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Au sein de la modeste communauté de chercheur.e.s qui se consacre à l’histoire du Québec et des francophonies d’Amérique, la Revue d’histoire de l’Amérique française – la RHAF, comme on l’appelle dans le métier – occupe une place toute particulière. Indice de son importance, chacun semble entretenir à son sujet une opinion bien arrêtée. Alors qu’elle se présente, aux yeux des uns, comme un lieu de consécration et de reconnaissance professionnelle, elle s’impose plutôt, dans le regard des autres, comme un fossoyeur de l’histoire nationale, coupable d’avoir renié l’une de ses missions fondamentales. La RHAF symbolise par ailleurs, pour une frange peut-être plus engagée d’historien.ne.s, un certain conservatisme, un attachement à des pratiques méthodologiques exigeantes, certes, mais desséchantes et élitistes qui coupent l’histoire de son élan émancipateur. Or, pour le plus grand nombre, on peut le penser, le périodique trimestriel fondé en 1947 par Lionel Groulx s’impose avant tout comme une valeur refuge, un gardien autorisé de la rigueur disciplinaire et un détenteur d’un riche capital symbolique. À partir d’un sondage mené au sein de quatre universités québécoises (UQÀM, Université de Montréal, Université Laval et Université de Sherbrooke), Vincent Larivière soulignait en 2016 que la RHAF se situe toujours au 1er ou 2e rang des revues d’histoire, toutes origines confondues, les plus consultées[2].

Associé au procès de disciplinarisation de l’histoire, le récit de la fondation de la RHAF dans l’immédiat après-guerre a été maintes fois raconté. La naissance du périodique savant, qui concorde avec la création de l’Institut éponyme et des départements d’histoire de l’Université Laval et de Montréal (alors appelés instituts), représente une date charnière dans l’essor de la pratique disciplinaire au Québec[3]. On ne s’étonnera guère, pour cette raison, que la RHAF soit inscrite dans la fibre même de l’identité des historien.ne.s de la francophonie nord-américaine. Si les raisons de sa longévité restent à analyser, son statut de revue « généraliste » aura favorisé, au fil des ans, une capacité à embrasser les différents sous-champs de l’histoire, y compris ceux qui émergent en se posant, peu ou prou, en rupture avec des pratiques légitimes et établies (histoire des femmes, histoire orale, histoire des émotions, etc.). Pour cette raison, sans nier l’influence qu’ont pu avoir les différents comités de rédaction sur l’orientation de la Revue, on peut présumer que l’effet de « chapelle » n’y aura jamais trouvé de terreau très fertile, se voyant presque toujours sapé à la base. S’ajoute à cela le fait que le périodique est l’un des rares à n’être institutionnellement affilié à aucune université en particulier[4]. Ce statut d’autonomie vient limiter encore la possibilité pour une école idéologique[5] d’y faire son nid, bien que l’on ne puisse nier l’existence, au sein de la RHAF, de manières de faire et de voir formant sa culture propre. Inversement, l’adossement de la Revue à l’Institut d’histoire de l’Amérique française (IHAF) – fort de ses quelques centaines de membres, de son congrès, de ses prix scientifiques – lui confère une autorité évidente et renforce d’autant son prestige.

C’est précisément parce qu’elle s’impose comme un véhicule scientifique de premier plan qu’il a semblé nécessaire de se pencher sur la RHAF dans le cadre du présent numéro. N’était-il pas grand temps qu’on s’y consacre, d’ailleurs, tant le dernier bilan général – signé par Jean-Paul Coupal en 1983 – remonte à loin ? Il prolongeait alors une étude statistique menée par Fernand Harvey et Paul-André Linteau, parue en 1972[6]. Depuis, aucune analyse systématique n’a été menée, bien que certains bilans partiels aient apporté un éclairage intéressant[7].

À près de 40 ans de distance, on relit avec intérêt – et parfois avec amusement – les conclusions de ces anciennes études synthèses. Les premières 25 années de la Revue, rappellent les auteurs, ont été celles de la disciplinarisation du métier. Les universitaires y ont vite supplanté les amateurs en faisant valoir leurs propres règles. Dès la fin des années 1960, on observe en particulier un déclin de l’intérêt pour la Nouvelle-France qui est associé à l’épuisement du récit des origines mystiques de la nation (Harvey et Linteau, p. 180). Une laïcisation est également à l’oeuvre, tant en ce qui concerne les thèmes que le statut des collaborateur.trice.s[8]. Enfin, dès la fin des années 1960, on remarque une plus grande ouverture à l’interdisciplinarité (Harvey et Linteau, p. 169 ; Coupal, p. 557). Ces traits s’accentuent dans les années 1970, qui consacrent le début de la domination de l’histoire sociale au sein de la RHAF, un phénomène corrélé avec le déclin marqué de l’histoire politique. Les approches plus culturelles, quant à elles, font alors une timide apparition (Coupal, p. 558).

Que deviennent ces tendances après le tournant des années 1980 et jusqu’à aujourd’hui ? Comment évolue la RHAF dans un contexte mouvant, marqué entre autres par la multiplication spectaculaire du nombre de revues scientifiques[9], le développement des études supérieures[10] et l’évolution générale du paysage éditorial en histoire ? Rappelons que, dès 1968, la revue bilingue Histoire sociale/Social History était venue diversifier les lieux de publication des recherches francophones en histoire. Viendront plus tard le Bulletin d’histoire politique (1992), les Cahiers d’histoire du Québec au XXe siècle (1994-2000), Mens. Revue d’histoire intellectuelle de l’Amérique française (2000) ainsi qu’HistoireEngagée.ca (2010), qui procèdent toutes, à différents degrés, d’une insatisfaction à l’égard de l’historiographie dominante, dont la RHAF est assurément l’un des emblèmes. On soulignera par ailleurs l’apparition de revues thématiques, souvent bilingues et interdisciplinaires, qui accueillent des contributions historiennes, comme Recherches amérindiennes au Québec (1971), Revue d’histoire urbaine/Urban History Review (1972), Le Bulletin canadien d’histoire de la médecine/Canadian Bulletin of Medical History (1978), La Revue du Nouvel-Ontario (1978), Scientia Canadensis (1981), Recherches féministes (1988), Globe (1998) et Mémoires du livre/Studies in Book Culture (2009). La question de savoir comment cette diversification et cette spécialisation du marché de l’édition savante affectent la RHAF forme, assurément, l’arrière-plan de notre enquête[11].

La présente étude entend donc prendre le relais des précédents bilans en s’attachant d’abord à présenter les auteur.e.s de la Revue, puis à caractériser le contenu de leurs contributions scientifiques. Un corpus costaud a fait l’objet de notre vigilance : pas moins de 423 auteur.e.s et 501 articles ont ainsi été répertoriés[12]. Afin de dresser le portrait des auteur.e.s, nous avons eu recours aux identifiants classiques : sexe, statut (lorsque disponible), affiliation institutionnelle et région d’appartenance au moment de la publication des articles (Tableau 1, p. 17). La précision de ce portrait fut toutefois limitée par le fait que la RHAF ne publie sa « Note sur les auteurs », où l’on peut puiser des données biographiques, qu’à partir du numéro d’été-automne 2005 (vol. 59, nos 1-2)[13]. L’analyse des textes, quant à elle, a porté sur le corpus entier et non sur un échantillonnage. Nous avons ainsi retenu l’ensemble des articles et des notes de recherche ayant fait l’objet d’une évaluation par les pairs. Seules certaines pièces furent exclues : mots du directeur, introductions de numéros thématiques, textes de conférence, comptes rendus, notes critiques, répliques[14] et chroniques (d’archives et bibliographiques).

On s’en doute, l’établissement d’une telle grille d’analyse a exigé une patiente réflexion. Pour favoriser les comparaisons, nous avons cherché à maintenir, dans la mesure du possible, les catégories établies par nos prédécesseurs, notamment celles qui concernent la périodisation. Cela dit, il nous est vite apparu que certaines d’entre elles étaient devenues inopérantes. Pour n’évoquer qu’un exemple, le partage établi entre les contributions adoptant « la méthode historique » et celles « ayant recours aux méthodes des sciences humaines » nous a semblé caduc dans un contexte où la nature même de ce que serait « la méthode historique » fait difficilement consensus[15].

Au terme de différents essais, une catégorisation à deux niveaux a été arrêtée, qui permet de répartir les articles selon leur approche principale (histoire sociale, économique, politique, culturelle, épistémologie/historiographie/méthodologie), puis selon deux principaux champs auxquels ils se rattachent. La période et l’espace étudiés dans les articles et les notes de recherche ont aussi fait, bien sûr, l’objet d’une classification. Enfin, nous avons jugé nécessaire d’ajouter à la grille une case « question nationale » pour nous permettre de repérer cet enjeu au sein de la production scientifique et d’en soupeser l’importance en observant les formes diverses de sa problématisation[16].

Aucune classification ne peut prétendre à la perfection, mais nous croyons que celle-ci est susceptible de révéler un portrait précis des évolutions historiographiques de la Revue. C’est, en tout cas, notre souhait que de pouvoir fournir aux étudiant.e.s et aux chercheur.e.s des repères solides et quantifiés qui leur permettront de situer leurs projets de recherche dans l’écologie plus large de la production savante en histoire de l’Amérique française.

Un portrait des auteur.e.s de la Revue d’histoire de l’Amérique française

Qui sont les auteur.e.s qui publient dans la RHAF entre 1982 et 2018 ? Quel portrait général peut-on dégager par l’analyse de leur profil ? On notera en premier lieu la diversité des plumes qui se sont exprimées au sein de la Revue, et ce, en dépit de la décroissance significative du nombre d’auteur.e.s que l’on constate durant la période (Annexe A, p. 40). En s’amusant à établir un « championnat des compteurs » (Figure 1, p. 19), on voit certes émerger quelques auteur.e.s vedettes qui semblent « abonnés » à la RHAF. Pour autant, on aurait du mal à conclure à la présence d’une « clique », tant ces champion.ne.s ne relèvent ni d’une équipe de recherche ou d’un département en particulier ni d’une approche bien campée. Se mêlent plutôt dans ce palmarès des chercheur.e.s associés à l’histoire sociale de type « classique » avec des praticien.ne.s d’une histoire nettement plus culturelle. Leurs champs d’investigation sont également variés : histoire régionale, histoire de la santé, histoire de la famille, histoire du régime seigneurial, histoire du livre et de l’imprimé, etc. Les études de ces auteur.e.s couvrent un large spectre temporel allant de la Nouvelle-France au XXe siècle.

Tableau 1

Statistiques descriptives

Statistiques descriptives

* Toutes les variables peuvent être interprétées en pourcentage sauf le nombre d’auteurs.

** L’année 2005 marque l’apparition des notices biographiques. Cela explique la taille restreinte du sous-échantillon (n=163).

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Autre trait qui caractérise ce vaste corpus : une lourde tendance à la signature unique qui s’inscrit dans un vigoureux habitus disciplinaire. En plus du ratio de 1,18 auteur.e par article, on observe que 86 % des articles sont rédigés par un.e seul.e auteur.e, contre 14 % par des collectifs, ces derniers étant par ailleurs souvent des duos (Tableau 1, p. 17 et Annexe B, p. 41)[17]. Cette culture de la signature unique[18], on le notera, est en porte-à-faux avec les pratiques favorisées par les organismes subventionnaires en sciences humaines et sociales, comme les programmes Regroupements stratégiques et Soutien aux équipes de recherche du FRQSC qui demandent précisément de comptabiliser les réalisations communes en prenant en considération les cosignatures. Comme quoi, l’argent ne fait pas foi de tout…

La variable du sexe a, bien évidemment, attiré notre attention. La période étudiée est marquée, sur un plan plus large, par la croissance du nombre de femmes sur le marché de l’emploi et une percée de celles-ci dans les effectifs universitaires globaux[19]. Au chapitre de la parité hommes-femmes, la RHAF, rappelons-le, partait de fort loin. Pour l’ensemble de la période 1947 à 1981, c’est seulement 11,3 % des articles qui étaient rédigés par des femmes (Coupal, p. 562-563). Cette proportion grimpe durant les années 1982-2018 : les femmes y représentent 36 % du nombre total d’auteur.e.s, en plus d’y avoir signé un pourcentage équivalent des articles. À titre comparatif, le Bulletin d’histoire politique, pour la période 1992-2005, n’accueillait que 18 % de contributions féminines[20]. Mens, pour sa part, comptait moins de 30 % d’auteures pour les années 2000-2010[21]. L’évolution de cette distribution des sexes au sein de la Revue (Tableau 1, p. 17 et Figure 2, page suivante) peut être observée en établissant le nombre d’articles écrits par au moins une femme ou au moins un homme au cours de la période sous enquête.

Figure 1

Auteur.e.s ayant signé le plus grand nombre d’articles (1982-2018)

Auteur.e.s ayant signé le plus grand nombre d’articles (1982-2018)

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Les chiffres n’indiquent aucun mouvement franc qui pointerait vers la parité dans un horizon rapproché. Malgré qu’elle ait eu à sa tête plusieurs directrices au cours de la période étudiée[22], la RHAF se révèle encore, à l’image de l’ensemble de la discipline historique, bien masculine. Toutefois, si l’on se fie à l’indicateur imparfait que représentent les inscriptions aux programmes de maîtrise en histoire au cours de la dernière décennie, nous sommes en droit d’espérer un léger redressement de ce déséquilibre[23].

Figure 2

Évolution du nombre d’auteur.e.s selon le sexe (1982-2018)

Évolution du nombre d’auteur.e.s selon le sexe (1982-2018)

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Une autre donnée importante pour brosser le portrait des auteur.e.s de la RHAF entre 1982 et 2018 est leur statut. Les chiffres ne surprennent guère : la RHAF est une revue produite par des chercheur.e.s à l’intention de chercheur.e.s. La présence importante des professeur.e.s de carrière parmi ses auteur.e.s en atteste. Si l’on additionne, pour la période 2005 à 2018 pour laquelle les données sont disponibles, les catégories « professeur.e », « chercheur.e postdoctoral.e » et « étudiant.e », on obtient le rondelet pourcentage de 86 % d’universitaires (Tableau 1, p. 17). Sachant combien les règles méthodologiques de la RHAF sont exigeantes, on peut postuler qu’une proportion notable des auteur.e.s figurant dans la catégorie « chercheur.e autonome » et « autres » auteur.e.s possèdent une formation universitaire avancée, en histoire principalement. La qualification massive des praticien.ne.s de l’histoire, à laquelle on assiste depuis quelques décennies, est venue brouiller considérablement le clivage entre « amateurs » et « professionnels » en fonction duquel s’est accomplie la disciplinarisation de l’histoire[24]. Cette disciplinarisation, rappelons-le, était déjà chose consommée dans la période qui précède notre enquête. Pour les années 1972 à 1981, 81 % des collaborateur.trice.s de la RHAF déclaraient avoir l’université comme « lieu de travail[25] ». Nous ferions un mauvais procès à la revue de Lionel Groulx en rappelant ici les intentions de son fondateur qui souhaitait établir, à travers l’Institut et la Revue, un dialogue entre amateurs et spécialistes de l’histoire[26]. Qu’on le regrette ou pas, il y a beau temps que la RHAF a pris le virage universitaire. Comme tant d’autres revues emportées par ce même puissant courant de fond[27], elle cherche à répondre prioritairement aux besoins des institutions d’enseignement supérieur[28] plutôt qu’à une quelconque demande d’histoire provenant de couches plus larges au sein de la société[29].

L’Amérique française ne s’étudie-t-elle qu’à partir du Québec ? Lieu de consécration du savoir, l’historiographie est forcément le produit des différents rapports de force qui caractérisent son contexte d’énonciation. Les données (Tableau 1, p. 17) indiquent de manière claire et sans grande surprise, disons-le, la domination des auteur.e.s rattachés au Québec : les trois quarts des articles sont effectivement écrits par des auteur.e.s dont l’institution d’appartenance est située dans la « Belle Province ». La comparaison avec les périodes antérieures ne saurait être que boiteuse, car l’indicateur choisi par nos prédécesseurs était « l’origine ethnique de l’auteur », catégorie que nous n’avons pas reprise à notre compte. Néanmoins, tentons prudemment quelques rapprochements. Entre 1947 et 1972, 75,4 % des collaborateur.trice.s à la RHAF étaient identifiés comme des « Canadiens français du Québec », alors qu’ils étaient 67,4 % à correspondre à cette identité entre 1972-1981. En étudiant dans sa dimension géographique la provenance des auteur.e.s qui publient à la RHAF, on constate qu’il n’y a guère de mouvement de diversification à l’oeuvre (Annexe C, p. 42), sauf peut-être dans les six derniers volumes. Un élargissement que l’on peut associer à l’intérêt pour les perspectives dites « atlantistes ».

L’analyse de la provenance des auteur.e.s s’affine lorsqu’on observe plus particulièrement leur institution d’appartenance respective. Alors que notre banque répertorie pas moins d’une centaine d’institutions, ce sont assurément les 63 institutions universitaires qui fournissent le plus fort contingent d’auteur.e.s et d’articles[30]. Les universitaires tiennent le haut du pavé, nous l’avons vu, qu’ils signent à titre d’étudiant.e, de postdoctorant.e ou de professeur.e. Les universités québécoises fournissent à elles seules 358 des 501 articles de notre corpus, soit 71,45 % des articles (Annexe D, p. 43). Parmi elles, les principales institutions francophones montréalaises se taillent la part du lion. L’Université de Montréal, qui non seulement héberge l’un des plus anciens et des plus imposants départements d’histoire du Québec, mais compte aussi plusieurs démographes historiques, remporte la palme avec ses 71 auteur.e.s. L’UQÀM, qui a « longtemps concentré ses enseignements et ses recherches sur l’histoire du Québec[31] », suit de très près avec 70 auteur.e.s. On notera, sur un autre plan, la place importante occupée par l’UQTR (39 auteur.e.s). Avec ses programmes d’études québécoises ouverts dans les années 1970, cette composante du réseau de l’UQ a permis à un fort contingent de chercheur.e.s de développer des travaux historiques de haut calibre. Par comparaison, une autre université de taille moyenne, l’Université de Sherbrooke, n’a apporté que 18 contributeur.trice.s à la RHAF, son département d’histoire plus diversifié sur le plan spatio-temporel expliquant cette plus faible performance. Par ailleurs, le nombre élevé d’auteurs.e.s (14) en provenance de l’UQAC, malgré son corps professoral restreint, s’explique assurément par le dynamisme exceptionnel de l’Institut interuniversitaire de recherches sur les populations et de Gérard Bouchard. De la même manière, l’Université McGill (17 auteur.e.s) profite de la productivité d’Yvan Lamonde. À lui seul, en effet, ce dernier a rédigé pas moins du quart (6/27) des articles en provenance de cette université.

Portrait des articles publiés dans la Revue d’histoire de l’Amérique française

Approches

À l’ère des revues thématiques, des groupes de recherche interdisciplinaires et des méthodes systémiques, pourquoi s’accrocher aux catégories, quelque peu poussiéreuses, d’histoire sociale, politique, économique et culturelle ? N’est-il pas vain d’essayer de distinguer, dans la multitude et la variété des interprétations spécialisées, des formes de convergence ? N’est-ce pas buriner aléatoirement des lignes de partage là où il vaudrait mieux s’appliquer à repérer des transferts, des réappropriations, des hybridations ?

Enjeux de lutte dans la construction sociale et épistémologique de la discipline, ces « conventions disciplinaires » restent des sources d’intelligibilité, et même d’identité, pour les historien.ne.s. « Depuis le début du XXe siècle, comme le souligne Martin Pâquet, il s’agit bien de la convention ontologique par excellence qui structure le champ historien ici et ailleurs dans le monde[32]. » Même si on aime parfois les croire dépassées, ces catégories n’en continuent pas moins de s’inscrire au fronton de la discipline : dans les notices biobibliographiques des praticien.ne.s, la définition des postes de professseur.e.s, l’intitulé des cours et le titre des publications. Quelques-unes des principales revues d’histoire québécoises et canadiennes ne portent-elles pas ostentatoirement le nom d’Histoire sociale, de Bulletin d’histoire politique, de Mens. Revue d’histoire intellectuelle et culturelle ?

Sans se cacher l’intense circulation des problématiques et des méthodes qui caractérisent l’historiographie ambiante, sans perdre de vue non plus à quel point ces catégories ont contribué à masquer l’hétérogénéité des anciennes pratiques disciplinaires, il reste possible de leur accorder aujourd’hui une forme de pertinence, au moins en tant que repères symboliques de la pensée historienne. Pour chaque article, nous nous sommes donc demandé quelle est l’instance dominante du discours, celle qui semble déterminer la réalité traitée. Parfois aisées, presque toujours ardues, les réponses à ce type d’interrogations ne sont jamais exemptes de subjectivité, mais, réalisé avec rigueur, un pareil effort de classification permet de dégager des tendances, de mesurer des déplacements, de percevoir des inflexions dans les différentes voix de la Revue. Qui plus est, le classement par approches donne la possibilité de prolonger en pointillé l’inventaire entrepris par Harvey, Linteau et Coupal.

Tableau 2

Répartition en pourcentage des articles selon l’approche (1982-2018)

Répartition en pourcentage des articles selon l’approche (1982-2018)

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Du point de vue du contenu, le phénomène le plus spectaculaire de la période 1982-2018 est sans conteste la transition de l’histoire sociale vers l’histoire culturelle. Progressant dans les six premiers volumes (1982-1988) au point de dépasser les 50 % des articles publiés dans les volumes 42 à 47, totalisant tout de même 35,7 % des articles pour l’ensemble de la période, l’histoire sociale ne cesse de perdre de la vigueur pour ne plus représenter que 21,6 % des articles dans les six derniers volumes, contre 48,6 % pour l’histoire culturelle (Tableau 2). Un déclin qui s’accentue encore si on ajoute au portrait l’histoire économique, avec laquelle l’histoire sociale est intimement associée[33]. Dans quel cas, la glissade devient vertigineuse : de 64 % à 25,7 %.

À elles seules, les histoires sociale et culturelle forment un bloc ferme représentant environ les deux tiers des articles tout au long de la période. Au total, les hommes et les femmes y participent dans la même proportion, soit un ratio d’environ 60-40. Sans qu’il s’agisse à proprement parler de comportements genrés, on remarque que les femmes, dont les contributions semblent se concentrer dans ces deux approches, sont celles qui initient le mouvement général vers l’histoire culturelle (Figures 3a et 3b). Les hommes, quant à eux, semblent cultiver davantage le mélange des genres, surtout dans la seconde moitié de la période.

Figure 3

Répartition des articles selon l’approche en fonction du sexe des auteur.e.s (1982-2018)

a)

Répartition des articles selon l’approche pour les auteures (1982-2018)

Répartition des articles selon l’approche pour les auteures (1982-2018)

b)

Répartition des articles selon l’approche pour les auteurs (1982-2018)

Répartition des articles selon l’approche pour les auteurs (1982-2018)

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La majorité des historien.ne.s qui écrivent dans les années 1980 et au début des années 1990 donne l’impression de poursuivre un ambitieux projet d’histoire sociale amorcé au cours des décennies précédentes[34]. Qu’il soit question de peuplement, de l’intégration des campagnes aux marchés économiques, des figures de l’habitant et du marchand ou encore de la professionnalisation de certains métiers, il s’agissait souvent de raffiner et de compléter les interprétations antérieures en insistant sur les différenciations sociales, économiques, géographiques et sexuelles, tout en privilégiant le recours aux méthodes quantitatives. Si la perspective « révisionniste » que se plaît à voir Ronald Rudin dans l’historiographie québécoise de l’époque[35] ne se laisse pas facilement détecter dans le détail des interprétations, on sent clairement l’influence d’un projet moderniste articulé autour de l’émancipation des groupes sociaux et les processus de grande échelle (industrialisation, urbanisation, etc.).

Ce projet s’essouffle dans les années 1990. L’essor de l’individualisme libéral, la retraite de plusieurs pionniers de la discipline[36], l’éclatement à l’échelle occidentale de l’histoire sociale sous les assauts des Cultural Studies, la nécessité pour les générations montantes de se distinguer par des innovations thématiques et méthodologiques et, peut-être même, un certain achèvement en lui-même du projet moderniste[37] viendront effriter les contours du paradigme. En 1997, dans un article publié lors du 50e anniversaire de la Revue, Gérard Bouchard constate que l’histoire sociale a été dévoyée, qu’elle a abandonné son projet original, inspiré du mouvement des Annales, pour se complaire dans l’esprit de spécialisation, le confort épistémologique et l’impertinence sociale[38]. Dix ans plus tard, cette même histoire sociale vivrait, selon Martin Petitclerc, sous la menace d’un retour à la tradition, une nouvelle sensibilité historique dont la plupart des attaques semblent toutefois provenir de l’extérieur de la Revue[39].

Réduite à l’éducation, à l’histoire intellectuelle et aux idéologies dans les classements de Harvey, Linteau et Coupal, l’histoire culturelle ne parvient guère à décoller entre 1947 et 1981. Signe de l’hégémonie qu’exerce l’histoire sociale au moment de ces bilans, l’histoire culturelle est d’ailleurs considérée par les historiographes comme son sous-genre. En hausse pendant toute la période, ce n’est toutefois que vers la fin des années 1990, sans que l’on puisse pour autant identifier un acte fondateur, que l’histoire culturelle se transforme en ce que Tocqueville aurait appelé une « déferlante ». Gagnant une forme d’autonomie en même temps que la faveur d’un nombre croissant d’adeptes, elle s’impose alors comme la pratique dominante au sein de la Revue – le point de bascule se situant quelque part vers 2000. Peu programmatique, sans prétention totalisante apparente, portée à réduire l’échelle d’observation des structures vers les expériences individuelles, misant avant tout sur les rapports symboliques de pouvoir et les représentations, elle possède surtout cette capacité d’agglomérer la diversité des pratiques. L’histoire culturelle est, en ce dernier sens, la nouvelle histoire sociale. Une histoire qui, parce qu’elle requiert souvent une méthodologie allégée[40], sied bien à une culture universitaire où le Publish or Perish s’affirme comme norme[41].

Notre échantillon confirme par ailleurs le fléchissement de l’histoire économique, déjà constaté par de nombreux observateurs[42]. Dans la RHAF, par rapport à la période précédente[43], ce déclin s’amorce dès les volumes 42 à 47 pour se poursuivre jusqu’à la quasi-extinction du genre. Intimement liée au chantier labroussien de hiérarchisation des classes sociales, l’histoire économique semble être le premier pan de mur de l’édifice de l’histoire sociale à s’effondrer.

Renvoyant aux dimensions pratiques et réflexives du métier, l’historiographie, l’épistémologie et la méthodologie (comprises dans « Autres » dans le Tableau 2, p. 24 et la Figure 3, p. 25) semblent quant à elles se maintenir tout au long de la période, notamment grâce aux numéros thématiques qui appellent souvent ce genre de contributions. Sans affirmer que la Revue a pratiqué l’esquive par rapport aux débats théoriques et pratiques qui ont traversé la discipline au cours des dernières décennies (histoire publique, identités, relativisme, etc.), il serait sans doute abusif, au regard des chiffres, de parler de « tournant réflexif », comme on a pu le faire par exemple pour la Canadian Historical Review[44].

De la même manière, l’histoire politique progresse peu au long de la période étudiée et ne semble pas être affectée outre mesure par la fondation du Bulletin d’histoire politique en 1992. Amorçant son parcours à 11,3 % des articles durant la première période (1982-1988), elle le termine à 14,9 % au cours de la dernière (2012-2018). C’est également l’approche qui mobilise le moins les femmes. Il serait imprudent, toutefois, de conclure sur cette base à l’insensibilité de la Revue à l’égard des enjeux politiques. Si le politique est rarement apparu comme l’instance dominante des articles, la présence de la nouvelle « histoire politique[45] », entendue comme une histoire culturelle du pouvoir capable de s’insinuer dans les différents champs de l’histoire, se fait clairement sentir à la lecture des articles publiés au cours des deux dernières décennies.

Champs

La curiosité historienne s’étant considérablement élargie depuis 1982, nous avons retenu 38 champs pour notre analyse (Annexe E, p. 44), un nombre largement supérieur aux catégories qu’avaient utilisées nos prédécesseurs pour répondre à la question « Quelle est la nature du problème étudié ? » (Figures 4a et 4b, p. 30).

Les dix champs principaux les plus fréquents sur l’ensemble de la période (Figure 5, p. 31) représentent à eux seuls 55,7 % des articles. Peu étonnant en soi, en ce qu’il comporte en majorité des champs établis de l’histoire sociale et de l’histoire culturelle, ce classement peut toutefois se révéler trompeur et ne permet pas, du moins à lui seul, de mesurer efficacement les transformations de la pratique au sein de la Revue. Par exemple, même si elle arrive au premier rang des champs les plus fréquents, l’histoire du commerce, des industries et de la finance n’est certainement plus, comme nous le montrerons, le domaine de prédilection des historien.ne.s de l’Amérique française.

Si, comme le prétend Pascal Ory, l’histoire culturelle ne se confond pas avec le paradigme plus radical des Cultural Studies et constitue en réalité « une modalité de l’histoire sociale » – étant elle-même une « histoire sociale des représentations[46] » –, des éléments de continuité et de rupture devraient normalement apparaître entre les deux manières d’écrire l’histoire[47]. Ces continuités et ruptures n’échappent d’ailleurs pas au regard attentif des historien.ne.s, qui ressentent parfois le besoin de justifier l’évolution de leurs propres travaux et de rebâtir les ponts avec les pratiques historiographiques antérieures. Empruntant les « sentiers de la micro-histoire » pour étudier les acteurs populaires lors de l’émeute de Lachine de 1812, Christian Dessureault se sent obligé de préciser : « Nous ne concevons effectivement pas cette approche centrée sur l’expérience des acteurs comme une démarche opposée aux objectifs et aux méthodes de l’histoire sociale. Nous insistons plutôt sur la nécessité de considérer le milieu social dans lequel vivent ces individus[48]. »

En ventilant les champs par approches (Figures 5a et 5b, p. 31), on remarque que certains d’entre eux sont pour ainsi dire « endémiques », ne se développant que dans le terreau d’une approche particulière, alors que d’autres sont « ubiquistes » et s’adaptent à plusieurs climats. Par exemple, l’histoire du commerce, des industries et de la finance, évoquée plus haut, paraît exclusive à l’histoire économique. Sachant l’indifférence dans laquelle tombe cette dernière approche, on devine que 30 des 34 articles classés dans ce champ ont été publiés avant le volume 54 (2000). Signe d’un clivage profond au sein de la communauté historienne locale[49], l’histoire des idées à la québécoise semble répugner, quant à elle, à se réclamer de l’histoire socio-économique. Tout à l’inverse, l’histoire des sciences, peut-être en raison de la nature variée de ses objets et de son organisation tardive qui lui permettent de sédimenter les approches et les outils conceptuels, donne l’impression de pouvoir tirer parti de toutes les approches.

Figure 4

Fréquence des champs principaux et secondaires

a)

Fréquence des champs principaux

Fréquence des champs principaux

b)

Fréquence des champs secondaires

Fréquence des champs secondaires

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Figure 5

Ventilation des champs par approches (1982-2018)

a)

Champ principal

Champ principal

b)

Champ secondaire

Champ secondaire

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Plusieurs champs, comme l’histoire des femmes et du genre, ou encore l’histoire religieuse (champ secondaire), doivent en partie leur prévalence à leur capacité à opérer des déplacements qui les rendent plus « transversaux ». Marginale – 1,7 % des articles – entre 1972 et 1981 (Coupal, p. 565), l’histoire des femmes n’en est déjà plus, au moment où s’amorce notre enquête, à l’histoire dite « compensatrice[50] ». Mue d’abord par un intérêt pour la santé et les professions féminines en phase avec les revendications féministes de l’époque sur la réappropriation du corps et la reconnaissance du travail des femmes et de leur expertise, elle intègre rapidement les questions de représentation, puis de genre, sans pour autant délaisser les thèmes associatifs.

Certains champs de notre longue liste n’obtiendront jamais la faveur des auteur.e.s de la Revue. C’est le cas de l’histoire militaire, de la toponymie/généalogie et, de manière plus étonnante, de l’histoire des travailleurs[51]. D’autres champs ont émergé ou se sont manifestés trop récemment pour se refléter significativement dans notre inventaire (histoire de l’esclavage, littérature intime et histoire des émotions, histoire des loisirs, histoire des Autochtones). Certains de ces secteurs de recherche en quête de légitimité épistémologique et d’une position institutionnelle font l’objet de numéros thématiques, qui se multiplient d’ailleurs dans la Revue à partir des années 1980[52]. Enfin, un champ particulier, l’histoire régionale, semble s’être faufilé entre les cases de notre grille d’analyse. Alors qu’elle se décèle facilement dans une série d’études consacrées notamment à la Mauricie et au Saguenay, peu de chercheur.e.s s’en réclament explicitement[53].

La fréquence des champs secondaires « Classes, stratifications et reproduction sociales », « Histoire des femmes et du genre » et « Histoire coloniale et atlantiste » montre par ailleurs que l’attention aux rapports de pouvoir, qu’il s’agisse des rapports de classe, de genre ou encore des formes de dépendance sociale et culturelle, fait désormais partie de l’éthos historien. Il est attendu des chercheur.e.s qui publient dans une revue comme la RHAF qu’ils tiennent compte de la diversité des expériences vécues par les acteurs historiques et des contraintes, particulièrement de nature discursive, qu’ils subissent. Dans le brassage des genres et des approches, la pratique historienne n’a pas perdu toutes ses griffes.

Aires étudiées

Nous avons repris les mêmes divisions régionales que Harvey et Linteau, mais en incluant la Nouvelle-France dans le Québec – plutôt que dans le Canada[54] – comme l’avait fait Coupal et en ajoutant les sociétés atlantiques, concept peu usuel à l’époque.

La RHAF est constitutive de l’espace que ses auteur.e.s s’efforcent de se représenter de manière historique. Extension maximale du fait français en Amérique, le concept d’Amérique française renvoie, dans l’esprit du fondateur de la Revue, à la nostalgie du « territoire aux proportions d’Empire » qu’a su constituer pendant un temps la France en Amérique et qui, de son propre aveu, ne constituerait plus que les « ossements épars d’un grand mort[55] ».

Depuis la seconde moitié des années 1960, la scrutation de ces ossements et de leur dispersion se fait surtout à partir du Québec (Coupal, p. 556-557). Dans le prolongement de cette tendance, et en cohérence avec l’affiliation des auteur.e.s, le contenu des articles publiés entre 1982 et 2018 s’articule essentiellement en fonction de la territorialité québécoise. Malgré un léger recul par rapport à la décennie 1972-1981 (78,1 %), le Québec reste l’espace le plus étudié dans la Revue (75 %), ne laissant, pour tout dire, que des miettes au Canada et à ses régions (Tableau 1, p. 17). De ce fait, la RHAF participe de plain-pied à cet effort convergent, voire national, des revues scientifiques qui consiste à « penser le Québec, […] mais aussi [à] penser l’ailleurs à partir du Québec », observé par Andrée Fortin[56].

Même s’il faut tenir compte du volumineux numéro thématique (46, 1, été 1992), Montréal se révèle également un point focal puisque presque 15 % (14,4 %) des articles portent sur la région métropolitaine. Québécoise, la Revue est donc aussi en partie montréalaise. De manière générale, on observe d’ailleurs une relation significative entre l’aire étudiée et le lieu d’affiliation des auteur.e.s, les Montréalais ayant tendance à écrire sur Montréal et le Québec, les Québécois (province) sur le Québec et le Canada, mais pas nécessairement sur Montréal, tandis que les autres auteur.e.s se concentrent justement sur les réalités francophones hors Québec (Annexe F, p. 45).

Si on peut situer vers 1990 « une certaine coalescence des différentes approches “atlantisciste”[57] », il faut attendre les années 2000 pour voir cette perspective percer significativement dans la Revue. Et malgré l’intérêt accru de l’historiographie pour les espaces transnationaux[58], très peu d’articles semblent adopter l’américanité comme cadre d’analyse. Enfin, même s’il a été proclamé et discuté de part et d’autre dans les médias[59], le « retour du Canada français » reste un phénomène essentiellement politique et n’est pas perceptible dans notre échantillon.

Périodes étudiées

Dans l’ensemble, la période la plus prisée et la plus stable dans la Revue est la période 1867-1945 (19 %). Par ailleurs, en additionnant les trois périodes post-confédératives, on remarque que 63 % des articles concernent le dernier siècle et demi. Cette conversion à l’actuel des chercheur.e.s, cohérente avec ce qui se remarque ailleurs[60], s’affirme encore davantage dans les deux derniers blocs de volumes où l’intérêt pour la période de l’après-guerre atteint des sommets[61]. Cette démonstration reste à faire, mais on peut présumer que cet intérêt pour une histoire plus immédiate correspond à la montée des objets de recherche et des sources associés à l’histoire culturelle.

Période fétiche de l’ère fondatrice de la Revue (1947-1972), déjà en recul lors de la décennie suivante (Coupal, p. 554-555), la Nouvelle-France continue de perdre de la popularité entre les volumes 43 et 59, avant de se stabiliser autour de 10 % pour les blocs de volumes suivants (Figure 6, p. suivante). Le régime anglais subit un sort similaire, passant de 21,6 % dans les volumes 36 à 42 à 10,8 % dans les volumes 66 à 71, après avoir connu un creux « historique » à 7,6 % entre les volumes 48 à 53. Ces chiffres ne font que confirmer des tendances amorcées au cours des périodes précédentes[62].

L’absence totale de prise en compte de la période dite du précontact illustre par ailleurs la faible présence de l’histoire des Autochtones dans la RHAF. Manifestement, il demeure une trace de la périodisation coloniale inhérente à cette revue dont la raison d’être initiale était de rendre compte de l’aventure française en Amérique.

Figure 6

Répartition des articles selon la période étudiée (1982-2018)

Répartition des articles selon la période étudiée (1982-2018)

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Enfin, notons que les articles qui chevauchent plusieurs périodes, qu’ils s’inscrivent dans la longue durée ou qu’ils portent sur un siècle particulier, représentent, dans certains blocs de volumes (particulièrement, entre les volumes 42 à 53), jusqu’à 25 % des articles. Malheureusement, les divisions temporelles que nous avons reprises de nos prédécesseurs ne nous permettent pas de vérifier si, comme plusieurs le prétendent[63], le présentisme qui caractérise la conscience historiographique actuelle se traduit par un raccourcissement des périodes étudiées.

Conclusion

Même si les scènes se sont multipliées au cours des dernières décennies, la revue fondée par Lionel Groulx reste, avec l’Institut auquel elle est rattachée, le principal théâtre de la production historique en Amérique française. Par sa longévité, son indépendance, son rayonnement et la place avantageuse qu’elle continue d’occuper dans l’espace hiérarchisé des revues scientifiques, elle constitue un indicateur privilégié de l’évolution de la discipline. L’examen de son contenu révèle les transformations de la communauté historienne, en même temps que du monde de l’édition savante.

Revue généraliste à l’âge de la spécialisation[64], gardienne de certaines normes disciplinaires à travers son comité de rédaction, elle n’est pas le lieu des déclarations incantatoires, des révolutions paradigmatiques autoproclamées et des combats à mort entre orthodoxie et hérésie. La transition « tranquille » entre l’histoire sociale et l’histoire culturelle, fait saillant de la période 1982-2018, est opérée évidemment par de nouveaux acteurs, mais aussi par les tenants de l’ancienne matrice disciplinaire qui intériorisent les nouvelles tendances. Repérable dans les données quantifiées aussi bien qu’à la lecture, le passage du social aux identités, des structures aux représentations et l’intégration de la catégorie du genre ne se sont pas faits sans continuité, comme en témoigne la persistance de l’attention portée par les chercheur.e.s aux différentes formes de rapports de pouvoir.

Rien là d’étonnant, au fond, si l’on tient compte des dimensions restreintes du champ de la pratique historique de l’Amérique française : comment une telle évolution aurait-elle été possible sans la participation de ceux et celles qui dominaient naguère le champ ? D’évidence, nous ne sommes pas devant une manoeuvre réalisée par quelques agents poursuivant une stratégie de subversion – comme dans le cas du Linguistic Turn aux États-Unis au « tournant » des années 1980 – ni d’une fronde fomentée par une génération d’aspirants à l’endroit des détenteurs du pouvoir légitime, mais plutôt une captation progressive des nouvelles pratiques (approches, méthodologies, concepts, etc.) par les animateurs de la Revue. Une forme de « tension essentielle[65] », cette fécondation mutuelle de la tradition et du changement, qui fonde la dynamique du savoir et parfois même les révolutions scientifiques, a donc habité la Revue durant la période étudiée.

Le Québec contemporain a été, et reste encore, le principal carré de sable des historien.e.s de la Revue. Administrée, dirigée et produite à partir essentiellement du Québec, souvent même de Montréal, cette dernière a continué de faire de la province le foyer de convergence des interprétations, au point de faire de l’« Amérique française » une étiquette quelque peu illusoire. Une tendance qui ne s’est démentie qu’avec l’émergence de cadres plus globaux comme les sociétés atlantiques.

Apanage des spécialistes depuis les années 1970, la Revue est d’abord l’affaire des universitaires. Fortement institutionnalisée, elle reflète avant tout la structure de la communauté de chercheur.e.s qui l’alimente : sa composition, ses intérêts, ses changements d’orientation. Bien malin, en effet, celui ou celle qui, à partir du seul contenu de ses articles, pourrait déduire la société ayant pu générer un pareil savoir historique. Est-il meilleure illustration de l’autonomie du champ disciplinaire que l’affadissement de l’histoire économique, alors même que l’économie n’a jamais cessé de revêtir dans nos vies un caractère obsédant ?

Avec la montée de l’histoire culturelle, le plus grand changement de la période est assurément la présence plus marquée des auteures au sein de la Revue. Marginales au début des années 1980, encore aujourd’hui à court de la parité, celles-ci ont pourtant été au coeur de son évolution historiographique, notamment en étant les premières à sauter dans le train de l’histoire culturelle. Enfin, une des constantes de la Revue depuis sa fondation est la faible place accordée à l’histoire des Autochtones. À l’heure des réconciliations, le réveil tardif des dernières années ne saurait suffire[66].

Au cours de la période 1982-2018, la Revue a épousé le mouvement général de l’historiographie occidentale et s’est conformée à la réalité de l’édition scientifique, tout en assumant, tant bien que mal, l’héritage et la démesure de son objet d’étude : l’Amérique française. D’hier à aujourd’hui, elle s’est efforcée d’assurer le « lien entre les ouvriers [spécialisés] de la même tâche[67] ».