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Introduction et éléments théoriques

Les bouleversements soudains dus à la pandémie de COVID-19 ont provoqué des ruptures contextuelles inédites à l’échelle mondiale. Dans le champ scolaire, cela s’est notamment traduit par une véritable rupture pédagogique : les universités et les établissements secondaires et primaires ont rapidement fermé ; il a alors été demandé aux enseignants d’assurer la « continuité pédagogique » et aux élèves de poursuivre les apprentissages depuis leur domicile. L’enseignement à distance a brusquement remplacé l’enseignement en présentiel, et est devenu la norme. Enseignants et élèves ont donc été mis à l’épreuve et ont dû composer avec des nouvelles contraintes (isolement, manque de ressources numériques) pouvant renforcer les inégalités sociales, scolaires et territoriales. Compte tenu de cette situation inédite, mais aussi des défis éducatifs à relever avant cette crise (gestion de l’hétérogénéité et de la diversité, l’inclusion scolaire, la sortie sans qualification, etc.), la présente recherche s’interroge sur l’impact des contraintes générées par cette rupture pédagogique sur les pratiques des enseignants et sur les aspects socio-affectifs, motivationnels et (méta)cognitifs des apprentissages des élèves en Guadeloupe, région d’outre-mer de France, marquée aussi par des contraintes locales. Nous souhaitons de même cerner les expériences vécues des enseignants et des élèves pour mieux comprendre leur pouvoir d’action dans des conditions exceptionnelles et inédites. La présente étude s’inscrit dans la continuité d’une première enquête exploratoire par questionnaire menée auprès des enseignants et visant à appréhender leurs réactions aussitôt après le confinement (Lollia et Issaieva, 2020). Les résultats de cette première étude ont révélé le malaise d’environ 190 enseignants, s’estimant peu soutenus quelques jours après le confinement, peu formés et peu préparés pour assurer la continuité pédagogique et surtout considérant que leur charge de travail a considérablement augmenté dans les conditions de la crise. Malgré ces obstacles, les enseignants semblent rester conscients des enjeux de la continuité pédagogique et certains tentent d’adapter leurs démarches évaluatives. À partir de ces premiers constats, les objectifs de la présente recherche consistent à mieux comprendre dans quelle mesure et comment les enseignants ont continué à enseigner tout au long de la période de confinement et comment les élèves ont vécu et poursuivi leurs apprentissages. Les analyses ont été conduites à la lumière des caractéristiques de l’enseignement à distance et des travaux sur les effets de l’usage du numérique sur les apprentissages des élèves. Nous exposerons brièvement ces éléments dans la section suivante et poursuivrons avec la présentation des résultats de l’étude actuelle.

De l’enseignement à distance en situation ordinaire à l’enseignement à distance en situation d’urgence : quels enjeux ?

Comme tout dispositif d’enseignement, l’enseignement à distance nécessite de concevoir et mettre en place une situation d’enseignement et d’apprentissage, ce qui suppose globalement de définir l’objet, les objectifs, les finalités, les moyens et les outils adéquats. Or, il possède aussi des caractéristiques particulières qui sont la distance (d’ordre spatial, temporel, technologique, socio-culturel, socio-économique et pédagogique) et les outils numériques (Jacquinot, 1993). La mise en oeuvre d’un dispositif d’enseignement à distance dépend donc de la gestion de l’ensemble de ces caractéristiques et surtout des distances mentionnées, sans oublier l’importance des compétences et connaissances technologiques des enseignants qui doivent sans cesse se renouveler compte tenu du développement accéléré et de la diversification des technologies numériques (Backfischa, Lachnerb, Hischeb, Looseb et Scheitera, 2020). En temps ordinaire, à l’ère des technologies numériques, les dispositifs d’enseignement à distance deviennent de plus en plus complexes à gérer et nécessitent une planification et une préparation conséquentes sur le plan temporel et précises en matière d’ingénierie pédagogique (Charroud, Dessus et Osete, 2020 ; Detroz, Tessaro et Younes, 2020). Dans la situation d’urgence (Hodges, Moore, Barb, Torrey et Bond, 2020) actuelle, que pourrait-on alors dire de l’enseignement à distance auquel les enseignants ont dû s’adapter très rapidement ? Les premières réflexions et analyses menées à ce sujet (Charroud, Dessus et Osete, 2020 ; Detroz, Tessaro et Younes, 2020) n’écartent pas la piste d’un certain nombre de difficultés générées par le caractère soudain, global et imprévisible de la situation (Barras et Dayer, 2020). Ainsi, selon certains chercheurs, la situation de confinement urgente et forcée peut mener à des « appauvrissement des contenus et des évaluations, à une surcharge cognitive » (Charroud, Dessus et Osete, 2020) ou encore à une discontinuité pédagogique et à des décalages entre les objectifs et la mise en oeuvre (Detroz, Tessaro et Younes, 2020). Toutefois, cela peut aussi être l’occasion de questionner et réinventer ses pratiques, comme le suggère une étude de cas réalisée en début de confinement (Alonso Vilches, Detroz, Hausman et Verpoorten, 2020)

L’usage des outils numériques et les apprentissages scolaires ?

Avec la place grandissante des outils numériques à l’école et le développement de nouveaux dispositifs technologiques répondant aux caractéristiques et aux besoins des élèves (OCDE, 2015), plusieurs travaux de recherche et méta-analyses ont commencé à interroger leur efficacité sur différents aspects (socio-affectifs, motivationnels, cognitifs) des apprentissages scolaires ainsi que sur les performances scolaires. Néanmoins, les résultats sont mitigés et ne permettent pas de conclure, comme le précisent Leroux, Monteil et Huguet (2017) dans une revue critique récente des méta-analyses. Globalement, des gains d’apprentissages sont observés de manière inégale en fonction des types de technologies numériques, des contextes de mise en oeuvre ou des usages étudiés et la taille d’effet reste modeste (Cheung et Slavin, 2012 ; Cheung et Slavin, 2013 ; Sung, Chang et Liu,2016). Toutefois, ces gains, en matière de performances scolaires, ne sont pas systématiquement associés à des gains motivationnels (Amadieu et Tricot, 2014 ; Wouters et al., 2013) et/ou émotionnels (Daniels et Gierl, 2017 ; Muis, Ranellucci, Trevors et Duffy, 2015) et vice versa. Pour mieux rendre compte de l’efficacité des dispositifs numériques, Leroux, Monteil et Huguet (2017) insistent sur l’importance de l’analyse des interactions des déterminants, des conditions et des modérateurs susceptibles d’influencer différentes dimensions de l’apprentissage. À ce titre, une piste explicative intéressante est avancée : des supports numériques de type individualisé et/ou tenant compte des besoins et des caractéristiques des élèves s’avéreraient bénéfiques pour des élèves qui redoutent la prise de parole et la participation en présentiel, devant la classe ; en virtuel, ils se sentiraient libérés de l’appréhension ressentie en présentiel (Develotte, Guichon et Kern, 2008). Ainsi, l’enseignement à distance aiderait à sortir de la spirale de l’échec et à diluer les effets de climat de classe compétitif (regard menaçant des pairs, comparaisons sociales ascendantes). Il ne faut cependant pas négliger l’impact des dysfonctionnements techniques qui peuvent générer à leur tour de l’anxiété (Codreanu et Combe Celik, 2012 ; Marcelli, Gaveau et Tokiwa ; Poellhuber et Racette, 2012). Pour d’autres élèves, l’enseignement à distance pourrait avoir un effet démotivant et les faire décrocher. Bien évidemment, la majorité de ces réflexions n’ont porté que sur des dispositifs numériques conçus pour être utilisés en situation ordinaire et souvent de manière complémentaire aux apprentissages en contexte de la classe. Dans les conditions de confinement et isolement social imposé, on pourrait se demander sur quoi reposent la maintenance des dynamiques motivationnelles et la continuité des apprentissages.

Contexte de la présente recherche et problématique

Comme nous l’avons précisé dans l’introduction, nous souhaitons appréhender les pratiques d’enseignement et les apprentissages pendant la période de pandémie de COVID-19, en Guadeloupe. La Guadeloupe est une région d’outre-mer de France qui possède ses spécificités. Ainsi, le dernier rapport de l’INSEE portant sur l’analyse de la situation socio-économique en Guadeloupe (Demougeot, Kempf et Raimbaud, 2020) rappelle qu’elle se dégrade : l’économie continue à subir les conséquences de l’étroitesse de son marché et de l’isolement du territoire, le niveau de qualification reste bas en raison de l’inégalité d’accès à la formation. Ceci explique le taux de pauvreté toujours élevé en 2017 : 134 800 Guadeloupéens, soit 34 % de la population, vivent en dessous du seuil de pauvreté (à titre comparatif le taux de pauvreté en France hexagonale est de 14 %). À cela s’ajoute la fracture numérique importante : environ 10 000 élèves sur 90 000 ne disposent pas d’équipement informatique et d’accès à Internet. Devant cette situation, caractérisée par le cumul de contraintes générées par la crise sanitaire, sur le plan national, et les contraintes locales, la continuité pédagogique et les apprentissages des élèves à distance sont mis encore plus à l’épreuve. C’est dans ces circonstances que nous souhaitons cerner l’impact de ces contraintes multiples et complexes, notamment sur : 1) le vécu et les pratiques déclarées des enseignants en vue de mieux comprendre leurs conduites et logiques d’actions (étude 1) ; 2) les aspects socio-affectifs, motivationnels et (méta)cognitifs des apprentissages chez les élèves du secondaire (étude 2).

Étude 1 : Méthodologie

Méthode de recueil de données

Afin de cerner les ressentis et les pratiques déclarées des enseignants en temps de pandémie, nous avons choisi de mener une étude par entretien semi-directif. L’entretien est un instrument d’investigation spécifique adapté pour mettre en évidence les représentations, les sentiments et les pratiques sociales (Blanchet et Gotman, 1992). Le canevas d’entretien s’articule autour des thématiques suivantes : la continuité pédagogique (ses représentations et les interprétations liées aux recommandations) et la mise en oeuvre de cette continuité pédagogique (les outils utilisés, la relation pédagogique avec les élèves, les difficultés, points forts/limites et pistes d’amélioration). Les entretiens ont été réalisés quelques semaines après la réouverture des écoles en France, sur une période allant de la mi-juin 2020 jusqu’au début des vacances scolaires (début juillet 2020).

Les entretiens ont été enregistrés, puis retranscrits intégralement.

L’échantillon

Sept entretiens ont été menés avec des professeurs de Collège et de Lycée qui interviennent dans différentes disciplines (tableau 1).

Tableau 1

Enseignants interviewés

Enseignants interviewés

*Tous les participants ont plus de dix ans d’expérience professionnelle.

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Déroulement des entretiens

La durée des entretiens est de 30 minutes en moyenne.

Sur les sept entretiens réalisés, trois ont été effectués par voie téléphonique (E1, E2, E3) et les quatre autres ont été effectués en présentiel (M1, M2, M3, M4).

Analyse des données

Une analyse du contenu manifeste et latent a été réalisée suivant les étapes (L’Ecuyer, 1987) : lectures préliminaires et établissement d’une liste d’énoncés ; découpage du matériel et choix des unités d’enregistrement (dont le codage par coloration à l’aide d’un tableur a permis d’en établir la fréquence et l’ordre d’apparition, et de décrire le matériel) ; catégorisation ; (re)classement thématique du matériel selon un modèle mixte en s’appuyant sur les thèmes du canevas et les données des discours. Ce procédé nous a permis de mieux rendre compte des significations spécifiques (Bardin, 2013) des discours des locuteurs. Ainsi, dans la présentation des résultats, nous prenons appui sur les unités d’enregistrement les plus fréquentes.

Les résultats de l’étude 1 seront présentés selon deux axes : 1. La continuité pédagogique en matière de représentations et interprétations des recommandations; 2. la mise en oeuvre de la continuité pédagogique (les outils utilisés, la relation pédagogique avec les élèves, les difficultés, les limites et pistes d’amélioration).

Représentations de la continuité pédagogique

Lorsque nous nous intéressons aux représentations des professeurs sur la continuité pédagogique, cinq d’entre eux (M1, M2, M3, E2, E3) sur sept au total se représentent globalement la continuité pédagogique comme le maintien d’un lien pédagogique avec les élèves par voie numérique (« être en contact avec son enseignant […] pour pouvoir continuer à apprendre » (M3) ; « permettre le suivi des apprentissages au travers de l’utilisation de certains supports [numériques] » (E3)). En revanche, les deux autres professeurs ne croient pas en la possibilité de continuer à enseigner durant la crise sanitaire (« c’est de l’utopie ! Ce n’est pas possible » (E1) ; « il n’y a pas eu de continuité pédagogique mais une tentative de garder un lien virtuel avec les élèves […] je n’ai pas eu le sentiment d’être dans la pédagogie » (M4)). Ainsi, ces deux professeurs décrivent spontanément le manque de lien pédagogique.

Les interprétations des recommandations institutionnelles

Par ailleurs, quand ils sont interrogés sur les recommandations institutionnelles, si la professeure E2 reconnaît qu’ « il était important qu’on puisse garder ce lien », deux autres professeurs (M2, E1) font état de leur scepticisme au moment de l’annonce des recommandations (« je me suis dit que ça va être compliqué à mettre en oeuvre cette histoire. Aucune des recommandations ne peut à mon sens, se substituer aux cours en présentiel » (M2) ; « la pédagogie déjà, enseigner, pour moi c’est en présentiel. Surtout au niveau des collégiens, […] ils ont besoin d’être cadrés, ils ont besoin d’être accompagnés » (E1)). Pour ces deux interlocuteurs, l’enseignement comprend une dimension humaine qui ne peut exister qu’en présentiel. À l’opposé, les quatre autres professeurs (M1, M3, M4, E3) déplorent l’absence de moyens matériels mis à leur disposition pour favoriser le suivi des apprentissages (« il y a eu plein de prérogatives, plein de choses annoncées, mais il n’y a pas eu derrière les moyens escomptés » (M3) ; « nous n’avons pas d’aides, de qui que ce soit […] On est lâchés et puis bon bin, vous faites ce que vous pouvez quoi. Donc c’est un peu de bricolage ! » (E3) ; « on était dans l’improvisation totale et les injonctions étaient contradictoires » (M4)). Ces professeurs estiment avoir été privés de soutien institutionnel pour mettre en oeuvre la continuité pédagogique.

Conception et mise en oeuvre de l’enseignement en situation de pandémie

Enseigner en contexte de pandémie est « une situation inédite » (E2, E3). Dans ce contexte de crise sanitaire, les professeurs pensent avoir fait de leur mieux pour conserver un lien scolaire avec leurs élèves. Tous les interlocuteurs déclarent avoir utilisé des outils comme Pronote essentiellement pour le partage de documents, d’activités et de cours. Six d’entre eux (M1, M2, M3, M4, E2, E3) ont également utilisé la classe virtuelle surtout pour faire le point avec leurs élèves (« J’ai envoyé des fichiers à mes élèves qu’ils devaient préparer. Je leur envoyais à peu près trois-quatre jours à l’avance et ensuite on se réunissait en classe virtuelle et on débriefait dessus » (M3) ; « Je leur ai proposé de faire, de temps en temps la classe virtuelle mais pour faire le point » (E2)). En ce qui concerne la conception des situations d’enseignement-apprentissage, nos interlocuteurs reconnaissent avoir globalement conservé une approche similaire à ce qu’ils avaient l’habitude de proposer en présentiel, « ils s’appuyaient beaucoup sur leurs manuels, et puis une activité à rédiger, donc je leur ai expliqué comment faire. De toute manière, c’est comme ça qu’on fonctionne à l’école. Tu… tu fais ton activité, ton exercice. Ensuite, euh… tu fais une synthèse de ton activité et c’est ton cours » (E3) ; « je gardais euh… les formats habituels et les formats habituels du numérique … Toujours avec les mêmes habitudes, je n’ai pas cherché à les… les déstabiliser… vraiment. » (E2).

Par ailleurs, tous les professeurs reconnaissent avoir éprouvé un certain nombre de difficultés pour mettre en oeuvre les situations d’enseignement-apprentissage. Celles-ci ont été de plusieurs ordres. La première difficulté (parce qu’évoquée par tous les professeurs) concerne le contact avec tous les élèves :

J’envoyais une activité à faire dans la semaine et la semaine d’après, j’envoyais le corrigé, parce que je n’avais pas réellement de retour par rapport aux élèves qui avaient travaillé ou pas. Donc à ce moment-là, je m’étais en ligne pour que tout le monde puisse bénéficier des, des’ ceux qui voulaient quoi, ceux qui avaient les moyens d’y accéder, de bénéficier au moins de corrections de l’activité qui était proposée.

E1

En effet, si les professeurs expriment leur désarroi relatif au manque de contact avec tous les élèves, « la difficulté est déjà de réunir tous les élèves. Il y a trop d’élèves qui sont restés en marge, qui ne se sont pas connectés volontairement, qui ont profité de ça pour ne pas se connecter » (M3), nous voyons que la question de la motivation des élèves est sous-jacente « comment les motiver à faire et à envoyer leurs travaux » (M4). La deuxième difficulté (parce qu’évoquée par six professeurs sur sept au total) réside dans l’accès des élèves au numérique, à l’outil informatique et Internet :

Sur mes 270 élèves, j’ai eu peut-être une trentaine qui… qui essaient de renvoyer leurs devoirs et les 240 autres, qu’est-ce qu’ils…ils étaient où ? ils faisaient quoi ? Est-ce qu’il aurait fallu que je prenne mon téléphone, que j’appelle les parents pour leur demander « oui euh, pourquoi le gamin ne travaille pas, pourquoi… » (origine de la citation?), mais non ! On ne sait pas dans quelle souffrance, les gens sont… ont vécu leur confinement au quotidien, on ne sait pas déjà si les gamins mangent à leur faim, on ne sait pas de quels moyens ils disposent à la maison, que ce serait au niveau numérique ou autre, donc euh… voilà. […] on a paré à l’urgence, mais on n’a pas fait réellement l’état des lieux des moyens réellement d’un élève installé en Guadeloupe, ce dont il bénéficie chez lui. Parce qu’on… on se calque beaucoup sur la Métropole mais… ici en Guadeloupe, on a une autre réalité.

E1

Bien que la question de la motivation des élèves soit également sous-jacente, nous voyons que la méconnaissance des moyens des élèves peut limiter l’action des professeurs. Enfin, la troisième difficulté majeure (parce qu’évoquée par cinq professeurs sur sept au total) est relative à la qualité de la connexion internet : « il y avait des élèves qui avaient de très grosses difficultés de connexion, donc aussi je passais par un réseau social mais c’était vraiment, mais vraiment ponctuel » (E2). La Guadeloupe connaît en effet une fracture numérique plus importante que dans la partie européenne de la France (l’Hexagone) et les élèves en pâtissent.

Par ailleurs, une professeure évoque des difficultés organisationnelles : « j’ai eu du mal à recevoir les documents, les classer et pouvoir retrouver les documents qu’ils nous envoient et puis parfois, le dédoublement exponentiel des messages des élèves qui posent les mêmes questions » (M2). En l’occurrence, cette professeure éprouve des difficultés liées à la classification des travaux reçus.

D’une façon générale, nous retrouvons, dans l’expression de ces trois difficultés majeures, les limites de ce dispositif. En effet, d’une même voix, tous les professeurs regrettent que la continuité pédagogique n’ait pas permis à tous les élèves de travailler dans les meilleures conditions : « les limites, c’est le fait de ne pas avoir touché un plus grand nombre d’élèves [...] tout le monde n’a pas pu bénéficier de la continuité pédagogique » (M4). Ainsi, cette expérience d’enseignement en temps de crise a laissé des regrets, mais également des possibilités d’adaptation.

En effet, si M1 décrit cette expérience comme : « une possibilité de s’adapter aux nouvelles situations », la professeure de français estime qu’« en tant qu’enseignant, on perd ce qui fait la substance de notre métier, à savoir les échanges directs avec des élèves, les échanges non verbaux (les regards, les attitudes, les gestes qui sont quand même des choses clés de la transmission » (M4), ce que le professeur de technologie attribue « à la dimension humaine » de la relation pédagogique en présentiel et du métier de l’enseignant (E1).

En définitive, ce contexte d’enseignement à distance a fait évoluer les pratiques des professeurs entre le début et la fin du confinement. Par exemple, si une locutrice déclare qu’« au fil du confinement, j’ai augmenté mes échanges numériques avec mes élèves » (M1), une autre professeure se rend compte qu’elle a eu « une méthodologie un peu plus rigoureuse en fait. Un travail plus orienté sur les outils de la langue en début de semaine et un travail d’écriture pour la fin de la semaine. Donc j’ai mis en place des choses un peu plus ritualisées au fur et à mesure » (M4).

En conclusion, deux professeurs (E2, E3) sur sept, au total, pensent que « ça été une très bonne expérience » (E3). Pour l’avenir, le professeur M3 souhaiterait « être accompagné par sa hiérarchie et réduire la fracture numérique pour que tous les élèves puissent bénéficier de l’enseignement à distance » et la locutrice M4 précise « la nécessité de cadrer davantage ». Pour autant, quatre professeurs sur sept, au total, rappellent à plusieurs reprises qu’il est important que la voie principale de l’éducation scolaire des élèves demeure le présentiel.

Ce que la continuité pédagogique a apporté aux élèves selon les professeurs

Six professeurs (M1, M2, M3, M4, E2, E3) sur sept, au total, établissent une relation entre la continuité pédagogique et la prise en autonomie des élèves. Parmi eux, une professeure relate une stratégie opérée durant le confinement avec une élève qui était déjà en difficulté scolaire avant la crise sanitaire, et dont elle n’avait plus de nouvelles :

puisqu’elle s’était un peu enfermée, tous les matins à 6h45 je l’appelais, puisqu’il fallait qu’à 7h30 qu’elle commence à travailler, à 6h45 [rires] Donc tous les matins, elle savait déjà à ma voix [rires] et puis euh… je chantais de façon générale « oui, oui faut que tu te réveilles, tu n’es pas encore sortie de la douche » et euh… je chantais, le matin dès que je l’avais au bout du fil euh… je lui chantais, je ne veux pas faire de publicité, mais c’est une chanson qu’on nous vendait pour avoir la pêche, donc voilà, donc je chantais, ça la faisait rigoler, donc voilà, à chaque fois. Et puis, elle a commencé, c’est une petite qui est assez introvertie [rires] à reprendre un rythme et au fur et à mesure, donc voilà elle chantait aussi, et là je me suis dit ouais c’est super, ça a fait effet. Et quand la reprise des cours a été effective, ah bin elle faisait partie du peloton et j’étais contente quoi !

E2

En l’occurrence, le professeur de mathématiques pense que la continuité pédagogique à distance a rempli son rôle et défend que : « la continuité pédagogique a permis aux élèves de ne pas être coupés définitivement avec la chose scolaire » et que ce « dispositif a permis une approche très individualisée de certains élèves et une évaluation très fine de leurs compétences par rapport aux travaux qu’ils rendaient » (M3).

Malgré les conditions d’enseignement à distance évoquées comme difficiles, cinq professeurs ont fait le choix d’évaluer en misant sur l’évaluation par compétences ou encore en tentant de recourir à l’auto-évaluation. M1, M4 et E2 ont proposé des évaluations formatives à leurs élèves :

J’étais principalement sur l’évaluation formative en termes de compétences. Donc euh… avec des degrés de maîtrise des compétences hein à l’échelle de ce qui est attendu au Brevet, les quatre euh… les quatre degrés de maîtrise hein ! Donc fragile, assez satisfaisant, satisfaisant et expert. Et euh voilà, avec des codes couleurs.

E2

Alors que M3 et E3 ont opté pour l’auto-évaluation « c’était comme je le disais toute à l’heure de l’auto-évaluation quoi […] je pense que pour les enfants ce n’est pas si évident que ça en fait euh » (E3), les deux autres enseignants (M2, E1) n’ont pas souhaité évaluer. Si M2 n’a pas évoqué de raison particulière, E1 a préféré suivre les recommandations institutionnelles : « Mais nous en fait, on n’a pas évalué. Parce qu’on nous a demandé très tôt de ne pas évaluer » (E1).

Étude 2 : Méthodologie

Méthode de recueil et d’analyse de données

L’étude 2 visait à documenter les perceptions des élèves face à l’enseignement-apprentissage à distance en contexte de pandémie, dans leurs dimensions socio-affectives, motivationnelles et (méta) cognitives. En ce sens, nous avons élaboré un questionnaire, regroupant des questions fermées, environ 60 (la majorité de type échelle de Likert à quatre modalités de réponses : de pas du tout d’accord à tout à fait d’accord), et se terminant par une question ouverte (commentaire libre). Les questions ont plus précisément cherché à cerner : la perception des élèves de leurs compétences, de l’apprentissage et de l’évaluation à la maison (la valeur et l’utilité du travail à la maison, les outils numériques utilisés, l’équipement matériel, l’organisation du travail, la charge de travail) ; les émotions suscitées (anxiété, fierté, honte) pendant le travail à distance et les évaluations (items inspirés du questionnaire de Pekrun, Goetz, Frenzel, Barchfeld et Perry, 2011) ; l’engagement et les stratégies cognitives et métacognitives (items inspirés des travaux de Roelle, Nowitzki et Berthold, 2017).

Des analyses de statistiques descriptives par item, croisées et corrélatives ont été réalisées afin d’appréhender le positionnement des élèves face aux différentes dimensions du travail à la maison.

L’échantillon

253 élèves (62,5 % de filles et 37,5 % de garçons, âgés de 12 à 20 ans) du secondaire inférieur – collège (53,8 %) et supérieur (lycée général et technologie : 37,5 % ; professionnel : 8,7 %) ont participé à l’étude. Ils proviennent des différents établissements scolaires de l’ensemble du territoire des îles de la Guadeloupe, la majorité des communes étant représentées.

Déroulement de l’enquête par questionnaire

Le questionnaire a été soumis en ligne de manière anonyme (par le biais de google form) au début du mois de juin 2020. La majorité des élèves ont répondu dans la semaine du lancement de l’enquête.

Étude 2 : résultats

Les apprentissages et le travail à distance : perceptions, dynamique motivationnelle et stratégies

Plus de 65 % (42,3 % étant totalement d’accord et 20,6 %, plutôt d’accord) des élèves interrogés disent travailler plus à la maison, mais aussi avoir trop de travail (35,8 % sont plutôt d’accord et 25,7 % sont totalement d’accord) et manquer de temps. Malgré la charge de travail qui est estimée importante, un grand nombre d’élèves soutiennent aussi l’idée qu’ils s’organisent mieux à la maison pour l’ensemble de leur travail (39,1 % sont plutôt d’accord et 22,9 % tout à fait d’accord) et aussi pour suivre les cours (44,2 % sont plutôt d’accord et 22,2 % tout à fait d’accord). Ils sont aussi une majorité à avoir une perception positive de l’enseignement dispensé par leurs professeurs et la manière dont l’enseignement à distance soit organisé ; ils se sentent, de même, soutenus par leurs professeurs. Toutefois, ils affirment, en majorité, préférer la classe en présentiel.

Sur le plan motivationnel et émotionnel, les élèves semblent partagés. Malgré le fait que la plupart d’entre eux estiment que l’école, les savoirs et les apprentissages sont utiles pour leur avenir, la moitié des élèves, voire un peu plus, déclare ne pas arriver à suivre les apprentissages à la maison, ne pas aimer le travail à la maison et s’ennuyer sans que cela crée un sentiment anxiogène important pour tous. Dans tous les cas, au moment de l’enquête, l’anxiété n’est pas apparente. En matière de persévérance à la rencontre des difficultés, les élèves sont partagés aussi : environ la moitié (38,7 % de réponses sont plutôt d’accord et 17,2 %, tout à fait d’accord) dit ne pas abandonner la tâche.

Sur le plan des stratégies cognitives et métacognitives déployées, les élèves sont partagés aussi. Environ la moitié des élèves déclarent que pour apprendre, ils mettent en place des stratégies de compréhension et s’efforcent d’élaborer leurs propres savoirs et de structurer leurs connaissances. Les analyses corrélationnelles ont mis en évidence que plus les élèves disent mobiliser ce type de stratégies, plus ils ont tendance à mettre en place des stratégies métacognitives (se fixer des objectifs avant la tâche scolaire, planifier et organiser sa réalisation, anticiper les difficultés, analyser les erreurs en cours d’apprentissage et vérifier les démarches en fin de tâche) et à se détacher des émotions négatives. Toutefois, il ne faut pas oublier l’autre moitié des élèves (plus de 120) qui ne semblent pas s’engager dans ces voies, notamment dans des processus d’apprentissages en profondeur, et mobiliser des stratégies métacognitives. C’est pour ces élèves que le confinement peut s’avérer dangereux en matière de décrochage, d’autant plus que ce sont eux qui s’ennuient le plus à la maison et déclarent ne pas vouloir travailler.

En ce qui concerne les évaluations à distance, les élèves se partagent aussi. Pour certains, elles génèrent du stress pour d’autres non. Pour la moitié des élèves, elles ne sont pas adaptées à la situation : ils les trouvent longues, difficiles avec des consignes peu claires. Il semble y avoir une préoccupation sur ce plan, car la majorité des réponses à la question ouverte portent sur l’évaluation et consistent en une série de pistes d’améliorations des conditions d’organisation.

Les outils numériques : équipement et usage

10 % des élèves (26 au total sur 253) déclarent ne pas posséder un ordinateur à la maison, 19 % ne pas avoir de manière générale de matériel informatique et 20 %, manquer d’espace de travail adéquat. Plus de la moitié des élèves déclarent avoir des problèmes de connexion à Internet : 35,6 % sont plutôt d’accord et 19,8 % sont tout à fait d’accord. Ces résultats reflètent la situation locale sur les plans socio-économique et numérique.

Quant à la question de savoir quels sont les outils numériques les plus fréquemment utilisés pendant le confinement, les analyses révèlent qu’il s’agit des classes virtuelles (via zoom et d’autres), des tablettes, de Pronote, du courriel, du téléphone et de Whatsapp.

Discussion et conclusion

L’analyse des perceptions de la continuité pédagogique et des pratiques déclarées des enseignants du secondaire en contexte de pandémie a d’abord permis de voir qu’ils sont préoccupés à l’idée de répondre aux attentes et exigences de la situation : à partir de leurs intentions déclarées à la conception et à la mise en oeuvre de l’enseignement à distance, ils se dessinent une ligne de conduite qu’ils tentent de poursuivre tout en étant conscients des contraintes (changement soudain, manques de ressources, distances, isolement, incertitudes). Or, une analyse plus fine de leurs déclarations a mis en évidence plusieurs logiques d’actions, révélatrices des ambiguïtés et des tensions, et reflétant probablement le caractère inédit et l’extrême complexité de la situation vécue. Ainsi, les enseignants interviewés semblent attribuer un double sens à la continuité : d’une part, la continuité pour eux, c’est enseigner comme avant, et d’autre part, c’est maintenir le contact avec les élèves, selon les recommandations. Dans cette double vision, il n’y a pas forcement d’incompatibilité, mais s’il s’agit de mettre en place un enseignement à distance, la confusion devrait être levée. La continuité pédagogique dans le cadre du confinement consistait à mettre en place un dispositif d’enseignement à distance qui ne peut se substituer à l’enseignement en présentiel. Comme nous l’avons évoqué dans la partie théorique de l’article, sa conception et mise en oeuvre reposent sur une ingénierie pédagogique précise (Barras et Dayer, 2020 ; Detroz, Tessaro et Younes, 2020), basée sur ses propres caractéristiques. Il ne suffit pas juste de disposer d’outils numériques ou de multiplier leurs usages pour estimer la qualité du dispositif (Leroux, Monteil et Huguet, 2017). C’est plutôt par la manière et la pertinence avec laquelle sont déployés les outils numériques que cela serait possible. Nul doute que devant l’urgence et l’incertitude de la situation, concevoir et faire vivre un tel dispositif est réalisable et les enseignants en sont bien conscients. Pourtant, les contraintes multiples ne semblent pas les avoir empêchés d’agir (réfléchir, adapter, inventer) et de tenter de faire de leur mieux au point que cela les a menés à la surcharge de travail, comme le montrent les résultats issus des entretiens, mais aussi de l’enquête par questionnaire (Lollia et Issaieva, 2020). Cette surcharge de travail est aussi ressentie par les élèves. Leurs réponses à plusieurs questions l’ont confirmé clairement. Le changement soudain d’espace et de cadre de travail ordinaire a conduit à des difficultés, voire à l’absence de régulation ou autorégulation qui a pesé sur une bonne partie des élèves interrogés ; cela peut mener certains au décrochage scolaire. Pour d’autres élèves, en revanche, les apprentissages à distance, ont permis d’échapper aux dynamiques sociales du contexte scolaire (regards des autres, comparaisons ascendantes) ressenties comme menaçantes pour leur permettre de se recentrer et de reconstruire leurs expériences.