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Le présent ouvrage est paru en septembre 2018. Il est divisé en quatre chapitres intitulés respectivement : 1) « Langue, sens et connaissances face à la linguistique » (p. 23-47) ; 2) « De la dynamique lexicale à la dynamique cognitive : termes et néologismes ou va-et-vient entre stabilité et variation » (p. 49-92) ; 3) « La quête du sens et des connaissances : définitions, collocations, bases et représentations de connaissances » (p. 93-168) ; et 4) « De l’analyse lexicale à une grammaire du discours de l’innovation » (p. 169-228). Sont attachées à ces chapitres : une introduction (6 pages), une conclusion (4 pages), une préface de Marie-Claude L’Homme (2 pages), une généreuse bibliographie (28 pages) et des représentations iconographiques : 44 figures, 4 tableaux, 3 images et un index rerum.
La science est de nature lexico-discursive. Tel est le socle sur lequel repose l’ouvrage de Mojca Pecman. Partant de ce principe, et dans le cadre de ses réflexions sur la langue comme outil de construction du sens, mais également en tant que vecteur de connaissances, l’auteure procède à une étude terminologique et phraséologique du discours scientifique. Pour ce faire, elle invite son lecteur à entreprendre un voyage en quatre temps représentant les différents chapitres de son ouvrage.
Dans le premier chapitre, l’auteure pose le cadre de son étude en rappelant tout d’abord le fait suivant : face à la complexité de la langue, les chercheurs sont amenés à l’analyser au niveau de « son microcosme » (p. 24) en en sélectionnant quelques éléments, ceux faisant l’objet de leur étude (lexique, syntaxe, morphologie…). Cependant, une telle simplification de la langue rend sa complexité encore moins intelligible. Les différents courants, approches et modèles proposés aux xxe et xxie siècles depuis Saussure témoignent de la volonté d’aboutir à une approche plus globale qui prend en considération les contextes et les différentes situations de communication. L’auteure les parcourt rapidement, tout en mettant l’accent sur le modèle énonciativiste de Culioli et le modèle lexico-grammatical de Michael Halliday et John Sinclair (2000).
Mais la linguistique de corpus voit le jour au cours de la deuxième moitié du xxe siècle avec le développement des nouvelles technologies. L’émergence de ce nouveau paradigme change la donne pour les chercheurs en sciences du langage, lesquels peuvent désormais exploiter des corpus volumineux afin de comprendre et de décrire les « faits de langue attestés » (p. 29). Mojca Pecman procède à une présentation des grands corpus en ligne, des corpus monolingues, bi-langues et de traduction, ainsi que des outils permettant de les compiler et de les interroger (concordanciers, plateformes, logiciels d’analyse de données textuelles…).
Mettant en exergue la science de la linguistique et l’ampleur qu’elle avait prise avec l’émergence du traitement automatique des langues (TAL), l’auteure s’attelle à démontrer le rôle remarquable que joue cette science dans la construction et la reconstruction des connaissances (p. 34-40). Afin de faire la lumière sur les processus de construction du sens et des connaissances spécialisés, ne faut-il pas interroger les sciences du langage ? Alors que la sémantique, la sémiotique et la pragmatique se préoccupent de la construction du sens, la linguistique cognitive, les sciences de l’éducation et la didactique traitent quant à elles de la construction des connaissances. Mais ce sont surtout les travaux épistémologiques qui réaffirment « la nature discursive de la science » (p. 40-47).
Le deuxième chapitre est, lui, dédié à la question de la stabilité et la variation terminologique. Après avoir soulevé la difficulté de définir les trois notions contiguës de mot, terme et néologisme, l’auteure propose une étude des variants à travers l’analyse de certaines matrices lexicales, plus particulièrement celles proposées par Sager (1997 : 28-40). Elle démontre ensuite que la stabilité terminologique basée sur le principe de la mono-référentialité, qui a été longtemps considérée comme « une qualité désirable » (p. 60), est aujourd’hui rejetée par certains terminologues au profit de la variabilité. Qui dit variant, dit instabilité. Cette dernière notion est abordée dans le cadre d’une distinction, avec plusieurs exemples à l’appui, entre l’instabilité formelle et l’instabilité sémantique, comparaison engageant des réflexions sur plusieurs phénomènes linguistiques : néologie, synonymie, quasi-synonymie, économie linguistique, etc., mais aussi sur le sens. Dans le même chapitre, le sens sera étudié à la lumière de la notion de « point de vue » (Condamines et Rebeyrolles 1997 : 49), notion permettant de saisir « tout le potentiel sémantique du discours spécialisé » (p. 70). Pour ce faire, une distinction entre langue et discours s’avère nécessaire.
Si la stabilité des termes constitue un indice de terminologisation (lexicalisation), le relevé de plusieurs dénominations pour un seul concept est, lui, un indice d’instabilité formelle (p. 74-75). Quant à la variation, il y a lieu de la considérer comme un « mécanisme affectant la dynamique lexicale et répondant à l’aptitude de la langue à la créativité » (p. 80). Cependant, chaque langue a son aptitude de création lexicale. Une comparaison entre le français et l’anglais spécialisés conduit l’auteure à constater la suprématie de ce dernier en matière de créativité lexicale (p. 85-92).
Quant au troisième chapitre, il est consacré à la quête du sens à travers la définition, les collocations, les bases et représentations des connaissances. L’auteure y expose la méthodologie appliquée dans la formation des futurs traducteurs spécialisés dans le cadre du master « Industrie de la langue et traduction spécialisée (ILTS) » de l’Université Paris Diderot. La définition est abordée ici dans son sens le plus large, incluant à la fois la définition lexicographique et tout autre acte définitoire enfreignant les consignes lexicologiques et terminologiques. Même dans les domaines spécialisés, toute définition révèle un point de vue sur le sens. C’est ce que l’auteure nous laisse constater à travers quelques exemples de différentes définitions, qui sont loin d’être uniques, du même terme (p. 97-99).
Une importance particulière, soulignons-le, est accordée aux contextes riches en connaissances (CRC) qui constituent « une mine d’information » (p. 106) pour les traducteurs spécialisés, ainsi qu’à la micro-définition (p. 113-116). Pensons également à la représentation des connaissances à travers les arborescences, les ontologies, les bases de connaissance, les liens sémantiques entre concepts, etc., domaine susceptible d’assurer une formation solide des futurs traducteurs spécialisés. Plusieurs pages émaillées d’exemples édifiants sont réservées à cette question avec, en toile de fond, les débats autour des deux approches, sémasiologique et onomasiologique (p. 116-159). Le chapitre est clos par une analyse des collocations décrites comme étant « des instanciations du sens des mots dans le discours » (p. 168) qui nous permettent d’observer les différents sens.
L’apport théorique personnel de Pecman se manifeste de manière conséquente dans le chapitre final. Partant de l’idée selon laquelle la variation est un moyen d’expression de l’innovation, l’auteure aborde le discours scientifique dans sa structure informationnelle selon le paradigme : « connu » – « nouveau » (p. 171). Afin d’analyser l’instabilité terminologique, d’ailleurs fréquente dans le discours scientifique, elle adopte une méthodologie qui repose non seulement sur l’analyse en corpus, mais aussi sur l’analyse en discours, approche qui, à notre sens, mérite une attention particulière. L’instabilité terminologique dans le discours scientifique est étudiée ici à travers la variation rhétorique, la variation cognitive, ainsi que la métaphore grammaticale (de Halliday) avec ses deux processus d’« emballage » et de « déballage ». Riche d’exemples, le même chapitre décrit l’emprunt interne et la métaphore conceptuelle comme moyens de créativité en langue. Les « mégatermes » participent eux aussi à ce « dynamisme lexical ». Plusieurs exemples de ces termes composés tirés de l’anglais prouvent une fois de plus que le lexique de cette langue, en évolution constante, participe à une redynamisation des matrices existantes (p. 191-197).
Si les sigles, qui constituent un moyen incontournable pour pallier la complexité des termes composés, sont fréquents dans les deux lexiques, français et anglais, l’apparition des composés-sigles touche particulièrement le dernier. D’ailleurs, une comparaison entre les deux langues laisse constater des problèmes de traduction spécialisée liés à la dominance de l’anglais en matière de production scientifique. Sur cette question, les exemples sont pléthoriques (p. 202-220). Mais cette créativité lexicale féconde dans le discours scientifique reste toutefois tributaire de deux critères, la reconnaissance et la nouveauté, qui jouent un rôle important quant à son acceptabilité. En dernier lieu, Pecman plaide pour un décloisonnement des langues et discours au profit d’une vision textuelle de la science. Elle défend également l’idée selon laquelle la langue est en mesure de maintenir son équilibre malgré son évolution permanente. Par conséquent, il faudrait l’envisager non seulement dans son « hétérarchie » (Culioli), mais aussi dans son « homéostasie », idée que l’on retrouve dans sa conclusion :
Nous avons vu à travers notre étude que cette capacité hétérarchique de la langue se trouve adossée à une autre capacité de la langue, également centrale pour comprendre autant son évolution que celle de la linguistique : son homéostasie, c’est-à-dire sa capacité à garder son équilibre de fonctionnement dynamique malgré et au gré des évolutions constantes.
p. 232
À la suite de la lecture du présent ouvrage, nous souhaitons formuler la conclusion suivante : il s’agit d’un ouvrage qui se fait remarquer par son originalité. Il est le résultat d’une expérience solide en terminologie, en traduction et en linguistique du corpus, mais aussi d’une lecture soigneuse confirmée par la riche bibliographie afférente. Mojca Pecman a réussi à offrir un éclairage nouveau sur certaines questions touchant à la langue et au discours spécialisés.
Appendices
Bibliographie
- Condamines, Anne et Rebeyrolles, Josette (1997) : Point de vue en langue spécialisée. Meta. 42(1) :174-184.
- Culioli, Antoine (1997) : À propos de la notion. In : Claude Rivière et Marie-Line Groussier, dir. La notion : actes du colloque « La notion ». (Colloque « La notion », Paris, février 1996). Gap/Paris : Ophrys, 9-24.
- Culioli, Antoine (1987/1990) : La linguistique : de l’empirique au formel. In : Antoine Culioli. Pour une linguistique de l’énonciation : opérations et représentations. Vol. 1. Gap/Paris : Orphys, 9-46.
- Halliday, Michael A. K. (1998/2004) : Things and Relations : Regrammaticizing Experience as Technical Knowledge. In : Michael A. K. Halliday. The Collected Works of M. A. K. Halliday. (Textes réunis par Johnathan J. Webster) Vol. 5. The Language of Science. Londres/New York : Continuum, 49-101.
- Halliday, Michael A. K. (1995/2004) : Language and the Reshaping of Human Experience. In : Michael A. K. Halliday. The Collected Works of M. A. K. Halliday. (Textes réunis par Johnathan J. Webster) Vol. 5. The Language of Science. Londres/New York : Continuum, 7-24.
- Halliday, Michael A. K. (1961) : Categories of the theory of grammar. Word. 17(3) :241-292.
- Sager, Juan C. (1997) : Term formation. In : Sue Ellen Wright et Gerhard Budin, dir. Handbook of Terminology Management. Vol. 1. Amsterdam/Philadelphie : John Benjamins, 25-41.
- Sinclair, John (2000) : Lexical Grammar. Darbai ir dienos. 24 :191-203.