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Depuis quand le Canada est-il devenu une nation suburbaine, suivant de ce fait une trajectoire tracée par des pays comme l’Australie et les États-Unis ? Quelles forces politiques et économiques ont façonné les espaces qui se trouvent en périphérie des villes-centres ? Qu’entend-on par banlieue et quels modes de vie y sont associés ? Quels groupes sociaux y habitent ? Divisé en sept chapitres, incluant l’introduction et la conclusion, l’ouvrage de synthèse de Richard Harris répond à ces questions en nous exposant une histoire où sont engagées des dynamiques économiques et sociopolitiques ayant soutenu le développement des espaces suburbains des régions métropolitaines canadiennes entre les années 1900 et 1960. Parmi les facteurs à l’oeuvre, Harris fait ressortir les mouvements migratoires, la déconcentration de l’emploi, le redéploiement de la mobilité, l’action des pouvoirs publics locaux et supérieurs, de même que les aspirations des ménages à devenir propriétaires afin d’améliorer leurs conditions de vie et de logement.
La principale thèse mise de l’avant par l’auteur est que la banlieue, telle que mise en forme au début du xxe siècle, a progressivement perdu de sa diversité sociale et fonctionnelle initiale pour devenir, entre les années 1945 et 1960, un milieu homogénéisant et conformiste. Pour étayer sa thèse, Harris utilise une approche sociospatiale présentée dans le deuxième chapitre. Le troisième chapitre vise à éclairer les interrelations qui prévalent entre l’urbanisation et les mutations de la périphérie, les banlieues s’inscrivant en continuité avec le processus d’urbanisation.
La périodisation élaborée par Harris permet de dégager les tournants qui ont marqué le processus de développement de la banlieue au Canada. Certes, comme le souligne l’auteur, dans la partie nord du continent, à l’instar de ce qui est survenu aux États-Unis, la suburbanisation a pris son envol avant 1900. Par ailleurs, à partir du début du xxe siècle, la croissance démographique, l’extension des réseaux de transport et la spéculation foncière et immobilière ont amplifié le mouvement. Entre les années 1900 et 1929 (chapitre 4), quatre types de banlieue ont pris forme : la banlieue réservée aux élites, la banlieue non planifiée (shacktowns), la banlieue industrielle et la banlieue destinée aux ménages appartenant à la classe moyenne. Un des thèmes principaux de l’ouvrage est la diversité des milieux suburbains. En mettant l’accent sur cette caractéristique, l’auteur cherche à confronter l’idée reçue selon laquelle les banlieusards ont constitué un groupe homogène. Ses recherches sur les villes de banlieue au Canada montrent qu’elles ont accueilli des activités industrielles, des ménages ouvriers souvent locataires, des représentants des classes moyennes et des membres de l’élite. Cela dit, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une conjoncture favorable au développement de nouvelles zones résidentielles pavillonnaires, destinées d’abord et avant tout aux nouvelles classes moyennes, a bouleversé cette mosaïque.
Entre la fin des années 1920 et 1945 (chapitre 5), la banlieue commence déjà à perdre de sa diversité fonctionnelle, institutionnelle et sociale. Ce processus de modernisation et de normalisation a été alimenté par l’intervention accrue du gouvernement fédéral, et ce, en particulier en ce qui a trait aux modalités de financement et de construction des lotissements résidentiels. Qui plus est, une réglementation municipale plus stricte quant à l’occupation du sol, à la configuration des lotissements et à l’implantation des maisons, a contribué à uniformiser les espaces suburbains. Dès lors, la diversité qui avait marqué la première phase de développement suburbain a cédé la place à une homogénéisation des lieux et des modes de consommation qui s’y sont déployés. Les années 1945 à 1960 (chapitre 6) constituent le moment clé au cours duquel l’image stéréotypée de la banlieue conformiste et homogénéisante a été élaborée. Le développement des nouvelles villes de banlieue (corporate suburbs) fut alors soutenu par des intérêts institutionnels et financiers, en même temps qu’il a été favorisé par la motorisation des ménages.
Cet ouvrage de synthèse s’adresse aux chercheurs qui s’intéressent à la banlieue et à ses habitants. Plusieurs thèmes y sont abordés : les types de gouvernement municipal, les modes de vie, les aspects physiques et constructifs, les modes de tenure et de financement, etc. Par ailleurs, certains aspects considérés par les travaux sur la banlieue résidentielle ne sont pas présents dans l’ouvrage. On peut penser notamment à la quête de la nature qui participe de l’idéal suburbain. En insistant sur le caractère urbain des banlieues canadiennes et sur les pratiques des banlieusards et des promoteurs, Harris s’éloigne des interprétations qui proposent une lecture plus culturelle, voire « environnementaliste » – en s’appuyant notamment sur l’analyse des représentations sociales – du processus. Une autre question que l’auteur n’approfondit pas est celle des différences qui pourraient exister entre les banlieues des grandes villes et celles des villes de taille moyenne. Par exemple, la vie en banlieue de Toronto représente-t-elle une expérience distincte de la vie en périphérie de London ? En plus de ces éventuelles dissimilitudes interrégionales, Harris n’établit pas de différenciations interprovinciales. En d’autres termes, il ne se préoccupe pas du poids ou de l’importance des différences régionales dans l’évolution du phénomène suburbain au Canada.
Au même titre que les banlieues canadiennes du début du xxe siècle, celles qui ont émergé après la Seconde Guerre mondiale se sont considérablement métamorphosées. De nos jours, les villes de banlieue remplissent des fonctions assumées traditionnellement par les villes-centres et vice-versa. Depuis quelques décennies, nous sommes entrés dans une nouvelle ère du développement de la périphérie. L’histoire des régions métropolitaines montre que les catégories d’analyse, employées par les chercheurs en études urbaines pour caractériser les sous-ensembles socio-spatiaux, doivent être revues à la lumière des recherches récentes réalisées sur les banlieues. En ce sens, grâce à la richesse de son analyse, Harris démontre que la banlieue n’est assurément pas un non-lieu sans histoire.