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L’effervescence scientifique autour des nouvelles technologies alimentaires et de leurs applications quasi infinies ne suscite, chez la plupart des consommateurs, qu’une adhésion relative voire une désapprobation comme le montre la polémique publique fortement médiatisée autour du génie génétique. De fait, la question de l’acceptabilité des innovations technologiques en alimentation a fait l’objet ces dernières décennies de nombreux travaux tant en psychologie cognitive qu’en marketing, donnant ainsi un nouvel élan à la problématique de la perception des risques (Slovic, 1987; Kasperson et al., 1988). L’enjeu managérial de ces recherches réside dans l’identification de leviers permettant d’améliorer la communication sur les technologies elles-mêmes, leurs applications et les risques éventuels afin de permettre aux consommateurs des choix informés, d’induire des changements d’attitude voire de favoriser la compréhension mutuelle entre experts et profanes (Renn, 1998). Même s’il est acquis aujourd’hui que la perception des innovations alimentaires par les profanes procède d’une rationalité « élargie » fondée sur des valeurs, des considérations morales voire des préférences (Wynne, 1989), la question de l’acceptation des nouvelles technologies est encore très largement abordée dans la littérature comme un préalable à une communication de type bénéfices-risques (Cook, Kerr et Moore, 2002). Nous nous proposons de discuter dans cet article des limites de cette approche et, plus particulièrement, du principe de compensation qu’elle présuppose. L’arbitrage par les consommateurs s’avère, en effet, beaucoup plus complexe car fortement prédéterminé par l’ensemble des normes sociales et culturelles qui gouvernent les choix alimentaires.

Pour illustrer la complexité du phénomène, nous analyserons le cas des aliments génétiquement modifiés (OGM)[1] qui nous a semblé particulièrement intéressant en raison du principe même de la technologie qui permet pour la première fois, grâce au transfert de gènes entre espèces et règnes, de « faire réaliser par un être vivant tout ou partie du programme génétique d’un autre être vivant » (Kahn, 1996, p.15)[2]. Du point de vue du marketing, la communication autour des applications alimentaires du génie génétique pose un véritable défi car ces dernières se heurtent, malgré leur « utilité » potentielle, à une très forte opposition des consommateurs dans divers pays (Bredahl, 1999; Grünert et al., 2001; Magnusson et Koivisto Hursti, 2002). Des sondages récents montrent, par ailleurs, que même si le doute gagne un certain nombre des pays où les OGM sont commercialisés depuis plusieurs années comme les Etats-Unis, il demeure des différentiels de perception notoires entre les pays[3]; les consommateurs français figurant parmi les plus rétifs puisque 80 % d’entre eux se déclarent défavorables aux OGM.

D’après les très nombreux travaux qui ont été consacrés à ce sujet, les attitudes et les différences entre les pays ne peuvent s’expliquer par un déficit d’information puisque il n’existe pas de lien univoque entre le niveau d’information sur la technologie elle-même, la perception des risques et l’acceptation des OGM (Gaskell et al., 1998; Grove-White et al., 2000)[4]. Selon Fife-Schaw et Rowe (2000), c’est la nature des risques eux-mêmes qui pose problème - les OGM cumulent, d’après le paradigme psychométrique du risque subjectif (Slovic, 1987), tous les facteurs anxiogènes puisque le risque est perçu comme inconnu, involontaire et aux conséquences potentiellement étendues – mais cette approche ne permet pas d’expliquer pourquoi l’ionisation dont les risques perçus sont, selon ces mêmes critères, très comparables suscite moins de rejet. Joly et Marris (2003) ont analysé, quant à eux, le rôle du contexte social dans lequel sont apparues en France, au cours de l’année 1997, les premières cargaisons d’OGM et montré comment le traitement politique et médiatique des affaires de la vache folle et du sang contaminé a contribué à l’ « amplification sociale » des risques (Kasperson et al., 1988). Frewer et al. (1996b, 1997) ont montré, cependant, que la confiance dans les différents acteurs de l’arène sociale ne contribuait à réduire qu’assez faiblement les risques perçus. Au final, ces travaux ont permis de souligner l’importance des facteurs de contingence mais n’expliquent que partiellement les différentiels de perception chez les consommateurs. Ils occultent, en effet, le rôle des facteurs socioculturels de l’acceptation des innovations technologiques.

Pour pallier cette lacune, nous testerons dans cet article l’hypothèse de l’existence d’un lien entre le degré d’acceptation des OGM et la conception que les consommateurs se font de leur alimentation, ceci à travers le cas français. Ceci nous amènera à examiner les représentations sociales et culturelles associées à l’acte alimentaire, en tant qu’ensemble complexe de normes et de règles gouvernant la structure, la composition et la temporalité des repas, les formes du partage ou encore les liens symboliques qu’entretient le mangeur avec la nature et le vivant (Fischler, 1990; Poulain, 2002a). Ces normes et ces règles sont considérées comme « allant de soi », c’est-à-dire que le mangeur n’est pas amené à les justifier sauf lorsqu’il a le sentiment qu’on les transgresse. C’est précisément le cas avec l’introduction du génie génétique dans l’alimentation puisque la simple évocation de la technologie suffit, chez le mangeur français, à les faire ressortir. Mais ce qui distingue les consommateurs réfractaires aux OGM de ceux qui y sont plus favorables, c’est que pour les premiers ces nouveaux aliments portent atteinte à toutes les spécificités de la norme alimentaire française, à savoir la sociabilité et la commensalité, l’importance du goût et de l’authenticité des aliments; d’où des registres de discours beaucoup plus riches. Les résultats valident notre seconde hypothèse selon laquelle les réfractaires aux OGM se recrutent principalement parmi les consommateurs soumis à une forte pression normative.

Notre objectif étant d’explorer le rôle des normes sociales et culturelles dans les mécanismes de perception des innovations technologiques, nous préciserons dans une première partie quel est l’apport, pour notre réflexion, de la théorie des représentations en psychologie sociale (Moscovici, 1961; Jodelet, 1989) et plus particulièrement du concept d’ancrage; ce dernier permettant de comprendre comment les conceptions françaises de l’alimentation préfigurent les représentations associées au génie génétique. Dans une deuxième partie, nous exposerons nos choix méthodologiques et préciserons notamment comment nous avons construit deux idéaux-types pour rendre compte du niveau de contrainte exercé par les normes sociales et culturelles sur le mangeur. Dans une troisième partie, nous analyserons pour chacun d’entre eux les représentations associées au génie génétique, à ses applications et à ses risques potentiels, à partir du cas des fruits et des légumes. Les résultats que nous présenterons sont issus (1) d’une analyse de contenu qualitative de 50 entretiens individuels et de groupe ainsi que (2) d’une analyse statistique lexicale (Logiciel Alceste) réalisée sur la base des données recueillies auprès d’un échantillon national représentatif de 1000 consommateurs français. Enfin, nous conclurons avec les implications théoriques et managériales de la recherche pour une meilleure anticipation de l’acceptation des innovations technologiques alimentaires.

Le degré d’acceptation des innovations technologiques : une approche par les représentations alimentaires

La prise en compte des normes sociales et culturelles dans les mécanismes d’acceptation des innovations technologiques nous ramène, au plan théorique, à la problématique de la perception telle qu’elle est envisagée à travers le concept de représentation sociale. Après une brève revue de ce concept, nous examinerons les représentations françaises de l’alimentation et leur portée normative, au regard des évolutions récentes des habitudes alimentaires.

L’apport de la théorie des représentations sociales

La dimension psychosociale de la perception

Le principal apport de la théorie des représentations sociales telle qu’elle a été formulée par Moscovici (1961) consiste dans la prise en compte de la composante psychosociale de la perception, c’est-à-dire dans la possibilité de relier le niveau individuel et le niveau sociologique, comme l’indique Abric (1989):

La représentation est un ensemble organisé d’opinions, de croyances et d’informations se référant à un objet ou à une situation. Elle est déterminée à la fois par le sujet lui-même, par le système social et idéologique dans lequel il est inséré, et par la nature des liens que le sujet entretient avec ce système social

Abric, 1989, p.188

La représentation est donc ici, à la fois la représentation de « quelque chose » (l’objet) et de quelqu’un (le sujet): elle est « le représentant mental de l’objet ou de l’idée qu’elle restitue symboliquement » (Jodelet, 1989). Dans le cadre de ses travaux consacrés aux mécanismes de réception des savoirs scientifiques, Jodelet (1984) a montré combien cette perspective est précieuse pour comprendre comment les prédispositions sociales et culturelles du sujet infléchissent les perceptions :

On ne saurait trop insister sur la nécessité de cerner l’arrière-fond représentatif, culturel ou mythique, sur lequel va s’inscrire la diffusion de tel ou tel aspect du savoir scientifique ou de la technologie. L’exploration des « systèmes d’accueil » et de transformation des connaissances scientifiques et techniques apparaît comme une étape essentielle pour comprendre les positions du public à l’égard de la science

Jodelet, 1984, p.57

Ainsi, les représentations préexistantes peuvent faire obstacle ou servir de point d’appui à l’assimilation du savoir scientifique et technique (Jodelet, 1984). Cela fait référence très exactement au processus d’ancrage que nous mobiliserons dans la suite de cet article.

Le processus d’ancrage

Selon Moscovici (1961), la formation des représentations relève d’un double processus d’objectivation et d’ancrage. Si le premier rend compte du processus grâce auquel un savoir nouveau, d’abstrait devient partie de la vie collective, c’est au second que nous nous intéresserons plus particulièrement pour comprendre comment se forment les représentations qui sont associées au génie génétique. En effet, en amont du processus de formation des représentations, l’ancrage enracine la représentation et son objet dans un réseau de significations préexistantes (« le déjà là pensé ») qui permet de les situer au regard de valeurs sociales (Jodelet, 1989). En aval, l’ancrage équivaut à un système d’interprétation permettant de classer des personnes et des évènements, ce qui lui confère une fonction instrumentale (Palmonari et Doise, 1996). Nous aurons l’occasion d’illustrer cette dernière dans la partie consacrée aux résultats mais attachons-nous avant cela au « déjà là pensé », constitué dans notre recherche par les représentations que les français associent à leur alimentation.

Les représentations françaises de l’alimentation

Le poids des normes sociales et culturelles

Des travaux de recherche récents ont apporté des éclairages particulièrement instructifs sur ce que signifie « manger » pour un français aujourd’hui, ainsi que sur l’influence que les normes sociales et culturelles continuent d’exercer. Historiquement, celles-ci se sont imposées dans l’esprit des français à la fin du XIXème, au moment même où le « repas à la russe » se répandit[5]. Traditionnellement « manger » signifie, pour un français, prendre « trois repas structurés - une entrée, un plat, un dessert - par jour et rien entre les repas » avec un attachement tout particulier à la commensalité (Poulain, 2002a). Le développement du « prêt à consommer », l’évolution des modes de vie ainsi que la multiplication des discours hygiénistes, diététiques, esthétiques, hédonistes - en partie relayés par la sphère marketing - ont engendré un certain nombre de dérégulations qui se traduisent par une certaine « déstructuration, désocialisation, déritualisation de l’alimentation moderne » (Herpin, 1988). Poulain (2002b) a montré qu’on observe, dans la pratique, une simplification des repas et de leur nombre, notamment chez les jeunes, les urbains et les plus diplômés, tout en maintenant une très forte socialisation des repas principaux. Ceci ne remet pas en cause la portée normative des représentations alimentaires mais souligne, au contraire, l’importance que continuent d’accorder ces individus aux dimensions sociales de l’acte alimentaire, au manger ensemble ainsi qu’au plaisir partagé. En revanche, l’affaiblissement plus marqué des régulations sociales peut conduire certains individus, parmi lesquels on retrouve davantage de femmes, de périurbains et de personnes issues de catégories sociales modestes, à réduire l’acte alimentaire à sa dimension individuelle et utilitaire; le rapport à l’alimentation devenant ici davantage fonctionnel et conduisant le mangeur à prendre de manière plus individuelle et plus autonome des décisions autrefois prises par le groupe (Fischler et Masson, 2008).

Le rapport au naturel

Sous l’influence du gastronome Brillat-Savarin (1825), les représentations françaises de l’alimentation ont aussi pour spécificité de renvoyer traditionnellement à une certaine culture du goût et à une manière de « bien se nourrir »; lesquelles se manifestent encore aujourd’hui dans le rapport particulier que les français entretiennent avec le goût, le plaisir alimentaire et la santé. En effet, lorsqu’ils parlent de leur alimentation, ils évoquent presque toujours spontanément le « vrai » goût des choses, c’est-à-dire, dans leur esprit, le goût des aliments naturels qui englobe en réalité toutes les autres dimensions. Il ne faudrait minimiser ici l’impact de la dévalorisation actuelle des aliments industriels suite aux crises récentes et de la propension, dans un contexte de mondialisation, à poser en patrimoine ce qui fait les identités alimentaires. Mais il existe, en réalité, une explication plus profonde au statut très particulier dont jouit l’aliment naturel. En l’ingérant, le mangeur « traditionnel » relie l’image de la nature et de ses équilibres à celle du corps et de la santé et, en même temps, l’image du terroir et de ses sociabilités à celle du plaisir et de la convivialité. In fine, les représentations traditionnelles de l’alimentation recouvrent tout un imaginaire de la nature et du lien social.

La question du niveau de contrainte exercé par les normes sociales et culturelles sur le mangeur retrouve ici toute sa pertinence pour notre question de recherche. Nous avons vu, plus haut, que chez certains individus (le mangeur « traditionnel ») ces normes continuent de faire sens dans toutes leurs dimensions alors que chez d’autres (le mangeur « fonctionnel ») elles ont une plus faible capacité à signifier. Qu’en est-il alors, pour chacun d’entre eux, de la perception d’une technique supposée modifier substantiellement la nature et par conséquent le lien que le mangeur entretient avec celle-ci ? En d’autres termes, cela revient à expliquer pourquoi il demeure, comme nous l’avons vu en introduction, aux côtés d’une grande majorité de mangeurs rétifs une petite minorité de mangeurs davantage favorables à l’idée d’en consommer. Nous montrerons dans ce qui suit comment nous avons été amené, au plan méthodologique, à construire deux idéaux-types pour rendre compte de la manière dont les normes infléchissent les représentations du génie génétique et du risque chez le mangeur « traditionnel » versus « fonctionnel »; le passage de la « perception » à la « représentation » du risque – dont l’intérêt à été souligné par Yates et Stones (1992) puis Joffe (2003) – ayant par ailleurs nécessité de recentrer l’étude des mécanismes perceptifs sur la notion de signification (Merdji, 2006).

Méthodologie : la primauté à l’analyse des significations

Dans le cadre de cette recherche, nous avons adopté une méthodologie mixte, à la fois qualitative et quantitative. Au-delà des techniques propres à chacune de ces méthodes, c’est la conception de la recherche et de son objet qui permet de renouer avec l’idée d’un certain continuum méthodologique entre le « quali » et le « quanti » (Miles et Huberman, 1984; Lessard-Hebert et al., 1997). Comme nous l’avons dit plus haut en référence à la théorie des représentations en psychologie sociale, notre approche s’inscrit dans le paradigme interprétatif, au sens où nous nous intéressons aux significations données par les sujets aux objets et aux actions dans lesquelles ils sont engagés (Erickson, 1986); c’est-à-dire ici à l’objet technique et social incarné par l’OGM ainsi qu’aux habitudes et pratiques alimentaires auxquelles il renvoie. De fait, le recueil de corpus discursifs demeure le dispositif central pour analyser les représentations et reconstruire leur organisation latente par l’interprétation de leur contenu; mais la psychologie sociale n’exclut pas le recours à des méthodes quantitatives ou plus standardisées (Moliner, 2001). Nous avons ainsi recueilli et analysé des données qualitatives et quantitatives dans une démarche de triangulation visant à renforcer la validité des résultats. Nous évoquerons successivement les différentes techniques de collecte de données, les raisons du choix du terrain et enfin, les méthodes d’analyse.

Techniques de collecte de données

Les données ont été collectées par l’intermédiaire des trois dispositifs suivants : 

  • Des entretiens individuels semi-directifs auprès de 20 personnes choisies de manière à couvrir un large spectre des habitudes alimentaires depuis les plus structurées jusqu’aux moins structurées. Parce qu’elle joue un rôle important dans les phénomènes de déstructuration de l’alimentation, la variable principale qui a été retenue est le cycle de vie, défini par l’âge, la situation maritale et la charge d’enfants ou non (Moutardier, 1987). A un deuxième niveau, l’échantillon a été équilibré en termes de sexe, de catégories socioprofessionnelles, d’origine urbaine ou rurale, et enfin, de formation scientifique ou littéraire[6] (Annexes 1 et 2).

  • Quatre focus-groups de 8 personnes chacun, constitués selon les mêmes principes que précédemment. Leur intérêt résidait principalement dans la possibilité de réaliser un certain nombre d’exercices projectifs permettant de faire émerger les représentations sociales et culturelles de l’aliment naturel, ainsi que celles de la frontière entre le naturel et l’artificiel à partir d’un historique des techniques agronomiques (Annexe 3).

  • Enfin, deux questions d’évocation spontanée dans le cadre d’un questionnaire administré auprès d’un échantillon national représentatif de 1000 consommateurs français. La passation a été déléguée à un institut de sondage français (ISL) afin de garantir un échantillonnage par quotas appliqués au sexe, l’âge, la catégorie socioprofessionnelle du chef de famille et l’activité de la femme, la situation familiale et enfin, la région de résidence principale.

Le choix du terrain : les fruits et les légumes

Les fruits et les légumes constituent un terrain d’application privilégié en tant que premier secteur de production concerné par les applications du génie génétique, mais aussi parce qu’ils représentent, pour les français, une sorte de prototype de l’aliment naturel (Moreau, 2000). Du point de vue de l’étude des représentations sociales, Semin (1989) a montré que l’intérêt du prototype réside dans le fait qu’il condense toutes les significations, en l’occurrence ici celles qui sont plus largement associées à la nature. Le terrain a donc été réalisé grâce à la filière française des fruits et légumes dans le cadre d’un contrat de recherche national (Programme Aliment Qualité Sécurité, Ministères de l’Agriculture et de la Recherche)[7].

Méthodes d’analyse des données

a. La construction d’idéaux-types

Notre question de recherche consistant à analyser le rôle des représentations alimentaires dans l’acceptation des OGM, nous avons eu recours, pour restituer les prédispositions du mangeur « traditionnel » versus « fonctionnel », à la notion d’idéaltype. Celle-ci a été utilisée antérieurement par Corbeau (1995) dans ses recherches consacrées à la consommation des aliments gras, lesquelles confirment que l’intérêt de l’idéaltype est de permettre l’interprétation de la réalité sociale « en accentuant un ou plusieurs points de vue et en ordonnant des phénomènes donnés isolément […] pour former un tableau de pensée homogène » (Weber, 1956, p.49). En contrepartie, l’une de ses limites est qu’il s’agit toujours de type « pur » ou « idéal » visant la connaissance des relations significatives sous des points de vue particuliers et qui ne peut être confondu avec la réalité sans adaptation, un individu étant seulement « plus proche » d’un type que d’un autre (Weber, 1965). L’idéaltype a donc un intérêt principalement pour la recherche. Il est utile de rappeler par ailleurs que l’idéaltype n’est pas un « type final » mais un point de départ permettant de former le jugement d’imputation : il n’est pas lui-même une hypothèse mais il cherche à guider l’élaboration des hypothèses (Weber, 1965).

Dans notre recherche, le point de vue particulier qui a présidé à la construction de nos idéaux-types a consisté à rendre compte du degré avec lequel les normes alimentaires font sens et gouvernent les représentations du mangeur. Pour caractériser nos idéaux-types nous nous sommes appuyés sur la description donnée plus haut des représentations françaises de l’alimentation. Il a ainsi été retenu trois dimensions, (i) le partage, (ii) le lien spatial et mémoriel et enfin, (iii) le corps correspondant respectivement aux trois univers sémantiques mis en évidence par Poulain (2002a), (i) la commensalité, (ii) la transmission d’une certaine culture du goût et (iii) une manière de « bien se nourrir ». Le tableau 1 donne une représentation des éléments de différenciation des deux idéaux-types : dans le cas de l’idéaltype « traditionnel », les univers de sens ayant une dimension sociale continuent de signifier fortement contrairement à l’idéaltype « fonctionnel » pour lequel l’acte alimentaire se réduit à un acte essentiellement individuel et fonctionnel. C’est sur cette base que nous avons construit deux idéaux-types, l’idéaltype « traditionnel » et l’idéaltype « fonctionnel », grâce aux données issues de l’analyse des corpus de discours.

Tableau 1

Principaux éléments de différenciation des idéaux-types

Principaux éléments de différenciation des idéaux-types

Note : Le nombre de + tend à représenter la capacité à signifier de chaque univers de sens.

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b. L’analyse des corpus de discours

La construction des deux idéaux-types et l’analyse comparée de leurs représentations des OGM et des risques résultent de l’exploitation de deux corpus de discours, le premier obtenu dans le cadre des entretiens individuels et de groupes et le second obtenu à partir des réponses aux deux questions d’évocation spontanée du questionnaire national. Le premier corpus a été analysé grâce à une analyse de contenu classique (Bardin, 1977). Dans la présentation des résultats, nous utiliserons comme support à notre argumentation - et pour en alléger la lecture - les verbatims les plus signifiants au regard de notre question de recherche. Le second corpus a été soumis à une analyse statistique lexicale (Logiciel Alceste[8]) qui constitue une technique d’analyse complémentaire des représentations sociales (Roussiau et Bonardi, 2001), précédemment utilisée dans le domaine alimentaire par Lahlou (1998). Ce logiciel permet en effet de classer les énoncés d’un corpus (Unités de Contexte ou UC) en fonction de leur proximité lexicale : selon ce principe, deux phrases se « ressemblent » d’autant plus que leur vocabulaire est semblable. Une Classification Descendante Hiérarchique permet de classer ces énoncés et donc de dégager ce que Reinert (1998) appelle des « mondes lexicaux »; lesquels correspondent à des « lieux communs » lorsque le corpus est recueilli auprès d’un groupe ou encore à des points d’ancrage si on les considère, du point de vue individuel, comme des choix non conscients d’énonciation (Reinert, 1993). Le logiciel Alceste procède donc successivement à un calcul des co-occurrences entre les mots et des formes, à un découpage du texte en Unités de Contexte Elémentaires (UCE) et enfin, par la technique de classification, à une analyse des relations existantes, à travers les mots, entre les unités de contexte (Reinert, 1993). Dans la partie consacrée aux résultats de la recherche, nous présenterons d’abord les analyses de contenu classiques réalisées à partir des corpus de discours puis, en guise de validation, l’analyse avec le logiciel Alceste des deux questions d’évocation du questionnaire national.

Résultats

Pour restituer nos résultats, nous décrirons tout d’abord nos deux idéaux-types tels qu’ils se caractérisent à travers les corpus de discours recueillis. Dans un deuxième temps, nous analyserons pour chacun d’entre eux les représentations pré-existantes des fruits et des légumes naturels qui constituent les « systèmes d’accueil » (Jodelet, 1984). Dans un troisième temps, nous analyserons le processus d’ancrage des représentations de la technologie et considèrerons le risque perçu dans toutes ses dimensions[9].

La confrontation des idéaux-types aux consommateurs

Pour évaluer la proximité des sujets avec l’un ou l’autre des deux idéaux-types, nous nous sommes appuyés sur l’analyse des réponses à une question ouverte posée dans le cadre des entretiens individuels et de groupes, « Bien manger pour vous, c’est quoi ? » ? Le corpus ainsi recueilli a fait l’objet d’une codification par sous-thèmes puis d’un regroupement par thèmes correspondant aux trois univers de sens évoqués précédemment. La référence aux notions de partage et de lien spatio-temporel, ou à au moins l’une de ces deux notions, a servi de critère pour rapprocher les sujets de l’idéaltype « traditionnel ». Les sujets n’ayant évoqué aucune de ces deux notions ou déclaré ne pas leur accorder beaucoup d’importance ont été rapprochés de l’idéaltype « fonctionnel ». Nous avons ainsi pu vérifier que ces deux idéaux-types constituent bien les deux pôles d’un continuum exprimant un degré d’attachement aux dimensions sociales de l’alimentation sous toutes leurs formes. Les sujets qui se rapprochent de l’idéaltype « traditionnel » tendent, en effet, à survaloriser toutes les dimensions sociales de l’alimentation, se nourrissant donc aussi de liens sous toutes les formes, avec le passé et les ancêtres, les proches ou encore les agriculteurs (Tableau 2). Chez l’idéaltype « fonctionnel », les choix alimentaires relèvent davantage d’un principe d’utilité, depuis l’apport de nutriments au corps jusqu’aux commodités les plus diverses (la dimension pratique du packaging, la conservation, etc.). Dans la suite de la présentation des résultats, nous allons illustrer ces deux idéaux-types dans le contexte des fruits et des légumes, en insistant sur le rapport spécifique que chacun d’entre eux entretient avec les fruits et les légumes naturels, et à travers eux, avec la nature.

Tableau 2

La construction des idéaux-types : les représentations associées à l’alimentation

La construction des idéaux-types : les représentations associées à l’alimentation

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La description des « systèmes d’accueil »: les univers de représentations des fruits et des légumes naturels

Les univers de représentation préexistants spécifiques à chaque idéaltype seront tout d’abord décrits sur la base de l’analyse qualitative puis confrontés aux données quantitatives à des fins de validation et de raffinement.

a. Les données qualitatives : le cas de l’idéaltype traditionnel

La plupart des consommateurs interrogés ignorant que certains fruits, comme la nectarine ou la clémentine sans pépin, par exemple, ont été sélectionnés grâce à des techniques de laboratoire, il est utile de préciser que c’est par commodité que nous parlerons de fruits et légumes « naturels » pour désigner les fruits et les légumes n’étant pas génétiquement modifiés. Les questions ouvertes qui ont été consacrées dans les entretiens individuels et de groupe à l’image des fruits et des légumes naturels montrent que ceux-ci représentent, pour l’idéaltype « traditionnel », une sorte d’idéal parce qu’ils satisfont toutes les dimensions de la norme sociale et culturelle. Ils incarnent, à ses yeux, toutes les images de la sociabilité (les pommes préférées sont celles « venant directement du producteur […] qui fait les choses amoureusement ») ainsi que celles qui réfèrent à l’idée de patrimoine (« les variétés qu’on se transmet et qui ont toujours existé » ou « celles de son enfance ») (Tableau 3). Mais le plaisir se conjugue aussi avec la santé dont les évocations font, ici, référence à la vieille théorie hippocratique de l’équilibre. Le mangeur « traditionnel » préfère, en effet, « manger des fruits [naturels] plutôt que de prendre des vitamines par voie chimique » car ils permettent de relier l’image de la nature à celle du corps et de l’équilibre : puisqu’ils sont perçus comme une combinaison des éléments fondamentaux de la nature en « justes proportions », il suffit de « varier les fruits et les légumes » pour manger équilibré. Par ailleurs, les images de prodigalité qui sont données à voir dans les discours, à travers l’évocation d’un grand nombre de variétés de fruits et de légumes participent d’une sorte de réminiscence du mythe de l’Age d’Or, symbolisant un éternel printemps où la terre donnait sans être sollicitée tous ses fruits. A travers l’aliment naturel, l’idéaltype « traditionnel » investit donc la nature d’une forte valence symbolique : la nature demeure ici une réalité enchantée. Il n’est donc pas étonnant que le « vrai » goût est, pour ce type de mangeur, celui des fruits et des légumes naturels.

Tableau 3

Les représentations des fruits et des légumes naturels versus génétiquement modifiés

Les représentations des fruits et des légumes naturels versus génétiquement modifiés

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b. Les données qualitatives : le cas de l’idéaltype fonctionnel

Pour l’idéaltype « fonctionnel », l’univers de représentations s’avère beaucoup moins riche. En effet, la relation globalement moins affective qu’il entretient avec l’alimentation a pour corollaire le fait que la plupart des univers de sens précédemment décrits ont perdu leur capacité à signifier. Ceci ne l’empêche pas de reconnaître, comme le mangeur « traditionnel », les bienfaits des fruits et des légumes naturels pour la santé mais, ses choix alimentaires se faisant principalement pour des motivations à dominante hygiénique ou utilitariste, lorsqu’il mange des oranges ou des légumes, c’est « pour la vitamine C » ou « pour les fibres » (Tableau 3). L’image que le mangeur « fonctionnel » a de la nature, à travers l’aliment naturel, est ici, comme le dit Habermas (2002), davantage « désacralisée ».

c. La validation par les données quantitatives

L’analyse statistique lexicale (Alceste, n=1000) des réponses à la question ouverte du questionnaire national « Si je vous dis « fruits et légumes naturels », quels sont les cinq mots qui vous viennent à l’esprit ? » a permis d’obtenir 5 classes distinctes correspondant en tous points aux univers de représentations venant d’être décrits (Annexe 4). Elles correspondent respectivement au manger authentique (classe 1 – 29.6 % des UC classées), au manger écologique (Classe 2 – 24.4 %), au manger traditionnel (Classe 3 – 19.4 %), au manger sain (Classe 4 – 18.8 %) et enfin, au manger varié (Classe 5 – 7.8 %). Cette analyse statistique des univers lexicaux apporte, comme cela a été dit dans la présentation de la méthodologie d’analyse, un éclairage complémentaire sur les points d’ancrage des représentations. A cet effet, une variable relative à l’intention d’achat des fruits et des légumes génétiquement modifiés a été créée, les mots pleins pris en compte dans la classification hiérarchique pouvant être « marqués » par des variables spécifiques. Les résultats du test du Chi-Deux utilisé pour mesurer le lien entre cette variable et chacune des classes montrent tout d’abord qu’il n’y pas d’association significative pour la classe n°2 (le manger écologique). Par conséquent, le naturel est associé pour le sens commun à l’idée des fruits et des légumes poussant au contact des quatre éléments de la nature, la terre, l’air, le soleil, l’eau mais surtout sans produits chimiques[10]. Au côté de cette acception minimale qui semble unanimement partagée, il demeure des différences dans la conception élargie du naturel. Les représentations des réfractaires aux OGM (Intention d’achat : « certainement pas » et « probablement pas ») sont en effet significativement ancrées dans les classes n°1 (le manger authentique) et n°3 (le manger traditionnel), évoquant un certain attachement au goût et à toutes les formes de sociabilité. Ils sont donc plus proches de l’idéaltype « traditionnel » qui se caractérise, comme nous l’avons vu plus haut, par un attachement plus marqué à toutes les dimensions sociales de l’alimentation.

Pour les partisans des OGM (Intention d’achat : « certainement »), le point d’ancrage se révèle être la classe 4 (le manger sain) qui renvoient aux vertus nutritionnelles et diététiques des fruits et des légumes. Ces individus sont donc plus proches de l’idéaltype « fonctionnel ».

Au final, ces résultats confirment, comme nous le suggérions plus haut, l’existence chez les sujets se rapprochant de l’idéaltype « traditionnel » d’une certaine idéologie de la nature et du lien social assurant la cohérence des représentations. A l’inverse, chez l’idéaltype « fonctionnel », la nature est dotée d’une plus faible valence symbolique et les dimensions sociales associées à l’aliment naturel quasi inexistantes. Il convient maintenant de comprendre comment le génie génétique vient s’inscrire, pour chaque idéaltype, dans l’univers de représentations préexistant.

Les dimensions du risque : les univers de représentations des fruits et des légumes génétiquement modifiés

Après une présentation des différentes dimensions du risque perçu mises en évidence par l’analyse qualitative, nous montrerons comment elles participent, pour chaque idéaltype, du processus d’ancrage des représentations associées aux fruits et légumes génétiquement modifiés. Enfin, nous validerons ces résultats par les données quantitatives.

a. Les dimensions du risque perçu issues de l’analyse qualitative

L’analyse des discours recueillis grâce aux entretiens individuels et de groupe montre que la perception des risques associés aux fruits et aux légumes génétiquement modifiés comporte trois dimensions : une dimension « rationnelle » (l’appréciation de l’incertitude quant à l’impact de la technologie sur la santé et sur l’environnement), une dimension culturelle (la propension à relier les OGM à une uniformisation des cultures alimentaires) et enfin, une dimension anthropologique (la propension à voir dans le principe même de franchissement des barrières naturelles une mise à mal des repères identitaires fondamentaux). Chacune de ces dimensions désigne ce que l’on peut appeler le risque sanitaire et écologique, le risque culturel et le risque ontologique (Tableau 4). On peut établir une certaine correspondance entre ces trois dimensions perceptives et les trois univers de sens qui ont servi de base à la caractérisation des deux idéaux-types (Tableau 1), mais nous nous attacherons à montrer dans ce qui suit que ces trois dimensions du risque ne revêtent pas la même importance pour l’un et l’autre. Nous analyserons d’abord le cas de l’idéaltype « traditionnel » puis celui de l’idéaltype « fonctionnel ».

Tableau 4

Les registres de perception des OGM : les différentes dimensions du risque

Les registres de perception des OGM : les différentes dimensions du risque

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b. L’ancrage des représentations : le cas de l’idéaltype traditionnel

Chez l’idéaltype « traditionnel », les inquiétudes portent sur les trois dimensions du risque à la fois, mais ce qui le caractérise c’est un discours de la perte réactivant tous les univers représentationnels décrits précédemment. Il craint en effet de perdre le lien symbolique qu’il entretient avec la nature et avec lui, le tissu de correspondances où tout se tient : c’est ainsi qu’il oppose au « vrai » goût du naturel la fadeur de l’OGM (« Ce truc gros et plein d’eau »), à la santé le déséquilibre (« Tout sera survitaminé, ce qui fait qu’on sera [comme les américains] tous énormes »), au produit du terroir l’aliment apatride et standardisé produit « selon une logique d’usine comme des boulons » (Tableau 3)[11]. A ce discours sur l’uniformisation qui se manifeste par les références fréquentes à la mondialisation et « aux américains », se mêle celui sur la transgression qui donne à voir une lecture moralisée du risque. C’est ici l’idée même de manipulation du vivant associée au franchissement de la barrière des espèces qui est remise en cause. On sait depuis Douglas (1967) que les tabous alimentaires ont pour fonction, en classant les aliments en deux catégories, les « purs » et les « impurs », de protéger les sociétés du risque de contagion[12]. En codifiant ce qui est prohibé, les tabous permettent ainsi de préserver un certain ordre symbolique (Frazer, 1927; Caillois, 1950). Or on en trouve ici une parfaite illustration avec la thématique du désordre qui est très présente dans les discours de l’idéaltype « traditionnel ». Celui-ci est en effet très attaché à l’idée d’un certain « ordre naturel » (l’existence d’espèces disjointes) et il craint que les transferts de gènes ne vienne le bousculer et, du même coup, les repères qui lui permettent de penser sa généalogie : « À force de tout mélanger, on ne saura plus qui est le père ou la mère » et, en vertu du célèbre principe d’incorporation « Je suis ce que je mange » (Rozin et al., 1986), ni même « d’où on vient ». Il n’est donc pas surprenant que le mythe prométhéen qui est donné à voir, par ailleurs, à travers les figures de Frankenstein ou de l’apprenti sorcier soit particulièrement saillant chez l’idéaltype « traditionnel »; la nature étant ici perçue comme un principe transcendant voire comme le disent certains, « comme une mère nourricière qu’il faut respecter ».

Cette mise en cohérence des différents registres de discours nous renvoie directement à la fonction instrumentale du processus d’ancrage décrit dans la première partie de cet article. Nous en trouvons, en effet, une illustration avec la réactivation des schèmes d’opposition entre l’ordre et le désordre, le pur et l’impur ou encore la singularité et l’uniformité chez l’idéaltype « traditionnel ». En guise de synthèse de l’analyse faite plus haut, nous avons donc construit un tableau, directement inspiré de celui de Moscovici (1961) (Tableau 5), présentant un schéma d’organisation des thèmes et des liaisons entre chacun d’eux chez l’idéaltype « traditionnel »[13]. Chaque ligne correspond à un thème vu sous différentes perspectives : la première colonne est dédiée aux représentations préexistantes, la deuxième au changement de perspective induit par la technologie et les deux dernières à l’image des OGM et aux sources de dissonance ou de congruence.

Tableau 5

Le processus d’ancrage chez l’idéaltype traditionnel

Le processus d’ancrage chez l’idéaltype traditionnel

Légende : ⇨ Implication

⇕ Réciprocité d’implication

≠ Opposition

D’après le schéma de Moscovici, 1961, p. 396

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c. L’ancrage des représentations : le cas de l’idéaltype fonctionnel

Pour ce qui concerne l’idéaltype « fonctionnel », la préoccupation essentielle porte sur l’évaluation des risques sanitaires et environnementaux. Les risques ontologique et culturel sont très largement euphémisés à la faveur d’une vision utilitariste et pragmatique selon laquelle la technologie peut être considérée comme morale dès lors qu’elle est jugée plus utile que nuisible. Nous en avons eu une illustration lors d’un exercice réalisé en réunion de groupe, les sujets étant invités à situer la limite du naturel à partir d’un tableau retraçant l’histoire des techniques culturales, depuis la simple domestication des espèces jusqu’aux OGM. Contrairement au mangeur « traditionnel » pour lequel l’introduction du génie marque la limite entre le naturel et l’artificiel, le mangeur « fonctionnel » perçoit la technologie comme une nième étape du processus de domestication de la nature, « simplement plus précise et plus rapide » (Pour autant la nature n’est pas le lieu de tous les possibles d’où la nécessité de légiférer) (Tableau 3). L’OGM a donc, pour ce dernier, le statut d’un aliment amélioré, optimisé sur un plan nutritionnel, comme le montre le tableau 6 construit selon les mêmes principes que précédemment. Finalement, l’importance du registre de l’efficacité et de la performance dans les discours du mangeur « fonctionnel » suggère que ce dernier – contrairement au mangeur « traditionnel » – voit dans le génie génétique un progrès réel, scientifique et technique; cette vision résulterait d’une plus grande propension à rationaliser les effets de la technologie, pour paraphraser Habermas (2002). Le rapport parfois idéologique qu’entretient ce mangeur avec la science et la technique a donc contribué, dans le même mouvement, à « désacraliser » la nature et à tolérer un niveau d’intervention de l’homme beaucoup plus élevé sur cette dernière, y compris dans leur alimentation. C’est donc parmi les sujets se rapprochant de l’idéaltype « fonctionnel » que l’on retrouve davantage de partisans des OGM, comme le montrent par ailleurs les données de l’enquête nationale.

Tableau 6

Le processus d’ancrage chez l’idéaltype fonctionnel

Le processus d’ancrage chez l’idéaltype fonctionnel

Légende : ⇨ Implication

⇕ Réciprocité d’implication

≠ Opposition

D’après le schéma de Moscovici, 1961, p. 396

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d. La validation par les données quantitatives

L’analyse statistique lexicale (Alceste, n=1000) des réponses à la question ouverte du questionnaire national « Si je vous dis « fruits et légumes génétiquement modifiés » quels sont les cinq mots qui vous viennent à l’esprit ? » apporte, comme précédemment, un éclairage complémentaire à notre analyse. Elle révèle l’existence de 3 univers lexicaux qui donnent une image presque symétriquement inversée à celle des fruits et des légumes naturels. En effet, les classes correspondent respectivement au mangerartificiel (Classe 1 - 48.9 % des UC classées), au manger incertain (Classe 2 – 35.9 %) et enfin, au manger insipide (Classe 3 – 15.2 %) (Annexe 5). Pour ce qui concerne les points d’ancrage, nous avons procédé comme précédemment en croisant les classes et la variable « Intention d’achat des fruits et légumes génétiquement modifiés ». Les résultats du test du Chi-deux montrent que les représentations des réfractaires aux OGM (Intention d’achat : « certainement pas ») sont significativement ancrées dans la classe 1 (le manger artificiel) dont l’univers lexical relève du registre de la transgression alors que celles des partisans aux OGM le sont dans la classe 2 (le manger incertain), c’est-à-dire celle où émerge une conception du risque réduite à la question de son évaluation scientifique. L’importance d’une argumentation d’ordre moral chez les réfractaires confirme que ces derniers se rapprochent davantage de l’idéaltype « traditionnel ». Inversement, l’argumentation « rationnelle » des partisans les rapprochent plutôt de l’idéaltype « fonctionnel ».

Pour conclure, nous allons maintenant discuter ces résultats en lien avec la littérature et en dégager les principales implications théoriques et managériales, en vue d’une meilleure anticipation de l’acceptation des innovations technologiques en alimentation par les consommateurs.

Discussion et conclusions

Contributions théoriques

A travers le cas des consommateurs français, nous avons montré comment les représentations alimentaires préexistantes structuraient la perception des risques associés aux OGM et l’organisaient pour la rendre cohérente, tout particulièrement chez le mangeur soumis à une forte pression des normes sociales et culturelles. Au plan théorique, cet article contribue à une analyse renouvelée de la perception du risque alimentaire permettant de dépasser la conception trop étroite du risque subjectif qui prédomine en psychologie cognitive ou en marketing (Volle, 1995); celui-ci étant encore largement envisagé comme une déformation du risque objectif et rapporté à des variations interindividuelles (Magnusson et Koivisto Hursti, 2002; Fife-Schaw et Rowe, 2000). Notre recherche montre que pour comprendre les mécanismes d’acceptation des innovations technologiques en alimentation, il est nécessaire de considérer la perception non pas seulement comme une catégorie psychologique mais comme une catégorie sociale et culturelle, perspective qui fonde la notion de représentation en psychologie sociale (Moscovici, 1961). Cela a eu pour conséquence de recentrer l’étude des mécanismes perceptifs sur les significations du risque, lesquelles sont induites par l’ensemble des représentations alimentaires préexistantes. Les idéaux-types qui ont été construits afin de rendre compte de l’influence de ces dernières contribuent à la recherche en marketing, en montrant l’intérêt de s’intéresser aux normes sociales et culturelles et à leur influence sur les perceptions pour mieux anticiper les réactions des consommateurs aux innovations de technologiques.

Par ailleurs, notre recherche démontre l’importance que peut avoir le symbolique dans les mécanismes de perception des OGM et, par conséquent, confirme la spécificité du domaine alimentaire (Douglas, 1967; Rozin et al., 1986). Ceci se manifeste dans la forte cohérence de l’argumentation des consommateurs, plus particulièrement les réfractaires aux OGM, quant aux risques et aux bénéfices potentiels de ces nouveaux aliments. L’explicitation des discours a montré que l’introduction du génie génétique vient réactiver les liens symboliques que le mangeur entretient à travers son alimentation avec la nature, le vivant, les ancêtres et le passé et du même coup, bafouer les identités sociales et culturelles. Les risques perçus ayant ainsi une forte composante symbolique se sont avérés fortement intriqués. Par conséquent, notre recherche pointe les limites des modèles compensatoires du type bénéfices-risques, évoqués en introduction, pour évaluer l’attitude à l’égard des OGM (Cook, Kerr et Moore, 2002) ou encore asseoir une communication (Frewer et al., 1996a). On connaissait depuis les célèbres expériences de Lewin (1947) les limites de la communication persuasive; le cas du génie génétique nous en donnant une autre illustration puisque la mise en avant de la « preuve scientifique » d’une absence de risque ou, symétriquement, des « bénéfices » ou utilités potentielles des OGM ne semble avoir qu’un très faible impact sur le niveau d’acceptation de la technologie par les consommateurs[14]. Au final, ce qui échappe aux processus habituels de réassurance c’est précisément ce que nous avons appelé le risque culturel et le risque ontologique, ces deux composantes étant particulièrement surexprimées chez les réfractaires aux OGM.

Les limites théoriques de notre recherche sont cependant de deux ordres. Tout d’abord, les idéaux-types qui ont été construits pour restituer les prédispositions du mangeur à l’égard des OGM, selon la contrainte exercée par les normes sociales et culturelles, sont, comme nous l’avons vu, des types purs correspondant aux deux pôles d’un continuum. Pour apprécier le degré d’appartenance à ces idéaux-types, l’un des prolongements de cette recherche pourrait consister à vérifier la capacité des échelles d’implication utilisées en marketing (Laurent et Kapferer, 1986) à rendre compte de la relation globale que les consommateurs entretiennent avec leur alimentation. L’autre limite de notre recherche réside dans la spécificité des idéaux-types eux-mêmes qui rendent compte du rapport particulier que les français entretiennent avec leur alimentation, c’est-à-dire de l’existence d’une culture alimentaire « à la française » résultant d’un long processus historique. Néanmoins, l’idée selon laquelle un mangeur fortement soumis aux normes sociales et culturelles serait davantage rétif aux OGM qu’un mangeur autonome - entre d’autres termes un mangeur davantage libre de ses choix alimentaires et guidé par un principe d’utilité (teneur en nutriments, conservation, préparation, prix, en somme une « convenience » sous toutes ses formes) - semble aujourd’hui la plus pertinente pour expliquer les différentiels de perception entre les différents pays (Fischler et Masson, 2008).

Contributions managériales

Un certain nombre d’enseignements managériaux peuvent être dégagés en vue d’une meilleure anticipation dans la sphère politique et industrielle du niveau d’acceptation des innovations technologiques en alimentation. Les limites d’une gestion strictement technique des risques alimentaires sont aujourd’hui connues puisqu’elle a conduit, paradoxalement et ceci malgré la multiplication des procédures de contrôle des risques sanitaires dans les entreprises, à accroître la perception des risques chez les consommateurs[15]. Ce qui pose problème, par ailleurs, c’est que les perceptions de ces derniers sont encore largement considérées comme faisant obstacle aux actions des experts et des politiques car jugées irrationnelles (Grove-White, 2000; Wynne, 1989). Notre travail montre, au contraire, qu’elles procèdent d’une forme de rationalité élargie et qu’elles relèvent de prédispositions sociales et culturelles évoluant beaucoup plus lentement que l’offre alimentaire. Ne faudrait-il pas, alors, composer avec elles en amont des processus d’innovation plutôt que de s’y heurter en aval ?

Nous rejoignons sur ce point Renn (1998) selon lequel l’un des objectifs de la communication sur le risque consiste à réunir ex-ante les conditions d’un dialogue éclairé entre tous les acteurs de l’arène sociale, y compris les consommateurs, pour permettre une résolution des conflits tant sur le périmètre des applications des technologies que sur la question des risques et des bénéfices potentiels. Cela supposerait un effort de compréhension mutuelle en amont du processus d’innovation redonnant aux représentations et aux valeurs des profanes leur juste place (Roux-Dufort, 1999; Renn, 1998). Une stratégie d’innovation qui tiendrait compte du rapport que les consommateurs entretiennent avec leur alimentation et des significations qui lui sont associées permettrait en effet d’éviter deux écueils en matière de gestion du risque. Tout d’abord, elle permettrait, en définissant le champ des technologies acceptables par les consommateurs, d’éviter des rejets de principe. En effet, les technologies de rupture, en cours de développement[16] ou à venir, qui, comme le génie génétique, modifient intrinsèquement l’aliment dans sa nature et son identité - et de fait le lien culturel qui l’unit au mangeur -, risquent fort de susciter les mêmes réticences chez les consommateurs. En revanche, le domaine de l’acceptable se situerait plutôt du côté du champ encore vaste et aux potentialités infinies constitué par les innovations alimentaires que l’on pourrait qualifier de « périphériques ». Ce sont toutes celles qui permettent de développer des commodités sous toutes leurs formes (aliments prêts à consommer, prêts à emporter, prêts à être cuisinés, aliments préservés, etc.) mais, pour autant, qui ne dénaturent pas, tout au moins symboliquement, l’aliment. Le deuxième écueil des stratégies d’innovation actuelles est de penser que l’adhésion du public à un nouveau concept, une fois acquise, suffise à induire des changements de comportements. En s’inspirant des travaux des psychologues sociaux Joule et Bernard (2004), inscrits dans la continuité de ceux de Lewin (1947), il pourrait être utile de réfléchir à la production de comportements préparatoires facilitant l’« engagement » du mangeur. En effet, même si les OGM à visée nutritionnelle ou diététique semblent pouvoir rencontrer les attentes d’une petite minorité de français entretenant un rapport principalement fonctionnel avec leur alimentation, leur consommation effective pourrait se heurter à deux obstacles : le sentiment actuel des mangeurs de devoir faire des choix « contraints » (l’imposition du génie génétique au bénéfice des grands groupes industriels plutôt que des consommateurs) et l’absence de définition sociale de ces nouveaux aliments (le statut et les usages sociaux de ce que l’on peut appeler des « alicaments »). La levée du premier obstacle dépend en partie de l’évolution de la législation européenne sur les OGM qui, à l’heure actuelle, n’exige l’étiquetage des denrées qu’au delà du seuil de présence de 0,9 % et ne concerne pas, par exemple, les produits issus d’animaux nourris aux OGM (règlement 1930/2003/CE). Quant à la levée du second obstacle, elle ne se décrète pas mais relève des évolutions beaucoup plus lentes des cultures alimentaires. Au final, le succès d’une innovation pourrait dépendre doublement de la capacité des acteurs à induire des intentions d’achat librement décidées et de l’aptitude des cultures alimentaires à faire siennes de nouvelles normes. Ces réflexions pourraient constituer un prolongement précieux à cette recherche.