Abstracts
Résumé
Fūdo (Milieux humains), publié en 1935, est l’ouvrage le plus célèbre de Watsuji Tetsurō (1889-1960), au-delà même de son oeuvre majeure, Éthique (Rinrigaku). Il a été reçu en effet principalement comme un essai sur l’identité japonaise. Mais définir l’identité japonaise n’était pas pour Watsuji l’objectif principal de ce livre. Fūdo a été conçu en réponse à Sein und Zeit (1927) de Heidegger. À l’accent mis sur la temporalité par le maître livre, il répond en mettant l’accent sur la spatialité ; et à l’historialité heideggérienne (Geschichtlichkeit), il répond par le concept de fūdosei, qu’il définit comme « le moment structurel de l’existence humaine », c’est-à-dire la dynamique de la spatialité concrète où chaque être humain est engagé de par sa relation existentielle avec autrui et avec les choses de son milieu. Ce concept central, créé par Watsuji, est ici rendu par le néologisme médiance (du latin medietas, moitié), qui exprime la dualité de l’humain concrètement replacé dans son milieu (fūdo) : une dimension individuelle (que Watsuji appelle hito) et une dimension relationnelle (que Watsuji appelle aida), le couplage (la médiance) de ces deux « moitiés » de l’être s’incarnant dans l’être humain concret (ningen). La traduction porte sur le préambule et sur le premier chapitre de Fūdo, où Watsuji présente puis expose sa théorie générale des milieux humains et de la médiance, ainsi que, à titre d’exemple, sur deux extraits où il interprète le milieu désertique (c’est-à-dire le monde arabo-musulman) et le milieu bucolique (à savoir l’Europe).
Abstract
Fūdo (Human milieux), published in 1935, is the most famous work by Watsuji Tetsurō (1889-1960), more so even than his major opus, Ethics (Rinrigaku). It was welcomed indeed principally as an essay on Japanese identity. Yet to define the Japanese identity was not for Watsuji the chief objective of that book. Fūdo was conceived in answer to Heidegger’s Sein und Zeit (1927). To the emphasis put upon temporality in that masterwork, he answers by putting the emphasis on spatiality ; and to Heideggerian historicity (Geschichtlichkeit), he answers through the concept of fūdosei, defined by him as “the structural moment of human existence”, i.e. the dynamics of concrete spatiality in which each human being is involved through his or her existential relation with others as well as with things in his or her milieu. This central concept, created by Watsuji, is here rendered by means of the neologism “médiance” (from the Latin medietas, half), which expresses the duality of the human concretely reinstated in his or her milieu (fūdo) : an individual dimension (called, by Watsuji, hito) and a relational dimension (called aida by Watsuji), whilst the coupling (the médiance) of those two “halves” of being are embodied in the concrete human being (ningen). The translation is of the preamble and of the first chapter of Fūdo, where Watsuji presents and exposes his general theory of human milieux and of “médiance”, as well as of two extracts in which he offers an interpretation of the desert milieu (the Arabic and Moslem world) and of the bucolic milieu, namely Europe.
Article body
I. Préambule [Extrait I][1]
[3][2]
Ce que vise ce livre, c’est à élucider la médiance en tant que moment structurel de l’existence humaine. La question n’est donc pas ici de savoir en quoi l’environnement naturel régit la vie humaine. Ce qu’on entend généralement par environnement naturel est une chose que, pour en faire un objet, l’on a dégagée de son sol concret, la médiance humaine. Quand on pense la relation entre cette chose et la vie humaine, celle-ci est elle-même déjà objectivée. Cette position consiste donc à examiner le rapport de deux objets ; elle ne concerne pas l’existence humaine dans sa subjectité. C’est celle-ci qui en revanche est pour nous la question. Bien que les phénomènes médiaux soient ici constamment mis en question, c’est en tant qu’expressions de l’existence humaine dans sa subjectité, non pas en tant que ce qu’on appelle l’environnement naturel. Je récuse d’avance toute confusion sur ce point.
J’ai commencé à réfléchir à la question de la médiance au début de l’été 1927, à Berlin, en lisant Être et temps de Heidegger. Cette tentative de saisie de la structure existentielle de l’homme[3] en tant que temporalité m’intéressait profondément. Cependant, il y avait là pour moi un problème : pourquoi, en même temps que la temporalité comme structure existentielle du sujet, ne pas mettre aussi en valeur la spatialité comme structure existentielle également originaire ? Bien entendu, même chez Heidegger, la spatialité n’est pas complètement absente. La « nature vivante » du romantisme allemand semble y être ressuscitée dans l’attention portée à l’espace concret dans l’existence de l’homme. [4] Toutefois, celui-ci est presque éclipsé par l’éclairage puissant qui est porté sur la temporalité. Là j’ai vu la limite du travail de Heidegger. Une temporalité à quoi ne répond pas la spatialité n’est pas encore la vraie temporalité. Si Heidegger s’en est tenu là, c’est parce que son Dasein n’est en fin de compte qu’un individu. Il n’appréhende l’existence humaine qu’en tant que l’existence d’un homme individuel. Vu la dualité de l’existence humaine, qui est à la fois individuelle et sociale, ce n’en est qu’un aspect abstrait. Quand on saisit l’existence humaine dans sa dualité concrète, temporalité et spatialité se correspondent. De même l’historicité, qui n’apparaît pas assez concrètement chez Heidegger, ne se montre qu’alors comme ce qu’elle est vraiment. En même temps, il devient évident que l’historicité et la médiance se correspondent.
Ce genre de questions m’est peut-être apparu parce que j’avais justement le coeur empli d’impressions de milieux divers au moment où je me suis plongé dans l’analyse minutieuse de la temporalité. Mais c’est aussi justement parce que ces questions m’étaient apparues que j’ai ruminé mes impressions de milieux ou que j’y ai porté attention. On peut donc dire que c’est la question de la temporalité-historicité qui m’a éveillé à la question du milieu. Sans le truchement de ces questions, mes impressions de milieux seraient restées des impressions de milieux. Cependant, qu’elles aient pu jouer ce rôle manifeste justement que la médiance et l’histoire se correspondent.
Ce livre reprend en gros des cours que j’ai donnés de septembre 1928 à février 1929. Ceux-ci ne traitaient à peu près que de la question des milieux, car je revenais à peine de mon voyage à l’étranger, et n’avais pu encore approfondir le problème de la temporalité-spatialité de l’existence humaine. [5] Néanmoins, la plus grande partie de ce livre a été publiée par morceaux, à partir d’éléments de ce cours que je réécrivais à l’occasion. Seul le dernier chapitre est resté dans l’état de la rédaction première. Toutefois, ces diverses parties ont été conçues à l’origine comme un tout. Si mal préparées qu’elles demeurent encore, j’ai décidé de les présenter ici ensemble. Je remercie à l’avance mes lecteurs des remarques qu’ils voudront bien me faire.
Août 1935
II. Chapitre premier : Théorie fondamentale du milieu [Extrait II]
1. Les phénomènes de milieu
[9] Ce que j’appelle ici milieu (風土, fūdo) est un terme général comprenant, pour une certaine région, le climat, les météores, la nature des roches et des sols, le relief, le paysage, etc. Autrefois, cela s’appelait aussi suido (水土). Derrière ces notions se cachent d’anciennes visions de la nature qui prennent celle-ci comme environnement humain, en termes de terre, eau, feu, vent. Mais il y a de bonnes raisons pour examiner cela en tant que « milieu » plutôt que de le problématiser en tant que « nature ». Pour le mettre en lumière, il faut d’abord éclaircir ce phénomène de milieu.
Tous, nous habitons une certaine contrée. Par suite, que nous le voulions ou non, l’environnement naturel de cette contrée nous « entoure ». Voilà qui ne fait pas de doute pour le sens commun. De là vient qu’on examine habituellement cet environnement naturel en tant que phénomènes de la nature de diverses sortes, et qu’on s’interroge aussi sur l’influence que ceux-ci exercent sur « nous ». Tantôt sur nous en tant qu’objets de la biologie ou de la physiologie, tantôt sur nous en tant qu’agissant effectivement, comme dans la formation d’un État. Cela comprend des relations complexes au point d’exiger pour chacune des recherches spécialisées. Mais ce qui pour nous fait problème, [10] c’est de savoir s’il convient effectivement de considérer le milieu, en tant que réalité quotidienne directe, comme un ensemble de phénomènes naturels, tels quels. Il va de soi que les sciences de la nature, chacune de son point de vue, en traitent comme de phénomènes naturels ; mais c’est une autre question que de savoir si lesdits phénomènes sont, originairement, des objets de science de la nature.
Pour penser cette question, nous allons prendre le phénomène du froid, cas parmi d’autres des phénomènes climatiques évidents pour le sens commun. Nous sentons le froid, ce qui est une réalité certaine et évidente pour tout le monde. Or qu’est-ce que ce froid ? Serait-ce que de l’air d’une certaine température, c’est-à-dire de l’air froid comme objet physique, en excitant les organes sensoriels dont notre corps est muni, nous fait éprouver un certain état psychologique en tant que sujets psychologiques ? Si c’était le cas, tant cet « air froid » que ce « nous » existeraient en eux-mêmes, séparément, et ce n’est qu’au moment où, du dehors, l’air froid entrerait en contact avec nous que s’établirait la relation intentionnelle « nous ressentons du froid ». Par suite, on pourrait évidemment envisager une influence de l’air froid sur nous.
Or en est-il vraiment ainsi ? Avant de ressentir le froid, comment connaîtrions-nous l’être indépendant d’une chose telle que l’air froid ? Voilà qui est impossible. C’est en éprouvant le froid que nous découvrons l’air froid. En outre, penser que cet air froid viendrait du dehors à notre contact n’est que se méprendre sur les relations intentionnelles (志向的関係, shikōteki kankei). Par nature, une relation intentionnelle ne s’établit pas tout d’un coup du seul fait qu’un objet vient à nous toucher de l’extérieur. Pour autant que l’on examine la conscience individuelle, le sujet comporte à l’intérieur de lui-même une structure intentionnelle. En tant que sujet, il est déjà « tourné vers quelque chose ». Cette « impression » de « sentir le froid » [11] n’est pas un « point » à partir duquel s’établirait une relation tournée vers l’air froid ; elle est déjà elle-même relationnelle en tant que « sentir quelque chose ». C’est dans cette relation que se découvre le froid. Ainsi l’intentionnalité, en tant que cette structure relationnelle, n’est autre qu’une structure du sujet en prise avec le froid. « Nous sentons le froid », c’est d’abord une telle expérience intentionnelle (志向的体験, shikōteki taiken).
Mais alors, le froid n’est-il rien de plus qu’un moment de l’expérience du sujet ? L’air froid découvert là est l’air froid du domaine intérieur au « moi ». Or ce que nous appelons l’air froid est un objet transcendant extérieur au moi ; ce n’est pas une simple sensation du moi. Comment l’expérience subjective peut-elle être mise en relation avec cet objet transcendant ? En d’autres termes, comment quelque chose de tel qu’une sensation de froid peut-il être mis en relation avec la froideur de l’air extérieur ? — Cette interrogation comporte une erreur quant à ce qui est visé dans une relation intentionnelle. L’objet intentionnel est autre chose qu’un contenu mental. On ne peut donc pas dire que le froid, considéré comme expérience indépendante de l’air froid objectif, serait un objet intentionnel. Lorsque nous sentons le froid, ce n’est pas une « sensation » de froid que nous sentons, c’est directement « la froideur de l’air extérieur » ou « l’air froid ». C’est dire que dans l’expérience intentionnelle, le froid en tant que « chose sentie » n’est pas une « chose subjective », mais une « chose objective ». On peut dire que l’« avoir-trait » (かかわり, kakawari) intentionnel qu’est le fait de sentir le froid, lui-même, a déjà trait au froid de l’air extérieur. Ce n’est qu’à partir de cette intentionnalité que s’établit quelque chose de tel que l’air froid en tant qu’être transcendant. Il s’ensuit que, par essence, ne se pose pas la question de savoir comment la sensation de froid est en relation avec la froideur de l’air extérieur.
[12] De ce point de vue, c’est se méprendre que de distinguer le sujet de l’objet, comme par conséquent de distinguer un « nous » d’un « air froid », qui chacun s’établirait lui-même indépendamment. Quand nous sentons le froid, nous habitons nous-mêmes déjà la froideur de l’air extérieur. Avoir trait nous-mêmes au froid, ce n’est autre que d’être nous-mêmes sortis dans le froid. En ce sens, notre propre manière d’être, comme Heidegger y insiste, a pour caractère le fait d’être « sortis au dehors » (ex-sistere).
Cela conduit à l’idée suivante. En tant qu’être-sortis-au-dehors, nous faisons face à nous-mêmes. Même quand nous ne nous retournons pas sur nous-mêmes par la réflexion, c’est-à-dire sans même attendre la rétrospection, notre soi nous est ouvert. La réflexion n’est qu’un état de la saisie de soi. En outre, elle ne vient pas en premier comme mode de révélation du soi. (Certes, on pourrait aussi considérer que Reflektieren en son sens optique, c’est-à-dire de réfléchir ce qui s’est projeté sur quelque chose, de se montrer par réflexion sur quelque chose, dans ce sens-là exprime la façon dont le soi s’ouvre lui-même en nous-mêmes). Nous sentons le froid. Ce qui veut dire : nous sommes sortis dans le froid. Donc, dans le fait de sentir le froid, nous trouvons notre soi dans le froid lui-même. Cela, cependant, n’est pas trouver là un soi que nous aurions au préalable transposé dans le froid. Dès lors que le froid nous apparaît, nous sommes déjà nous-mêmes sortis dans le froid. Ainsi, au plus originaire, ce qui « est dehors », ce n’est ni une « chose » ni un « objet », c’est nous-mêmes. « Sortir au dehors » est une spécification foncière de notre propre structure, [13] et l’intentionnalité aussi ne fait qu’en procéder. Sentir le froid est une expérience intentionnelle, mais ce que nous y voyons, c’est nous-mêmes sortis au dehors, c’est-à-dire dans le froid.
Nous venons d’examiner l’expérience de froid du point de vue de la conscience individuelle. Là, cependant, si nous avons pu sans obstacle employer l’expression « nous sentons le froid », c’est que ce n’est pas moi seulement, mais nous qui faisons cette expérience. Nous sentons en commun le même froid. Voilà justement pourquoi nous pouvons employer dans nos salutations quotidiennes des mots qui expriment le froid. Les façons différentes, propres à chacun de sentir le froid, ne sont possibles que sur ce sol : sentir en commun le froid. Sans un tel sol, il serait tout à fait impossible d’avoir connaissance qu’autrui éprouve du froid. De ce point de vue, ce qui est sorti dans le froid n’est pas seulement le moi, mais le nous. Ou plutôt, c’est le moi en ce qu’il tient du nous, le nous en ce qu’il tient du moi. Ce qui a pour spécification foncière de « sortir au dehors », c’est ce nous-là, ce n’est pas un simple moi. Par conséquent, la structure du « sortir au dehors » existe aussi comme un sortir-dans-les-autres-moi[4] avant même d’être un sortir dans une « chose » telle que l’air froid. Cela, ce n’est pas une relation intentionnelle, c’est du « corps social » (間柄, aidagara)[5]. Ainsi, ce qui se découvre soi-même dans le froid, c’est originairement le nous en tant que corps social.
Ce qui précède aura explicité à peu près ce qu’est le phénomène du froid. Toutefois, ce n’est pas seulement de manière indépendante et isolée que nous faisons l’expérience d’un phénomène météorologique tel que le froid ; c’est en connexion avec la tiédeur et la chaleur, en connexion aussi avec le vent, la pluie, la neige, l’ensoleillement, etc. C’est dire que le froid [14] n’est qu’un chaînon dans cet enchaînement global de phénomènes météorologiques variés qu’est un « climat » (気候, kikō). C’est quand nous entrons dans la tiédeur d’une pièce au sortir du vent glacé, ou dans la douceur du souffle d’un vent printanier après la froidure de l’hiver, ou quand nous sommes surpris par une pluie d’orage au beau milieu de la touffeur d’une journée d’été, que nous nous entendons (了解する, ryōkai suru)[6] nous-mêmes au sein de ces phénomènes qui ne sont pas nous-mêmes, et que nous entendons aussi nos propres changements au sein des changements du climat. Cependant, ce « climat » non plus, nous n’en faisons pas une expérience isolée ; c’est en connexion avec celle d’une contrée dans ses sols, son relief, ses paysages, etc. Le vent froid, c’est un yamaoroshi ou un karakaze[7]. Le vent printanier, c’est celui qui disperse les pétales des fleurs de cerisier, ou celui qui caresse les vagues. La chaleur de l’été aussi, c’est celle-là qui flétrit la verdure en plein épanouissement, ou celle qui fait que les enfants jouent à la plage. Tout comme nous nous découvrons nous-mêmes dans la peine ou dans la joie au sein du vent qui disperse les fleurs, c’est nous-mêmes que nous entendons, vidés de toute énergie, dans le soleil de plomb qui darde ses rayons sur les arbres. C’est dire que nous nous découvrons nous-mêmes au sein du « milieu » (風土, fūdo), nous-mêmes en tant que corps social.
Pareille entente-propre (自己了解, jiko ryōkai) ne consiste pas à comprendre un « moi » (我, ware) en tant que « sujet » (主観, shukan) qui sent du chaud ou du froid, ou en tant que sujet que réjouit la vue des fleurs. Dans ces expériences, nous ne dirigeons pas nos yeux sur un « sujet » (shukan). Quand nous sentons du froid, nous contractons notre corps, nous nous couvrons, nous nous rapprochons du brasier. Non, un intérêt plus fort encore nous fait plutôt vêtir les enfants, pousser les vieillards près du feu. Ou encore, nous travaillons pour pouvoir acheter des vêtements ou du charbon de bois. Les charbonniers font du charbon dans la forêt, les tissages fabriquent du tissu. C’est dire que l’« avoir-trait » au froid nous engage individuellement et socialement dans toutes sortes de moyens de parer au froid. [15] De même, quand la vue des fleurs de cerisiers nous réjouit, ce n’est pas non plus sur un « sujet » (shukan) que nous portons les yeux, ce sont les fleurs qui nous fascinent, et nous invitons des amis à aller les voir, ou nous buvons et dansons en bonne compagnie sous les fleurs. C’est dire que dans notre avoir-trait au paysage de printemps, toutes sortes de moyens d’en jouir sont mis en oeuvre individuellement et socialement. L’on pourrait en dire autant de la canicule, ou de désastres comme les tempêtes ou les inondations. En notre avoir-trait à ces « menaces de la nature », comme on dit, nous commençons par nous hâter de nous engager dans les moyens collectifs de nous en protéger. L’entente-propre (自己了解, jiko ryōkai) dans le milieu apparaît littéralement comme une découverte de ces moyens ; cela ne consiste pas à comprendre un « sujet ».
Les moyens divers qui sont ainsi trouvés, tels que vêtements, braseros, charbonneries, maisons, visites aux fleurs de cerisier, lieux renommés pour leurs fleurs, digues, canaux de drainage, structures anti-vent des maisons, ce sont à l’origine des choses que nous avons produites nous-mêmes et de par notre propre liberté. Néanmoins, nous ne les avons pas produites sans qu’elles eussent trait aux divers phénomènes du milieu, tels que le froid, les grandes chaleurs ou l’humidité. C’est en nous voyant nous-mêmes au sein du milieu que, dans cette entente-propre, nous nous sommes tournés vers la libre formation de nous-mêmes. En outre, dans le froid et la chaleur, la tempête ou l’inondation, ce n’est pas qu’entre nous aujourd’hui seulement que nous partageons défense et travail. Nous faisons nôtre une accumulation d’entente de longue durée, qui remonte à nos ancêtres. Les types d’habitation, dit-on, sont une fixation des façons de construire les maisons. Ces façons (仕方, shikata) ne s’établissent pas sans avoir trait au milieu. La maison est un outil de protection contre le froid en même temps qu’un outil de protection contre la chaleur. Les façons en question sont d’abord réglées par la nécessité de se défendre plus ou moins contre la chaleur ou contre le froid. En outre, [16] une maison doit résister aux tempêtes, aux inondations, aux tremblements de terre, aux incendies, etc. Elle doit s’adapter à ces diverses contraintes. Un toit pesant désavantage vis-à-vis des séismes, mais est indispensable face aux tempêtes et aux inondations. En plus, l’humidité conditionne étroitement l’habitabilité de la maison. Devant une forte humidité, il s’impose de favoriser à l’extrême la ventilation. Le bois, le papier, le torchis, etc., sont les matériaux de construction qui permettent le mieux de se protéger contre l’humidité ; mais devant l’incendie, ils ne protègent en rien. En se combinant selon leur incidence respective, ces diverses contraintes s’ordonnent et finissent par produire le style d’habitation d’une certaine région. Ainsi, la fixation des façons de construire les maisons n’est autre, sans doute, qu’une expression de l’entente-propre de l’humain dans un milieu. L’on en dirait autant des styles d’habillement. Ceux-ci également sont une fixation dans la société, au fil du temps, des façons de fabriquer les vêtements ; mais ce qui régit lesdites façons, c’est un milieu. Les styles d’habillement propres à une région, si celle-ci possède une prééminence culturelle, peuvent se propager à d’autres régions de milieu différent, et cela plus facilement que dans le cas des styles d’habitations ; néanmoins, quelle que soit la région d’adoption, cela n’efface nullement la spécification de ce style par le milieu d’origine. Le vêtement occidental, un demi-siècle après son adoption, reste le vêtement occidental[8]. La chose sera plus évidente encore pour les « aliments ». Ce qui a le rapport le plus profond avec la production des aliments, c’est le milieu. Ce n’est pas parce qu’ils avaient envie de viande ou de poisson que les humains ont choisi l’élevage ou bien la pêche. C’est parce que l’élevage ou la pêche sont déterminés médialement qu’ils en sont venus à désirer soit de la viande, soit du poisson. De même, c’est le milieu et non une idéologie, comme cela se voit chez les végétariens, qui a déterminé le choix entre alimentation carnée ou végétale. Ainsi notre appétit ne vise pas quelque chose de tel que l’aliment en général, [17] il se tourne vers des aliments préparés selon une certaine façon de cuisiner déjà au point depuis longtemps. Pain ou riz, bifteck ou sashimi, et ainsi de suite, ce sont des choses que l’on désire à jeun. Ces types de cuisine expriment l’entente-propre médiale d’un peuple sur la longue durée. Manger du poisson, des coquillages et des algues, nos ancêtres le pratiquaient dès avant qu’ils n’apprennent l’agriculture.
Nous pouvons trouver en outre des phénomènes de milieu dans toutes les expressions possibles de la vie humaine, les lettres, les arts, les religions, les coutumes, etc. Cela va de soi dans la mesure où le milieu est la façon de faire de l’entente-propre de l’humain[9]. C’est en tant que tels que nous saisissons les phénomènes du milieu. D’où il suit avec évidence que ceux-ci diffèrent des objets des sciences de la nature. Examiner en tant que phénomène médial un type de cuisine qui utilise les algues, ce n’est pas un point de vue qui se borne à considérer le milieu comme environnement naturel. À plus forte raison, comprendre médialement les styles artistiques montre sans détour que le milieu est inséparable de l’histoire. L’erreur la plus fréquemment commise à propos des phénomènes de milieu, comme nous l’avons indiqué au début, c’est celle du point de vue de sens commun, à savoir d’envisager une influence entre l’environnement naturel et l’humain. Dans une telle vision, le moment (契機, keiki) de l’existence humaine ou de l’histoire est déjà évacué des phénomènes concrets du milieu, et transposé sous un éclairage qui n’en fait que de l’environnement naturel. Dire que l’humain n’est pas simplement régi par l’environnement naturel, qu’au contraire il transforme le milieu par son travail, et tout ce que l’on peut ajouter en ce sens, revient à un tel point de vue. Cela n’est pas encore voir véritablement les phénomènes de milieu. En revanche, nous venons de voir comment ces phénomènes sont des façons de faire de l’entente-propre de l’humain. Le mouvement d’entente-propre de l’humain — l’humain dans sa dualité caractéristique d’être individuel et social — est en même temps historique. Par conséquent, il n’y a pas plus de milieu séparé de l’histoire qu’il n’y a d’histoire séparée du milieu. [18] Toutefois, cela ne peut être explicité qu’à partir de la structure foncière de l’existence humaine[10].
2. La spécification médiale de l’existence humaine
Dans la section précédente, les phénomènes de milieu ont été définis comme la façon dont l’humain se découvre soi-même. Or qu’est-ce que cet humain ? Je n’entrerai pas ici dans un examen détaillé de la question, que je laisse à d’autres recherches. (Le contour en a été brossé à grands traits dans un ouvrage précédent, L’Éthique comme étude de l’humain[11]. Plus spécialement, que l’on se rapporte à Éthique, sous presse). Toutefois, pour parler du milieu en tant que l’une des spécifications de l’existence humaine, il faut au préalable dire un mot de la place que cette spécification occupe dans la structure de l’existence humaine.
(1) Ce qu’on appelle ici l’humain (人間, ningen) n’est pas seulement « l’homme » (人, hito)[12] (anthrôpos, homo, man, Mensch). D’un côté c’est « l’homme », mais c’est aussi la société en tant que communauté ou combinaison d’hommes. Ce caractère duel de l’humain, c’est son caractère foncier. Il s’ensuit que l’Anthropologie[13], qui n’en traite que sous un aspect, « l’homme », tout comme la sociologie qui n’en traite que sous l’autre aspect, « la société », ne peuvent ni l’une ni l’autre appréhender l’essence de l’humain. Pour appréhender vraiment l’humain dans son fond, il faut saisir la structure de l’existence humaine telle qu’elle est, à la fois individuelle (個, ko) et complète (全, zen). Analyser l’existence humaine dans cette perspective montre clairement que c’est un mouvement de négation de la négativité absolue[14]. L’existence humaine n’est autre que la réalisation de ce mouvement de négation.
(2) Telle quelle, l’existence humaine est un mouvement qui forme toutes sortes de combinaisons et de communautés à travers la division en d’innombrables individus. [19] Cette division-et-union est entièrement subjective-pratique[15], mais elle suppose les corps subjectifs. Par suite, l’espace-temps du sens subjectif structure foncièrement le mouvement susdit. Ici, l’espace et le temps sont saisis dans leur aspect originaire, et il est en outre clairement montré qu’ils sont indissociables. Tenter d’appréhender la structure de l’existence humaine seulement en tant que temporalité, c’est tomber dans l’erreur de ne chercher l’existence humaine qu’au fond de la conscience individuelle, qui n’en est qu’un aspect. Si l’on saisit d’abord le caractère duel de l’existence humaine en tant qu’essence de l’humain[16], il deviendra tout de suite clair que l’on doit en découvrir la spatialité simultanément et corrélativement à la temporalité.
(3) Quand la structure spatio-temporelle de l’existence humaine est mise au clair, la structure de la solidarité des humains dévoile à son tour son véritable aspect. Les diverses formes de communautés et d’unions que les humains construisent sont des systèmes qui se développent intrinsèquement dans un certain ordre. Ce ne sont pas, comme on le croit, des structures statiques de la société, ce sont des systèmes de mouvements dynamiques. Ils réalisent le mouvement de la négation. C’est ainsi que prend forme ce qu’on appelle l’histoire.
(4) Ici se montre, en tant que médiance-historicité, la structure spatio-temporelle de l’existence humaine. La correspondance indissociable du temps et de l’espace est le substrat de la correspondance indissociable de l’histoire et du milieu. Aucune structure sociale n’est possible sinon fondée dans la structure spatiale de l’humain subjectif ; et la temporalité, si elle ne se fonde pas dans l’existence sociale, ne devient pas historicité. L’historicité, c’est la structure de l’être social. Ici apparaîtra aussi clairement le caractère duel, fini-infini de l’existence humaine. L’individu meurt, le lien entre les individus change, mais tout en mourant et en changeant sans cesse, les individus vivent et leur entre-lien (aida 間) continue. C’est dans le fait de finir sans cesse que celui-ci continue sans cesse. [20] Ce qui, du point de vue de l’individu, est « être vers la mort[17] », est « être vers la vie[18] » du point de vue de la société. Ainsi, l’existence humaine est individuelle-sociale. Toutefois, ce n’est pas seulement l’historicité qui structure l’être social. La médiance également structure l’être social, et elle est donc indissociable de l’historicité. Dans l’union de l’historicité et de la médiance, pour ainsi dire, l’histoire prend chair. Si « l’esprit » est quelque chose d’opposé à la matière, l’histoire ne peut certainement pas être que l’autodéploiement de l’esprit. C’est seulement lorsque l’esprit est le sujet s’objectivant soi-même, et par suite seulement lorsqu’il est une chose comportant une chair subjective, qu’il produit l’histoire en tant qu’autodéploiement. Cette qualité subjective qu’a la chair[19], disons que ce n’est autre que la médiance. Le caractère duel, fini-infini de l’humain, apparaît le plus ouvertement comme structure historique-médiale de l’humain.
C’est là que se manifeste la médiance. L’humain, ici, n’est pas seulement porteur du « passé » en général, il l’est d’un « passé médial » particulier ; et la structure formelle générale de l’historicité est pleine d’une réalité particulière. Ce n’est qu’à partir de là que l’existence historique de l’humain peut devenir l’existence des humains d’une certaine époque dans un certain territoire. Cependant « le milieu » non plus, en tant que cette réalité particulière, n’est pas indépendant de l’histoire au titre simplement de milieu, lequel entrerait par la suite en tant que réalité dans l’histoire. D’emblée, il est « milieu historique ». En un mot, dans la structure duelle, historique-médiale de l’humain, l’histoire est histoire médiale, et le milieu milieu historique. Si on les isole l’un de l’autre, l’histoire comme le milieu ne sont plus que des objets abstraits de cette base concrète. Le milieu que nous examinons, c’est le milieu originaire, antérieur à une telle abstraction.
[21] Telle est la place qu’occupe la spécification médiale dans la structure de l’existence humaine. Ainsi l’on verra clairement à quel point se ressemblent la question du milieu et celle de la chair dans l’Anthropologie (アントロポロギー, antoroporogî) traditionnelle. L’Anthropologie était une science qui questionnait, en l’abstrayant de son caractère duel, individuel et social, le seul caractère individuel de l’humain. Or cette science s’est efforcée de saisir dans son caractère duel de corps et d’esprit un « homme » (人, hito) détaché de son corps social (間柄, aidagara). Cependant, l’effort de saisir clairement la distinction corps-esprit en est venu à perdre de vue l’unification qui oeuvre au sein de cette distinction. La principale raison en est que le corps (身体, shintai), détaché de sa subjectité concrète, était de ce fait assimilé à un « corps-objet » (物体, buttai). Ainsi, l’Anthropologie s’est dissociée en un discours sur l’esprit et un discours sur le corps, lesquels se sont développés, l’un de la psychologie à l’épistémologie philosophique, l’autre vers une « anthropologie » (人類学, jinruigaku) relevant de la zoologie, ou encore vers la physiologie et l’anatomie. Néanmoins, l’Anthropologie philosophique contemporaine ambitionne de surmonter cette dissociation pour saisir derechef « l’homme » dans son caractère duel de corps et d’esprit. Ce qui vient là au centre de la question, c’est l’intuition que la chair (肉体, nikutai) n’est pas un simple « corps-objet ». Il s’agit, autrement dit, de la subjectité de la chair. Toutefois, pour autant que l’on garde la tradition de l’Anthropologie, cela n’est pas une étude de « l’humain » (人間, ningen), mais toujours une étude de « l’homme » (人, hito). Ce que nous poursuivons quant à nous, c’est une semblable question, mais d’un point de vue pour lequel le problème fondamental est le caractère duel, individuel-social de l’humain. La subjectité de la chair a pour base la structure spatio-temporelle de l’existence humaine. Par conséquent, ce qu’est la chair subjective n’est pas une chair isolée. S’unissant tout en s’isolant, isolement dans l’union, voilà la structure dynamique que possède la chair subjective. Dans le temps, cependant, où toutes sortes de solidarités se développent au sein de cette structure dynamique, elle devient une chose historique-médiale. [22] Le milieu aussi était la chair de l’humain. Mais, de même que la chair de l’individu a été considérée comme un simple « corps-objet », l’on en est venu à ne le considérer qu’objectivement, comme un simple environnement naturel. Or, au même titre que l’on doit restaurer la subjectité de la chair, il faut restaurer la subjectité du milieu. Si l’on voit ainsi les choses, on peut dire que le sens le plus originaire de la relation corps-esprit réside dans la relation corps-esprit de « l’humain », c’est-à-dire dans une relation corps-esprit individuelle-sociale comportant aussi la relation entre histoire et milieu.
Ce sens important que véhicule la question du milieu fournit une indication décisive à qui tente d’analyser la structure de l’existence humaine. Saisir ontologiquement celle-ci ne peut plus être accompli par la seule « transcendance » (超越, chōetsu) que structure la temporalité. Tout d’abord, il faut que ce soit une transcendance au sens d’un retour à la négativité absolue dans l’union du soi et d’autrui, le soi se découvrant dans l’autre. Par conséquent, d’un homme à l’autre, la transcendance doit avoir pour scène leur « corps social » ; c’est-à-dire que le corps social lui-même, en tant que sol de la découverte de soi et d’autrui, est dès l’origine la scène du « sortir au dehors » (ex-sistere). En second lieu, la transcendance, en tant que cette structure temporelle du corps social, doit dès l’origine être empreinte d’un sens historique. Sortir sans cesse vers l’avenir, ce n’est pas que le fait de la conscience individuelle. C’est le corps social lui-même qui sort vers l’avenir. Enfin, en troisième lieu, la transcendance est médialement une sortie au dehors ; c’est-à-dire le fait, pour l’humain, de se découvrir au sein du milieu. Du point de vue de l’individu, il s’agit de la proprioception (自覚, jikaku) de son corps. Mais pour l’existence humaine, ce sol plus concret encore, il apparaît dans la façon dont se forment les communautés, la façon d’être conscient, par conséquent dans la façon de construire de la langue, et aussi dans les façons de produire, de construire les maisons, etc. [23] En tant que structure existentielle de l’humain, la médiance doit comporter tout cela.
De ce point de vue, le moment (契機, keiki) qui objective le soi, pour l’existence humaine dans sa subjectité, réside justement dans ce milieu. Les phénomènes du milieu nous avaient montré comment, sortis au dehors, nous nous trouvons nous-mêmes. Trouvés nous-mêmes au sein du froid, nous devenons des outils (道具, dōgu) tels que vêtements ou maisons, et ce faisant nous nous opposons à nous-mêmes. Mais en outre le milieu, dans lequel nous sommes sortis et logeons nous-mêmes, devient lui-même un outil en tant que « chose utilisable » (使用せられるもの, shiyō serareru mono). Par exemple « le froid », en même temps que c’est une chose qui nous met en direction des vêtements, peut aussi, au sein de l’intérêt pour les aliments, être utilisé en tant que froid qui réfrigère la pâte de soja. « La chaleur », en même temps que c’est une chose qui nous fait utiliser un éventail, est aussi la chaleur qui fait pousser le riz. « Le vent », en même temps que c’est une chose qui nous fait prier pour un deux-cent-vingtième jour[20] sans malheur, est aussi le vent qui gonfle les voiles. Ainsi, de par notre avoir-trait aussi, sortis au sein du milieu, nous nous entendons nous-mêmes derechef à partir de là, en tant qu’utilisateurs. C’est dire que l’entente-propre dans le milieu fait découvrir en même temps les outils en tant que choses qui s’opposent à soi.
Sans aucun doute, de nombreux enseignements peuvent être tirés de l’intuition [de Heidegger] selon laquelle, dans l’existence humaine, la chose que l’on découvre le plus à portée de main[21] est l’outil. D’abord, « l’outil » est par essence une « chose pour faire… ». Par exemple, le marteau est une « chose pour taper », le soulier une « chose pour chausser ». Or ladite « chose pour faire… » comporte une relation immanente au « pourquoi faire » en tant que but de l’usage de cette chose. Par exemple, le marteau est un outil pour fabriquer des souliers. À leur tour cependant, les souliers sont des outils pour marcher. La structure essentielle de l’outil réside dans le fait que c’est une « chose pour faire » qui est toujours en train d’indiquer un « pourquoi faire », c’est-à-dire dans le fait que c’est un « enchaînement pour[22] ». [24] C’est ainsi que « l’enchaînement pour » émane de l’être de l’humain. Or à l’origine dont procède un tel « enchaînement pour », nous ne pouvons pas ne pas trouver une spécification médiale de l’existence humaine. Les souliers sont un outil pour marcher, mais beaucoup d’humains ont pu marcher sans cet outil. C’est le froid ou la chaleur qui ont rendu les souliers nécessaires. Le vêtement est une chose pour vêtir, mais vêtir sert d’abord à protéger du froid. Il faut donc dire que « l’enchaînement pour », en son point d’aboutissement, retient l’entente-propre médiale. Par exemple, au sein du froid ou de la chaleur, du même pas que cette entente-propre et de notre libre arbitre, nous prenons une certaine direction, celle du « pour se protéger ». Sans le moment (契機, keiki) du froid ou de la chaleur, on n’irait pas du tout se mettre à fabriquer spontanément des habits. Par suite, quand on s’indique[23] à partir du « pour se protéger » et en direction du « avec quoi », là déjà se révèle l’entente-propre médiale. C’est justement pourquoi l’on fabrique les vêtements sous diverses formes, chaudes ou fraîches, épaisses ou légères. Des choses telles que la laine, le coton ou la soie sont socialement découvertes comme matériaux pour l’habillement. De ce point de vue, il faut dire qu’il est évident que l’outil comporte en général un enchaînement étroit avec la spécification médiale. Que par suite l’outil soit pour nous la chose la plus à portée de main, cela signifie proprement que la spécification médiale constitue le moment (契機, keiki) premier de l’institution de l’objet.
Le milieu est ainsi pour l’existence humaine le moment qui l’objective elle-même, mais en cela justement, c’est derechef lui-même que l’humain entend. Cela, on devrait l’appeler la découvrance de soi (自己発見性, jiko hakkensei)[24] au sein du milieu. Nous nous découvrons tous les jours en quelque sens. Ce peut être une impression d’allégresse, ou de désolation. [25] De telles sensations, humeurs, dispositions, etc., ne doivent pas être considérées comme de simples états psychologiques ; ce sont des façons de faire de notre existence. En outre, ce ne sont pas des choses que nous ayons nous-mêmes choisies librement ; nous avons à les porter comme des manières d’être « déjà décidées ». Prédéterminations ou impressions de ce genre ne sont pas forcément régies par le seul milieu. En tant que corps social d’un certain lieu, notre être individuel-social spécifie déjà la façon d’exister des individus qui en relèvent, et ce faisant leur donne une certaine humeur. Il peut aussi donner déjà une certaine disposition à la société, en tant que conjoncture historique d’un certain lieu. Cependant, en même temps et combinée à cela, la charge médiale (風土的負荷, fūdoteki fuka) aussi est on ne peut plus manifeste. Un matin, nous nous trouvons « frais et dispos ». C’est là un phénomène que l’on explique comme un état psychologique de fraîcheur déclenché à l’intérieur par l’influence extérieure d’un état spécifique de l’humidité et de la température de l’air, mais dans l’expérience concrète, les choses en vont tout autrement. Ce qu’il y a là, ce n’est pas un état psychologique, c’est la fraîcheur vivifiante del’air. Cependant, l’objet qui est connu en tant que température et humidité de l’air n’est en rien similaire à cette fraîcheur comme telle. La fraîcheur vivifiante est une « manière d’être » (あり方, arikata), ce n’est ni une « chose » ni la « nature d’une chose ». Cela relève certes de cette chose qu’est l’air, mais ce n’est ni l’air lui-même, ni la nature de l’air. Aussi bien ne sommes-nous pas chargés d’une certaine manière d’être par cette chose qu’est l’air. Le fait que l’air possède la manière d’être de la « fraîcheur vive » n’est autre que le fait que nous en sommes nous-mêmes vivifiés. C’est dire que nous nous découvrons nous-mêmes au sein de l’air. Néanmoins, la vivacité de l’air n’est pas la vivacité d’un état psychologique. Ce qui le révèle le mieux, c’est le fait réel que l’humeur vive du matin s’exprime directement de par les salutations qui s’échangent entre nous. [26] Nous nous entendons nous-mêmes au sein de la fraîcheur de l’air. Ce qui est frais, ce n’est pas l’état psychologique du soi, c’est l’air. Voilà justement pourquoi, sans en passer par une procédure telle que de tourner notre regard sur l’état psychologique d’autrui, nous échangeons directement, au sein de notre entre-lien (間において, aida ni oite), des salutations comme « joli temps, hein », « ça s’est mis au beau », etc. Sortis ensemble dans l’air du matin, nous sommes chargés ensemble d’une certaine manière d’être.
De telles charges médiales, on peut en trouver à profusion dans notre existence. L’impression d’allégresse d’une belle journée, la déprimante impression d’un jour de pluie de la mousson, l’impression de pétulance du temps des jeunes feuilles, l’impression de douceur qu’apportent les pluies de printemps, l’impression de pureté vive d’un matin d’été, l’impression épouvantable d’un jour de tempête, — sans doute ne pourrions-nous pas épuiser cette charge, quand bien même nous ferions appel à tout le vocabulaire des mots de saison des haikai[25]. Ainsi, notre existence est médialement réglée en configurations d’une abondance infinie. Nous ne sommes pas seulement chargés d’un passé, nous sommes aussi chargés d’un milieu.
Il va de soi que notre existence n’a pas que le caractère d’une charge (負荷, fuka) ; elle a aussi un caractère de liberté. En ce que, tout en étant déjà être (有ること, aru koto), elle est être par avance, et en ce qu’elle est libre tout en étant chargée, elle révèle son historicité. Cependant, si cette historicité est une chose qui répond à la médiance, et si par suite la charge ne se borne pas à porter un passé mais consiste aussi à porter un milieu, la spécification médiale doit conférer un certain caractère y compris aussi à la libre mise en branle de l’humain. Il va sans dire que le vêtement, la nourriture et l’habitat, en tant qu’outils, sont empreints d’un caractère médial ; mais si en outre, foncièrement, quand l’humain se découvre soi-même, il se tient déjà sous une spécification médiale, au bout d’un certain temps les types de milieux doivent forcément devenir des types d’entente-propre (自己了解の型, jiko ryōkai no kata). Qu’au sein des divers milieux, [27] les divers humains témoignent de remarquables particularités dans l’expression de leur être, voilà qui est pour nous clair ontiquement. Maintenant, l’étude ontologique en est parvenue à la position que les types de milieux sont des types d’entente-propre de l’humain. Ce qu’il faut à présent, c’est découvrir les types de milieux (風土の型, fūdo no kata) en question.
Dès lors, comment faire pour pouvoir mettre au clair quelque chose de tel qu’un type de milieu ?
Ce que nous avons dit jusqu’ici de la spécification médiale de l’existence humaine pose la question de la structuration historico-médiale de l’humain en général ; ce n’est pas l’examen des façons de faire de l’existence humaine concrète. Nous nous en sommes tenus à stipuler que l’existence humaine concrète est obligatoirement située dans une façon de faire propre à une époque et à un territoire donnés, sans nous demander en quoi elle est particulière. D’où il suit que, saisie ontologiquement, la façon humaine d’exister ne permet pas de comprendre immédiatement les types d’existence particuliers. Elle ne peut que guider méthodologiquement la saisie ontique, en tant qu’intermédiaire pour cette compréhension.
Aussi, pour saisir les manières d’exister qu’ont les humains concrets, autrement dit pour saisir leur existence en ce qu’elle a de particulier, faut-il se tourner vers la connaissance ontique, à savoir la compréhension directe des phénomènes historico-médiaux. Si toutefois ce n’était là que traiter de ces phénomènes en tant que données objectives, ce serait, comme on l’a expliqué plus haut, rendre absolument impossible la saisie du sens de l’écoumène (風土の意義, fūdo no igi). S’agissant de comprendre les phénomènes historico-médiaux, nous devons nous en tenir strictement à la méthode ontologique ; c’est-à-dire au fait que lesdits phénomènes sont des expressions de l’être proprioceptif de l’humain, que le milieu est pour un tel être le moment (契機, keiki) de cette objectivation, de cette découvrance de soi, que par suite, en tant que types de l’existence humaine dans sa subjectité, les types de milieu ne se peuvent saisir que par l’interprétation des phénomènes médiaux-historiques, etc. [28] Il s’agit donc d’une connaissance ontique dans la mesure où elle vise la particularité des êtres particuliers ; mais c’est une connaissance ontologique dans la mesure où elle saisit ces façons particulières en tant que modes conscients de soi de l’humain. Ainsi, la saisie de la structure particulière historique-médiale de l’humain devient une connaissance ontologique-ontique. Dans la mesure où l’on s’interroge sur les types de milieux, il ne peut qu’en être ainsi.
Ici, notre examen va s’engager dans les particularités de l’existence humaine en partant de l’intuition des phénomènes de milieu. Comme, naturellement, les milieux sont historiques, leur typologie est en même temps une typologie des histoires. Nous ne cherchons nullement à éviter d’y toucher. Du reste, c’est une chose qu’on ne peut éviter. Néanmoins, c’est surtout par le côté du milieu que nous cherchons à saisir les structures historiques-médiales particulières de l’humain. Cela tient entre autres à ce que, en comparaison avec l’examen par le côté historique, l’examen par le côté médial a été remarquablement négligé. S’il a été négligé, c’est parce que cette question est extrêmement difficile à appréhender scientifiquement. Jadis, Herder a tenté d’établir une « climatologie de l’esprit humain[26] », fondée sur l’« interprétation » de la « nature vivante ». Il a abouti ce faisant, selon le commentaire de Kant, à une fiction poétique plutôt qu’à une oeuvre scientifique. Ce danger guette constamment qui veut scruter le milieu à fond. Nonobstant, il faut traiter à fond la question du milieu. Pour que l’examen du monde historique acquière vraiment la concrétude, il faut élucider originairement la question de la singularité médiale.
III. Le désert (砂漠, sabaku) [Extrait III]
[…][27] [55] Le voyageur vit désertiquement un court moment de sa vie. Il ne devient nullement humain désertique (砂漠的人間, sabakuteki ningen). Son histoire dans le désert est une histoire d’humain non désertique. Mais c’est justement pour cela qu’il comprend ce que c’est que le désert, c’est-à-dire l’essence du désert.
« Dans le monde, il y a partout des montagnes bleutées[28] », voilà une expression qui exprime par métaphore une certaine sagesse, indiquant une manière d’exister librement dans le vaste champ de la vie ; ce n’est pas un adage qui connote un milieu particulier. Il a fallu cependant, pour qu’une telle expression fût possible, qu’il y ait médialement partout des montagnes bleutées, et que ces médiales montagnes bleutées contiennent un sens vécu déjà intérieurement. Autrement dit, que les montagnes bleutées puissent représenter le « pays natal » (故郷, kokyō), et que dans un certain sens, les gens puissent y trouver l’apaisement. C’est ainsi également au sens médial que « le fait qu’il y ait partout des montagnes bleutées » est un mode existentiel de l’humain. Mettons que cet humain bleu-montain (青山的人間, seizanteki ningen), un jour, après avoir traversé l’océan Indien, soit arrivé dans la ville d’Aden, à l’extrémité sud de l’Arabie[29]. Ce qui se dresse devant lui, ce sont des montagnes rocheuses d’un noir rougeâtre, sauvages, pointues, incarnant à la lettre l’expression chinoise classique tokkotsu (突兀, tuwu). Il n’y a là pas une goutte de ce que l’humain bleu-montain peut attendre de « yama 山[30] » : vie, animation, douceur, pureté, fraîcheur, grandeur, familiarité, etc., rien de tout cela ; rien d’autre qu’une impression étrange, horrible, sombre. [56] Dans un milieu où il y a partout des montagnes bleutées, si rocheuse qu’elle puisse être, une montagne ne donnera jamais une impression aussi sinistre. Ici, l’humain bleu-montain découvre clairement l’autre. Pas seulement une montagne physiquement rocheuse : l’humain non bleu-montain (非青山的人間, hiseizanteki ningen). Et par conséquent, un rapport non bleu-montain de l’homme au monde. […]
Ces montagnes rocheuses dépourvues de végétation, concrètement, ce sont des montagnes horribles, hideuses. Et cette horreur, cette hideur, pour en dire l’essence, ne sont pas un caractère de la nature physique, elles ne sont autres qu’un mode existentiel de l’humain. L’humain existe dans sa relation à la nature, il se voit dans la nature. De même qu’il voit son appétit dans des fruits appétissants, son apaisement dans des montagnes bleutées, dans des montagnes horribles, c’est son horreur qu’il voit. Autrement dit, c’est l’humain non bleu-montain qu’il y découvre[31]. […]
[59] L’humain désertique acquiert ici la structure désertique qui le caractérise. (1) La relation unitaire entre l’homme et le monde, ici, s’établit dans un rapport d’affrontements et de combats à n’en plus finir. […] (2) Dans le combat contre la nature, les gens se groupent. L’humain ne peut vivre dans le désert comme individu. De ce fait, l’humain désertique se manifeste particulièrement dans ses communautés. C’est l’humain en communauté qui se bat pour arracher à la nature le pâturage ou la source. Toutefois, dans ce combat, l’humain doit aussi s’opposer aux autres humains. […]
[60] La structure de l’humain désertique est, comme on vient de le voir, à double titre oppositionnelle et combative. […]
IV. La prairie (牧場, bokujō) [Extrait IV]
[…] [91] La faiblesse du vent [en Europe méditerranéenne] se révèle clairement dans la forme des arbres. Ceux-ci sont droits comme des spécimens de botanique, et par conséquent réguliers. Cela m’a frappé en particulier chez les pins parasols et les cyprès. […] À nous qui sommes habitués, s’agissant de pins, à voir des troncs nécessairement tordus et des branches nécessairement de travers, combien ces formes symétriques apparaissent artificielles ! […] [Ces arbres] nous donnent non seulement une impression d’artificialité, mais en raison de leurs formes régulières et en accord avec la théorie, ils donnent en outre l’impression d’être remarquablement rationnels. À y réfléchir toutefois, si nous pouvons penser que de telles formes sont artificielles, c’est que nous sommes accoutumés à voir dans notre territoire des arbres aux formes irrégulières. [92] Dans notre pays, l’on ne peut obtenir qu’artificiellement des formes régulières, mais ici, ce sont pour les végétaux des formes naturelles, et par suite ce sont justement les formes irrégulières qui ne sont pas naturelles. On peut aller jusqu’à dire que, tandis que dans notre pays l’artificiel et le rationnel sont liés, en Europe sont liés le naturel et le rationnel. […] C’est-à-dire que, du fait que la nature n’est pas tyrannique, elle en vient à se montrer sous une forme rationnelle.
Il s’établit ainsi un lien entre le fait que la nature est docile et le fait qu’elle est rationnelle. Les gens peuvent aisément y trouver des règles. Par suite, à traiter la nature selon ces règles, elle devient de plus en plus docile. Cela fait que l’homme est poussé à y chercher encore plus de règles. De ce point de vue, l’on comprendra facilement que les sciences de la nature européennes sont le produit d’un milieu bucolique[32].
Appendices
Notes
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[1]
S’agissant de textes philosophiques, nous avons cherché à rester au plus près de l’expression originale de l’auteur, serait-elle parfois lourde en français comme elle l’est aussi en japonais.
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[2]
Ce chiffre et les suivants renvoient à la pagination de l’édition de 1979, dans la collection « Iwanami bunko », Tōkyō. Les notes sont toutes du traducteur. Italiques et guillemets sont de Watsuji (hormis les italiques adoptés pour la transcription en caractères latins de certains mots du texte japonais). Une première version de cette traduction, ici largement amendée, a paru dans le no 51 (septembre 1996) de Philosophie, p. 9-30, accompagnée de commentaires (p. 3-8) qui précisent davantage qu’ici les rapports de la terminologie du texte de Watsuji avec celle de Sein und Zeit.
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[3]
« Homme » traduit hito 人, l’homme individuel, l’individu, que Watsuji distingue de ningen 人間, l’humain, l’être humain complet dans son essentielle médiance.
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[4]
Ta no ware no naka ni deru 他の我れの中に出る.
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[5]
Aidagara signifie ordinairement les relations ou les termes dans lesquels on se trouve avec telle(s) ou telle(s) personne(s). C’est étymologiquement le lien de parenté qu’il y a entre (aida) les membres d’un groupe générique (kara) tel que famille, tribu, nation, auquel on appartient par naissance. Cet aidagara est un concept central de l’éthique de Watsuji. L’usage que celui-ci en fait dans sa théorie de la médiance (c’est-à-dire comme lien non seulement entre les personnes, mais entre les personnes et les choses de l’environnement) me conduit à le traduire par « corps social » au sens de Leroi-Gourhan, c’est-à-dire cette part collective de l’être humain qui dépasse le topos <corps animal : personne individuelle> pour comprendre la chôra de son milieu. Sur cette question, voir mon Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains (Paris, Belin, 2000, 272 p., chap. IV). Cette traduction me paraît d’autant plus appropriée que gara (柄) peut désigner le corps, par exemple dans l’expression gara ga ōkii, « avoir un grand gara » (c’est-à-dire être de haute stature).
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[6]
Cette expression traduit le Verstehen heideggérien.
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[7]
Noms de vents locaux. Yamaoroshi (山おろし) signifie « qui descend des montagnes » ; karakaze (から風), « vent sec » (qui souffle du nord en hiver dans la plaine du Kantō).
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[8]
La langue japonaise continue en effet de distinguer le « vêtement occidental » (yōfuku, 洋服) du « vêtement » en général (kimono, 着物), bien que, sauf occasion exceptionnelle ou métier particulier, l’on ne soit aujourd’hui jamais en kimono dans la vie publique.
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[9]
Ningen no jiko ryōkai no shikata (人間の自己了解の仕方).
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[10]
Ningen sonzai no konpon kōzō (人間存在の根本構造).
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[11]
Ningen no gaku toshite no rinrigaku (『人間の学としての倫理学』), Tōkyō, Iwanami, 1934. L’éthique de Watsuji tout entière est en effet conçue par lui comme une « étude de l’humain » (人間の学, ningen no gaku). Traduite par Bernard Stevens, on pourra lire en français à ce sujet la première section de l’introduction de sa grande oeuvre, Rinrigaku (『倫理学』, Éthique) (Tōkyō, Iwanami, 3 vol., 1935-1949) : « La signification de l’éthique en tant qu’étude de l’être humain », Philosophie, 79 (2003), p. 5-24 (numéro spécial sur la phénoménologie japonaise).
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[12]
Comme le latin homo, le japonais hito comprend les deux sexes et se distingue donc d’otoko (男) (le latin vir).
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[13]
C’est ici le terme allemand qui est employé dans le texte, en katakana (アントロポロギー). Je le distingue par la majuscule. Plus loin en effet, Watsuji parle aussi de jinruigaku (人類学, anthropologie), mais dans un sens différent et que je distingue par la minuscule.
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[14]
Zettaitekihiteisei no hitei (絶対的否定性の否定). Cette idée qu’au fond de l’être gît la négativité absolue se rattache à la tradition bouddhique, ainsi, corrélativement, qu’à la philosophie de Nishida pour lequel l’être est une négation du néant absolu par lui-même.
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[15]
Shutaitekijissenteki (主体的実践的).
-
[16]
Ningen no honshitsu (人間の本質).
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[17]
Shi e no sonzai (死への存在), traduction du Sein zum Tode heideggérien.
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[18]
Sei e no sonzai (生への存在).
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[19]
Shutaiteki nikutaisei (主体的肉体性), concept qui préfigure la corporéité selon Merleau-Ponty.
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[20]
Ce qui correspond à début septembre dans le calendrier actuel, c’est-à-dire la saison où commencent les typhons.
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[21]
Motto mo tejika ni (最も手近に). Il s’agit du Zuhandene (le sous-la-main) et à la suite du Zeug (l’outil) heideggériens.
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[22]
Tame no renkan (ための連関).
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[23]
Onore wo sashishimesu, « s’indiquer soi-même », expression qui — de même que plus haut l’« enchaînement pour » — est à rapprocher de la Verweisung (renvoi à) dans la terminologie de Sein und Zeit.
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[24]
Au plus près, l’expression signifie « auto-découverte-ité ».
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[25]
Le haikai (徘徊), plus connu sous le nom de haïku (俳句), est une forme de poésie brève (trois vers de 5, 7 et 5 pieds), tournant souvent autour de « mots de saison » (季語, kigo) que répertorient des lexiques de plusieurs milliers de termes.
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[26]
Je traduis ici exceptionnellement fūdogaku par « climatologie » au lieu de « mésologie », pour tenir compte que le mot employé par Herder était Klimatologie, dans un sens aujourd’hui obsolète et qu’il faut se garder de confondre avec le sens actuel de ce mot, de même qu’avec celui de climatologie ou climatology. Traduire aujourd’hui fūdo par « climat » (en japonais 気候, kikō) est un contresens.
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[27]
J’ai traduit toute cette section dans Ebisu, 29 (automne-hiver 2002), p. 2-26 (correspondant aux p. 51-74 dans le texte japonais). La présente traduction y apporte des modifications mineures.
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[28]
Jinkan itaru tokoro seizan ari (人間至るところ青山あり), ku devenu proverbial du moine Gesshō 月性 (1813-1858), et qui est lui-même une adaptation d’un vers chinois de Su Shi 蘇軾 (1037-1101), Shi chu qing shan ke mai gu (是処青山可埋骨) (lu en japonais Seizan hone wo uzumu beshi), « on peut ici même enterrer mes os dans cette montagne bleutée », c’est-à-dire on doit être prêt à mourir n’importe où. Qing shan (青山, seizan) « montagne bleutée », c’est-à-dire boisée, a ici métaphoriquement le sens de tombe. En Asie orientale, et notamment au Japon, c’est en effet souvent sur une hauteur boisée que sont situées les tombes. Toutefois, Watsuji emploie l’image de la montagne boisée pour signifier, au contraire, la force vitale qui en émane, et qu’entre autres le fengshui (風水) exprime en associant la couleur ? (le bleu-vert des montagnes éloignées) au dragon et au printemps. Le même fengshui fait d’ailleurs des tombes des ancêtres une puissante source de qi (気) (souffle vital).
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[29]
C’est évidemment sa propre expérience que Watsuji relate ici.
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[30]
« Montagne », en japonais. Ce terme a aussi le sens de forêt (cf. monte en espagnol).
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[31]
Sans commenter plus avant cette thèse ontologique (voir plus haut « La théorie de la médiance de Watsuji Tetsurō »), remarquons ici que la langue japonaise y prédispose, qui exprimera par exemple « J’ai peur des serpents » par hebi ga kowai (蛇が怖い), c’est-à-dire littéralement « les serpents sont effrayants (pour moi) », le sujet à la fois grammatical et logique (les serpents) étant ici ce qui en français est l’objet de la peur qu’éprouve le locuteur « je ». Sur la spatialité qu’implique une telle construction, voir mon Le Sens de l’espace au Japon (avec Maurice Sauzet, Paris, Arguments, 2004), § 4 et suiv. ; et sur les incidences philosophiques de la langue japonaise en général, voir mon article « Le japonais », dans Jean-François Mattéi, dir., Le Discours philosophique, Paris, PUF, 1998, chap. XVI.
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[32]
Bokujōteki fūdo no sanbutsu (牧場的風土の産物). On comparera ce passage avec ce jugement d’Hippocrate (extrait d’Airs, eaux, lieux, traduit par Pierre Maréchaux, Paris, Payot et Rivages, 1996, p. 83, 96, 98) : « Si les Asiatiques sont moins belliqueux et d’un naturel plus doux que les Européens, la cause en est surtout d’origine climatique : les saisons, en effet, n’éprouvent pas de grandes vicissitudes, ni de chaud ni de froid, et leurs inégalités ne sont que peu sensibles. Là, point d’intelligence galvanique […]. Ce sont les changements du tout au tout qui, éveillant l’intelligence humaine, la tirent de sa torpeur […]. [En Europe] les vicissitudes sont considérables et fréquentes, les chaleurs fortes, les hivers rigoureux, les pluies abondantes ; puis surviennent des sécheresses prolongées et des vents qui multiplient et diversifient les alternatives atmosphériques […]. Les Européens sont plus belliqueux pour cette raison, et aussi par l’effet des institutions ; car ils ne sont pas, comme les Asiatiques, gouvernés par des rois ; et chez les hommes qui sont soumis à la royauté, le courage, ainsi que je l’ai déjà remarqué, fait nécessairement défaut ».