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Les recherches portant sur les successions familiales d’un prédécesseur vers plusieurs successeurs sont peu nombreuses, face à la littérature consacrée aux transferts de propriété et de leadership d’un prédécesseur vers un successeur unique. Certes, plusieurs auteurs acceptent l’idée que la succession familiale puisse se passer avec plusieurs successeurs (Aronoff, 1998; Gersick et al., 1997; Lansberg, 1999; Cadieux, Lorrain & Hugron, 2002; Sonfield, Lussier, Pfeifer, Manikutty, Maherault & Verdier, 2005; Cabrera Suarez, 2005; Cadieux, 2007). Certes également, certains auteurs ont traité de la succession à plusieurs mais sans application empirique (Aronoff, 1998; Brockhaus, 2004; Rutherford, Muse & Oswald, 2006); d’autres, en revanche, ne l’ont abordé que sous ses aspects pratiques, publiés dans des magazines économiques (Astrachan & Aronoff, 1997; Nelton, 1996; Nelton, 1997). Surtout, la question a rarement été abordée sous l’angle de la succession spécifique en fratrie.

Ce sujet de la succession familiale envers plusieurs successeurs est, pourtant, sinon d’actualité, du moins en passe de le devenir : aux États-Unis, 42,2 % des dirigeants d’entreprises familiales considèrent transmettre leurs entreprises à des « co-CEOs » membres de la famille (MassMutual, 2007 : 4). La succession en fratrie a, de plus, fait l’objet de deux récents articles : ceux de Cater & Justis (2010) et de Farrington, Venter & Boshoff (2012) qui étudient le leadership partagé comme mode spécifique de succession familiale à plusieurs membres de la même fratrie. Pour Lansberg (1996), succéder en fratrie n’est pas simple. Cela demande un fonctionnement particulier à organiser. Pour cette raison, les membres de la famille sollicitent fréquemment des conseillers spécialisés (Nelton, 1996). Or, la littérature dédiée aux parties prenantes a peu traité ce sujet (Sharma, 2001). Nous proposons d’approfondir cette connaissance en nous concentrant sur un cas particulier de succession de PME familiales à plusieurs, celui que nous nommons la co-succession en fratrie (situation où les membres de la fratrie se partagent de manière égale la propriété de l’entreprise). Particulièrement nous cherchons à comprendre en quoi les PPEF, entendues ici comme les conseillers externes à la famille, influencent l’émergence et le fonctionnement des co-successions en fratrie. Pour cela, et compte tenu du caractère exploratoire du sujet, nous nous basons sur quatre études de cas de co-succession québécoise en fratrie, de 2ème génération.

Nous exposons dans un premier temps le cadre théorique retenu. Il porte sur la succession à plusieurs dans la littérature spécialisée traitant des successions familiales, d’une part, et sur les parties prenantes dans les entreprises familiales, d’autre part. La méthodologie est ensuite présentée, ainsi que les quatre cas de co-succession en fratrie (à deux ou trois frères / soeurs) au Québec. Les résultats mettent en valeur le rôle important des PPEF dans le déclenchement de la décision de co-succession, dans sa mise en oeuvre et dans son évolution. Enfin, la discussion s’organise autour de la distinction entre deux catégories de PPEF.

Cadre théorique

Les successions familiales à plusieurs successeurs

Une typologie

Pour Cadieux (2007), la succession d’une entreprise familiale concerne deux types de transfert : celui de la propriété et celui du leadership. Dans ce cadre, quatre modes de successions à plusieurs peuvent être envisagés (Deschamps & Cisneros, 2012) : deux cas de partage de propriété (partage égal ou inégal) et deux cas de partage de leadership (partage égal ou inégal). En étudiant Gersick et al (1997), Lansberg (1999) et Cater & Justis (2010), il nous semble possible de compléter ces quatre modes par trois situations de successions à plusieurs membres d’une même fratrie (Cf. tableau 1).

  1. Les frères et soeurs détiennent à parts égales la propriété de l’entreprise, mais l’un(e) d’entre eux a plus de pouvoir que ses frères et soeurs et donc dirige l’entreprise – il s’agit du « first among equals » cité par Lansberg (1999).

  2. L’un des frères et soeurs détient plus de la moitié de la propriété et donc du leadership. Un seul membre de la fratrie a alors plus de poids que les autres et dirige l’entreprise. Gersick et al. (1997) parlent de « quasi-parental leadership ».

  3. Les frères et soeurs partagent de manière égale la propriété et la direction de l’entreprise. On parle de « co-leadership » (Nicholson & Bjönberg, 2008). En tant que pratique managériale, le co-leadership divise les chercheurs : d’un côté, le leadership ne peut pas se partager (Reid & Karambayya, 2009) et de l’autre, de nombreux exemples réussis d’entreprises connues prouvent le contraire (O’Toole, Galbraith & Lawler III, 2002). Partager la direction d’une entreprise en fonction de ses goûts, compétences et savoir-faire a du sens (Heenan & Bennis, 1999). Le sujet renvoie cependant à l’identification des facteurs améliorant la probabilité de réussite d’une direction partagée, dans la mesure où cette approche collective s’inscrit dans la durée (O’Toole et al., 2002).

Tableau 1

Typologie de la succession en fratrie

Typologie de la succession en fratrie

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La co-succession en fratrie, une forme particulière de succession familiale à plusieurs

Les trois approches présentées dans le tableau 1 amènent à des situations très différentes mais soulèvent une question commune relative à l’équité (Ayres & Lansberg, 1989; Aronoff & Ward, 1992; Nicholson & Bjönberg, 2008) entre frères et soeurs : est-il juste de partager la propriété entre tous les enfants, dans le cas où l’un d’entre eux travaille dans l’entreprise depuis plus longtemps que les autres ? Cette interrogation nous guide, et dans un souci d’homogénéité, nous ne retenons que les cas de figure dans lesquels les membres de la fratrie se partagent de manière égale la propriété de l’entreprise (première colonne du tableau 1). Se partager de manière égale la propriété n’implique pas une égalité en termes de partage de leadership. C’est ce qui nous intéresse car ces différences ont leur importance dans l’étude des parties prenantes. Aussi proposons-nous le terme de co-succession pour désigner la succession en fratrie dans laquelle les frères et soeurs détiennent le même nombre d’actions ou de parts sociales de l’entreprise. Ils sont donc propriétaires de manière égale, ils sont co-propriétaires, le leadership pouvant être égal entre les membres de la fratrie (situation 3 décrite précédemment) ou réparti autrement (situation 1). La co-succession peut se dérouler entre deux, trois ou davantage de frères et soeurs.

Naissance et mise en oeuvre d’une co-succession en fratrie

Décider d’une co-succession en fratrie

Les arguments en faveur d’une co-succession en fratrie sont nombreux. Gersick et al. (1997) expliquent qu’il s’agit du rêve de tous les parents dirigeants de voir leurs enfants, complémentaires, prendre harmonieusement leur suite pour préserver les valeurs familiales et développer l’entreprise. Nelton (1996) voit ce type de succession comme la solution adéquate pour traiter équitablement ses enfants.

Ce mode de succession basé sur la proximité entre membres de la famille favorise l’unité familiale, améliore la qualité des décisions, aide à la continuité de l’entreprise familiale, réduit les conflits familiaux, assoit l’autorité et renforce la communication (Astrachan & Aronoff, 1997; Cater & Justis, 2010). Ces éléments ne sont pas nouveaux dans la littérature sur les successions familiales et ne permettent pas de comprendre ce qui incite réellement un prédécesseur à organiser une co-succession en fratrie, plutôt qu’envers un seul successeur. Par exemple, la recherche sur les successions familiales évoque également les valeurs partagées (Sharma & Manikutti, 2005), les affinités entre membres de la famille –entre prédécesseur et successeur- (Aronoff, 1998), l’harmonie entre la famille et l’entreprise (Lansberg, 1988) ou les savoirs implicites véhiculés culturellement entre le prédécesseur et le successeur (Mazzola, Marchisio & Astrachan, 2008).

Grâce à leur étude sur les facteurs de performance d’une équipe de successeurs en fratrie, ce sont Farrington et al. (2012) qui apportent des éléments nouveaux quant à l’émergence d’une succession en fratrie. Leurs résultats montrent ainsi que les ressources financières, la diversité des profils de successeurs et le leadership sont des déterminants de la succession en fratrie.

Faire fonctionner une co-succession en fratrie

Cater & Justis (2010) avertissent que plusieurs éléments peuvent entraver le fonctionnement de la succession à plusieurs. Ils insistent notamment sur la résistance au changement des employés face à une direction partagée. Ceux-ci ne savent plus à qui se fier entre le prédécesseur et les successeurs de la même famille, car il existe une confusion en matière d’autorité (Astrachan & Aronoff, 1997). Comme pour les relèves familiales à un successeur (Stavrou & Swiercz, 1998), Cater & Justis (2010) remarquent la difficulté de la génération antérieure à perdre le contrôle de l’entreprise familiale. Le rôle du prédécesseur doit pourtant progressivement s’effacer pour laisser la place à la nouvelle génération (Handler, 1990). De la même manière, les successeurs progressent des rôles d’élèves à ceux de leaders, en passant par des étapes de managers (Cater & Justis, 2010). Lorsque le rôle et la place de l’un diminuent, ceux des autres augmentent. Cependant, Cadieux & Lorrain (2004), puis Cadieux (2007) rappellent que le prédécesseur demeure un symbole pour les acteurs de l’entreprise familiale et qu’à ce titre, il reste un repère. Il joue tant un rôle de protecteur pour les employés et les enfants successeurs (en étant médiateur par exemple), qu’un rôle d’observateur s’assurant que la succession se passe au mieux. Ces auteurs décrivent également son rôle éventuel de consultant auprès des successeurs, après son départ de l’entreprise familiale.

Il n’est pas naturel de diriger à plusieurs. La durée des prises de décision, par exemple, est allongée par le fait d’être plusieurs (Astrachan & Aronoff, 1997; Cater & Justis, 2010). Passer d’une génération avec un seul leader à une génération avec plusieurs leaders, en partage, entraine un changement organisationnel important, qui nécessite des règles de fonctionnement (Landsberg, 1999). Le fait même de partager le pouvoir avec ses frères et soeurs peut se révéler ambigu : la petite soeur énervante dans son enfance reste la même aux yeux du frère ainé, même s’ils sont devenus des adultes leaders d’une entreprise familiale. La patience et l’ouverture d’esprit sont des qualités requises pour le bien de l’entreprise, ce que Nelton (1997) nomme « l’intelligence émotionnelle ».

Pour Nelton (1996), l’important reste que la fratrie poursuive les mêmes objectifs. Astrachan & Aronoff (1997) suggèrent d’abandonner le « je » au profit de « nous, membres de l’équipe de direction ». C’est particulièrement important en public, pour ne pas déstabiliser les employés, et les parties prenantes. Il semble cependant impossible de tout décider et tout faire ensemble. Certains auteurs pensent qu’il importe que chacun dispose de son espace de responsabilité et donc d’autorité, selon son domaine de compétences (Handler, 1991; Aronoff et al. 1997; Lansberg, 1996; Lansberg, 1999). Pour fonctionner, les rôles de chacun des membres de la fratrie doivent être explicites (Hitt, Miller & Colella, 2006; Cater & Justis, 2010). Mais d’autres auteurs ne vérifient pas ce constat dans leur recherche, la clarification des rôles entre les successeurs, par exemple, n’étant pas un gage de réussite pour Farrington et al. (2012).

En cas de désaccord entre les membres de la fratrie, Astrachan & Aronoff (1997) recommandent le soutien d’un comité composé de personnes extérieures pour trancher, au besoin. Les PPEF ont ainsi un rôle à jouer dans l’harmonie d’une co-succession.

Les parties prenantes dans une co-succession en fratrie

La théorie des parties prenantes (PP)

Nous revenons sur le cadre d’analyse originel des PP mobilisé pour éviter toute mauvaise interprétation de notre terrain et des résultats obtenus. Freeman (1984) définit les PP comme « un individu ou groupe d’individus pouvant affecter ou être affectés par la réalisation des objectifs de l’entreprise » (p. 47). L’auteur fait ressortir 16 catégories génériques[2]. Sur cette base Clarkson (1995) propose deux distinctions : les PP primaires qui englobent les acteurs indispensables à la survie de l’entreprise (i.e. actionnaires, investisseurs, employés, clients, fournisseurs, …) ayant en retour une valeur proposée par l’entreprise; et les PP secondaires qui intègrent les groupes influençant les décisions de l’entreprise, mais qui ne sont pas inscrits dans une transaction essentielle à la survie de l’entité (i.e. groupe de pression, média, assurances, …).

De façon plus spécifique, dans le contexte de l’entreprise familiale, Chrisman et al. (2005) ou encore Sharma (2001; 2004) envisagent cette théorie des PP pour mieux saisir la dualité existante entre la famille et l’entreprise. Il s’agit pour ces auteurs de dépasser les limites propres à la théorie de l’agence, ainsi qu’à celle fondée sur les ressources, dans l’étude du processus de succession familiale. Aussi, Sharma (2003) distingue-t-elle les PP internes (impliquées dans l’entreprise, car intégrées en tant que membres de la famille, propriétaires actionnaires ou employés) et les PP externes (i.e. les experts, les consultants, les amis, les clients, les fournisseurs, l’Etat…), sans lien avec la famille, la propriété, l’emploi, mais susceptibles d’exercer une influence sur la pérennité de l’entreprise. Les PP externes peuvent donc agir sur la dynamique successorale en fonction de plusieurs critères renvoyant à leur légitimité, leurs intérêts et leur influence (Mitchell, Agle & Wood, 1997). C’est sur cette définition de Sharma (2003) que nous nous basons.

Les parties prenantes dans une co-succession

Nous relevons deux articles portant sur les parties prenantes dans les entreprises familiales : (1) Nelton (1996) explique que les successeurs multiples doivent être accompagnés parce que succéder en équipe représente une révolution organisationnelle et que l’intervention de conseillers est nécessaire pour aider à cette transformation; et (2) Strike (2012) présente les rôles des conseillers dans les entreprises familiales : certains conseillers sont en lien avec la propriété (avocats, fiscalistes, banquiers, conseillers patrimoniaux), d’autres sont connectés au cercle familial (psychologues, coachs, thérapeutes) et les autres à l’entreprise (consultants, comptables, conseil d’administration, comité de direction). Nous remarquons que les conseillers spécialisés en succession, les acteurs internes à l’entreprise, mais externes à la famille (comme les membres indépendants du comité consultatif, les cadres ou les employés), ne sont pas mentionnés.

Sans citer leur rôle ou détailler leurs actions, Farrington et al. (2012) évoquent la présence de non membres de la famille (employés, membres du conseil d’administration et parfois conseillers et mentors) pour expliquer la performance des entreprises détenues par une fratrie. Pour leur part, Le Breton-Miller et al. (2004) mettent plus spécifiquement en avant le rôle du conseil d’administration en tant qu’instance de gouvernance représentant un facteur clé de succès des successions familiales en général. Mais les références que nous avons relevées dans la littérature n’expliquent pas en quoi ces parties prenantes influencent la décision et la mise en oeuvre d’une co-succession en fratrie. Nous cherchons donc à les identifier et à étudier leur(s) rôle(s).

Méthodologie

Cette recherche fait partie d’une étude plus vaste sur la succession à plusieurs dans les entreprises familiales. Nous nous concentrons dans le présent article sur l’impact que les PPEF peuvent avoir sur la co-succession des PME familiales. La méthodologie retenue est exploratoire, qualitative et basée sur quatre études de cas.

Une recherche qualitative et exploratoire

Notre recherche est exploratoire car il existe peu de littérature sur la succession en fratrie et moins encore si l’on s’intéresse spécifiquement aux co-successions. Grâce aux méthodes qualitatives, notre travail prétend apporter une meilleure compréhension de cette manière de succéder. Elles permettent, en effet, une exploration approfondie du sujet étudié par un dialogue entre le cadre d’analyse et le terrain (Sekaran, 2003). Dès 1990, McCollom proposait la recherche qualitative pour étudier des phénomènes peu abordés dans les entreprises familiales.

Parmi les méthodes qualitatives, l’approche par étude de cas est utile pour faire émerger des connaissances nouvelles dans des situations peu étudiées (Patton & Applebaum, 2003). Cette méthode est préconisée par Yin (2009) pour comprendre des situations sociales, événements ou interactions particuliers et complexes. Or, la succession familiale est un phénomène complexe (Chittoor & Das, 2007; Mickelson & Worley, 2003; Sharma, 2004; Brockhaus, 2004; Handler, 1990; McGivern, 1978). Pour l’étudier, plusieurs auteurs ont déployé la méthode des cas (Ibrahim, Soufani & Lam, 2001; Cadieux, Lorrain, & Hugron, 2002; Mickelson & Worley, 2003; Lambrecht, 2005; Chittoor & Das 2007; Cadieux, 2007; Mazzola, Marchisio & Astrachan, 2008).

La méthode d’étude de cas

Sélection des cas

Les cas doivent être stratégiquement choisis en relation avec la problématique et le cadre d’analyse (Eisenhardt, 1989; Patton & Applebaum, 2003). L’étude de cas multiples permet au chercheur de répliquer les éléments indispensables pour la validité externe de sa recherche. Chaque cas est considéré comme une étude de cas indépendante qui confirme – ou pas – le cadre théorique et produit de nouvelles connaissances (Yin, 2009). Les chercheurs doivent sélectionner les cas de manière itérative comparant les résultats jusqu’à ce que l’amélioration progressive soit minime (Eisenhardt, 1989).

Pour Yin (2009), il n’existe pas de nombre idéal de cas. Cependant, Eisenhardt suggère une gamme de quatre à dix cas. Le Québec ne dispose pas de bases de données sur les entreprises familiales (Cadieux, 2007). A l’instar des recherches de Cadieux (2007) et Cadieux et al. (2002), nous avons eu accès à nos cas par contacts personnels, professionnels et par Internet. Nous avons choisi des entreprises familiales situées dans la même région (Montréal et sa banlieue, Québec, Canada). Nous avons retenu des PME familiales québécoises ayant des caractéristiques semblables : des co-successions en fratrie (égalité de propriété et partage ou non du leadership entre successeurs); tous les co-successeurs sont des enfants des prédécesseurs; un co-successeur travaillait dans l’entreprise avant le déclenchement de la succession; les autres co-successeurs ont intégré l’entreprise lors du déclenchement de la succession; des entreprises privées dont la majorité du capital appartient aux co-successeurs; des successions qui peuvent être qualifiées de réussites (en termes de résultats financiers – ils ont au moins doublé le chiffre d’affaires –, de croissance de l’effectif, de satisfaction des membres de la famille, ainsi que des actionnaires); au moins une PPEF est intervenue pendant le processus de succession.

Collecte des données

La collecte des données a été réalisée grâce à des entretiens semi-directifs (une copie des questions peut être obtenue auprès du premier auteur) et des sources secondaires (historique des familles en affaires, page web de l’entreprise, publications dans des journaux locaux et vidéos des participations des co-successeurs lors de colloques sur la transmission d’entreprise). Deux lecteurs externes ont examiné les questions pour s’assurer de leur clarté.

Tableau 2

Détails sur les entreprises et personnes interrogées

Détails sur les entreprises et personnes interrogées

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Les entretiens ont été réalisés dans le cadre de réunions formelles de deux heures et demie en moyenne. Ils ont été enregistrés et retranscrits. La création d’une relation de confiance avec les personnes interviewées s’est avérée être un bon indicateur de la qualité de l’information qui a été recueillie. Deux chercheurs ont pris des notes qui ont été examinées et comparées dans le but de préparer les réunions ultérieures. Nous avons interviewé tous les prédécesseurs, chacun des co-successeurs et au moins une partie prenante[4] de chaque entreprise (conseillers ou membres du comité consultatif – MICC[5], représentant une vingtaine d’entretiens) (Cf. tableau 2).

Le guide d’entretien a été bâti à partir d’items identifiés dans la littérature sur la succession des entreprises familiales, la codirection, le processus de succession et son contexte. Ce guide comporte cinq parties : 1) la performance de l’entreprise avant et après la succession; 2) les profils des prédécesseurs, des successeurs et des parties prenantes impliquées; 3) le processus de succession et les types de transfert; 4) la création et l’évolution du co-leadership entre les successeurs; 5) l’influence des PPEF dans la mise en place et l’évolution de la co-succession. Pour cette recherche sur l’impact des PPEF, nous avons retenu les deux dernières parties du guide.

Traitement et analyse des données

A la suite du guide d’entretien, les données obtenues ont été codées en trois thèmes et onze catégories (Miles & Huberman, 1994) :

  • Thème 1 - la co-succession : 1) déclencheurs, 2) relations entre les co-successeurs, 3) processus décisionnel, 4) gestion au quotidien des co-successeurs, 5) relations entre prédécesseur et co-successeurs.

  • Thème 2 - les profils des PPEF : 6) formation, 7) expérience, 8) spécialisation - domaine d’expertise.

  • Thème 3 - l’influence des PPEF : 9) rôle des PPEF, 10) période de l’intervention, 11) relation avec les membres de la famille (prédécesseurs et co-successeurs) au sein de l’entreprise familiale.

Après retranscription des entretiens, les auteurs ont échangé sur leurs impressions, en plus de comparer leurs observations et notes. Pour réaliser une triangulation des données, nous avons alors saisi l’information de chaque entrevue et des sources secondaires dans une grille selon les items ci-dessus. Quatre études de cas ont été élaborées à partir des données recueillies (sources primaires et secondaires).

Présentation des cas

Même si les successions étudiées peuvent être qualifiées de réussites financières, l’entreprise C a subi un échec en termes de co-succession, puisque la fratrie a décidé de défaire la co-direction. Seul le frère qui travaillait dans l’entreprise avant les autres demeure aujourd’hui dans l’entreprise, les précédents co-successeurs restant actionnaires, mais non dirigeants. Ainsi, nous avons étudié (Cf. tableau 2) : (1) une co-succession en co-leadership à deux présentant un succès économique et familial (cas T); (2) une co-succession en co-leadership à deux présentant un succès économique, mais un échec des relations entre les co-leaders (qui restent cependant dans l’entreprise) (cas A); (3) une co-succession en co-leadership à trois présentant un succès économique et familial (cas G); (4) une co-succession en co-leadership à trois présentant un succès économique, mais un échec des relations entre les co-leaders (conduisant au départ de deux membres de la fratrie) (cas C)[6].

Comme dans les recherches de Cadieux (2007), Cadieux et al. (2002) et Ibrahim, Soufani & Lam (2001), nous avons neutralisé les caractéristiques propres à la culture québécoise. Sans prétendre à la généralisation, les enseignements que nous tirons des cas autorisent en effet une lecture moins contingente.

Résultats

L’émergence de la co-succession

Les déclencheurs pour la co-succession

Dans les quatre cas étudiés, les dirigeants avaient déjà planifié leur succession avec le soutien des comptables externes. Cependant, deux arguments ont contribué à déclencher la mise en oeuvre effective du processus de succession : (1) le fait que les partenaires de l’entreprise (clients, fournisseurs, banquiers, et personnes ressources) avec lesquels les prédécesseurs étaient en contact soient tour à tour en train de prendre leur retraite et/ou soient remplacés par des jeunes; (2) le fait que les comptables externes détaillent les avantages fiscaux et les bienfaits pour l’entreprise de passer la main à des successeurs compétents.

Dans cette réflexion sur leur succession, la première idée des prédécesseurs des entreprises étudiées était de transmettre l’entreprise à un seul enfant, le premier impliqué dans l’entreprise : « J’ai toujours pensé que l’entreprise ne pouvait avoir qu’un boss. En plus, mon fils aîné a toujours montré de l’intérêt pour reprendre. Les autres ne se sont pas manifestés. Je pensais que passer la direction à mes trois enfants pouvait provoquer des conflits. En tous cas, à mon époque, on ne partageait pas les décisions » (Pierre, prédécesseur firme G).

Plusieurs PPEF ont influencé d’une manière directe ou indirecte, la décision du prédécesseur de transmettre l’entreprise à plus d’un enfant. Dans les cas G, T et C, les prédécesseurs ont mentionné que leur conseiller comptable externe et, dans le cas de A, un conseiller expert en gestion des entreprises familiales avait joué un rôle déterminant pour les amener à considérer leur succession vers plus d’un de leurs enfants : « Honnêtement, je n’avais pas considéré la possibilité d’une succession à plusieurs. Notre comptable nous a dit plusieurs fois qu’il connaissait des entreprises reprises par deux ou trois enfants. Alors, François et moi avons décidé d’inviter les autres enfants à rejoindre l’entreprise » (Éric, prédécesseur firme C).

Dans les entreprises T et A, les membres indépendants du comité consultatif ont fait ressortir la possible complémentarité des caractères, compétences et profils entre les enfants menant à une relation de codirection vertueuse. « Je voulais transmettre la propriété de l’entreprise à mes deux enfants mais, pour moi, un seul parmi eux allait la diriger. Les membres de mon comité consultatif m’ont persuadé de la possibilité d’envisager une codirection pour me succéder » (Serge, prédécesseur firme A).

Enfin, les prédécesseurs des entreprises T et C ont assisté à des conférences données par des associations de métiers ou des universités. Les dirigeants ont pris conscience de la possibilité de transmettre l’entreprise en codirection. « Depuis que mon père a envisagé la relève, il a assisté à plusieurs conférences sur le sujet. Le fait d’avoir entendu des témoignages sur d’autres successions en codirection l’a renforcé dans sa décision de nous transmettre l’entreprise à mon frère, ma soeur et moi. » (Antoine, co-successeur entreprise T).

Le partage de la propriété

Au départ, trois prédécesseurs (entreprises T, G et C) avaient manifesté leur souhait de transmettre à tous leurs enfants à parts égales, c’est-à-dire, la même quantité d’actions à ceux qui voulaient travailler dans l’entreprise, comme à ceux qui ne le désiraient pas : « Un enfant est un enfant. Je suis d’abord un père et après un homme d’affaires. Il faut que je sois juste » (Pierre, prédécesseur firme G). Dans les entreprises T et C, les membres indépendants des comités consultatifs ont joué un rôle important pour convaincre les prédécesseurs de transmettre la propriété uniquement aux enfants compétents et intéressés à diriger l’entreprise familiale. Dans l’entreprise G, ce rôle a été joué par le comptable externe : « Pierre avait décidé de transmettre l’entreprise, c›est-à-dire les actions à tous ses enfants. Pourtant, tous les enfants ne souhaitaient pas intégrer l’entreprise. J’ai fait des efforts pour le convaincre que l’entreprise devrait être dirigée par des personnes enthousiastes et ayant une expertise adéquate » (Michel, comptable Firme G).

L’intégration de l’ensemble de la fratrie

Dans tous les cas, au moins un enfant travaillait déjà dans l’entreprise avant le déclenchement du processus de co-succession. Les frères et / ou soeurs compétents et motivés sont ensuite entrés à des postes vacants ou en lien avec les besoins de l’entreprise (cas T, A et G). Les prédécesseurs ont, sur ce point, suivi les recommandations des conférenciers lors de leurs participations aux colloques sur la succession familiale. Dans le cas C, des postes ont été créés spécifiquement pour les enfants du dirigeant, sans besoin prédéfini. Dans tous les cas, les co-successeurs entrés plus tard avaient une expérience professionnelle en dehors de l’entreprise familiale et « s’en sortaient bien » (Jean, co-successeur firme T) selon leurs frères et soeurs.

La prise de responsabilité des co-successeurs au sein des entreprises familiales s’est réalisée de manière graduelle. Les rôles ont évolué au fur et à mesure qu’ils maitrisaient différentes fonctions. Sur recommandation du comptable externe (entreprise G) ou des membres indépendants du comité consultatif (entreprises T et A), les nouveaux entrants ont commencé en bas de l’échelle hiérarchique. L’entreprise C fait exception puisque les enfants sont directement entrés à des postes de direction. Leur intégration a d’ailleurs été plus difficile en raison de leur manque d’expertise et de légitimité face aux employés. En suivant les conseils du comptable externe, le prédécesseur C a donc pris la décision de renvoyer ses enfants au bas de l’échelle hiérarchique, ce qui n’a pas été grandement apprécié par ces derniers : « Encore aujourd’hui, je ne comprends pas pourquoi mon père nous a fait cela. Le fait de nous avoir parachutés directement dans des postes de direction n’a pas été une bonne décision, mais le fait de nous rétrograder par la suite n’en a pas été une meilleure non plus… Nous nous sentions humiliés devant François (le frère qui travaillait dans l’entreprise avant la co-succession) et cela a nui à nos relations » (Georges, co-successeur firme C).

La médiation entre le prédécesseur et les co-successeurs dans la mise en place de la co-succession

La mise en place formelle de la co-succession, dans les entreprises A et T, a été menée par un conseiller indépendant du comité consultatif et par le comptable externe pour l’entreprise G. Ce rôle de médiateur est capital pour dénouer logique familiale et logique d’entreprise. « On a besoin d’un tiers externe pour nous mettre à notre place… Il faut dire aussi que les meetings sont plus formels et moins émotifs en présence d’un externe [à la famille] » (Charles, prédécesseur entreprise G).

Le fonctionnement de la co-succession

L’apprentissage des co-successeurs arrivés pour la co-succession

Dans toutes les entreprises, la formation des successeurs a été assurée par différents employés clés à chaque niveau hiérarchique au fur et à mesure de leur progression, même dans l’entreprise C, après la rétrogradation des enfants à des postes opérationnels. « Avant de travailler dans l’entreprise familiale, je ne connaissais que très peu le secteur. J’avais travaillé ici quand j’étais très jeune les étés et les weekends, mais je ne m’intéressais pas trop au métier. Le fait d’avoir été tenue par la main par plusieurs personnes d’ici m’a permis de comprendre le fonctionnement de la boîte et comment je pouvais y insérer mes compétences » (Marie, prédécesseur firme G).

Dans deux cas (T et G), les prédécesseurs ont assigné des mentors à leurs successeurs. Il s’est agi de cadres qui les ont accompagnés, conseillés et leur ont transmis les réseaux de contacts nécessaires. « Tout de suite après mon entrée dans T, mon père m’a demandé d’accompagner Fabien (un cadre de T). Il est devenu mon mentor. Il m’a présenté à ses clients, m’a expliqué les fonctions d’un cadre et on a passé beaucoup de temps ensemble à discuter des possibles innovations qu’on pourrait mettre en place chez T » (Antoine, co-successeur firme T). Un comptable externe (cas C) et un expert en familles en affaires (entreprise A) ont accompagné les co-successeurs dans leur parcours jusqu’à la direction. Ces experts ont travaillé avec eux sur des aspects de leadership et de gestion des émotions. « J’ai coaché les enfants de Serge pour les préparer à la relève. Nous avons passé du temps à discuter de leurs aptitudes comme dirigeant et de leurs styles pour diriger. Le mandat était de les aider à se développer en tant que successeurs » (Marc, conseiller entreprise A).

La délimitation des responsabilités

Les prédécesseurs restaient les décideurs : ils organisaient les réunions et assignaient les tâches à chacun de leurs successeurs. Trois fratries successorales (T, A et G) ont été accompagnées par des spécialistes en entreprises familiales ou en gestion pour les aider à partager le leadership et à consolider l’équipe de direction (team-building). « Quand on se met à diriger à plusieurs on se rend compte rapidement qu’il faut apprendre une manière de le faire. Dans notre cas, après plusieurs disputes et conflits, nous avons fait appel à un expert en entreprises familiales qui nous a aidés à trouver notre place, améliorer la communication et à faire une synergie avec nos profils complémentaires » (Charles, co-successeur firme G). Les co-successeurs de T ont adhéré à une association de familles en affaires qui les a aidés à gérer leurs relations interpersonnelles. Enfin, l’entreprise C n’a pas fait appel à des experts pour renforcer la cohésion de l’équipe. Nous remarquons cependant que les relations entre ces co-successeurs ont souvent été tendues et la répartition des tâches ambigüe et confuse.

Dans les entreprises T et G, les co-successeurs occupaient des responsabilités fonctionnelles (responsable des ventes, des finances, des ressources humaines, etc) en plus d’être à la tête de l’entreprise en tant que co-directeurs. Ce cumul de postes a été conseillé par les PPEF. Il facilite la prise de décisions stratégiques au sens où chacun est responsable et légitime dans sa zone d’expertise : « Dans notre cas, chaque dirigeant est à la tête d’une ou deux responsabilités fonctionnelles. Mais pour les décisions stratégiques, on discute et on décide en équipe » (Marie, co-successeur firme G). Ici, un membre indépendant du comité consultatif (entreprise T) et le comptable externe (entreprise G) ont sensibilisé les successeurs au fait de bien différencier leurs fonctions au sein de l’entreprise, de clarifier leur rôle en fonction de leur profil et de leurs compétences, et de partager les responsabilités pour « éviter des chevauchements et pour libérer plus de temps » (Louis, co-successeur firme G).

Dans les cas A et C où les co-successeurs n’avaient pas de fonctions biens définies, des frictions, malentendus et situations stressantes sont apparus : « Avec un peu de recul, je pense aujourd’hui qu’une des principales causes de l’échec de la codirection a été le chevauchement des fonctions. C’est-à-dire que nous voulions tous avoir de l’information sur tout et prendre des décisions sur tout» (François, co-successeur firme C).

La médiation entre les co-successeurs et les règles de conduite pour travailler en équipe

Dans tous les cas, les prédécesseurs ont accompagné les successeurs pour les entraîner et les conseiller dans leurs décisions stratégiques. Ainsi, les prédécesseurs apparaissent, dans des situations conflictuelles, comme des médiateurs « naturels » (Linda, co-successeur firme A). L’élaboration de codes de conduites et de règles pour encadrer la résolution des conflits a fait l’objet d’un accompagnement particulier dans les entreprises T et G. Les règlements sont explicites et formalisés dans les conventions d’actionnaires : « Quand les dirigeants ont fait appel à mes services, ils voulaient trouver la manière de mettre en place des mécanismes pour les aider à prendre des décisions efficacement et rapidement tout en évitant les conflits. Nous avons élaboré un code de conduite et un règlement pour travailler en équipe et prendre les décisions importantes » (Chloé, conseillère en EF firme G).

L’établissement d’une vision stratégique et le désengagement des prédécesseurs

Pour aider à élaborer une vision stratégique partagée, les successeurs des entreprises G et A ont été accompagnés par des experts en entreprises familiales et la firme T par un conseiller généraliste en gestion : « On voit émerger la vision et les ambitions de chacun, mais aussi les émotions et d’autres sentiments. Essayer de se concentrer sur les aspects managériaux tout en conciliant la vision de chacun est la difficulté de mon mandat dans les ‘meetings’ stratégiques » (Marc, conseiller firme A).

Dans le processus d’apprentissage pour diriger et pour préparer le désengagement des prédécesseurs, les conseillers externes (en gestion, coach, experts en entreprises familiales) apparaissent indispensables. Le choix des PPEF sollicitées pour ces questions est propre aux successeurs. Parfois, les conseillers des prédécesseurs restent et accompagnent les successeurs. Dans les entreprises A et C, en effet, ces conseillers sont restés comme membres indépendants du comité consultatif. Par ailleurs, dans les cas T, G et C, les co-successeurs jugent les membres indépendants du comité consultatif et les comptables externes comme éloignés de leurs réalités de co-succession et de leurs plans stratégiques. Aussi ces co-successeurs manifestent-ils leur intention d’intégrer leurs propres conseillers « pour faire partie du comité consultatif de l’entreprise » (Marie, co-successeur firme G).

En guise de synthèse, nous présentons les acteurs impliqués (membres de la famille et PPEF).

Discussion

Le présent article complète d’une part, les recherches de Strike (2012) sur les catégories de conseillers puisque nous proposons de séparer les PPEF en conseillers occasionnels ou permanents; et d’autre part, approfondit une forme de succession familiale à plusieurs.

Deux catégories de PPEF

Les PPEF identifiées peuvent être regroupées en deux catégories : les conseillers externes permanents et les conseillers externes occasionnels.

Les PPEF permanentes

Les PPEF permanentes concernent les membres indépendants du comité consultatif et les comptables externes. Selon Strike (2013), elles appartiennent au cercle de l’entreprise, alors que nos résultats montrent leurs liens très forts avec le prédécesseur. Les PPEF permanentes sont, en effet, présentes avant et pendant la naissance de la co-succession, et jusqu’au désengagement du prédécesseur. Elles sont liées aux acteurs-mêmes de la co-succession par un lien de confiance. Elles constituent un repère fiable pour les prédécesseurs, avec lesquelles ils échangent sur leur propre rôle pendant et après la co-succession. Les co-successeurs considèrent que ces conseillers permanents sont plus proches des prédécesseurs que de leurs propres préoccupations. Ils ont, en effet, été choisis par le prédécesseur; les successeurs ont parfois du mal à les considérer comme des médiateurs entre eux et les prédécesseurs, car ils n’ont pas confiance en leur impartialité.

Ce rôle des membres du comité consultatif représente un apport important de notre recherche, car la littérature n’évoque que le conseil d’administration comme instance de gouvernance des successions (Le Breton-Miller et al., 2004).

Tableau 3

Description des acteurs impliqués

Description des acteurs impliqués

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Les PPEF occasionnelles

Les PPEF occasionnelles sont des experts convoqués pour leur savoir-faire sur un sujet, pouvant être sans rapport direct avec le sujet des successions familiales (gestion, coaching, leadership). Ces PPEF sont mélangées dans les catégories mises au jour par Strike (2012) puisqu’elles peuvent à la fois faire partie des conseillers de l’entreprise (expert en gestion ou spécialiste de l’entreprise familiale), de la propriété (fiscaliste) ou de la famille (coach).

Au contraire des PPEF permanentes plus proches du prédécesseur, il semble que les PPEF occasionnelles participent davantage à la régulation de la co-succession. Leur rôle est indéniable au quotidien pour le bon fonctionnement à plusieurs. Notamment, ces conseillers aident à la différenciation des fonctions entre les co-successeurs (Hitt et al, 2006; Mazzola et al. 2008; Cater & Justis, 2010) et sur l’élaboration des règles de fonctionnement à plusieurs (Landsberg, 1996; 1999).

Comme ces PPEF répondent aux attentes et interrogations des successeurs, ces derniers leur accordent une plus grande confiance qu’aux conseillers permanents. D’ailleurs, il arrive que certaines PPEF occasionnelles proches de la co-succession familiale deviennent, à la demande des co-successeurs, des membres à part entière de gouvernance de la co-succession installée et donc deviennent des PPEF permanentes. En interne, par la suite, ces nouveaux conseillers permanents oeuvrent aux côtés des prédécesseurs, susceptibles de devenir arbitres, conciliateurs ou modérateurs (Cadieux et Lorrain, 2004), voire consultants (Cadieux, 2007).

Il existe d’autres PPEF occasionnelles sur lesquelles nous souhaitons nous attarder : les universités et associations de métiers; les cadres et employés de l’entreprise; et enfin, les clients, fournisseurs et autres interlocuteurs liés notamment au prédécesseur. Ces PPEF sont très peu mentionnées dans la littérature et négligées dans les rapports renvoyant aux bonnes pratiques pour une succession à plusieurs. Or, elles s’avèrent fondamentales pour aider l’entreprise familiale à décider la co-succession et la mettre en oeuvre.

Impact des PPEF sur la co-succession

Notre recherche va au-delà de la classification de Sharma (2003) car elle montre en quoi les deux catégories de PPEF influencent le processus de co-succession (décision et mise en oeuvre).

Impact sur la constitution de la co-succession

Comme le processus de succession est riche en émotions, prendre objectivement les meilleures décisions pour l’entreprise et sa succession n’est pas aisé. Par conséquent, le rôle des universités et des associations est important pour sensibiliser le prédécesseur, ou l’outiller à partir d’autres exemples sur lesquels il lui devient possible de s’identifier, de s’inspirer, de sortir d’un possible isolement. Dans ce même esprit, une PPEF peut jouer le rôle d’intermédiaire, de médiateur au sein de la famille (entre le prédécesseur et les successeurs) dans l’accompagnement et l’élaboration du projet familial. Cela vient enrichir les propositions de Carter et Justis (2010) qui ne mentionnent pas cet aspect accompagnement/médiation.

En contexte de co-succession, l’accompagnement plus spécifique de la fratrie est un élément capital pour lequel une intervention externe s’impose, notamment pour fixer le cadre de la co-succession. L’expérience des PPEF est utile à la rédaction des documents de gouvernance (règlement familial, charte familiale ou pactes familiaux), permettant d’anticiper les moments difficiles susceptibles de surgir à l’avenir. Leur action en tant que médiateur empêche les débordements émotionnels au sein de la fratrie.

Impact sur le fonctionnement quotidien de la co-succession

Les PPEF externes permanentes ou occasionnelles permettent de doser le pouvoir de la famille, entre contrôle et lâcher prise. Dans l’entreprise familiale, les prises de décision s’effectuent généralement au sein d’un groupe restreint de membres. Les opinions externes sur des aspects opérationnels sont attendues et permettent d’éviter de possibles erreurs de management. En outre, l’entreprise familiale a besoin de bénéficier de la stimulation d’un intervenant indépendant qui questionnera la famille sur son management opérationnel et sur sa gestion patrimoniale (Rapport Novelli, 2009, p.102). Il aidera à formuler une vision stratégique commune et à penser collectivement (Astrachan & Aronoff, 1997).

Au-delà, les relations entre la fratrie de co-successeurs d’une part, et les relations entre générations d’autre part, doivent faire l’objet d’une attention particulière et ce, sous l’angle de l’impact des PPEF. Le partage des valeurs et une communication de proximité entre membres d’une même fratrie (Mazzola et al, 2008; Cater & Justis, 2010), la volonté des parents (Gersick et al., 1997) ne suffisent pas pour que la co-succession s’effectue sereinement. L’accompagnement par une PPEF aide à définir une manière de travailler ensemble, évite les blocages et, en particulier, aide à la définition des rôles et responsabilités de chacun des co-successeurs (Handler, 1991; Aronoff et al. 1997; Lansberg, 1996; Lansberg, 1999). Nos résultats vont, sur ce point, à l’encontre de Farrington et al. (2012), car ils montrent que la délimitation des fonctions de chacun des membres de la fratrie est un facilitateur du bon fonctionnement de la co-succession.

Nelton (1996) expliquait que les successions à plusieurs devaient faire l’objet d’un accompagnement. Farrington et al. (2012), quant à eux, invitaient à considérer les acteurs extérieurs à l’entreprise comme des gages de performance. Nous affirmons que les PPEF sont des facteurs clés du succès d’une co-succession en fratrie, chacune ayant un impact soit sur un point particulier de la co-succession, soit sur l’action du prédécesseur ou des successeurs en fratrie (Cf. tableau 4). Dans le cas de l’entreprise C, l’accompagnement par les PPEF est arrivé trop tardivement, sans possibilité de médiation au sein de la fratrie. L’échec de la succession à plusieurs n’a pas pu être évité.

Tableau 4

Impact des PPEF sur le processus de co-succession

Impact des PPEF sur le processus de co-succession

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Conclusion

Ce travail précise le rôle des PPEF sur la constitution et le fonctionnement de la co-succession en fratrie. La revue de littérature laissait plusieurs questions en suspens : (1) le processus de succession familiale est-il revisité par la présence de plusieurs successeurs ? Nous montrons que succéder à plusieurs impose des règles de fonctionnement entre membres de la fratrie qui sont guidées par les PPEF; de même, le relationnel entre le prédécesseur et les successeurs est modifié et également facilité par les PPEF. (2) Comment l’idée de la co-succession émerge-t-elle ? Nous montrons que les PPEF impactent très largement cette décision. (3) Comment une co-succession se déroule-t-elle ? Là aussi, nous argumentons sur le fait que les PPEF influencent très significativement la mise en oeuvre et la manière de fonctionner ensemble.

Notre article constitue, par conséquent, un apport pour la compréhension d’une forme particulière de succession familiale à plusieurs. Même si les cas à la base de notre réflexion sont situés au Québec, les enseignements tirés de nos analyses concernent des questions utiles à tous les dirigeants d’entreprises familiales. Notre étude ne se focalise pas sur les aspects fiscaux ou comptables des successions. Les facteurs clés de succès, ou au contraire les aspects délicats, peuvent être étudiés avec précaution dans d’autres pays. Ils aident à la compréhension d’un phénomène aujourd’hui mondial. Notre choix pour une recherche qualitative et exploratoire ne prétend cependant pas la généralisation de nos résultats. Il conviendra de compléter ces premiers résultats par une approche quantitative, voire longitudinale.

Plusieurs prolongements sont dès à présent envisageables. La question de l’impact des PPEF dans la décision et la mise en oeuvre d’une co-succession est importante. Il semble que la présence de PPEF soit un facteur de réussite d’une co-succession compte tenu notamment des médiations entre le prédécesseur et les co-successeurs, mais aussi de leur rôle de repère pour le prédécesseur et pour les co-successeurs - ce rôle n’étant pas joué par les mêmes PPEF pour ces deux types d’acteurs. Un approfondissement de la relation de confiance existante entre ces PPEF permettrait d’alimenter les réflexions politiques sur l’importance de la cohérence de l’accompagnement. Nous avons privilégié d’interviewer les acteurs clés de la succession (le prédécesseur, les co-successeurs et les conseillers) pour l’élaboration de cette recherche. De futures avenues de recherche pourront se focaliser sur les autres parties prenantes.