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Without mortality, no history, no culture – no humanity.

Bauman, 1992, p. 7

La mort n’est qu’une étape dans le grand cercle de la vie. Elle renforce une relation spirituelle avec les ancêtres tout en assurant une consolidation de nos rapports avec la jeune génération.

Gilles Ottawa, Nikpis, 2002, cité dans Nikatcikan, L’Héritage

À travers une perspective anthropologique et des enquêtes de terrain, ce numéro de la revue Frontières[1] propose un regard comparatif sur les pratiques, les savoirs et les conceptions de la mort et du deuil chez différents groupes autochtones d’Amérique du Nord, d’Amérique du Sud et d’Australie. En s’appuyant sur des récits, des observations et des analyses de première main, les auteurs réunis dans ce numéro montrent la richesse et la complexité des conceptions et des pratiques funéraires des peuples autochtones de différentes régions du monde, contribuant à enrichir le champ de recherche des études sur la mort et à élargir notre compréhension des phénomènes liés à la mort et au deuil.

Considérant le rituel comme la pierre angulaire de ces pratiques et de ces savoirs, le numéro met l’accent sur les rites entourant la mort, révélateurs de conceptions singulières de la vie, de la mort et de la relation aux morts. Dans les mondes autochtones[2], et comme en témoignent les articles du présent numéro, la mort et les rites funéraires ont toujours été publics et collectifs. L'époque coloniale, les tentatives successives d’assimilation, la dépossession territoriale, les conversions à différents mouvements religieux (catholicisme, pentecôtisme, évangélisme) ou encore l’insertion dans les systèmes capitalistes et étatiques n’ont pas éloigné les sociétés autochtones de leur responsabilité face à leurs morts et face à l'ancestralité. Cette réalité se maintient face à la modernité et à la mondialisation. Les Autochtones ne semblent pas dépourvus face à la mort et reformulent constamment leurs pratiques visant à accompagner les défunts vers un monde-autre. Plus souvent qu'autrement, les rites funéraires sont aussi des occasions de consolider et de réaffirmer une identité collective distincte de la société dominante. Indissociables de leur dimension politique, les savoirs et les pratiques liés à la mort sont une occasion pour les Autochtones de réaffirmer une souveraineté et une autonomie qui ne leur sont pas reconnues par l'État; ces pratiques deviennent aussi parfois un lieu de résistance créatrice. Les rites funéraires révèlent aussi des distinctions au niveau de la notion de personne, des relations entre les vivants et les morts, des conceptions autochtones de la vie après la mort, ou encore des relations profondes au territoire.

Les auteurs des articles rassemblés ici insistent sur les continuités, mais aussi sur les transformations de ces pratiques et de ces savoirs qui se sont renouvelés dans différents contextes politiques et qui semblent continuellement s’adapter à de nouvelles réalités. Le renforcement de réseaux d’échanges autochtones au niveau international, les dynamiques complexes entre communautés et milieux urbains ainsi que le développement des nouvelles technologies ont ainsi participé à la reformulation de certaines pratiques et conceptions liées à la mort. Les conceptions de la mort et les rites funéraires apparaissent également comme des thèmes privilégiés des expressions artistiques contemporaines, s’inscrivant dans les processus actuels de patrimonialisation des cultures matérielles et immatérielles autochtones. Ce numéro offre en outre une lecture dynamique, actuelle et internationale sur l’unité et la diversité des conceptions autochtones liées à la mort.

Un regard anthropologique

L’anthropologie de la mort constitue un domaine d’étude classique de la discipline anthropologique. En règle générale, les anthropologues s’entendent à reconnaître que la mort est un fait social avant d’être un fait naturel. Dans toutes les sociétés, et cela inclut les sociétés occidentales modernes, la mort est appréhendée, vécue, et expérimentée sur la base de constructions sociales et culturelles complexes, inscrites dans une historicité et une dynamique particulières (Godelier, 2014; Robben, 2004). La mort est non seulement un fait social par excellence, elle est, pour reprendre l’expression de Marcel Mauss, un « fait social total ». En effet, une étude attentive des conceptions et des pratiques entourant la mort véhiculées dans une société donnée est susceptible de nous informer plus largement sur les cosmogonies et les cosmologies locales, sur les conceptions du temps et de l’espace, sur les conceptions de la personne, humaine et non-humaine, sur les valeurs et les codes moraux, sur l’organisation sociale et le système de parenté, ou encore sur les principes épistémologiques et ontologiques. La mort, comme le fait remarquer Dousset, est aussi une affaire de corps; corps humains certes, mais corps social surtout (2014, p. 406). Ce sont là autant de dimensions, parmi d’autres, évoquées et analysées par les auteurs du présent numéro.

Depuis les débuts de la conquête coloniale, en Amérique et ailleurs, les premiers observateurs, surtout des missionnaires, nous ont légué des comptes rendus détaillés des rites entourant la mort chez les peuples rencontrés. À ces écrits se sont ajoutées depuis les recherches anthropologiques et archéologiques classiques. En effet, ethnographes et archéologues ont toujours accordé une attention particulière aux pratiques et aux conceptions entourant la mort, révélant des patrimoines matériels et immatériels riches et complexes. C’est dire donc que les travaux classiques sur la mort et les rites funéraires dans les mondes autochtones abondent. Or, depuis le tournant du millénaire, il nous faut reconnaître qu’en ce qui concerne les réalités autochtones contemporaines, les anthropologues ont accordé peu d’importance aux savoirs et aux pratiques entourant la mort et surtout à leur redéfinition récente face à la modernité, à la chrétienté et aux bouleversements sociaux et culturels. Ce numéro vise donc à combler ce manque, quoique très partiellement et modestement, en présentant neuf exemples, inscrits dans la contemporanéité, soit les Kaingang du Brésil (Crépeau et Rosa), les Anicinabek du Québec (Bousquet), les Wayuu de Colombie et les Dènès Tha de l’Alberta (Goulet), les Nahuas du Mexique (Paradis), les paysans andins (Hall), les Kukatja de l’Australie occidentale (Poirier), les Atikamekw et les Innus du Québec (Jérôme), les Quéchas du Pérou (Pilco) et les Hurons Wendat du Québec (De Lacroix) ainsi que les témoignages d’un homme (Christian Coocoo) et d’une femme (Jeannette Coocoo) atikamekw.

Au fil de l’histoire coloniale, les peuples autochtones dont il est question dans ce numéro se sont convertis, quoiqu’à des degrés divers, au christianisme (catholicisme, protestantisme ou plus récemment les mouvements évangélistes), adoptant et adaptant des éléments de la cosmologie et des rites chrétiens à leur propre cosmologie et vie rituelle. Ces processus dynamiques de relecture donnent lieu aujourd’hui à des enchevêtrements complexes où coexistent conceptions chrétiennes et autochtones de l’univers, de la vie, de la mort et de la personne humaine. À la lecture des articles de ce numéro, le lecteur sera donc à même d’apprécier la diversité des réalités observées, chacune révélant un contexte particulier ainsi qu’une logique signifiante et singulière. Face aux conceptions, aux pratiques et surtout face aux expériences entourant la mort, les mondes autochtones partagent plusieurs points communs. C’est de ce commun dont il sera question dans les prochains paragraphes, soulignant au passage certaines distinctions avec des conceptions chrétiennes et modernes.

L’ancestralité

Un premier point commun, et non le moindre, est l’ancestralité comme principe épistémologique et ontologique. Dans les expériences autochtones décrites dans ce numéro, les ancêtres, mythiques et réels, et les esprits des défunts n’ont de cesse de participer au monde des vivants, soit par leur propre volition, soit parce qu’ils ont été convoqués. Ainsi l’ancestralité s’inscrit dans le présent, participe d’une conception cyclique de l’univers et de la vie et peut agir comme un principe de régénérescence. Les observateurs non-Autochtones ont souvent mal compris ce principe en l’identifiant au passé et en référence à une conception linéaire du temps. Or, du point de vue des Autochtones, reconnaître la présence immanente des ancêtres, de ceux qui ont vécu et continuent de vivre quoique sous une autre forme, ce n’est pas être tournés vers le passé ou figés dans une tradition immuable, c’est plutôt tirer avantage de leur legs et puiser à leurs connaissances et à leur pouvoir afin de mieux se situer dans le présent et se projeter dans le futur. Dans une perspective autochtone, honorer les ancêtres et les esprits des morts et ce qui a été légué, c’est être responsable face à ceux qui nous ont précédés et qui ont contribué à transmettre un monde, un territoire, des savoirs ainsi que des pouvoirs sacrés. Dans ces sociétés animistes (Descola, 2005) où prévaut une ontologie relationnelle (Poirier, 2013), l’ancestralité ne concerne pas seulement les « âmes » humaines puisque tout ce qui a une existence et une corporéité (animaux, végétaux et autres) possède aussi une « âme »[3], ou plusieurs, soit une composante immatérielle et spirituelle qui survit après la putréfaction du corps terrestre (Viveiros de Castro, 2009).

Dans les mondes autochtones, et sur la base de ce principe d’ancestralité, la mort est logiquement un passage vers une vie, un état d’être et un monde autres, et jamais une fin en soi. La mort, comme l’écrit Laugrand en parlant des Inuit, « n’est jamais que la fin d’une vie et le début d’une autre ». Cette autre vie prend certes des formes diverses, selon les sociétés, mais elle n’en reste pas moins, d’une façon ou d’une autre, connectée aux vivants. Il y a ainsi une forme d’immanence qui contraste avec la transcendance de la conception chrétienne de la mort, alors que la continuité d’un état d’être contraste avec la conception moderne et séculière d’une fin définitive. Quant au pays des morts, celui-ci prend des formes diverses, selon les cosmologies locales; il peut être à l’image du monde terrestre mais là où règne l’abondance; il peut être aussi un inframonde comme chez les Nahuas du Mexique (Paradis). Chez les Aborigènes australiens, il n’existe pas de pays des morts en tant que tel. Chez les Kukatja, par exemple, l’esprit du défunt retourne sur son territoire d’appartenance, où il reprend la forme d’un esprit-enfant lequel sera incarné à nouveau le moment venu (Poirier). Aujourd’hui, ces mondes-autres coexistent souvent avec le paradis et l’enfer que plusieurs groupes autochtones ont adoptés depuis leur conversion au christianisme.

Des peuples autochtones établissent aussi une équation étroite entre les morts et la fertilité, celle de la terre et celle des femmes. Par exemple, chez les Nahuas du Mexique, les ancêtres et les morts sont essentiels aux bonnes récoltes (Paradis); ils favorisent la fertilité des pommes de terre dans les mondes andins (Hall) ainsi que les chasses fructueuses chez les peuples algonquiens (Bousquet). Cependant et pour que cette fertilité advienne, les vivants doivent s’acquitter de certains devoirs rituels et montrer une attitude respectueuse envers les défunts qui ont acquis une nouvelle capacité d’agir (agency) et sont porteurs de savoirs et de pouvoirs singuliers. Dans le cas contraire, des défunts pourraient se retourner contre eux. Ce sont là autant d’exemples de l’ancestralité comme principe épistémologique et ontologique; les ancêtres et les esprits des morts sont des existants / actants à part entière.

Comme en témoignent les exemples fournis par Goulet chez les Dénés Tha, par Laugrand chez les Inuit et Paradis pour les Nahuas, les expériences de réincarnation s’inscrivent aussi dans ce principe d’ancestralité et attestent d’une autre facette d’une conception cyclique du monde et de la vie, humaine et non humaine. De plus, la pratique culturelle de l’éponyme au nouveau-né, décrite par Laugrand pour les Inuit et par Crépeau et Rosa pour les Kaingang, apparaît comme une façon de permettre au mort de vivre à nouveau et au nouveau-né de bénéficier de l’expérience de celui ou celle qui a déjà vécu. Comme le fait remarquer Laugrand, plusieurs modes d’être sont ainsi possibles pour les défunts. Cette remarque pourrait s’appliquer à l’ensemble des exemples présentés dans ce numéro.

Dans les mondes autochtones, les relations entre les vivants et les morts prennent des formes diverses, mais elles ont en commun de n’être ni cachées, ni niées, bien au contraire. Elles relèvent du vécu et de l’expérience. Dans ces sociétés, le dialogue avec les morts n’est jamais rompu (Fabian, 1973). Une des réalités mentionnées par plusieurs des auteurs du numéro (Goulet, Poirier et Laugrand) est celle du rêve considéré comme l’espace-temps privilégié de rencontre et de communication avec les parents défunts; l’expérience onirique apparaît ainsi comme un médiateur entre le monde des vivants et celui des morts. À Cusco, la musique et les chants funèbres agissent aussi comme médiateurs et intermédiaires entre les vivants et les morts (Pilco). On retrouve ainsi dans les relations entre les morts et les vivants la valeur de réciprocité très présente dans les institutions autochtones et leur conception de l’être-au-monde.

Les relations avec les ancêtres et les morts n’en revêtent pas moins une certaine ambiguïté. Car si les morts peuvent veiller sur les vivants, ils peuvent aussi leur nuire. Pour les vivants, le pouvoir des ancêtres et des morts peut être tantôt bénéfique, tantôt dangereux. La prudence est ainsi de mise car le pouvoir, l’humeur ou encore les désirs des défunts ne sont pas toujours aisément identifiables. De là le recours à des spécialistes comme les chamans habilités à dialoguer, décoder et mieux comprendre les attentes des ancêtres et des morts. Des rituels de protection sont parfois organisés, par exemple, avant de s’approcher de certains lieux de sépultures (Hall).

Pratiques et rites funéraires

Dans les mondes autochtones, et dans la mesure où les morts continuent d’exister et de participer au monde des vivants, il va sans dire que leur traitement exige une attention toute particulière de la part des vivants, comme en témoignent les exemples offerts dans le présent numéro. Les rites funéraires, comme rites de passage, sont souvent d’une grande complexité, peuvent comporter plusieurs étapes et sont réalisés de manière publique et collective. Ces rites visent deux objectifs majeurs : accompagner l’âme du défunt vers sa nouvelle demeure et reconsolider les réseaux des vivants. Afin de s’assurer du bien-être et de la bienveillance de l’âme du défunt, ces rites doivent être exécutés avec prudence et selon des règles établies; ils sont aussi souvent marqués d’interdits de toutes sortes pour les proches. Les rites entourant la mort sont des moments sérieux et sacrés, ce qui n’empêche pas que l’humour y ait aussi une place (Crépeau et Rosa, Jérôme).

Les veillées funèbres autour du corps du défunt, discutées notamment par Bousquet pour les Anicinabek, par Pilco pour les métis de Cusco ainsi que Christian Coocoo et Jeannette Coocoo pour les Atikamekw Nehirowisiwok, représentent un moment liminal entre la vie et la mort; l’esprit du défunt s’attarde, il hésite à quitter ses proches, il mange la nourriture qui lui est offerte (Jérôme). Au moment de la mise en terre, des objets chers au défunt ou des offrandes sont déposés avec le cercueil; ceux-ci lui seront utiles lors de son voyage (Christian Coocoo, Jeannette Coocoo, Paradis et De Lacroix chez les anciens Hurons). Chez les Wayuu, le défunt est marqué de telle façon qu’il puisse être reconnaissable par ceux de son clan dans le monde-autre (Goulet). Ce sont là autant de pratiques qui permettent de réconcilier les vivants avec la mort. Les secondes funérailles sont une autre pratique que l’on retrouve fréquemment. Bien que celles-ci soient tombées en désuétude chez certains groupes, elles font l’objet de tentatives de réappropriation chez d’autres, comme chez les Hurons Wendat (De Lacroix) et les Kaingang (Crépeau et Rosa).

L’organisation sociale et le système de parenté trouvent aussi leur expression dans le déroulement des rites entourant la mort (Hall, Pilco), ce qui ajoute à leur complexité. Chez les Aborigènes australiens, par exemple, le système de classification en huit sous-sections ainsi que les lignées matrilinéaires et patrilinéaires définissent pour chaque personne présente son rôle et sa place durant toute la durée des rites funéraires (Poirier). Ailleurs c’est la logique et l’appartenance claniques (Goulet) ou la division de la société en moitiés (Crépeau et Rosa) qui seront prises en compte dans l’organisation de chacune des étapes des rites funéraires.

Ritualiser la mort, c’est aussi en parler. Dans son texte, Christian Coocoo nous rappelle combien parler de la mort, du deuil et des rituels qui y sont associés peut parfois susciter certaines réticences dans sa propre Nation. Pour certaines personnes, nous dit Christian Coocoo, la mort est quelque chose de « très intime ». Parler de la mort, c’est transgresser un interdit. La mort continue pourtant de faire partie de la vie, d’être vécue collectivement et partagée autant avec la famille qu’avec la communauté. Et les familles doivent s’adapter au contexte actuel, affirme Jeannette Coocoo dans son texte. Au moment du décès, il faut par exemple rapidement trouver un salon funéraire en ville. Certaines familles n’ont pas les moyens d’assumer les coûts liés à la prise en charge dans les salons funéraires et cette réalité complique et retarde la pratique des rituels destinés aux défunts dans la communauté.

Notion de personne, dynamiques relationnelles et territoriales

Ces dernières observations nous conduisent à aborder brièvement la notion de personne. Dans les mondes autochtones, la personne humaine s’inscrit toujours dans quelque chose de plus grand qu’elle et qui lui survivra : une tribu, un clan, une moitié, un lignage, un territoire, bref une entité ou une communauté quelle qu’elle soit. Sur le plan ontologique, la dimension relationnelle, où la personne se définit dans ses relations intrinsèques avec son environnement cosmologique, social et physique, l’emporte sur la dimension individuelle. Ces relations multiples font exister la personne, dans la vie comme dans la mort. Bien que la christianisation et la modernité aient contribué à un processus d’individuation de la personne, ce processus, dans les communautés autochtones, se fait d’une façon telle qu’il n’annihile pas complètement la dimension relationnelle, ce qui donne lieu, notamment face à la mort, à des formes et des expériences de solidarité et de responsabilité partagées (voir les textes de Jeannette et de Christian Coocoo). La mort, comme le fait remarquer Sahlins (2009), y est toujours un événement partagé (p. 55). On peut mourir symboliquement en même temps que ses parents, note Sahlins. Cette mort symbolique s’accompagne de rituels de deuil très concrets ayant pour but d’éloigner l’endeuillé de sa propre société (automutilation, vie solitaire, interdits).

Continuité et transformation, renouveau et résistance créatrice, affirmation politique, dans des contextes coloniaux et néocoloniaux, figurent aussi parmi les thèmes présents dans ce numéro. Dans la vie comme dans la mort, la relation au territoire revêt une signification et une force toute particulières, comme en témoignent plusieurs des contributions du numéro. Il en va de même des lieux de sépulture. Chez les Anicinabek et les Atikamekw Nehirowisiwok, ils sont de plus en plus nombreux, dans le contexte actuel, à envisager la possibilité d’être enterré sur leur territoire de chasse, ou du moins à demander qu’une partie de leur corps puisse y être enterré (Bousquet, Jérôme). Ceci afin d’y renouer avec les ancêtres et de favoriser des chasses fructueuses à leurs descendants. Il s’agit aussi d’un geste de réaffirmation politique, identitaire et culturelle. Pour les Kukatja du désert australien, l’esprit du défunt retournera à son territoire afin de rejoindre d’autres esprits ancestraux en attendant de naître à nouveau. Il s’agit là aussi d’une affirmation de souveraineté.

Cette souveraineté s’exprime également par le biais des nouvelles technologies. Internet et les réseaux sociaux sont aujourd’hui devenus des espaces privilégiés de transmission des savoirs, mais également de partage des événements du quotidien (Jérôme). La mort est régulièrement mise en ligne, partagée virtuellement pour être vécue collectivement. Cet engagement réel dans des réseaux virtuels participe de l’affirmation et du renforcement des réseaux de solidarité entre différentes familles et communautés éloignées. Les mondes numériques favorisent ainsi le développement d’une nouvelle culture visuelle de la mort : à travers des photos-montages, des vidéos-hommages, des egoportraits (selfies), on met en scène le défunt dans son territoire, entouré des objets lui ayant appartenu. Plus que la mémoire du défunt, c’est aussi la mémoire du territoire qui est véhiculée dans ces nouvelles pratiques de deuil.

« Pour la suite des mondes… » : responsabilités et solidarités

La mort peut prendre différentes figures, nous rappelle l’anthropologue Louis-Vincent Thomas, spécialiste de l’étude de la mort et du mourir. Elle peut être physique, psychique, biologique, sociale, culturelle ou spirituelle. Pour Thomas, ces différentes figures ont un point commun : « On y retrouve toujours le thème de la coupure. Ainsi les morts et les deuilleurs sont-ils physiquement et socialement rejetés du monde des vivants. » (Thomas, 2003, p. 9).

Les articles de ce numéro montrent cependant que les morts ont souvent encore fort à faire dans le monde des vivants, et les vivants ne manquent pas de créativité pour se rappeler au bon souvenir des défunts. Dans Lettre aux morts, de l’anthropologue André Iteanu (Kapon et Iteanu, 2007), les habitants du village de Jajau dans la province d'Oro en Papouasie Nouvelle-Guinée, sans réponse et divisés devant les conséquences de l’influence de la société occidentale dans leur quotidien, écrivent à leurs ancêtres pour leur demander pourquoi ils ont déserté le village. « Les morts travaillent au même titre que les humains », écrit Paradis dans ce numéro à propos des Nahuas (Mexique). Dans les mondes autochtones, les défunts deviennent des ancêtres et participent activement à l’équilibre du monde des vivants. C’est aussi ce que Gilles Ottawa, chercheur autodidacte originaire de la communauté atikamekw de Manawan, a voulu faire valoir dans la pensée mise en exergue du texte de Jérôme et reproduite en exergue de cette présentation. La mort n’est pas une fin, mais une étape; elle n’est pas le néant, mais bien une expérience sensorielle avec les ancêtres; elle ne coupe pas le monde en deux, mais assure une continuité avec les générations suivantes. Lorsque l’on parle de mort, c’est une relation au corps qu’il s’agit de documenter, d’analyser et de comprendre. Et ce sont bien les différences et les ressemblances de cette relation au corps qui déterminent la relation que nous entretenons avec les morts, la mort et le mourir.

Dans un ouvrage devenu classique, L'Homme devant la mort (1977), Philippe Ariès avait déjà souligné comment les sociétés occidentales modernes étaient démunies et dépourvues face à l’expérience sociale de la mort et du deuil, comment aussi avec la médicalisation de la mort, nous avons été dépossédés de l’accompagnement du corps du défunt, ou comment la mort est devenue quelque chose de sale qui doit être caché. Plus souvent qu’autrement, ajoute-t-il, la mort suscite un sentiment tantôt de dégoût, de honte ou d’échec, tantôt de peur (voir aussi Goulet et De Lacroix dans ce numéro). Parmi les facteurs explicatifs, Ariès identifie l’idéologie individualiste ainsi que la démission et la disparition de la communauté, et avec elle le sens de la solidarité et de la responsabilité. « La communauté, écrit-il, au sens ancien du terme, n’existe plus, remplacée par un immense agglomérat d’individus atomisés » (Ariès, 1977, p. 323), isolés et seuls face à la mort (voir aussi Augé, 1982).

Les exemples présentés dans ce numéro contrastent certes avec l’expérience occidentale et moderne de la mort et des rites entourant celle-ci. En dépit d’efforts et de violences physique, structurelle, symbolique et ontologique soutenus et répétés visant à les rendre pareils à nous, les peuples autochtones n’en ont pas moins conservé des principes cosmologiques et ontologiques, des réflexes et des pratiques dont les Occidentaux pourraient s’inspirer afin de se réapproprier la mort et se réconcilier avec elle. Les Autochtones ne nous invitent-ils pas d’ailleurs à une réelle leçon d’humanité, voire d’humilité ? Une telle anthropologie comparée (Latour, 1999) n’est possible toutefois que si les conceptions, pratiques et expériences autochtones discutées dans ce numéro sont abordées à leur juste valeur et non comme des « survivances de formes archaïques » ou des « coutumes mortuaires pittoresques », pour reprendre l’expression de Bousquet. De la même façon, il serait réducteur de n’y voir que de simples « croyances » en opposition aux savoirs et aux « faits » scientifiques (voir Latour, 2009). Sauf, bien entendu, si nous sommes disposés à considérer également comme une « croyance » la conception moderne d’une mort naturelle, définitive, dépouillée de toute sacralité ou potentialité. L’anthropologie comparée nous invite ainsi à reconnaitre pleinement l’intelligibilité des cultures autres et à engager un dialogue intelligent avec celles-ci (voir aussi Jullien, 2008). Les mondes autochtones ne nous offrent-ils pas d’autres avenues, d’autres possibles pour penser la mort et nos relations avec les vivants et les morts ?

Mot de la fin

Nous dédions ce numéro à notre amie et collègue, Louise Iseult-Paradis, qui s’est éteinte à la suite d’une longue maladie le 23 novembre 2017. Archéologue et ethno-historienne, spécialiste de la Mésoamérique, Louise a conduit ses recherches plus particulièrement dans l'État du Guerrero, notamment sur les systèmes religieux et les sacrifices humains. Personne passionnée et généreuse, elle nous livre ici son dernier texte sur les conceptions de la mort chez les Nahuas du Haut Balsas. Nous lui souhaitons un bon voyage.