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Une des alternatives au développement des entreprises du luxe passe par la participation à des réseaux (Ponsolle des Portes, 2012[1]). Dès lors, la question qui se pose pour l’entrepreneur du luxe est de savoir comment il va pouvoir développer son activité en lien avec d’autres entreprises dans le cadre de stratégie collective.

La seule approche développée par le marketing centrée sur le produit ou la marque de luxe est insuffisante pour saisir la logique de développement de ces petites entreprises. A l’opposé des grandes maisons de luxe portées par leurs marques (Roux, 2009), l’entrepreneur du luxe est un dirigeant d’entreprise indépendante bien souvent de petite taille qui se positionne dans le luxe grâce à la mise en oeuvre d’une stratégie particulière et à la mobilisation de ses savoir-faire, de ressources et de compétences. L’analyse des stratégies des entrepreneurs du luxe sous l’angle de la Resource Based View (RBV) donne un éclairage permettant de mieux comprendre d’une part, en quoi la logique de coopération est importante comme effet de levier pour accéder à des ressources (Puthod, 1995) et, d’autre part, comment l’entrepreneur du luxe va l’intégrer dans sa stratégie au travers de son positionnement et de sa recherche de singularité. Il apparaît donc important de penser l’articulation stratégies et actions collectives et/ou individuelles.

Apparaître comme unique, rare, exceptionnel[2] implique un double positionnement : un positionnement par rapport à ses clients et un positionnement par rapport à ses partenaires de l’action collective. Peu de travaux ont essayé de distinguer les stratégies des entreprises à l’intérieur des stratégies collectives et leurs impacts. Si l’on considère que la structuration des actions collectives est la résultante des actions stratégiques des entreprises (Lechner et Dowling, 1999) nous pouvons envisager que la position dans l’action collective, mesurée en terme de centralité par les outils de la sociologie des réseaux, est liée aux choix stratégiques de l’entreprise. Il s’agit donc bien de considérer à la fois les influences stratégiques et structurelles sur les actions collectives. Peut-on dès lors associer une stratégie de l’entrepreneur du luxe à un positionnement plus ou moins central dans la stratégie collective ?

Un premier temps sera consacré à la formulation d’une proposition de recherche puis nous testerons et discuterons cette proposition au travers d’une étude de cas en profondeur dans un second temps.

L’entrepreneur du luxe dans l’action collective : position centrale ou périphérique ?

La recherche de singularité, inhérente à l’entrepreneur du luxe impose à ce dernier lors de la participation à une stratégie collective un double positionnement : par rapport à ses clients et par rapport à ses partenaires. Comprendre ce positionnement, nécessite différents niveaux d’analyse. Croisant la problématique des ressources et l’approche structurale des réseaux, il apparaît pour l’entrepreneur du luxe qu’une position favorable en termes de singularité se situe en périphérie de la stratégie collective.

La singularité de l'entrepreneur du luxe : une nécessaire articulation individuel/collective

Participer à une stratégie collective pour l’entrepreneur du luxe répond souvent à une problématique de ressources et compétences, et nécessite une articulation entre sa stratégie individuelle et le collectif.

Une approche de l’entrepreneur du luxe par les ressources et les compétences

Catry (2007) insiste sur la dimension onirique du luxe et sur les compétences en matière de marketing et de communication que peuvent mobiliser surtout les grandes entreprises. Au travers d’une étude de la littérature, Riguelle et Van-Caillie (2012) identifient six facteurs clés de succès pour les « maisons de luxe » : marque reconnaissable, développement d’une communication externe efficace, maîtrise des particularités de la distribution internationale, compréhension et capacité d’adaptation de l’entreprise à son environnement macro-économique et concurrentiel, innovation, protéger et cultiver le savoir-faire et l’accès aux ressources rares. La maîtrise de l’ensemble de ces six Facteurs Clés de Succès (FCS) n’est possible que pour des entreprises de taille importante. Leur étude souligne également que les petites entreprises du luxe mettent en avant les valeurs entrepreneuriales telles que l’expertise, les savoir-faire et l’identité basée sur l’historique de l’entreprise. Dans ces conditions, la protection et le développement de savoir-faire et l’accès aux ressources rares, qui n’apparaissent qu’en sixième position des FCS, sont des éléments clés. Se positionner dans le luxe impose aux entrepreneurs d’acquérir, d’accéder, de développer et d’exploiter des ressources et des compétences rares. Les stratégies collectives peuvent permettre d’apporter des réponses aux entreprises par rapport à ces questions de ressources ou de compétences. Elles ne sont pas antinomiques avec l’existence de stratégies individuelles de la part de l’entrepreneur, qui peuvent être des stratégies différentes des autres entreprises participant à la stratégie collective. Il ne s’agit pas pour autant de stratégie gagnant-perdant, mais de différences dans les objectifs et les moyens à mettre en oeuvre. La dynamique individuelle s’appuyant sur la génération et la captation de ressources est également importante (Marmuse, 1997) afin de comprendre la mise en oeuvre d’un choix stratégique différent sans être contraire, puisque que compatible avec le collectif. Dès lors, cela appelle une réflexion sur la capacité des entreprises à se singulariser dans le cadre d’action ou de stratégie collective. Dans une approche Resource Based View, la capacité à se singulariser[3] s’appuie sur l’accès à des ressources et compétences. Ainsi Marchesnay (2004) précise que « [les performances des Hypofirmes[4]] repose[ent] sur la mise en oeuvre de stratégies prônant la recherche d’une singularité[…] aussi peu contestable que possible, fondée sur des ressources et compétences idiosyncrasiques ». La stratégie individuelle prend appui sur la création ou la possession d’une ressource rare, difficile à imiter et à substituer, tangible ou intangible, que les autres entreprises auront des difficultés à posséder (Barney, 1991). Cependant, très tôt de nombreux auteurs de la RBV ont introduit l’idée que les ressources puissent provenir également d’autres entreprises (Hambrick, 1987; Barney, 1991). Au sein d’une stratégie collective, une partie de la dotation des ressources est collective. Néanmoins, on constatera des différences entre les partenaires afin de saisir et d’exploiter les ressources mais également dans leurs finalités et leur positionnement stratégique. Les disparités de dotation initiale et/ou de capabilités[5] des firmes à saisir et valoriser la dotation collective peuvent éclairer les différences dans les choix des stratégiques des entreprises. Dans le cadre de stratégie collective, les entreprises doivent faire des choix de positionnement par rapport à leur client, mais également se poser la question des relations avec leurs partenaires. Ce lien a souvent été abordé par le biais de la relation coopération-concurrence, aussi bien dans l’analyse des districts marshalliens puis italiens, que dans la notion de coopétition (Brandenburger et Nalebuff 1996). Dans leur analyse, Bengtsson et Sören (2000) abordent l’articulation de la coopération et de la concurrence en fonction d’une part du degré de proximité des activités vis-à-vis du client et, d’autre part, de la capacité des entreprises à accéder à des ressources spécifiques. En fait la question de la stratégie de l’entreprise et sa capacité à se singulariser ne mobilise pas seulement la dimension « marché » mais également la dimension partenariale des relations avec les acteurs de la stratégie collective. La stratégie de singularité est donc à distinguer des stratégies de différenciation, sans toutefois s’y opposer. Si ces dernières prennent leur réalité au travers de la définition et du positionnement sur des segments de marché, le concept de stratégie de singularité relève en plus du positionnement par rapport aux partenaires avec qui l’entreprise a développé des ressources et des compétences collectives[6]. Dans une stratégie collective, la petite entreprise cherchera à se singulariser par rapport à ses partenaires et non plus seulement par rapport à l’ensemble des entreprises présentes sur le secteur/ segment/ client visé. Si l’entrepreneur du luxe s’appuie sur le collectif pour accéder ou développer des ressources (Bresser et Harl, 1986), il doit également se positionner par rapport à ses partenaires, pour tenter d’apparaître comme unique et maintenir ainsi son positionnement luxe.

Le lien individuel/collectif

Dans ces conditions, l’étude des stratégies collectives pose la question d’un double niveau d’analyse au travers de « la dualité individuel/ collectif » (Grenier, 2002). Il y a donc, au coeur des problématiques des stratégies des firmes, une obligation de gérer à la fois son destin individuel et son destin collectif (Baumard, 2000; Yami, 2006). Certaines entreprises insérées dans des stratégies collectives souhaitent, et sont capables de construire des stratégies différentes voire en marge dans le collectif. Ozcan et Eisenhardt (2009) évoquent ainsi la possibilité de stratégies ou de manoeuvres de la part de certain(s) acteur(s) dans le cadre de l’action collective. L’existence d’une stratégie individuelle au sein de la stratégie collective et ses conséquences sur la stratégie collective apparaissent comme une question importante.

Sur cet aspect, divers travaux s’inscrivant dans une logique organisationnelle ont été produits au travers de l’analyse des contrats et des conventions (Brousseau et al., 1996) ou de manière plus pragmatique, sur les questions de la coordination et du contrôle (Petitjean, 2001; Dumoulin et al., 2000). Malgré l’intérêt et la richesse de ces approches, elles se focalisent plus sur le cadre ou le fonctionnement des actions que réellement sur la question de la dialogique individuelle/collective. Par ailleurs, les relations développées entre les acteurs sont appréhendées par le seul biais du contenu des relations d’échange et non des positionnements des acteurs les uns par rapport aux autres. Finalement, la dimension individuelle est mobilisée pour déterminer de manière antithétique le champ du collectif, des actions communes vs. des actions individuelles. Dans ces conditions, la question de l’interaction entre les deux niveaux n’est pas directement abordée. Il s’agit plutôt de déterminer l’un par rapport à l’autre que de voir les réelles interactions. La question de l’interaction entre les niveaux n’est cependant pas suffisamment analysée en raison de la difficulté à recueillir des informations sur les stratégies des entreprises impliquées dans une stratégie collective. Cette difficulté est accrue quand on est dans le cadre de petite ou de moyenne entreprise dans la mesure où la stratégie est souvent informelle (Julien, 2005) et émergente (Mintzberg et Waters, 2006). En outre, les petites entreprises peuvent avoir intérêt à ne pas évoquer leur réelle stratégie quand elles sont dans le cadre de stratégie collective.

La structure des relations dans la stratégie collective comme approche de la stratégie de l'entrepreneur de luxe

La structure des relations dans la stratégie collective peut être vue comme une approche de la stratégie de l’entrepreneur du luxe. En effet, le lien structure/stratégie permet d’appréhender l’articulation individuelle/collective de la stratégie. Le lien structure/positionnement sera mis en exergue grâce à la sociologie des réseaux. Ainsi, il sera permis d’établir un lien entre le positionnement structurel et les choix stratégiques de l’entrepreneur du luxe.

Le lien structure/stratégie pour appréhender le couple stratégie individuelle–collective

Face aux difficultés liées d’une part, aux spécificités des petites entreprises pour appréhender leur stratégie et, d’autre part, au double niveau de stratégie individuel-collectif, l’analyse des structures de relations entre les entreprises peut être une approximation de la stratégie des entreprises. En effet, si l’on considère que les choix individuels vont avoir une traduction dans les relations avec les autres entreprises de l’action collective, on peut considérer qu’une manière de comprendre les stratégies individuelles est de regarder comment l’entreprise se positionne dans le champ du collectif. Dans une certaine mesure, l’analyse des actions et des stratégies collectives remet en lumière la question des relations stratégie-structure (Chandler, 1962; Ansoff, 1968; Mussche, 1974) en renouvelant la question de la structure puisque cette dernière n’est pas analysée au niveau de l’entreprise mais au niveau collectif. Dans leur article fondateur, Astley et Fombrum (1983) évoquent la question des structures dans l’analyse des stratégies collectives mais sous l’angle des règles permettant la coordination et le contrôle ou, citant Commons (1950), des règles de travail de l’action collective. Dans une certaine mesure on peut considérer que cela les conduit à analyser la structure des relations dans le cadre d’une stratégie collective mais sans que ne soit poser la question du rapport collectif/individuel. Réintroduire ce rapport dans l’analyse de la structure nécessite donc de mobiliser des approches complémentaires.

Les apports de la sociologie des réseaux, structure et positionnement

Plusieurs grandes approches ont été mobilisées dans l’explication des relations entre entreprises, la dépendance des ressources, l’encastrement ou les actions stratégiques (Ozcan et Eisenhardt, 2009). Notre analyse s’insère dans ce dernier courant même si on note que c’est l’influence univoque de la position dans le réseau sur l’action stratégique qui a été généralement analysée (Powell et al., 1996; Hallen, 2008; Santos et Eisenhardt, 2009). Analyser le réseau de relations d’une entreprise permet de comprendre pourquoi une entreprise a une capacité à nouer des liens (Hallen 2008) en termes de ressources et de capacité. Cette capacité à nouer des liens a une incidence sur la capacité des entreprises à identifier, accéder et mobiliser des ressources extérieures (Stam et Elfring, 2008; Adler et Kwon, 2002). La question est largement abordée sur le registre du comment et trop peu du pourquoi. L’analyse reste sur le registre des ressources et du lien avec les choix stratégiques. Cette manière d’appréhender la question est finalement logique car les auteurs traitent la question de l’existence, de l’intensité ou de l’évolution des liens dyadiques mais sans passer à la vision d’ensemble de la structure des liens. L’analyse des relations suppose par conséquent un double niveau d’étude, celui du lien et de l’apport de ce lien à l’entreprise mais également celui du positionnement de l’entreprise dans l’ensemble des relations.

Les concepts et outils de la sociologie des réseaux, par le développement de modèles et de méthodes empruntés à la théorie des graphes proposent une modélisation des systèmes de relations permettant de cartographier des flux d’échanges (Lazega, 2007) dans un collectif. Dans la mesure où les actions peuvent être expliquées par la position que les acteurs ont dans un réseau (Nohria, 1992; Lechner et Dowling, 1999), ces approches permettent d’essayer de faire le lien entre la position dans la structure d’une entreprise, entendue ici comme la structure des relations, et la stratégie individuelle suivie par l’entreprise. Cela nous permet de mettre en évidence les liens entre ces caractéristiques et les comportements individuels, ici les entrepreneurs (Baret et al., 2006). La sociologie des réseaux permet de voir les positions des entreprises les unes par rapport aux autres et de donner une représentation par le bais d’une cartographie de l’ensemble des relations entre acteurs participant à une stratégie collective. On peut ainsi déterminer et analyser le réseau d’une entreprise (egocentric network) en mesurant les liens directs qu’une entreprise entretient avec les autres entreprises de la stratégie collective. La construction de cette représentation part de l’identification des liens définis comme une relation de coopération dyadique, formelle ou non, ayant une signification pour les deux partenaires, même si des différences de signification entre les acteurs peuvent exister (Gulati, 1995). L’agrégation de ces relations dyadiques va donner une représentation de l’ensemble des relations (Das et Teng, 2002) et par extension une représentation de la stratégie collective. Elle s’appuie traditionnellement (Ibarra, 1993; Burt, 1992; Tsai, 2001; Zaheer et Bell, 2005) sur la notion de centralité (Coleman, 1988; Burt, 1992) ou sur l’étude des liens directs et indirects (Ahuja, 2000) au travers de la notion de trou structural (Burt, 1982).

Le critère de centralité est le plus adapté et le plus synthétique si l’on souhaite avoir une vision d’ensemble du réseau de relations. Il est d’autant plus important que l’on analyse des réseaux de petits nombres dans lesquels tous les acteurs se connaissent bien et des réseaux localisés avec une proximité géographique entre les acteurs. La centralité apparaît par conséquent comme pertinente dans l’analyse de la position d’une entreprise dans la structure des relations. Quel que soit le critère retenu pour mesurer la position d’une entreprise, certaines positions semblent avoir un impact sur leur performance (Almeida et al., 2003; Lee, Lee et Pennings, 2001; Powell et al., 1999; Stuart, 2000). La capacité d’une entreprise à tirer parti de son appartenance à un réseau dépend notamment de sa capacité relationnelle et de sa position structurelle (Li et al., 2013). De nombreuses recherches ont montré que des entreprises en position centrale dans un réseau avaient des avantages notamment en termes de capital social (Wouter et Elfring 2008) et une performance plus importante (Brass et al., 2004). Cette position permet notamment de mieux maîtriser les flux d’information et de ressources (Powell et al., 1996), d’accéder à des ressources ayant une plus grande valeur stratégique (Tsai, 2001). Ce positionnement central donne à l’entreprise un effet de réputation et de légitimité (Koka et Prescott 2008), un statut de leader permettant l’établissement de standards ou de normes (Koka et Prescott 2008), une meilleure reconnaissance et identification par le marché et par des partenaires extérieurs (Podolny, 2001) et donc une capacité plus grande à saisir des opportunités ou à nouer des liens à l’extérieur. Ainsi, l’impact des actions ou de la stratégie collective peut être différent selon les entreprises parce qu’elles ont capacité à accéder à des informations et à des ressources collectives (Cooke et Morgan, 1993; Storper, 1997) et des capacités d’absorption (Cohen et Levinthal, 1991; Giuliani et Bell, 2005)qui différent les unes des autres au sein d’une stratégie collective. Au delà de l’intérêt de tel ou tel positionnement, Zaheer et Bell (2005) notent que les alternatives en termes de stratégie dans le réseau des relations ont pour objectif la recherche d’un avantage concurrentiel. On peut alors en conclure qu’ « il n’y a pas de déterminisme absolu dans la relation entre position et performance » indique Lazega (2007) ce qui « reconnaît une certaine marge de manoeuvre aux individus qui peuvent tenter de gérer leurs interdépendances ». La difficulté à trancher cette question tient en partie à l’absence de prise en compte d’éléments de contingence dans l’analyse de l’impact des positionnements. « Il ne s’agit plus seulement de mettre à jour l’effet des réseaux sociaux, mais de comprendre dans quels contextes, pour quels types d’acteurs (…) ces effets se manifestent » indiquent (Chauvet et Chollet, 2010). On doit analyser le positionnement d’une entreprise au regard de ses objectifs et de sa performance dans un contexte donné.

Le lien positionnement structurel-choix stratégique

L’analyse des relations d’une entreprise reflète à la fois ses choix stratégiques et la prise en considération de contingence (Hoffmann, 2007). La question ne peut être traitée de la même manière si l’on adopte non pas une analyse centrée exclusivement sur la firme mais aussi sur la stratégie collective. En effet, la question n’est plus seulement les liens d’une entreprise avec certaines des autres entreprises de la stratégie collective mais l’ensemble des relations existantes entre toutes les entreprises. On peut alors mobiliser un graphe retraçant les relations d’un ensemble d’entreprises engagées permettant de positionner les entreprises les unes par rapports aux autres. Notre questionnement permet de réintroduire l’entreprise dans le débat au travers de ses choix, non seulement de positionnement vis-à-vis des clients (positionnement stratégique), mais aussi de ses partenaires dans le réseau (positionnement structurel).

L'intérêt de se positionner en périphérie de la stratégie collective pour l'entrepreneur de luxe

En se proposant d’analyser simultanément l’action et son contexte relationnel, la théorie des réseaux sociaux se pose en véritable théorie de l’action (Baret et al., 2006; Huault, 1998) permettant de mieux articuler les deux dimensions collective et individuelle de la stratégie. Elle permet en passant par la structure des relations d’avoir une représentation de la stratégie individuelle. En dynamique, les stratégies individuelles vont se traduire au travers des relations et donc dans la structure de la stratégie collective. On peut ainsi développer une analyse complémentaire à l’analyse des discours des dirigeants concernant leur stratégie individuelle. Comment l’entrepreneur du luxe va t-il s’intégrer dans l’action collective ? Quelle position va-t-il occuper ? Si l’on raisonne en fonction de la littérature l’entrepreneur du luxe pourrait avoir intérêt à être dans une position centrale. Pourtant les spécificités de son positionnement et de sa recherche de singularité pourraient le conduire à faire des choix différents.

Développer des ressources et des compétences idiosyncrasiques

Un premier élément permet de faire un lien entre la périphérie et la capacité à nouer des relations en dehors de la stratégie collective afin de développer ou d’acquérir de nouvelles ressources. Samaganova et Samson (2007) analysent l’articulation des ressources territoriales externes et internes à travers la notion de la captation des ressources. La capacité relationnelle des firmes est limitée (Dyer et Singh, 1998; Lorenzoni et Lipparini, 1999; Pihkala et al., 1999) et les solutions sont, comme le soulignent ces auteurs, soit de restructurer ses liens pour introduire de nouveaux liens non-redondant, soit de hiérarchiser son réseau ou d’intégrer certaines activités (Delmar et Davidsson, 1998). Dès lors, on peut envisager que dans le cadre d’un positionnement « luxe » la capacité à structurer et restructurer les liens à son profit est plus importante en périphérie, en opposition avec l’idée souvent développée qu’une position centrale est plus favorable (Granovetter, 1974, 1985; Burt 1992; Easton, 1992; Gulati, 1999; McEvily et Zaheer, 1999).

Si l’on revient sur la question de l’acquisition des ressources qui suppose que l’entrepreneur échange des ressources existantes versus l’attraction des ressources qui suppose qu’il contrôle des ressources sans avoir à les acquérir (Lechner et Leyronas, 2009), la stratégie collective est plutôt du ressort de l’attraction. Mais en même temps si l’entreprise ne veut pas risquer d’être copiée et/ou d’être en concurrence trop forte avec les autres entreprises de la stratégie collective elle a intérêt soit à développer des ressources et des capacités en interne soit à les acquérir ou les attirer de l’extérieur. Comment, dès lors, développer des ressources différentes en limitant le risque de captation par les autres membres ou leur capacité d’attraction ? D’une certaine façon, cette question a été abordée par Burt (1992) ou Gargiulo et Benassi (2000) au travers des liens redondants puisqu’ils considèrent que des liens non-redondants supposent plus d’autonomie pour la firme. Le fait d’avoir peu de liens limite la possibilité d’avoir des liens redondants, le fait de se trouver en périphérie pourrait ainsi favoriser l’autonomie nécessaire au développement de ressources propres. Cette nécessaire autonomie permet également de comprendre pourquoi un positionnement luxe nécessitent un détachement de la comparaison avec les autres entreprises

Limiter le risque de l’imitation et de la copie

La seconde raison est à relier avec la question de l’imitation ou de la copie entre les entreprises du collectif. En effet, si la singularité de la production protège l’entrepreneur du luxe de la contrefaçon, la mobilisation et le partage de ressources collectives constitue un risque de « copiage » (Briot, Fonrouge et Loup, 2011). Le risque d’imitation, de copie, de mimétisme au sens d’Orléan (2002) et, donc la non-durabilité de sa distinction du point de vue de ses clients ou de son avantage concurrentiel, peut nécessiter que l’entrepreneur du luxe maintienne une « distance » avec les autres entreprises du collectif. Cette différence peut être établie par la mise en oeuvre d’une stratégie de singularité valorisant les ressources et compétences individuelles telles que le savoir-faire, la qualité et la créativité. La question des ressources et de leur valeur stratégique est un élément important pour expliquer les différences entre les entreprises au sein d’une même stratégie collective[7]. La protection des ressources est considérée comme un élément stratégique pour beaucoup de ces entreprises. Dans des secteurs d’activité pour lesquels les techniques ne sont pas brevetables, une protection consiste à limiter le partage, les interactions avec les autres, voire de rester en périphérie. Néanmoins, il est à noter que cette démarche individuelle est en contradiction avec une dynamique collective qui cherche à développer des innovations et à renforcer, voire à développer, des ressources collectives.

Dans ces conditions, les entreprises du collectif peuvent échanger des ressources standards qui sont valorisables mais pas des ressources clés ayant une valeur stratégique forte, c’est-à-dire pouvant être imitées et dont l’efficience de leur utilisation est liée à l’organisation. Cette question est d’autant plus importante pour l’entrepreneur du luxe recherchant la singularité. La solution pour l’entrepreneur du luxe se situerait ni dans la position centrale, ni dans le maîtrise de certaine position en termes de trou mais plutôt celle de la périphérie afin de bénéficier des externalités positives de la stratégie collective sans risque d’imitation interne.

Afin de tester, la proposition de recherche suivante « Pour l’entrepreneur du luxe, participant à une stratégie collective, une position favorable en termes de singularité se situe en périphérie du réseau », nous avons sélectionné le cas d’une stratégie collective impliquant un entrepreneur du luxe.

L’entrepreneur du luxe dans le cas de la stratégie collective de Revel

Après avoir, dans un premier temps, présenté le cas, un second temps sera consacré à l’analyse.

La présentation du cas

Suite à la présentation du cas de Revel, nous insisterons sur la démarche méthodologie adoptée.

Revel et les entreprises EPV

La réputation de Revel sur les meubles d’art est née de la volonté d’un entrepreneur à la fin du XIXème siècle de développer des savoir-faire. La qualité du travail (copies de meubles, créations personnelles) est rapidement reconnue. La clientèle se développe rapidement permettant ainsi à de nombreux apprentis de créer leurs propres ateliers. La seconde moitié du XXème siècle a marqué un renouveau avec une reconnaissance accrue des savoir-faire pour le site de Revel, avec la mise en place d’un centre de formation. A partir des années 50 un groupe d’entreprises va mettre en avant la spécificité de Revel par rapport à la concurrence européenne. De plus, afin de ne pas développer entre eux une concurrence basée sur les prix, les entreprises du groupe s’accordent sur une révision collective des prix de leurs produits. Cette volonté collective a également été motivée par le Syndicat des Artisans, créé en 1960, ainsi que la création du « Hall du Meuble ». Le syndicat s’est rapidement transformé en association loi 1901 « Association de Promotion du Meuble d’Art de Revel » avec pour objectif de développer la communication de Revel par l’organisation de diverses manifestations et avec l’Espace Art et Meubles, lieu d’exposition et de vente. A la fin des années 80, l’Association organise le premier Salon du Meuble d’Art et trois ans plus tard, la Biennale du Meuble d’Art et de la Décoration qui permettent d’affirmer la spécificité et la qualité des savoir-faire (ébénistes, marqueteurs, sculpteurs, doreurs sur bois, fondeurs et ciseleurs de bronze, tapissiers décorateurs, marbriers) par rapport à la concurrence nationale et internationale tant dans la reproduction, la rénovation que la création de meubles traditionnels ou contemporains. Revel présente aujourd’hui la plus grande concentration française d’artisans spécialisés dans le mobilier d’art. Elle est devenue un des principaux centres de formation des métiers de l’ameublement en France, tant au niveau de la formation initiale avec le lycée des métiers d’art, du bois et de l’ameublement que de la formation pour adultes avec le centre de formation pour adultes IMARA (institut des métiers de l’art et de l’artisanat d’art).

La plupart des membres, principalement des petites entreprises avec des positionnements en termes de marché différents les unes des autres, a intégré l’association afin d’être plus visible, mais également pour développer des synergies et des actions collectives. Les entreprises travaillent ensemble dans des relations de sous-traitants, clients, échangent des informations et des idées et réaliser en collaboration des projets ponctuels tels que des oeuvres ou des expositions. Les entreprises présentent sur Revel apportent des compétences différentes selon leur spécialité. La fabrication de meubles peut nécessiter de faire travailler ensemble différentes entreprises sur tel ou tel projet. Elles mettent aussi en commun des ressources pour leur permettre d’avoir une meilleure visibilité. De part leur insertion dans un territoire, elles influencent aussi la formation en lien avec des structures de soutien afin d’accéder à des ressources et des compétences nécessaires à leur développement. Ainsi plusieurs entreprises mobilisent les ressources présentent sur Revel notamment en embauchant des stagiaires issus des centres de formations présents localement. Dans le cadre de l’association des réunions ont lieu en moyenne tous les 15 jours ce qui démontre une forte activité collective des entreprises.

Démarche méthodologique

Comme l’indique Yami (2006) « la méthode la plus pertinente pour saisir la complexité des stratégies collectives est de nature qualitative, celle de l’étude de cas approfondie ». Il s’agit d’une étude de cas en profondeur portant sur un seul cas (Yin, 1989; Eisenhardt, 1989). Dans le cas de Revel, il existe une pluralité des métiers et d’artisans. Notre approche se concentre sur les seules entreprises travaillant dans l’ameublement d’art, spécialisées ou non en ébénisterie–marqueterie. Toutes ces entreprises sont membres de l’association des artisans réunis[8] ce qui traduit la volonté d’agir ensemble.

Tableau 1

Actions dans le cadre de la stratégie collective

Actions dans le cadre de la stratégie collective

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Notre travail repose sur l’étude approfondie de cette association pour des raisons historiques et de légitimité parce qu’elle rassemble quasiment toutes les entreprises intervenant dans le meuble d’art et aussi parce qu’elle permet d’établir un périmètre clair des actions et des acteurs. Afin de réaliser cette étude, nous avons identifié l’ensemble des entreprises prenant part aux actions collectives proposées par l’association. Nous avons rassemblé des données de sources multiples. Les données de réseau ont été collectées par la technique sociométrique (Wasserman et Faust 1994). Nous avons soumis la liste des entreprises du réseau à chaque personne interrogée et lui avons demandé de décrire sa relation avec chacune de ces entreprises. Ainsi nous avons obtenu des informations sur leurs interactions. Les réponses apportées au questionnaire ont permis de constituer les matrices de relations. Ces matrices ont été analysées pour calculer les indices de centralité et de produire une cartographie des relations. La validité des données a été assurée par l’utilisation de l’approche de « l’informateur clef » (Key informant approach) (Huber et Power 1985, Kumar et al., 1993); la validité des données a pu être vérifiée en partie au travers des entretiens individuels et par la constitution de la matrice des relations. Nous avons également mis en place une triangulation des données en vérifiant les informations par d’autres sources disponibles (sites internet des entreprises et du réseau; ouvrages sur l’histoire de Revel; entretiens d’acteurs annexes aux réseaux (institutions : mairie; responsables de centres de formation, chambre consulaire etc.). Cette méthode a permis d’obtenir les données suffisantes à notre analyse tant sur le réseau que sur chacune des entreprises.

Tableau 2

Design de la recherche

Design de la recherche

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La démarche méthodologique est organisée en 3 phases. Durant la première phase, les principaux acteurs de la stratégie collective ont pu être interrogé en face à face, cela représente 8 des 17 entreprises que comptait alors l’association. Elles ont été sélectionnées car elles participaient activement à la vie de l’association (participation à des manifestations au nom de l’association). Suite à cette première étape un questionnaire permettant d’apprécier puis de mesurer les liens entre les acteurs a pu être élaboré. Il a été soumis à l’ensemble des entreprises membres de l’association et seuls 13 dirigeants sur les 17 ont répondu.

Concernant la seconde étape les thèmes indiqués dans le tableau ci-dessous ont été abordés afin de nous permettre de pouvoir établir la cartographie des relations et d’identifier les positions des différents acteurs.

A partir des différentes phases de l’enquête nous avons pu analyser les relations entre les membres à partir de différents indicateurs de centralité (degré de centralité [Nieminem, 1974], 1 puis 2 step, et d’intermédiarité (Freeman, 1979) et établir la cartographie des relations. Les données ont été traitées avec le logiciel UCINET version 6.392 (Borgatti et al., 2002). 

Seules 13 entreprises sur les 17 ont répondu à la phase 2 avec les entretiens et les questionnaires permettant de procéder à la cartographie. L’absence de l’ensemble des réponses pose un problème pour établir l’analyse du réseau de relations car pour mener à bien une analyse structurale il faut disposer des réseaux complets (Saglietto, 2006). Dans le cadre de notre analyse nous avons pu procéder au traitement des données pour plusieurs raisons en ayant une représentation acceptable des relations. La première des raisons tient au nombre de répondants. Avec 13 répondants sur 17, on peut identifier l’ensemble des relations qui existent même s’il n’est pas possible de vérifier dans tous les cas leur symétrie. La matrice des relations obtenues à partir des répondants ne présente pas de dissymétrie dès lors que l’on demande au répondant de déclarer seulement l’existence ou non de relations de coopération. Si l’on observe ce que disent les entreprises quand à l’intensité des relations on a des variations même si elles demeurent réduites dans l’ensemble. Sur une échelle mesurant cette intensité en 7 points on a souvent une variation d’un degré dans la perception de l’intensité selon que l’on interroge l’un ou l’autre des répondants. En se référant à la matrice des relations et de l’intensité, la symétrie observée laisse penser que les 13 répondants nous permettent d’avoir une bonne représentation de l’ensemble des relations. Par ailleurs certains des non-répondants dans cette phase deux ont été interrogés dans le cadre de la phase 1. Les données qualitatives recueillies dans cette première phase ont ainsi permis de valider un certain nombre de relations alors même que nous n’avions pas les deux répondants. L’utilisation des données de structure mesurée par le questionnaire et des données qualitatives nous a permis d’avoir une représentation des relations entre les acteurs. La matrice carrée des relations a été traitée.

Tableau 3

Thèmes du questionnaire

Thèmes du questionnaire

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L’analyse de la stratégie collective de Revel

L’analyse de la stratégie collective de Revel se fera en deux temps. Tout d’abord, nous analyserons la configuration générale des relations avant d’étudier plus en détail le positionnement d’un entrepreneur du luxe par rapport à un entrepreneur premium.

L’analyse de la configuration générale des relations au sein de la stratégie collective

Les entreprises les plus centrales mesurées par leurs relations directes, Lattes & Fils, Pierre Monoury, Pierre Vorms et Gilles Frede, composent également le bureau de l’association. Leur implication dans la structure associative et l’intensité de leur coopération montrent leur adhésion au projet de coopération. L’analyse du réseau et de son graphe laisse apparaître que l’entrepreneur le plus central est Gilles Frede puisqu’il travaille avec plus de la moitié des membres du réseau. Cette position s’explique par sa spécialité car il s’agit du seul tapissier d’art du groupement, et l’un des seuls tapissiers installés à Revel. Ainsi l’ensemble des ébénistes de l’association fait appel à lui, lors de créations nécessitant l’intervention d’un tapissier. A travers cet exemple il est important de noter que la comparaison en termes de centralité doit intégrer la question de la spécialité des entreprises et qu’il est plus opportun de ne comparer que des entreprises ayant le même profil de manière à éviter tout biais d’interprétation.

Tableau 4

Centralité des entreprises du réseau

Centralité des entreprises du réseau

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Les relations de coopération sont essentiellement à l’intérieur de l’association car à la question sur l’extraversité ou sur leurs relations de coopération en dehors du réseau très peu de membres entretiennent des relations avec des entreprises extérieures au réseau. L’association était donc le cadre pertinent pour analyser ces relations. Pour autant, elles sont compliquées car il y a aussi des relations de concurrence entre eux. Les ébénistes font peu appel à d’autres ébénistes sur leur création, que ce soit pour une aide technique ou des conseils sur la manière de travailler le bois. Selon leurs affirmations, la majorité des membres de l’association sont des ébénistes passionnés par leur métier, travaillant le bois avec un style et une technique propres à chacun. Il y a la fois un désir de maintenir ses spécificités en matière de production et de ne pas entrer en concurrence avec les autres. Cette question de la concurrence est un point clé car comme dans le cadre de la singularité elle articule deux niveaux : la concurrence extérieure, c’est-à-dire hors de la stratégie collective et la concurrence interne, c’est-à-dire entre les membres de l’association. Concernant la concurrence extérieure, elle est perçue comme très forte et de plus en plus intense. En effet, les ébénistes doivent faire face à des concurrents venant d’Espagne ou de pays de l’Europe de l’Est comme la Roumanie, qui vendent leurs produits à des prix inférieurs sur le marché français. En revanche l’intensité de la concurrence entre les membres est perçue comme faible au sein du réseau. La plupart des membres parlent même de « compétition » plutôt que de concurrence, pour bien appuyer le fait que celle-ci est amicale et qu’elle est bénéfique pour tous, dans la mesure où elle permet à chacun de se surpasser continuellement. Pourtant l’existence d’une compétition a sans doute une incidence sur la densité du réseau, les membres du réseau entretiennent des liens coopératifs avec en moyenne trois membres, ce qui reste peu, même si on note de vraies différences entre eux.

Le positionnement d’un entrepreneur du luxe vs. Prémium

Afin de pouvoir interpréter le positionnement de l’entrepreneur du luxe, il paraissait difficile de le comparer seulement à l’ensemble des autres acteurs participants à cette stratégie collective. En effet quand on étudie l’ensemble des entreprises membres de l’association, il apparaît des entreprises qui ont des positionnements stratégiques très différents les unes des autres avec de l’artisanat de proximité et des entreprises proposant des productions plus rares à des clients plus internationalisés. Il était intéressant de regarder si dans cette stratégie collective on ne pouvait pas identifier des entreprises assez proches de l’univers du luxe afin d’identifier leurs différences entre elles. Compte tenu de notre problématique nous avons choisi, dans une troisième étape, d’isoler le cas de deux entreprises qui participent à la réputation de Revel et possèdent la qualification d’Entreprises du Patrimoine Vivant (EPV). Le label EPV permet de distinguer des entreprises aux savoir-faire artisanaux d’excellence[9]. La première se positionnant dans le luxe alors que la seconde, même si elle développe un savoir-faire exceptionnel sera qualifiée de premium selon la typologie de Bastien et Kapferer (2008).

Tableau 5

Structure centre périphérie du réseau

Structure centre périphérie du réseau

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Figure 1

Cartographie des relations dans le réseau

Cartographie des relations dans le réseau

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L’analyse de Bastien et Kapferer (2008) permet de situer « tout produit d’un certain prestige » entre trois positionnements haut de gamme qui correspondent à la mise en oeuvre de stratégies différentes. Ils distinguent le luxe, du premium et de la mode. Si le luxe implique du rêve, il est intemporel, raconte une histoire, il sait s’adapter aux demandes des clients voire les anticiper par la création, se définit comme exceptionnel et ne cherche pas à se comparer aux autres produits. Le premium fait avant tout référence au réalisme, au sérieux. Il implique un bon rapport qualité/prix qui met en avant les savoir-faire mobilisés et implique une concurrence avec d’autres entreprises. Enfin la mode fait appel à la séduction. Par définition elle est éphémère et la satisfaction que procure le produit doit être immédiate. Se positionner sur le haut de gamme répond principalement à un positionnement marketing mais nécessite pour les entreprises une volonté stratégique traduite par la possession de ressources et de capacités. Choisir un positionnement luxe demande alors de se distinguer de l’ensemble des autres entreprises du haut de gamme. La traduction concrète de ces positionnements implique des choix stratégiques au sein des entreprises, mettant en avant la singularité de chacune.

Dans le cadre de la stratégie collective sur Revel, les deux entreprises retenues sont Craman-Lagarde et Monoury. Craman-Lagarde est l’une des rares entreprises à maîtriser, sur le même site, l’ensemble des métiers nécessaire à la réalisation de mobilier d’art. Elle dispose d’un bureau d‘étude lui permettant de proposer du mobilier « sur-mesure » et de haute facture. Si une partie de sa production consiste en la reproduction de pièces d’exception d’après les originaux des XVIIIe et XIXe siècles ou de style Art Déco, l’entreprise travaille également à la demande de grands décorateurs, de prescripteurs mais également de personnalités. La production s’adresse donc à la fois aux particuliers et aux professionnels. Elle propose aussi de l’ameublement de villas ou de palais et de la fabrication spécifique pour l’hôtellerie haut de gamme. Elle exporte la majeure partie de sa production. Aujourd’hui, elle est l’une des entreprises de référence dans l’univers de l’ameublement de haute facture. Elle est présentée comme la seule entreprise de Revel[10] à se positionner dans le luxe.

Tableau 6

Comparaison des 2 entreprises EPV

Comparaison des 2 entreprises EPV

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Monoury est dirigée par l’arrière-petit-fils de l’entrepreneur qui fit de Revel la cité du meuble. Elle perpétue la tradition du meuble d’art et est reconnue comme telle. L’atelier propose des copies de meubles marquetés et de boiseries du XVIIIe, mais également des reproductions de meubles massifs régionaux et de meubles massifs des XVIIIe et XIXe siècles (Directoire, Empire et Louis-Philippe). Par ailleurs, l’atelier pratique également la restauration de meubles et la fabrication de mobilier contemporain. On peut donc considérer que la première, Craman-Largade, est dans l’univers du luxe alors que la seconde, Monoury, est dans le premium.

La comparaison des deux entreprises en termes de position dans la stratégie collective peut ainsi apporter un éclairage sur la spécificité de l’entrepreneur du luxe par comparaison avec celui ayant des activités premium. Si l’on revient maintenant sur la question de l’entrepreneur du luxe, à savoir Craman-Lagarde, et qu’on le compare aux autres entreprises de la stratégie collective, mais aussi à des entreprises dont le profil à la fois de spécialité mais aussi de positionnement client est plus proche – c’est-à-dire à des entreprises ayant un positionnement prémium, on constate qu’il est en périphérie dans le graphe et que l’entreprise prémium est au centre. L’analyse des tableaux et du graphe ci-dessus permet de voir que Craman-Largarde est en position peu centrale dans le cluster quel que soit l’indicateur de mesure de la centralité retenu, contrairement à l’autre entreprise EPV (Monoury). Les éléments qualitatifs issus notamment des entretiens montrent également que l’entreprise Craman-Largarde est peu impliquée dans les actions collectives du réseau et ne souhaite pas que ces dernières se renforcent, « elles n’ont pas d’intérêt pour l’entreprise » affirme même son dirigeant tout en étant quand même un membre de l’association. Cette dernière bénéficie néanmoins des ressources présentes sur le territoire de Revel en mobilisant de façon récurrente des stagiaires issues des centres de formations revelois. A l’inverse, l’entreprise Monoury positionnée en prémium et positionnée de manière très centrale, considère que les actions collectives doivent se renforcer. Le président de l’association affirme que la proximité géographique entre les artisans est un élément clé de l’association. Cette dernière permet une meilleure collaboration et coordination. De plus, cela renforce les liens entre les membres du réseau. Pierre Monoury, l’actuel dirigeant de l’entreprise Monoury se dit très satisfait des actions collectives menées par le réseau.

La question qui se pose est celle de l’interprétation de ce positionnement et non seulement de son constat. On peut mobiliser pour se faire deux éléments de distinction, d’une part la luxe-prémium et, d’autre part, ressource-compétence. Le premier fait explicitement référence à des problèmes de positionnement alors que le seconde renvoie à la RBV. A partir des différents entretiens menés d’une part auprès des entreprises et, d’autre part, auprès des acteurs institutionnels intervenants dans le cadre de la cité du meuble d’art ou de la route des métiers d’art en Midi-Pyrénées, on peut tenter d’expliquer la position en périphérie de Craman-Lagarde.

L’observation du contenu de la stratégie collective au travers de ses actions montre que cette stratégie est plus une stratégie d’accès ou de création de ressources que de compétences. Les compétences renvoient aux savoir-faire et aux métiers et font l’objet de peu d’échange, sauf quand on est dans des logiques de complémentarité, c’est-à-dire que des artisans de métiers et de spécialités différents se mettent ensemble. Les membres de l’association sont en majorité des ébénistes et donc plutôt dans une certaine similitude. Les actions principales sont donc en lien avec des ressources surtout dans le champ du marketing, de la communication et de la commercialisation. Par ailleurs, si Craman-Lagarde est positionnée dans le luxe, quand on regarde son activité en détail on peut distinguer dans sa production une seconde partie. Cet entrepreneur du luxe ne fait pas exclusivement que des produits de luxe. Si la première partie est clairement positionnée dans le luxe, une seconde concerne du haut de gamme de type prémium et reste une production assez standard.

A partir de cette double entrée, on peut comprendre la raison d’un positionnement en périphérie et non au centre. En effet, compte tenu de la partie de ses activités pouvant être qualifiée de premium, Craman-Lagarde a quand même un intérêt à être dans la stratégie collective. Celle-ci lui permet d’accéder à des ressources en termes de marketing et commercialisation concernant son activité prémium (Showroom collectif, participation à des manifestations). Il y a peu d’échange de compétences entre les ébénistes en raison d’une certaine forme de concurrence. Les compétences et les ressources en lien avec le luxe sont développées avec des acteurs extérieurs à l’action collective comme les designers ou les donneurs d’ordre. L’absence de production de compétences et de ressources en lien avec son activité luxe diminue dès lors l’intérêt du collectif. Dans ces conditions et vue sous ce double angle, la stratégie positionnement et de produits de Craman-Lagarde et le champ de la stratégie collective rendent cohérent un positionnement en périphérie.

Conclusion

La double mobilisation de l’approche structurale et de l’approche RBV permet de faire apparaître la pertinence d’un positionnement en périphérie, dans autre une approche que celle des questions d’opportunisme ou de théorie des jeux. L’approche RBV appliquée à l’entrepreneur du luxe permet d’apporter un éclairage différent des analyses marketing sur la notion de luxe. Elle réintroduit la question entrepreneuriale et non pas seulement celle du management de marques.

L’analyse de l’entrepreneur du luxe tend à montrer que son positionnement dans l’action collective est le résultat à la fois de son positionnement stratégique et de l’apport de la stratégie collective en termes de ressources et de compétences. Dès lors, le positionnement de l’entrepreneur du luxe doit être analysé au travers des interactions du couple individuel-collectif. La seule prise en compte de la stratégie individuelle ne permet pas une analyse pertinente car elle ne tient pas compte des ressources, des compétences et des questions de concurrence, d’imitation et de copie entre les membres de la stratégie collective. L’entrepreneur du luxe présente des relations ambivalentes avec ses partenaires de la stratégie collective. D’une part, il en a besoin en termes de ressources et compétence et, d’autre part, il doit s’en distinguer pour se singulariser. La question du sens et de la nature de la relation entre positionnement stratégique – positionnement structurel, entre corrélation et causalité n’est pas complément tranchée même si nous fournissons une première grille de lecture.

Par ailleurs, concernant la méthodologie employée notamment dans le cadre de l’analyse structurale, plusieurs limites sont à évoquer. Elles concernent la spécificité du terrain (composition en termes de nombre et de profil des entreprises). Le faible nombre des entreprises et la faible densité des relations entre les acteurs rendent l’analyse de la centralité relativement sensible à des variations de réponse. Par ailleurs, l’absence de l’ensemble des réponses de la part de toutes les entreprises de la stratégie collective (13 sur 17) ne nous a pas permis d’avoir une matrice complète des relations. Avec les différentes phases de collectes de l’information nous avons pu recomposer l’ensemble des relations. En raison de la sensibilité évoquée précédemment cela a pu introduire des distorsions dans la mesure de la centralité. Cette question est importante mais les écarts de score importants entre les acteurs rendent cette sensibilité moins problématique.

Notre proposition de recherche a été testée à partir d’une étude de cas unique. Il est bien sûr légitime de la tester dans le cas d’autres stratégies collectives et/ou au-delà du seul cas du luxe.