mère afin de faciliter la transition langagière du français vers l’anglais. La méthodologie qualitative appuyée par une étude de cas a été privilégiée avec un recours à la triangulation dans la collecte de données. Cette recherche se distingue des études antérieures menées sur le langage dans un contexte international dans la mesure où notre contexte d’étude est un contexte émergent très différent des recherches précédentes se focalisant sur les multinationales américaines, européennes ou chinoises (Harzing et Pudelko, 2013; Vaara et al., 2005).

Notre unité d’analyse est ainsi caractérisée par la présence de valeurs anglo-saxonnes surtout chez les ingénieurs et les responsables, et des valeurs francophones chez la majorité des cadres administratifs. Ainsi deux langages ont cohabité au sein de la filiale avant d’imposer l’anglais qui est devenu un signe de compétence et de distinction qui marque les frontières sociales entre la classe dominante qui maîtrise la langue anglaise et celle dominée qui se contente de parler le français. Se trouvant obligés de maîtriser la langue anglaise, les employés locaux ont senti la nécessité d’améliorer leurs compétences en la matière pour ne pas être exclus du champ. Dans un souci de co-construction d’un système de langage commun, la maison-mère a assuré une formation électronique interactive Gym glish dont le but est de standardiser l’utilisation de la langue anglaise.

Cette recherche pourrait être complétée par une analyse confirmatoire de nature à valider empiriquement les associations entre le langage, le pouvoir et la construction identitaire. De même, il serait intéressant d’étudier d’autres cas dans les pays émergents de cultures différentes en ayant recours à des études longitudinales ou aux récits de vie.