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Cet ouvrage exhaustif concerne l’adage d’Henri de Lubac : « L’Église fait l’Eucharistie, l’Eucharistie fait aussi l’Église ». Résultant d’une recherche doctorale, ce livre a été rédigé par Laurent de Villeroché, théologien membre du Service national de la pastorale liturgique et sacramentelle, et enseignant en théologie sacramentaire et pastorale sacramentelle à l’Institut Catholique de Paris. S’adressant à toutes personnes désireuses d’étudier l’importance et l’appropriation ultérieure de cette formule lubacienne, l’oeuvre nous permet de voir la façon dont le paradoxe s’utilise comme approche méthodique d’une théologie sacramentaire fondamentale. Cette démarche paradoxale vient en fait engager l’intelligence des chrétiens à poser comme point de départ réflexif l’approfondissement mutuel de l’Eucharistie et de l’Église.

L’auteur veut resituer l’adage, parfois réduit à l’un ou l’autre de ses membres, dans le contexte du corpus lubacien afin d’apercevoir une pensée théologique plus large et complexe[1]. Nous trouvons d’ailleurs plusieurs sources secondaires autour des thèmes de la théologie sacramentaire, le Mystère, l’Église et l’Eucharistie[2]. Les références sont majoritairement issues du monde catholique francophone et anglophone, avec quelques références germanophones.

Le premier chapitre de cet ouvrage traite la façon dont cet adage devenu passe-partout doit être resitué dans son contexte originaire pour reconnaître l’importance de ce que Lubac nomme l’aspect historique et social du « Mystère ». Le second chapitre propose la paradoxalité comme mode d’appréhension d’une théologie fondamentale, cherchant une nouvelle intelligence de la foi pour consentir à ce « Mystère ». Les chapitres trois et quatre illustrent l’appropriation de la formule lors de la période du concile Vatican II et de la période postconciliaire. Les chapitres cinq à sept, quant à eux, stipulent l’importance de concevoir l’action sacramentelle dans l’interaction des « faires » de l’adage. C’est en fait cette interaction qui permettrait d’encourager un entendement plus profond de l’efficacité et de la causalité sacramentelle dans ce que l’auteur nomme « l’économie du Mystère ». Dans l’ensemble, la démarche de l’auteur se pose comme un dévoilement des contingences rattachées à un adage auquel nous ne devrions aucunement amoindrir la complexité ni l’importance. L’auteur demeure prudent dans ces propos quant à l’interprétation des documents cités, illustrant d’ailleurs une riche pensée intertextuelle.

La réflexion développée par l’auteur s’organise autour d’une ligne directrice pertinente. Nous témoignons depuis un certain temps que « les actes sacramentels vécus par les pratiquants occasionnels restent le plus souvent sans lendemain et ne renforcent pas le lien avec la communauté ». L’insistance du Concile sur « l’efficacité des sacrements considérée à partir de leur effet ecclésial » peine à s’imposer et vient caractériser une déception actuelle sur le terrain pastoral. La réception des orientations conciliaires promulgue encore « une vision superficielle des réalités sacramentelles ». Nous avons actuellement le défi de penser l’effet des sacrements à partir de la vie des croyants. C’est un souci caractéristique de la théologie du 20e siècle. Des théologiens comme Casel, Rahner, Schillebeeckx et Chauvet reconnaissent cette difficulté par le problème de la médiation. Nous rencontrons encore la difficulté de constater les contingences historiques, langagières, pratiques et relationnelles constituant nos théologies. Le but est de promouvoir un nouvel entendement rationnel des sacrements pour repenser l’efficacité dans notre contexte contemporain. Nous devons retrouver l’unité entre vie sacramentelle et existence chrétienne afin d’entrevoir la signification des sacrements pour nous, ici et maintenant. Nous devenons ainsi témoins d’une « rethéologisation » d’une « théologie sacramentaire en transition ».

Le concile Vatican II fait également écho aux théologiens et théologiennes du 20e siècle quant au souhait d’inscrire une meilleure vie sacramentelle dans la vie chrétienne. Repenser et unir la théologie sacramentaire dans une perspective liturgique à valeur pastorale, relatée au mystère pascal, devrait nous conduire à retrouver ce que l’auteur nomme la « densité mystérique de l’activité cultuelle ». La tâche théologique reviendrait donc à retravailler l’intelligibilité de la liturgie des sacrements pour plonger plus profondément dans ce « Mystère ». Nous rencontrons encore aujourd’hui la difficulté de saisir la relation entre « l’aspect mystérique et l’aspect institutionnel », notamment dans le rapport entre l’Eucharistie et l’Église. À ce sujet, Lubac demeure un théologien important en ce qui concerne la possibilité d’aborder ce dilemme, car son adage devient l’outil par lequel nous pouvons ouvrir de nouvelles pistes théologiques. La plasticité de son adage a porté certains succès. Toutefois, certaines réceptions discutables nous portent à interroger notre entendement de cette formule.

Suivant Henri de Lubac, l’auteur précise qu’il faut reconnaître que les sacrements et le « Mystère chrétien » s’accomplissent toujours historiquement et socialement. La méthode du paradoxe, quant à elle, comme logique théologique, nous permettrait d’édifier une théologie sacramentaire fondamentale nous conduisant vers un meilleur entendement de ce « consentement au Mystère ». La requalification de la formule lubacienne en paradoxe nous permettrait d’ouvrir une nouvelle étape de sa réception dans une théologie sacramentaire renouvelée. Elle nous permettrait de pénétrer le « mystère de la réalité » en déconstruisant ses apparences pour entrevoir d’autres aspects outrepassant nos premières représentations. Il faut mettre en oeuvre une nouvelle intelligence assumant « la complexité du réel », en reconnaissant le caractère sacramentel de la réalité comme « réalité médiatisée à traverser ». Nous devons ainsi penser une nouvelle alliance entre ontologie et théologie sacramentaire symbolique afin de puiser une réflexion sur l’efficacité sacramentelle conçue sous l’interaction de l’aspect mystérique et l’aspect institutionnel de la foi.

Le paradoxe de la formule nous invite à comprendre l’Église et l’Eucharistie d’après une « causalité réciproque qui noue le mystique et l’institutionnel ». D’une part, la difficulté de la formule concerne notre embarras d’entretenir une jonction équilibrée entre le mystère et l’institution. D’autre part, le problème concerne l’inconvénient de privilégier exclusivement l’un ou l’autre des membres de cette formule, en réduisant l’expression à un argument-slogan, contribuant à mécomprendre sa signification plus profonde. Nous devons plutôt entrevoir la réciprocité de ces membres comme point de départ de notre réflexion théologique, et donc refuser de séparer les deux membres de la formule pour plutôt penser l’interaction dynamique entre les deux « faires ». C’est la « circularité de ces “faires” » qui nous permet de « revaloriser l’horizon ontologique de leur opération dans une tension eschatologique ». L’adage d’Henri de Lubac devient ainsi l’outil d’une « intelligence mystérique » de l’action sacramentelle, refondant les théories classiques de l’efficacité sacramentelle dans « l’économie du Mystère ». Il faut reconnaître l’horizon de la théologie sacramentaire et de l’efficacité sous l’incorporation sociale de la grâce et par le prisme de l’action et de la signification. Nous devons ainsi initier de nouveau les individus à la dimension ecclésiale de la vie chrétienne en repensant les sacrements comme des « itinéraires à parcourir et des célébrations communautaires à vivre ».

Mobilisant l’adage d’Henri de Lubac, l’auteur nous permet de reconsidérer la théologie chrétienne sous une autre dynamique. Soulignons que cet adage devient une heuristique pertinente pour révéler un potentiel de « sous-adages » : Eucharistie-Église, Liturgie-Ecclésiologie, voire Parole-Église. Il faut ultimement reconnaître, par le prisme de l’action sacramentelle, la causalité réciproque entre la Parole proclamée et l’Église pour repenser la notion d’efficacité selon la dialectique mystique-institution. La temporalité constitutive de cette dialectique nous conduit à ce que Villeroché nomme le « rythme paradoxal » : « la liturgie de l’Église résonne la Parole et son audition construit l’Église ». Or, l’enjeu majeur actuel de la recherche concerne le besoin de retrouver un accès au sens de l’économie sacramentelle par une « logique processuelle » (dynamique, temporelle), encourageant un nouvel approfondissement de la théologie sacramentaire et liturgique.

L’ouvrage de Laurent de Villeroché constitue une référence importante non seulement pour la théologie liturgique et sacramentaire, mais pour l’ensemble de la théologie chrétienne. Notons toutefois qu’une certaine clarification additionnelle sur la notion de « Mystère » permettrait d’agrémenter notre entendement de ce projet. Comme pour l’adage de Lubac, il semble que le terme « Mystère » se soit également transformé comme un axiome passe-partout auquel nous avons perdu soit son contexte originaire soit un entendement plus pointu quant à sa signification. Néanmoins, cette remarque ne prive pas le lecteur d’appréhender l’originalité de cet ouvrage. Ce travail exhaustif effectué par Laurent de Villeroché offre plusieurs ressources pertinentes et contribue à l’avancée de la recherche dans le domaine de la théologie sacramentaire, liturgique et fondamentale.