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Cette étude veut sauver de lui-même le thomisme en proie, dès l’oeuvre thomasienne, à des tensions internes. Ces apories non surmontées ont causé l’écartèlement, qui lui a été fatal, entre un réalisme de l’acte d’être et un réalisme de l’essence en acte, entre une dominante « existentialiste » et une dominante « rationaliste-essentialiste ». La philosophie moderne est à certains égards la fille de cette impasse. Comme elle s’est appauvrie au cours de ce processus de réaction, se délestant de la métaphysique et de l’ontologie, ne tirerait-elle pas profit de l’essai de réconciliation des deux grands courants du thomisme, en retrouvant le chemin de la transcendance, comme l’y invite pour sa part un Jean Grondin ? La résolution proposée par Joseph Mérel repose sur l’intromission d’un concept non thomiste mais qu’appelle l’esprit du thomisme, soit la réflexion ontologique, reprise du néoplatonisme et repensée par Hegel, au moment de l’acmé rationaliste de la philosophie moderne.
Le public que vise explicitement cet essai, d’une remarquable cohérence, est d’abord les professeurs de philosophie et de théologie de l’école catholique-traditionaliste ainsi que tous ceux qui, au sein de ces mouvements, n’entendent pas renoncer à penser. C’est en quelque sorte une invitation à ne pas s’enfermer dans la lettre de l’oeuvre thomasienne et à affronter les insuffisances de Thomas et de ses commentateurs les plus autorisés, en cherchant des solutions compatibles avec l’esprit du thomisme. Par sa valeur pédagogique, cet ouvrage est aussi de nature à intéresser les étudiants en philosophie, ceux du moins dont la curiosité s’étend à la philosophie médiévale. Par exemple, ils y verront comment le scotisme peut être abordé comme aiguillon de la spéculation thomiste. Risquent enfin d’y trouver leur miel les professionnels de la philosophie et le public cultivé dont l’angoisse métaphysique et la soif de vérité ne trouvent pas de réponse dans la philosophie contemporaine. Car s’il n’y a pas coïncidence, au moins minimalement, entre l’ordre de la raison et l’ordre de l’être, on voit mal comment échapper jamais à la prison du subjectivisme et du relativisme. D’une façon ou d’une autre, il faut redécouvrir que le sens est dans les choses et que cette donation attend l’effort du philosophe et de toute conscience un peu exigeante. Surgit alors une question qui désarçonnera bien des disciples, à des titres divers, de Thomas et de la néoscolastique : se pourrait-il que l’oeuvre thomasienne ait été historiquement — et à son corps défendant — l’alliée objective de la déconstruction philosophique depuis Kant jusqu’à Habermas ? L’Auteur conclut par la positive, toutefois non sans nuancer son propos.
L’Auteur est un philosophe de profession, agrégé, docteur ; il a eu pour maître Claude Polin, son directeur de thèse ; Claude Rousseau a été aussi l’un de ses professeurs et le préfacier de quelques-unes de ses publications ; il a fait carrière dans le Secondaire ; son intérêt s’est porté vers la philosophie politique, en particulier la notion de bien commun entendu dans le sens exigeant de l’organicisme ; au service de cette longue méditation, il a déployé les ressources très riches d’un fort métaphysicien rompu aux subtilités de l’ontologie. Joseph Mérel est manifestement un pseudonyme. L’identité qu’il cache s’est aussi dissimulée sous ceux de Stepinac et de Jean-Jacques Stormay. Cette oeuvre abondante, plus de vingt-cinq titres, mais peu lue, à tort, et encore moins commentée, reprend l’inspiration de Causalité et création. Réflexion libre sur quelques difficultés du thomisme, de Jérôme Decossas (Cerf, 2006) et du Commentaire du Livre des Causes de Thomas d’Aquin, introduit, traduit et commenté par Béatrice et Jérôme Decossas (Vrin, 2005). On peut sans crainte de se tromper considérer que l’oeuvre de Mérel est tantôt un approfondissement, tantôt un prolongement et une vulgarisation des thèses de Causalité et création. Ce patient effort a produit des étapes intermédiaires, en particulier trois essais, dont la lecture préalable préparerait utilement à la compréhension de L’essence de Dieu est-elle seulement d’exister ?, soit Mérel, Désir de Dieu et organicité politique (Reconquista Press, 2019) ; Stepinac, Politique & religion, immanence & transcendance. Amour difficile et mariage de raison (Reconquista Press, 2021) ; Mérel, Comme un agneau muet… Pourquoi notre contemporain consent à la servitude et à la mort (Reconquista Press, 2021). Enfin, rappelons que Stormay a composé une sorte de dictionnaire politique non conformiste de 660 pages (Abécédaire mal-pensant, Reconquista Press, 2019), où on trouve commodément cataloguées des notions essentielles à la thématisation, tels réflexion ontologique, apophatisme, surnaturalisme, subjectivisme, puissance obédientielle, principe de causalité, principe de raison suffisante, dialectique de l’identité et de la différence, dialectique de l’intérieur et de l’extérieur, négativité, ordre des raisons de connaître et ordre des raisons d’être, etc. Avec dans tous les cas une initiation — explicite ou implicite — au vocabulaire technique et au mode de raisonnement de l’École, qui, on l’admettra aisément, relèvent de l’hermétisme le plus étanche pour presque tous nos contemporains, amateurs de philosophie et même philosophes professionnels non spécialistes de la pensée médiévale ou de la néoscolastique. L’entreprise est servie par un pédagogue chevronné, bien au fait de la philosophie moderne et contemporaine, comme le prouvent les quatorze devoirs de philosophie rassemblés dans Antidote de Stormay (Reconquista Press, 2018), La vérité. Dissertations sur le problème de la certitude de Decossas (Dominique Martin Morin, 1998) et, du même, Le sens, le langage. De saint Thomas à Sartre, Camus, Derrida… et retour (Dominique Martin Morin, 1998).
L’hypothèse — qu’on ne peut justifier ni vérifier dans cette courte recension — de l’identité à laquelle renvoient les noms de plume de Mérel, de Stepinac, de Stormay et de Decossas nous mettrait en présence d’un philosophe patenté mais hors norme, anticonformiste et libre, théoricien du traditionalisme révolutionnaire. Dans ma carrière de 35 ans dans l’enseignement universitaire, je n’ai rien lu de comparable à Fascisme et monarchie. Essai de conciliation du point de vue catholique par Mérel (2e éd., Reconquista Press, 2018 ; 1re éd., Vincent Reynouard, [2012] ; en samizdat, 2001).
Revenons à L’essence de Dieu est-elle seulement d’exister ? Thomas lui-même et ses commentateurs jusqu’à Étienne Gilson, Cornelio Fabro et Géry Prouvost n’ont donné que des réponses « verbales » ou unilatérales — se contentant même parfois de contourner l’obstacle — à la question des rapports ambigus entre essence et « esse » jusque dans la Divinité, pourtant essentielle à la validation de l’hylémorphisme. La thèse de l’Auteur est que, « à l’intérieur de la doctrine de l’“esse” comme acte de l’essence, doit être reconnue à l’essence une dignité propre et une consistance ontologique positive, jusques en Dieu » (p. 31). Si l’on réussit à montrer que l’essence de l’exister est fondement de ce dernier, dans une réciprocation de causalité, et que l’on parvienne à en dévoiler les conditions d’intelligibilité, alors on aura une chance d’échapper au dilemme qui déchire le thomasianisme et les thomismes postérieurs, c’est-à-dire : « […] choix unilatéral d’un oubli essentialiste de l’existence (oblitération de la différence ontologique) ; ou choix de la fascination muette, consommée en nescience de cette différence ontologique (apophatisme de l’exister) » (p. 41-42). Le problème à résoudre devient dès lors : « […] s’il y a essence et existence, fonctionnellement distinctes quoique confondues en Dieu, comment rendre raison de cette différence réelle dans l’identité de la simplicité divine ? » (p. 46). Or poser au départ que le concept de « causa sui » est irrecevable parce que contradictoire et se résigner à admettre, dans une sorte de fidéisme, « l’idée de Celui dont l’essence est d’exister », même si on entrevoit que cette idée est aussi contradictoire (p. 69), équivaut à barrer la route qui mène à l’intelligence des rapports entre essence et existence dans la Divinité et dans la création, qui est placée dans le sillage de cette dernière. En découvrant que le principe de causalité n’est pas analytique et en saisissant « la rationalité du contradictoire, l’intelligibilité de l’irrationnel entendu comme moment, ou comme détermination obligée du rationnel » (p. 70), on s’achemine vers la clé de l’interrogation, la résolution par la circularité du processus, autrement dit par la réflexion ontologique. « Et selon cette démarche, l’être se reconnaît, comme fondement, le non-être […] L’être se reconnaît une raison d’être s’il a la forme éternelle d’une victoire sur le néant qu’il assume » (p. 80). Pour rendre raison de la cause de soi, on doit se mettre en position d’appréhender que Dieu est « capable de se donner ce qu’il est ». Dieu est « le sujet d’exercice de son agir et de son être, ainsi de son “esse” qu’il a autant qu’il l’est » (p. 81). Contrairement à la Divinité, la créature n’est pas à elle-même sa raison suffisante. « Nous ne pouvons connaître l’essence de Dieu ou l’essence de l’acte d’exister, mais nous pouvons et devons les désigner par l’indication d’un passage à la limite, terme idéal d’un mouvement pour nous asymptotique, celui de l’identification inchoative de la réflexion, et de la réduction d’elle-même à un moment d’elle-même » (p. 114). La perspective de l’Auteur est d’intégrer, par le thème de la réflexion ontologique, au thomisme de saint Thomas, le concept de la « subsistence » proposé par Cajetan et interprété comme « l’achèvement de l’individuation elle-même, c’est-à-dire la réflexion dans son processus du processus de la réflexion » (p. 115). Il y a « convertibilité stricte entre l’idée selon laquelle l’absolu est celui dont l’essence est d’exister, et l’idée selon laquelle l’absolu est celui qui, comme essence absolue ou infiniment riche de toutes les perfections possibles, se fait exister par réflexion ontologique » (p. 147). Ainsi se trouvent réconciliés « les tenants du thomisme de l’acte d’être et les tenants du thomisme de l’essence existante ; l’un n’est pas sans l’autre, l’un est la face occulte que l’autre dissimule » (p. 148). L’Auteur prend le contre-pied de l’enseignement apophatiste de Charles De Koninck pour qui la théologie naturelle ne connaît pas Dieu « à la manière d’une partie du sujet de la métaphysique », mais simplement en tant que « principe tout extrinsèque de ce sujet ». Elle ne le connaît que de façon négative.
La convoitise intellectuelle qui meut l’Auteur se ramène au fond au désir ardent de surmonter, dans la fidélité à l’esprit de Thomas plutôt qu’à la lettre du thomisme dominant, l’aporie de l’action réciproque, dans la ligne de Capreolus et en mobilisant des outils conceptuels hégéliens, au moyen donc d’une « radicalisation du courant rationaliste intérieur au thomisme » (p. 27). Entendre ici par rationalisme non pas « la prétention de la raison humaine à se faire l’autorité suprême en tous domaines », mais plutôt « la manière d’être thomiste consistant à plaider en faveur d’une philosophie séparée de la théologie révélée » (p. 16). L’idée de philosophie séparée a pour corollaire « celle de la possibilité d’un état de pure nature, qui fait de la vie de grâce, à strictement parler, un accident contingent de la condition humaine », et non un dû exigible de la Divinité, ce que semblent poser Henri de Lubac et ses disciples modernistes. Autrement dit, on ne peut faire l’économie du réexamen à frais nouveaux du problème du désir naturel de Dieu chez saint Thomas, précisément l’un de ceux où sa pensée se fait particulièrement hésitante et méandreuse. Affronter ce défi, c’est chercher le point de suture entre nature et surnature. La solution, ici aussi, est offerte par la réflexion ontologique, négation de négation (p. 190). L’hyper-intellectualisme de l’Auteur l’incite à confesser que le voeu du « rationalisme » est de « faire système » et que ce voeu est solidaire de « la sécularisation de l’effort philosophique » (p. 25).
On ne peut qu’admirer l’intégrité de la démarche de l’Auteur, qui n’élude aucune difficulté, ne cède jamais à la facilité en masquant les possibles objections. Il pousse le souci de l’honnêteté jusqu’à s’astreindre à souscrire, l’espace du chapitre IV, à la position « existentialiste » pour en éprouver la cohérence et en révéler la fécondité autant que les limites telles qu’elles se donnent à voir chez Gilson, Fabro, Sertillanges. Le même esprit préside à la discussion d’un texte éminemment révélateur du cardinal Marc Ouellet, qui, se situant aux antipodes, c’est-à-dire dans l’héritage d’Henri de Lubac et du concile Vatican II, confirme les liens tissés si savamment par l’Auteur (p. 271-274). Les penseurs catholiques-traditionalistes devraient se rendre à l’évidence d’une
solidarité objective entre le souci — qui suppose, selon [l’Auteur], l’idée de nature pure — de préserver la gratuité de la grâce d’une part, et d’autre part l’élaboration d’une philosophie réaliste séparée de la théologie, et pénétrée d’un rationalisme nécessaire qui n’est au fond qu’en puissance dans l’oeuvre de l’Aquinate, mais qui seul rend compatibles les diverses propositions strictement philosophiques du corpus thomiste. De même, il existe une solidarité objective entre la réduction du thomisme au thomisme de l’acte d’être, et la négation de l’existence d’une finalité ultime naturelle possible pour la condition humaine.
p. 273-274
Cette étude originale et audacieuse, sans hostilité à l’égard de la foi et de la spéculation théologique, bien au contraire, mérite d’inaugurer un dialogue franc et loyal non seulement entre intellectuels catholiques-traditionalistes, mais aussi entre penseurs de tous horizons, du moins ceux que préoccupe sincèrement l’état de déréliction de la philosophie contemporaine de plus en plus rabattue sur le terrain de l’opinion.
Que peut bien nous apporter, se demande l’Auteur, une philosophie dont tout l’office est de signifier que ce qu’il y a de plus intéressant dans le réel (le fait d’être de l’existant) est sa réalité même (son acte d’exister), et que rien, du réel, ne peut être dit pour l’expliciter en tant que réel, parce que tout ce que l’on pourrait convoquer pour en parler est lui-même du réel et procède — loin d’en rendre raison — de la réalité de ce réel excluant par là qu’on en appelle à son sujet à une explication de ce qu’il est et du fait qu’il est ?.
p. 123-124
Si les essences ne sont que la « menue monnaie de l’être », selon la formule de Gilson, si la raison discursive n’est qu’une « espèce dégradée d’intelligence », on voit mal « qu’il soit possible à la raison d’exiger l’existence de ce que ses lois lui enjoignent de déduire et de juger, ainsi de déclarer vrai » (p. 98, 256). Alors, la tentation kantienne contre laquelle le thomisme se croyait à jamais immunisé ne ressurgit-elle pas ? — À quand une disputatio en bonne et due forme avec Joseph Mérel ?