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« There is no other book like this, nor has there been. Mr. Frees has no equal in the posing and photographing of pet animals, especially kittens and puppies[1]. » C’est en ces termes que l’Antoona Mirror, un quotidien de l’État de Pennsylvanie, salue en 1916 la parution l’année précédente de The Little Folks of Animal Land, le premier d’une longue série d’ouvrages pour enfants réalisés par l’auteur et photographe Harry Whittier Frees. Si sa plume n’est pas dépourvue de style[2], ce sont essentiellement ses photographies qui retiennent l’attention de ses contemporains. Et pour cause, celles-ci montrent de jeunes animaux costumés (figure 1) accomplissant des gestes de la quotidienneté humaine : préparation des repas, retour de partie de pêche, convalescence, hygiène corporelle, etc. Ses « acteurs » sont des amateurs, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas suivi d’entraînements particuliers. Ce sont des animaux prêtés par des voisins et des amis du photographe. Pendant près de 50 ans, Frees enrôlera ainsi de jeunes animaux afin de produire des images servant à illustrer des livres pour enfants.

La littérature enfantine regorge d’exemples d’illustrations représentant des animaux dans des attitudes et des poses humaines. L’anthropomorphisation du monde animal à des fins didactiques et morales est un procédé qui traverse l’histoire de ce genre littéraire[3]. La transposition de cette tradition figurative en photographie est en revanche un phénomène beaucoup plus rare, pour des raisons touchant à des considérations techniques et éthiques relatives à la représentation sur le vif d’animaux grimés. Le caractère animé des protagonistes en cause oblige en effet à recourir à des astuces de pose susceptibles de compromettre le bien-être animal. Or Frees voulait répondre aux attentes des enfants qui, selon lui, préfèrent les « pictures in which their pets are clothed in quantly human style[4] », sans toutefois que sa réputation soit ternie par d’éventuelles allégations de maltraitance animale. Les mots qu’il emploie lui-même dans les notices de ses ouvrages expriment cette crainte. Comment en effet transposer dans le domaine de la photographie des schèmes de représentation historiques où l’animal personnifie des attitudes et des valeurs morales humaines, tout en arguant d’une éthique de travail empreinte de bienveillance envers les animaux ? N’y a-t-il pas un paradoxe à soumettre le vivant à des protocoles photographiques visiblement astreignants, tout en se posant en défenseur du bien-être animal ? Cette injonction contradictoire est au coeur du travail photographique de Frees et met en jeu des considérations historiques, esthétiques et éthiques qui ont pour terrain d’expression le livre pour enfants. Ce n’est toutefois ni dans les récits proprement dits ni même dans les images d’animaux que ces questions sont posées, mais bien dans le paratexte du livre, au sens défini par Gérard Genette, c’est-à-dire dans cette « zone indécise entre le dedans et le dehors[5] » du texte. Les défis posés par la représentation du vivant sont en effet abordés dans les pages liminaires des ouvrages de Frees et non dans les histoires illustrées qu’il confectionne. Ce refoulement dans les marges de l’ouvrage des motifs à caractère éthique s’assimile à un avertissement aux lecteur.rices et fait du livre pour enfants l’instrument d’une pédagogie morale à l’attention des adultes. Car les avertissements en question s’adressent aux parents et aux enseignant.es, c’est- à-dire à celles et ceux qui ont la charge de sensibiliser les enfants au bien-être animal. Les adultes sont assistés dans cette tâche grâce à un stratagème éditorial reposant sur la dissociation des notes explicatives et des récits illustrés proprement dits. Je m’intéresserai dans un premier temps aux intentions morales qui président à ce mode de structuration des ouvrages. Je situerai ensuite les images de Frees dans un cadre historique et social marqué par la montée en popularité d’une valeur morale — la bonté (kindness) —, devenue au début du xxe siècle, principalement dans le monde anglo-saxon, le curseur d’appréciation des rapports interspécifiques entre enfants et animaux.

« They are alive » : photographier le vivant avec éthique

Avant qu’il ne produise ses propres ouvrages au milieu des années 1910, Frees travaillait pour le compte de la firme new-yorkaise The Rotograph qui diffusait ses photographies sous la forme de cartes postales (figure 2). Ses images montrant des modèles félins d’abord simplement mis en scène, puis déguisés, ont connu un important succès et conforté le photographe dans leur valeur commerciale. Il se voyait d’autant plus encouragé à poursuivre dans cette voie que ces mêmes images servirent en 1911 à illustrer le livre Kittens and Cats d’Eulalie Osgood Grover, une autrice connue par ses ouvrages d’initiation à la lecture. À la toute fin de ce livre destiné aux jeunes enfants, une note de plusieurs pages est adressée aux enseignants. Celle-ci les invite à prendre en considération le fait que les animaux photographiés par Frees sont vivants. Après avoir rappelé l’appétence particulière des enfants pour le déguisement et le travestissement en poupées de leurs propres animaux de compagnie, Grover émet ce commentaire :

They are alive. They must be treated kindly. They will not bear the abuse and neglect given to many beautiful dolls. They demand attention and companionship, and they return a real devotion for kindness and care. Therefore we love them, and especially do our children love them and delight in stories or pictures of them[6].

La nature photographique des illustrations, et plus encore la participation d’animaux vivants, justifient la publication de cette note. Les mots « vivants » et « doivent », en italique, soulignent le caractère impératif du respect de la sensibilité animale et la promotion de la bienveillance. L’utilisation par Grover du mot « care » (soin, sollicitude), terme qui renvoie aujourd’hui, selon la définition fournie par Carol Gilligan, à une « conception de la morale [qui] se définit par une préoccupation fondamentale du bien-être d’autrui, et [qui] centre le développement moral sur la compréhension des responsabilités et des rapports humains[7] », traduit sa préoccupation éthique. Destiné à initier les enfants à la lecture, ce livre a aussi pour vocation de les former à la sollicitude envers les animaux. L’apprentissage de la lecture est ainsi adossé à un enseignement moral placé sous la responsabilité d’institutrices[8] qui, si elles suivent les instructions données par Grover, inviteront les élèves à raconter une histoire de chat à partir de leur propre expérience, à dessiner des animaux costumés et à se mettre dans la peau de certains personnages félins de ce livre.

Frees reprendra dans ses propres publications cet emploi de la note explicative, mais lui attribuera une fonction non pas pédagogique mais légitimatrice de sa propre conduite envers les animaux. The Little Folks of Animal Land paraît en 1915, soit quatre ans après le livre de Grover. Entre‑temps, The Rotograph a fermé ses portes, si bien que Frees a toute latitude pour exploiter commercialement ses images sous sa propre identité. C’est à cette époque qu’il raffine ses stratagèmes de pose, emmaillotant chiots, chatons, porcelets ou poulets dans des habits d’infirmière, de pompier, de menuisier ou de boxeur, au sein de saynètes plus élaborées. Si l’autrice de Kittens and Cats publie à la toute fin de son livre une déclaration en faveur de la bientraitance des animaux, anticipant par ce geste les mentions inscrites aux génériques de films signalant qu’aucun animal ne fut maltraité, Frees ouvre sa publication par un énoncé à caractère éthique :

The series of animal pictures reproduced on the following pages have all been photographed from living animals. The difficulties encountered in posing kittens and puppies for pictures of this kind have been overcome only by the exercise of great patience and invariable kindness. My little models receive no especial training, and after their daily performance before the camera they enjoy nothing better than a frolic about the studio. My work in the posing of animals has been so highly successful as to give rise to a doubt in some minds that the pictures are genuine. For this reason, I take occasion to give my personal assurance that all pictures appearing in this book are photographed from life. I sincerely hope that others will derive as much pleasure from the antics of these « Little Folks of Animal Land », as I experienced in picturing and telling about them[9].

Les termes employés renvoient aux responsabilités et devoirs des humains envers les animaux. Ils touchent, par exemple, les droits des animaux, les conditions de leur exploitation à des fins alimentaires, vestimentaires, scientifiques, mais également de divertissement et de réconfort. Ces considérations sont du ressort de l’éthique animale[10]. Chapeautée d’une photographie montrant quatre chatons portant vêtements et bonnets de nuit, cette note d’une quinzaine de lignes rappelle tout d’abord que les images reproduites dans ce livre sont celles d’animaux vivants. Cette information vise à signaler l’indice de difficulté supplémentaire représenté par ce modus operandi. Le second élément notable de ce bref texte touche aux modalités de résolution des défis inhérents à la photographie du vivant. C’est là que les considérations d’ordre éthique entrent en scène dans le discours. Frees attribue à sa grande patience et à son indéfectible bonté le succès de ses réalisations. Il tient de plus à préciser que ses modèles n’ont été astreints à aucun entraînement particulier et que les séances de pose sont suivies de moments de plaisir.

Ces informations préliminaires visent essentiellement deux objectifs. Le premier consiste à assurer le lectorat du caractère original de ses photographies, à savoir qu’elles ne sont ni des montages ni des images où figurent des animaux naturalisés. Il importe à Frees d’attester l’authenticité de ses images et de démontrer sa capacité à mettre en scène des sujets peu enclins à tenir la pose. La captation photographique d’animaux vivants représente en effet une difficulté technique que plusieurs photographes de studio de la seconde moitié du xixe siècle ont contournée par l’emploi de sujets inanimés. C’est ainsi que le portraitiste canadien William Notman proposait à sa clientèle désireuse d’obtenir un portrait au chien[11] de poser en compagnie d’un springer anglais, dont le caractère immuable de la pose, quels que soient les circonstances et les modèles en cause, trahissait sa naturalisation[12]. Le second objectif est le corollaire du premier. Les modèles étant vivants, il importe dès lors de signaler qu’ils ont été bien traités et qu’ils peuvent s’ébattre sans réserve dans l’espace du studio. Le photographe est tout à la fois compétent et sensible, voilà ce que fait valoir cette note qui loue la virtuosité et élève le sens moral de Frees.

Dans ses ouvrages, ces notes se présentent sous divers formats et formes. Elles peuvent se résumer à cette seule phrase, reprise à l’identique, telle une devise, dans plusieurs publications du photographe : « These unusual photographs of real puppies and kittens were made possible only by patient, unfailing kindness on the part of the photographer at all times[13]. » Certaines sont en revanche très détaillées, comme celle constituant la préface d’Animal Land on the Air[14], un ouvrage où les animaux domestiques sont personnifiés en acteurs de la modernité technique, culturelle et médiatique : pilotes d’avion, lecteur.rices de journaux, auditeur.rices de radio, musicien.nes, etc. Frees y aborde tout d’abord la condition physique et mentale de ses modèles, des animaux, assure‑t‑il, en bonne santé, actifs et satisfaits. Il réitère l’importance du rôle joué par la patience et la bonté dans ses mises en scène, qualités auxquelles il ajoute celle du soin (« care »), évoquant ainsi une forme d’attention de nature compassionnelle. Ces modèles ne sont ni des spécimens naturalisés, ni des sujets hypnotisés, tient-il à préciser. Quant aux séances, elles sont brèves et respectueuses du bien-être animal. Enfin, Frees adresse une critique à celles et ceux qu’il appelle les « lovers of animals », lesquel.les le soupçonneraient d’avoir soumis ses modèles à de mauvais traitements. La préface se conclut en ces termes cinglants : « Let me repeat: It is impossible to mistreat an animal in any way and secure such pictures as you will see in this book, and no one capable of so doing would stand the slightest chance of success[15]. » Le ton défensif emprunté par Frees surprend, car la presse rendant compte de ses publications ne fait jamais état de quelque atteinte au bien-être animal que ce soit. Les commentateurs saluent plutôt l’inventivité du photographe, la popularité des ouvrages auprès des enfants et la mignonnerie des animaux. Pour autant, il tient à démontrer sa probité éthique et son affection pour ces derniers, refusant de concevoir qu’un assujettissement photographique de l’animal puisse être en cause[16]. Mais à quelle fin exactement ? Pourquoi Frees s’évertue-t-il, dans les pages liminaires de ses publications, à convaincre son lectorat de son amour des animaux ?

La bonté impérative ou la montée en popularité d’une valeur morale

En se référant de manière récurrente à la bonté — en anglais « kindness » —, Frees convoque à de multiples reprises une qualité hautement valorisée dans les livres pour enfants, en particulier depuis la seconde moitié du xixe siècle. Nombreuses sont en effet les publications qui font de la bonté une vertu cardinale à inculquer aux enfants, notamment en ce qui concerne leurs interactions avec les animaux. Prenons pour seul exemple A Mother’s Lessons of Kindness to Animals (figure 3), un livre publié à Londres, mais connu dès sa parution dans les années 1860 des milieux animalistes américains. Réunissant des poèmes, des illustrations des récits ainsi que des notes pédagogiques, le livre a pour vocation « to impress the tender minds of the young with kindly feelings towards the dumb creation[17] ». Il est à ce titre parfaitement représentatif de cette pédagogie morale visant à réprimer chez l’enfant toute pulsion cruelle envers les animaux[18]. Le refoulement de ces éventuelles inclinations malsaines passera par la diffusion d’images antidotes montrant plutôt les enfants en alliés de la cause animale.

Les publications de l’époque soutenues par les associations de protection des animaux — signalons le magazine Our Dumb Animals, bras médiatique de la Society for the Prevention of Cruelty to Animals (SPCA) du Massachusetts  — représentent de fait les enfants en gardiens de l’intégrité physique des animaux, en sauveurs des infortunes diverses pesant sur ces derniers, voire en arbitres du triste sort qui leur est trop souvent réservé. La reproduction dans la livraison du 1er septembre 1882 d’une carte d’adhésion à la Band of Mercy de la SPCA est emblématique de ces impératifs éthiques auxquels la jeunesse américaine est invitée à souscrire. Créées dans la seconde moitié du xixe siècle, les Bands of Mercy[19] ou Troupes de la miséricorde sont des regroupements d’écoliers qui s’engagent à ne pas infliger de mauvais traitements aux animaux. Un facsimilé (figure 4) montre en médaillon une jeune adulte, vraisemblablement une enseignante, qui, de sa main gauche, aide un écolier à apposer sa signature au bas d’un long document revêtu de plusieurs autres inscriptions manuscrites. Son geste a valeur de serment. « Je vais essayer d’être bon avec toutes les créatures inoffensives, et essayer de les protéger contre un usage cruel », tel est l’engagement que ce garçon promet de respecter. Que cet acte solennel se déroule dans un cadre scolaire en dit long sur l’importance d’inculquer dès l’enfance les préceptes défendus par les organisations de défense des animaux. C’est pourquoi l’iconographie de ce mensuel abonde en gravures montrant des enfants qui adoptent des attitudes protectrices envers des bêtes ou leur témoignent une fidélité inébranlable.

L’emploi répété du mot bonté démontre que Frees fait sienne une terminologie chère au mouvement animaliste, une façon pour lui de rattacher sa pratique à des conduites vertueuses, et de répondre ainsi aux critiques mettant en doute sa probité éthique envers les animaux. Si Frees sent le besoin de rappeler son respect de la bientraitance animale dès la sortie de son premier livre, c’est aussi parce que les organisations de protection des animaux sont à l’époque particulièrement actives. Des actions de mobilisations nationales lancées au milieu des années 1910 auront en effet un important retentissement dans la population américaine grâce, notamment, à l’implication des institutions religieuses et scolaires qui se feront la caisse de résonance des discours animalistes promus par les associations.

Little Folks of Animal Land (1915), le premier livre entièrement réalisé par Frees, paraît l’année même de la tenue, à travers les États-Unis, de la première « Be Kind to Animal Week », un événement national faisant la promotion de la bienveillance animale placé sous le patronage de l’American Humane Association. Bonté, compassion et humanité sont les maîtres mots d’un vaste programme national de sensibilisation d’abord soutenu par le clergé à la faveur de prêches célébrant le royaume des bêtes, puis par les établissements d’enseignement pourvus pour l’occasion de trousses pédagogiques envoyées par les associations. La presse nationale est mise à contribution en relayant les activités publiques organisées dans le cadre de cette première semaine de la bonté : défilés de groupes de miséricorde, conférences, expositions, messes, rassemblements divers. Inauguré le 23 mai 1915, cet événement annuel — qui existe toujours — génère au fil de ses éditions une abondante production visuelle dont l’iconographie reprend le lieu commun de l’enfant gardien du bien-être animal. Les arts graphiques demeurent fortement présents dans les affiches promotionnelles et dépliants éducatifs, et cela au moins jusqu’aux années 1930, soit à une époque où la photographie constitue pourtant le principal vecteur de l’information visuelle. La culture visuelle de la bienfaisance animale, telle qu’elle s’est imposée dans les publications du xixe siècle, fait encore autorité, ainsi qu’en témoignent les réalisations de Morgan Denis (figure 5), illustrateur attitré de l’événement à partir de 1932. La photographie n’est cependant pas complètement absente de cet arsenal médiatique. Elle aussi vient au secours des animaux, en documentant par exemple les actions des groupes et personnes participant aux événements de sensibilisation.

Les photographies de Frees sont en porte-à-faux avec la doxa visuelle des associations caritatives. Il n’y a pas dans ses clichés d’interactions interspécifiques salutaires, d’enfants sauveurs et d’animaux dans le besoin. Ses photographies ne proposent aucun modèle de comportement vertueux ni n’encouragent par l’exemple de bonnes conduites éthiques. Il n’échappe à personne que les animaux photographiés par ses soins apparaissent majoritairement debout, comme des personnes humaines, bien qu’il s’agisse de quadrupèdes. Cette position contrevient aux spécificités posturales de ces animaux de compagnie. Et que dire de leurs charmants costumes sinon qu’ils s’apparentent à des vêtements de contention (figure 6) ? Maintenues en place par des épingles, ces tenues, auxquelles on ajoute parfois de la bourre, ont pour fonction de limiter les mouvements des animaux à ceux prévus dans le script. L’environnement dans lequel ces animaux sont installés, de même que les gestes qu’ils doivent adopter pour la pose, sont de toute évidence contraires aux caractéristiques éthologiques et morphologiques de ces espèces domestiques. C’est pourtant tout cela qui plaît dans la photographie de Frees, comme l’atteste la réception très favorable de ses ouvrages dans la presse.

L’anthropomorphisation du monde animal sur laquelle repose le succès de ses images est tributaire d’une tradition illustrative ancienne où la personnification des animaux sert des objectifs moraux, pédagogiques et ludiques. La transposition de cette culture visuelle dans le domaine de la photographie est l’un des traits distinctifs du corpus photographique de Frees. Mais plus encore que la translation des conventions d’un médium vers un autre, une opération somme toute courante dans l’histoire des représentations artistiques, c’est le recours à des animaux vivants qui constitue la véritable singularité de ses images. Si d’autres photographes de l’époque, tel George Shiras qui enregistre les déambulations nocturnes de la faune boréale, représentent sur le vif des animaux, leurs images s’inscrivent dans une perspective naturaliste et conservationniste résolument distincte du cadre littéraire dans lequel Frees situe ses propres réalisations.

Photographier des animaux vivants costumés relève de la prouesse. Cela, Frees ne cessera de le marteler dans ses ouvrages. « Characters Photographed from Life » ou encore « Illustrations From Life Photographs », telles sont les mentions, devrait-on dire les quasi-slogans publicitaires, qui ornent les pages liminaires de ses publications. Les commentateurs de l’époque sont nombreux à souligner cette spécificité de l’oeuvre de Frees pour en faire la marque d’un talent particulier, tant au chapitre des protocoles photographiques employés que sur le plan de sa « direction d’acteurs[20] ». Plus qu’à sa virtuosité technique, c’est à sa patience et à sa bonté, deux valeurs cardinales de la bienveillance animale, que Frees attribue principalement son succès. Car ce photographe se dit bon envers les animaux. Or, ce qui ne transparaît pas dans ses propres écrits ni d’ailleurs dans la presse de l’époque, c’est qu’il est également excellent en matière de commerce, si bien que ses déclarations en faveur du bien-être animal pourraient bien s’apparenter à un déguisement éthique, à une manière de prendre acte de l’ordre moral défendu par les puissantes organisations de défense des animaux, à une façon de couvrir tous les angles de la sensibilité de son époque. En vérité, Frees n’a jamais voulu confiner ses images à la sphère moralisante du discours animaliste, ni vraiment souhaité produire des photographies expressément pour les enfants. Ce qui l’a intéressé d’abord et avant tout, c’est l’exploitation commerciale de ses images, sur tous les supports possibles[21], incluant le livre pour enfants, ce puissant vecteur de diffusion des imageries animalières.