Article body

Comme nous l’avons mentionné en introduction à ce numéro, la table ronde du colloque « Bâtir des ponts entre les francophonies canadiennes » en 2021, a ouvert un espace de discussion fructueux, qui mérite d’être préservé sous forme écrite. Nous proposons ici une version adaptée à l’écrit des propos de la modératrice, Valérie Lapointe-Gagnon, de ceux des participants et participantes, Joel Belliveau, Édith Dumont, Rémi Léger et Sheila Risbud, ainsi que de ceux de Linda Cardinal et de Michelle Landry à la fin de la discussion. Dans cette adaptation à l’écrit, nous avons veillé à conserver les moments clés de la discussion, en mettant l’accent sur les idées principales exprimées par les participants et participantes à la table ronde. Cela permettra aux lecteurs de saisir l’essence des échanges et de tirer des enseignements précieux sur la construction de ponts entre les francophonies canadiennes. Mais d’abord, en guise d’introduction, voici un résumé des idées principales qui ont été présentées.

Belliveau amorce sa présentation par un survol historique « des forces et des faiblesses » du fait français au Canada depuis 1867, survol qu’il divise en quatre périodes : la colonisation canadienne-française du xixe siècle, les réussites de « l’âge d’or du Canada français » au xxe siècle, les débats sur la Constitution du Canada et sur l’indépendance québécoise de 1968 jusqu’au début du xxie siècle et « ce qu’on pourrait appeler l’effet de la Charte », soit les conséquences de la Charte canadienne des droits et libertés. Dumont met en relief la force des solidarités qu’ont tissées les francophones canadiens depuis « l’époque du Règlement 17 en 1912 » en Ontario, par le biais du monde associatif et universitaire, des réseaux organisés et de l’intérêt québécois récent pour « la francophonie hors Québec », qui contraste avec l’exclusion historique vécue en Ontario français où « on s’est senti abandonné parfois, isolé » face à l’indépendantisme au Québec. Léger, pour sa part, met l’accent sur la Fédération des francophones hors Québec (FFHQ), dont l’action a d’abord favorisé la solidarité et l’unité chez les francophones au Canada. Selon lui, les années qui ont suivi le référendum de 1995 au Québec se caractérisent par l’abandon de la dualité linguistique par la FFHQ et une « redéfinition de la francophonie ». Risbud signale la tension entre « la cause Mahé en 1990 » en Alberta demandant la gestion des écoles pour les francophones minoritaires, une cause qui a été plus unificatrice, et « la cause des parents du Yukon en 2015 » réclamant des droits linguistiques pour les francophones, une cause qui a poussé le Québec à adopter une position pouvant désavantager les minorités francophones hors Québec, l’éducation étant ainsi « un point fort » tout comme « la source d’un point faible » en contexte francophone minoritaire.

Lors de la discussion entre les participants et participantes, centrée sur les possibilités d’édifier des ponts pour l’avenir, Léger souligne que « les projets concrets » des francophones suscitent davantage la mobilisation, comme l’illustre la lutte récente en faveur du Campus Saint-Jean, un cas confirmé par Risbud, qui souligne de son côté l’apport de la solidarité anglophone albertaine. Dumont mentionne également la solidarité anglophone, signale les ambitions de l’Université de l’Ontario français dans divers champs d’activité, comme « l’éducation, la recherche, la culture [et] les affaires » et rappelle le rôle de la solidarité interprovinciale qui a rendu son existence possible et qui, nous dit Dumont, doit durer « dans une perspective à long terme ». Belliveau explique ensuite que le déclin de l’idée d’un Québec souverain et les nouvelles politiques fédérales sur les langues officielles, des politiques qui tiennent compte du principe « d’asymétrie, c’est-à-dire d’une loi sur les langues officielles qui s’applique différemment selon les contextes », vont dans le sens d’une plus grande inclusion de la francophonie dans sa totalité.

Lapointe-Gagnon dirige ensuite la discussion vers les façons de résoudre les problèmes de la francophonie et d’assurer sa survie. Risbud met l’accent sur la possibilité de « dépasser les relations institutionnelles » sans nier leur fonction cruciale et met en lumière « l’importance des médias » pour amorcer « des changements » dans les rouages du pouvoir officiel. Belliveau revient sur les principes d’asymétrie et de biculturalisme canadien pour signaler qu’il faut plus de travail pour que ces principes soient « intériorisé[s] » dans l’arène politique. Dumont met en relief les possibilités d’assurer la survie de la francophonie « pour les générations futures » ou « montantes » par « la mobilité, la collaboration et les échanges » universitaires ainsi que « la créativité de nos professeurs, de nos étudiants, puis de nos responsables universitaires ». Léger interroge ensuite les travaux de François Charbonneau sur la reconnaissance et ceux de Linda Cardinal sur la « provincialisation des identités francophones » et « des enjeux, des luttes et des priorités » au Canada francophone. Belliveau remarque à son tour l’inefficacité des outils juridiques dans la solidarisation francophone et met l’accent sur l’efficacité et la nécessité « des échanges sur le terrain » entre les régions francophones.

Lapointe-Gagnon invite ensuite les membres du public à prendre la parole. Cardinal revient sur « la théorie de la reconnaissance » pour en signaler les limites, des limites semblables à celles que l’on trouve dans la pensée marxiste sur les travailleurs « démobilis[és] » « parce qu[’ils sont] trop bien servis » ou reconnus. Ces limites peuvent être compensées, nous explique Cardinal, par le travail de Martin Normand et celui de Sidney Tarrow, qui montrent comment « on devient en disponibilité pour d’autres causes » après avoir été reconnu. Enfin, Landry suggère de pousser plus loin la réflexion concernant les « mouvements sociaux dans nos réseaux de la francophonie canadienne ». Elle nous convie à tenir compte des approches théoriques, qui sont variées, mais qui ont tout de même le potentiel de conduire à d’« autres explications » sur les différents degrés de mobilisation.

Table ronde et discussion

Valérie Lapointe-Gagnon : La thématique de la table ronde est la suivante : quels ponts bâtir pour les francophonies canadiennes, quels ponts bâtis, quels ponts à bâtir ? Voici donc la première question pour lancer la discussion. On sait que dans l’histoire, les ponts entre les francophonies canadiennes ont parfois été solides et parfois un peu plus fragiles. Y a-t-il des moments particuliers, c’est-à-dire des moments fondateurs de ces ponts entre les francophonies dont on peut s’inspirer ?

Joel Belliveau : Un constat s’impose. Des exemples de forces et de faiblesses dans les liens entre les francophonies canadiennes ont existé tout au long de l’époque contemporaine. Vraiment à toutes les périodes, sans exception. Cela dit, il y a eu des périodes de concentration, il y a eu des vagues où les forces étaient plus grandes et d’autres vagues où les faiblesses étaient peut-être plus présentes. Nous allons examiner cela de manière schématique.

Il est possible de définir quatre périodes. La première est la période de la jeune Confédération, entre 1867 et 1930. Parmi les forces qui existaient à ce moment-là, sans conteste, on trouve les nombreux mouvements de colonisation. Ces mouvements ont existé tout au long de la période et représentaient vraiment un projet sociétal, une réponse au danger de l’immigration vers les États-Unis. L’idée centrale, c’était de s’emparer de la terre pour créer un pays réel. C’était un projet qui était peu politique et assez en retrait de l’État. Mais c’était quand même un projet d’envergure, qui a touché toutes les régions du Québec, l’Acadie, l’est et le nord de l’Ontario ainsi que l’Ouest.

L’idée des « ponts » était très présente dans ce projet de colonisation. On a parlé, par exemple, du besoin de créer un pont entre Acadiens et Canadiens français en peuplant la vallée de la Matapédia. On a parlé – et c’était le rêve le plus fou – d’une espèce de grand pont géographique allant du Québec jusqu’à sa « province soeur », le Manitoba, une province qui, brièvement, a été majoritairement catholique et francophone et métisse, bien sûr. Donc, tout ça, c’étaient des éléments de discours qui correspondaient à cette idée de créer un pays en marge de l’État. Nous pourrions en parler plus longuement. Ce fut un succès très relatif à certains égards. Malgré tout, cela a représenté une force mobilisatrice pour le Canada francophone.

Toutefois, il n’y avait pas que des forces à l’époque. Il ne faut pas idéaliser cette époque. Il y avait aussi des faiblesses, dès ce moment-là, dans les relations entre francophones. J’évoque la crise scolaire du Nouveau-Brunswick, où on a vu pour la première fois la logique minoritaire à l’intérieur d’une province nuire à un groupe linguistique. Car au Nouveau-Brunswick, les Acadiens ont découvert avec effarement que leurs droits collectifs en matière d’éducation n’avaient pas été reconnus par la Constitution de 1867. Ensuite, ils ont découvert avec encore plus d’effarement que c’était loin d’être tous les Canadiens français du Québec qui montaient aux barricades pour régler la situation. C’est qu’au Québec, on se disait : « Il faut respecter la juridiction des provinces en éducation ». C’est cette dynamique qu’on connaît encore très bien aujourd’hui et elle se présente dès les années 1870.

La deuxième période, que nous pourrions situer au coeur du xxe siècle, est sans doute une période de plus grande force sur le plan du discours. Je n’en parlerai pas trop, mais grosso modo on sait que c’est l’âge d’or du Canada français. Il y a eu un effort concerté, sous l’impulsion de la société civile, de l’Ordre de Jacques-Cartier et de l’Église, pour donner vraiment une ossature institutionnelle au Canada français et pour lui donner une direction. Décrivant ce contexte, Joseph Yvon Thériault a parlé d’une structure quasi étatique de gestion de la société civile. Cela a donné de plus ou moins bons résultats, mais des résultats quand même appréciables. On pourrait mentionner plusieurs résultats et des gains politiques, même si c’était graduel. On a été témoin d’une certaine ascension sociale et politique des Canadiens français pendant cette période et d’autres avancées, comme la présence du français sur les chèques du gouvernement fédéral, sur les timbres et sur les passeports.

Passons maintenant à la troisième période, allant de la fin des années 1960 à l’an 2000 environ, caractérisée par la quête d’un renouvellement constitutionnel. Là aussi, on retrouve à la fois des forces et des faiblesses, mais il faut avouer qu’il y a une raréfaction des ponts. Je pense qu’on peut déterminer deux causes pour expliquer cette situation. La première cause se situe sur le plan politique. On pourrait parler de l’effet souverainiste. Sans vouloir dépeindre le mouvement souverainiste comme quelque chose d’intrinsèquement négatif, durant la période où se sont tenus les deux référendums, un peu avant, un peu après, on voit une incompréhension s’installer, puisque l’objectif ultime du mouvement nationaliste au Québec est de plus en plus d’accéder à la souveraineté. C’est donc la cause de beaucoup d’incompréhension, car tout à coup pour de nombreux francophones minoritaires, le Québécois est vu comme un être un peu nombriliste, amnésique de son passé et trop centré sur l’idéologie. Et le Québécois, de son côté, estime que les francophones minoritaires sont dans la manche du gouvernement fédéral, un point c’est tout. On entretient alors des visions simplistes l’un de l’autre.

Heureusement, durant la période de fatigue constitutionnelle qui commence après 1995, je pense que cette incompréhension s’estompe un peu. Mais malheureusement, il y a un facteur, d’ordre juridique, qui continue à jouer, à lutter contre un rapprochement possible. C’est ce qu’on pourrait appeler l’effet de la Charte, un effet qui continue de se faire sentir. La Charte nous a donné beaucoup de choses. Et force est de constater que l’article 23 renforce tout de même la logique du droit des minorités linguistiques provinciales. Cela vient réparer certaines injustices passées. Nous sommes tous égaux maintenant. Toutefois, la Charte encourage aussi la bisbille entre la francophonie québécoise, majoritaire, et les autres, minoritaires, parce que finalement, elle nous maintient dans la logique des « closums », des communautés linguistiques en situation minoritaire. Selon cette logique, nos vis-à-vis, nos vrais vis-à-vis, peut-être même nos alliés, ce seraient les anglophones du Québec. Et puis on a vu que les francophones minoritaires sont allés devant les tribunaux au Québec à plusieurs reprises et que le Québec nous a rendu la pareille. Donc ça, c’est peut-être un empêchement à établir des ponts plus solides jusqu’à maintenant.

Édith Dumont : Pour moi, il s’agira d’aborder des moments historiques qui mettent en valeur l’importance de se solidariser autour d’enjeux qui concernent la minorité francophone à l’extérieur du Québec. Je pense au Sommet sur le rapprochement des francophonies canadiennes en juin dernier à Québec au cours duquel le gouvernement du Québec et la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada nous ont vraiment insufflé un élan plein d’énergie, qui nous permet d’envisager que la francophonie hors Québec et au Québec, d’un océan à l’autre, va continuer à se mobiliser et à créer des ponts.

Pour l’Ontario, sans vous, sans les autres, je ne suis pas certaine que nous nous en serions sortis dans un espace-temps raisonnable. Pendant toute l’époque du Règlement 17 en 1912, il y a eu une mobilisation qui a interpellé toutes les francophonies à travers le Canada. Et en 1927, le gouvernement de l’Ontario a subi tellement de pression qu’il a finalement aboli le Règlement, ce qui a permis de recommencer à enseigner aux Franco-Ontariens dans leur langue maternelle. Donc, évidemment, nous avons eu des luttes en Ontario. Nous en avons encore et c’est souvent à coup de solidarité et de dialogue national que le gouvernement a finalement reconnu notre autonomie complète en matière d’éducation et de conseils scolaires en 1997.

À l’échelle nationale, il y a eu les congrès de la langue française, qui se sont tenus de 1912 à 1952. Je n’ai pas tout lu, mais il y a trois choses qui ont été dites et qui sont claires : « Conservez votre langue, votre identité et surtout agissez avec solidarité entre vous et pour nous tous ». Alors, ça me fait penser qu’il y a plusieurs facteurs qui renforcent encore aujourd’hui ce désir d’être solidaire. De façon plus actuelle et malgré le fait qu’on va fêter bientôt son centenaire, j’ai pensé à l’Acfas. C’est quand même un joyau de la francophonie scientifique au Canada, qui crée des ponts entre nous. Sur ce point, j’ai très envie de dire que très bientôt l’Université de l’Ontario français va accueillir une antenne de l’Acfas à Toronto en aménageant un espace de dialogue, d’échange et de développement de la recherche en français. Alors, il y a là un pont qui va se construire.

Il faudrait peut-être aussi souligner, dans notre cas, l’importance de plusieurs organisations qui structurent des réseaux d’échange qui ne sont pas toujours en lien nécessairement avec la recherche, mais qui nous permettent quand même chacun dans nos fonctions, incluant le postsecondaire, d’établir des réseaux. Je pensais évidemment à l’ACUFC[1], à l’Acfas, à la Fédération de la jeunesse canadienne-française, à la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada, à l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario, pour n’en nommer que quelques-unes.

En ce qui concerne les moments de fragilité, c’est peut-être lié au fait que le droit à l’autodétermination a souvent été associé à la volonté du Québec de se distinguer et d’être autonome par rapport à sa francophonie. Et je me pose la question suivante comme Franco-Ontarienne : s’est-on sentis abandonnés parfois, isolés ? J’ose dire que oui. En revanche, avec le sommet qui a eu lieu cet été à Québec, nous nous sentons ravivés. Les ponts s’établissent rapidement et je pense que les francophonies vont connaître un nouvel élan de mobilisation et de solidarité à travers le Canada.

Rémi Léger : Je vais définir un moment ou une période de force et, ensuite, un moment ou une période de faiblesse. Concernant le moment ou la période de force où la solidarité a été plus forte, j’ai passé beaucoup de temps à consulter les documents de la Fédération des francophones hors Québec, la FFHQ, qui est devenue la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada en 1991. La FFHQ a été fondée en 1975 par les associations francophones porte-parole de toutes les provinces à l’extérieur du Québec, c’est-à-dire l’ACFA en Alberta, la SFM[2] au Manitoba, etc. Et selon moi, les sept ou huit premières années de la FFHQ, soit de sa fondation en 1975 jusqu’au rapatriement de la Constitution en 1982, ont représenté une période de grande solidarité entre les francophonies canadiennes. Les associations porte-parole dans les différentes provinces savaient que c’était, disons-le, l’avenir des communautés francophones hors Québec qui était en jeu. Les associations francophones, grâce à la FFHQ, s’unissaient pour faire de la francophonie et de la langue française un enjeu politique majeur.

Durant cette période, nous étions à l’ère des débats, qu’on a qualifiés de mégaconstitutionnels, sur le rapatriement de la Constitution et sur l’adoption d’une charte des droits et libertés dans laquelle devaient être précisés quels droits et quelles libertés allaient en faire partie. Les francophones rassemblés au sein de la FFHQ voulaient que la francophonie et le français occupent une place prépondérante dans la nouvelle Constitution canadienne. Et ce qui ressort des documents de la FFHQ – même s’il est à peu près sûr que les documents masquent des divisions et des tensions –, c’est qu’il y avait un large consensus d’un bout à l’autre du pays dans la francophonie minoritaire sur le statut du français, sur le besoin d’une politique de développement global et aussi sur la gestion scolaire. Donc, nous avons vraiment cerné des enjeux clés qui pouvaient nous rallier. Ainsi, d’un bout à l’autre du pays, j’ai l’impression que les francophones se sont unis pour vraiment mettre l’accent sur ces quelques enjeux qui étaient pour eux importants, que l’on habite en Colombie-Britannique, en Nouvelle-Écosse ou ailleurs.

En ce qui concerne la fragilité, je mentionnerais la période après le référendum québécois de 1995, soit le deuxième référendum, et le Sommet de la francophonie qui a été organisé par la FCFA[3], sur le campus de l’Université d’Ottawa en 2007. Je pense que c’est cette période d’une dizaine ou d’une douzaine d’années qui est marquée par une redéfinition des repères identitaires en francophonie canadienne. C’est vraiment là qu’on a mis le dernier clou dans le cercueil de la dualité. La dualité comme projet normatif n’existe plus et n’est plus vraiment réaliste. Les francophones hors Québec et les associations porte-parole essaient de s’agripper et de s’attacher à autre chose. Comment ancrer nos revendications si on ne peut plus les ancrer dans ce projet de la dualité ? Il y a aussi une redéfinition de ce qu’est un francophone et donc une redéfinition de la francophonie. Il y a une nouvelle relation qui s’établit avec le ministère du Patrimoine canadien, qui va redéfinir les rôles et les responsabilités des organismes communautaires à travers le pays.

Il y a donc toute une période de profonde redéfinition identitaire et je pense que durant cette période, les ponts sont plus fragiles entre les différentes francophonies canadiennes. L’un des objectifs du Sommet de la francophonie organisé en 2007 a été de présenter une nouvelle vision, une vision qui peut rallier les francophones d’un bout à l’autre du pays pour qu’on puisse se pencher ensemble sur des priorités et des enjeux communs.

Sheila Risbud : Je vais m’intéresser au secteur communautaire. Peut-être que les points forts que nous avons vus, ou les moments forts que nous avons sentis sont surtout en rapport avec l’éducation. Alors, je pense à deux causes en particulier : la cause Mahé en 1990 et la toute récente décision de la Cour suprême au sujet des parents de la Colombie-Britannique. Ce sont deux causes où, comme francophones hors Québec, nous nous sommes sentis encouragés par les résultats. Ce sont des causes qui ont vraiment eu un résultat très positif pour tous les francophones à l’extérieur du Québec.

Puis je dirais que le point faible serait peut-être aussi une cause en éducation, c’est-à-dire la cause des parents du Yukon en 2015 dans laquelle les francophones souhaitaient une interprétation plus libre de l’article 23 de la Charte. Et le gouvernement du Québec est venu s’opposer à cette application plus libre. Alors, dans ce cas, nous avons vu une situation où le Québec, au lieu d’appuyer les francophones hors Québec, dans le but de protéger le français sur son territoire, ne voyait pas l’ensemble du problème à travers le pays. Ce que je voulais souligner, c’est que l’éducation a souvent été un point fort, mais qu’elle peut aussi être la source de points faibles pour nous.

Valérie Lapointe-Gagnon : Assiste-t-on présentement à un nouveau moment fort qui impliquerait de nouvelles collaborations, à une construction de nouveaux ponts pour l’avenir ?

Rémi Léger : La solidarité est plus forte et aussi plus naturelle lorsqu’elle concerne des institutions ou des projets concrets plutôt que des idées ou des principes, c’est-à-dire qu’il est certainement plus facile de mobiliser les gens et de les inciter à descendre dans la rue pour réclamer une école dans son quartier ou dans sa ville que ce ne l’est pour ajouter une nuance, sûrement très importante, à la partie 7 de la Loi sur les langues officielles.

Par exemple, dans le dossier du Campus Saint-Jean, l’ACFA a entrepris des démarches auprès du gouvernement provincial et du gouvernement fédéral à Ottawa, a sensibilisé la population de langue anglaise de l’Alberta et a aussi fait un effort pour sensibiliser l’ensemble de la francophonie canadienne à l’importance de conserver une institution postsecondaire francophone en Alberta. Car ce n’est pas naturel pour un Acadien de la Nouvelle-Écosse ou un Franco-Colombien de se dire : « Oui, le Campus Saint-Jean, c’est important pour nous ». Ce genre de cause n’a peut-être pas de conséquences concrètes dans notre vie si nous sommes en Nouvelle-Écosse ou en Colombie-Britannique. Mais je pense que l’ACFA a fait un très bon travail en nous expliquant pourquoi cette institution était importante et qu’elle a vraiment contribué à développer une solidarité autour du Campus Saint-Jean et entre le Campus Saint-Jean et l’Université de l’Ontario français. Nous sommes également devenus solidaires de l’Université de Sudbury et conscients des défis qui existent à l’Université de Moncton, etc. Ainsi, je pense que le fait que le Campus Saint-Jean est une institution rend la solidarité peut-être plus naturelle, une solidarité qui doit tout de même être construite aussi.

Sheila Risbud : Valérie Lapointe-Gagnon aussi a été très active en organisant une campagne de lettres pour que les gens à travers le pays soient au courant de la situation au Campus Saint-Jean. Nous avons mené un travail d’équipe auprès de la francophonie albertaine et de la francophonie canadienne. Ce qui nous a vraiment étonnés, c’est qu’il y a eu des gens à travers le pays qui ont écrit au premier ministre Jason Kenny à ce sujet et que le nombre de lettres que nous avons reçues était vraiment impressionnant. Je pense également que ce qui a été très important dans la mobilisation, c’est le fait d’être allé chercher l’appui des anglophones parce que la réalité du Campus Saint-Jean est une réalité particulière à notre francophonie albertaine. C’est qu’une grande partie des étudiants sont issus de l’immersion et si on oublie cette réalité-là, on perd tout un segment de gens qui s’intéressent au français et qui s’en préoccupent aussi. Nous avons beaucoup travaillé sur cet aspect.

Puis en ce qui concerne la francophonie et les ponts à bâtir, il faut se rappeler que ces ponts ne sont pas seulement à construire à l’intérieur de nos communautés ou avec d’autres communautés francophones, mais aussi avec les gens qui sont francophiles, avec ceux qui ne parlent pas français, mais qui sont sympathiques à la cause des francophones. Ainsi, à l’intérieur de nos communautés, il y a des gens, comme ceux du conseil d’administration de l’ACFA maintenant, qui sont issus de l’immigration, qui n’ont pas le français comme langue première, mais qui sont passionnés par le français. Alors, comment va-t-on rejoindre (ou chercher) cette population, cette force politique de gens qui souhaitent voir le français se maintenir comme langue officielle dans ce pays ?

Édith Dumont : Je ne m’attendais pas à aller dans cette direction-là, mais j’ai vraiment envie de dire que se rapprocher aussi de la communauté anglophone, c’est absolument essentiel. Il y a beaucoup de sympathisants et ils reconnaissent l’importance du bilinguisme et l’influence de la francophonie dans le milieu culturel et économique à l’échelle internationale. Alors, je pense que c’est peut-être le prochain pont. Ce sont peut-être des ponts auxquels on devrait accorder une certaine attention.

Mais, présentement, c’est certain qu’il y a un élan favorable pour renforcer les liens entre les francophones canadiens. Les francophonies canadiennes ont vraiment créé un élan afin qu’il y ait un engagement public. Nous avons tous, organisations, milieu postsecondaire, etc., fait des déclarations publiques à cet effet. Je me permets de citer ce que certains responsables de l’Université de l’Ontario français ont déclaré publiquement : « On s’est engagés à élargir et [à] faire rayonner l’espace francophone non seulement en Ontario, mais aussi au Québec, ailleurs au Canada et dans le monde. On s’est engagés à renforcer le dynamisme de nos collectivités dans les secteurs de l’éducation, [de] la recherche, [de] la culture, [des] affaires et surtout sur le marché du travail, à offrir un espace fédérateur d’échange et de collaboration, qui met en valeur la diversité des francophonies d’aujourd’hui et à mettre en place des alliances stratégiques avec des établissements d’enseignement supérieurs afin d’accentuer la mobilité étudiante et professorale, mais aussi faire des échanges sur les savoirs et favoriser la diffusion des savoirs en français et la recherche en français ».

Je reviens aussi sur la solidarité francophone sans précédent qu’on aura connue à l’Université de l’Ontario français. Je ne sais pas si vous le savez, mais la conception de l’université et de toute sa programmation, ses premiers programmes, est le résultat d’une concertation franco-canadienne et québécoise. C’est une centaine de professeurs à travers le Canada, incluant le Québec, qui ont participé à la mise en place de l’Université de l’Ontario français. Nous continuons toujours, encore aujourd’hui, à recevoir de nombreux appuis. Des ponts qui s’érigent, nous en reconnaissons aussi dans des gestes plus politiques, nous en avons parlé tout à l’heure. Il y a le projet de réforme de la loi 101 qui, dans son préambule, reconnaît que le Québec a la responsabilité de favoriser l’essor des communautés francophones et canadiennes du Canada. C’est un symbole très fort. Et je pense aussi à la Loi sur les langues officielles qui va prévoir des mesures pour renforcer le français partout au Canada, y compris au Québec.

Je dirais cependant qu’il faut demeurer très vigilant sur le terrain et veiller à ce que les principes, ou les objectifs, ou les déclarations publiques que l’on fait, se concrétisent dans des projets authentiques, appuyés par des structures qui prévoient du financement et des rencontres de travail et que ça s’inscrive dans le long terme. Si vraiment on veut travailler pour les générations futures, il faut commencer à penser davantage dans une perspective à long terme.

Joel Belliveau : Je suis tout à fait d’accord avec Rémi Léger quand il dit que, historiquement, depuis 40 ans, il a été beaucoup plus facile de s’entendre sur des projets assez concrets, que ce soit l’hôpital Montfort ou l’Université de l’Ontario français, que sur de grands principes. Mais je suis aussi d’accord avec Édith Dumont quand elle dit que nous sommes dans une situation assez spéciale présentement, car plus de choses deviennent tranquillement possibles, pour deux raisons finalement.

Une de ces deux raisons, c’est que du côté québécois, on est dans une période qui tend moins vers le souverainisme, du moins pour l’instant. Puisqu’on envisage moins la possibilité d’accéder à l’indépendance à brève échéance, on se dit, au Québec, qu’on est aussi bien de renforcer nos liens avec la francophonie canadienne et de renforcer la francophonie à l’extérieur du Québec. Et ça, on le constate depuis le règne du gouvernement libéral au début des années 2000 dont faisait partie le ministre Benoît Pelletier. Sa nouvelle politique en matière de francophonie canadienne présentait le Québec comme le centre de la francophonie des Amériques. Cette dynamique s’est amplifiée encore aujourd’hui avec la CAQ[4]. Je pense que cette attitude convient foncièrement à ce dernier parti, dont l’idéologie rappelle un peu le Canada français d’avant la Révolution tranquille, à certains égards. Parfois, c’est sympathique, d’autres fois ce l’est un peu moins. Mais, au moins, il y a du pragmatisme, puis la volonté de renouer avec le reste de la francophonie. Donc, ça, c’est du côté québécois.

Du côté fédéral aussi, il y a des développements positifs. Je pense qu’il faut accorder une grande importance au livre blanc sur les langues officielles qui a été déposé par Mélanie Joly en février [2021]. L’approche asymétrique qu’on y propose en ce qui concerne la place des deux langues officielles nous permettrait peut-être de quitter cette dynamique de minorité à minorité, et donc de minorité contre la majorité, d’alliance de facto avec les anglophones du Québec à tout prix et de conflit d’intérêt avec la majorité francophone au Québec.

Pour ces deux raisons, je pense qu’on voit vraiment des occasions intéressantes se profiler. Pour ma part, je suis enthousiaste. J’ai hâte de voir où ça va mener.

Valérie Lapointe-Gagnon : Nous entrons maintenant dans la dernière partie de la table ronde. Quelles stratégies entrevoyez-vous pour l’avenir, quelles solutions pour bâtir des ponts solides, des liens ? Et comment les maintient-on en vie ? Comment profite-t-on de l’espèce d’ouverture en ce moment qui semble se dessiner tant du côté du Québec que du côté fédéral pour vraiment en profiter et la maintenir ? Parce qu’on l’a vu aussi dernièrement, la francophonie a subi des reculs historiques dont un des reculs majeurs est la perte de la majorité des programmes en français à l’Université Laurentienne. C’est catastrophique. Quand on en vient là, c’est une partie de la communauté qui se meurt, qui perd un repère, qui perd un phare. Comment réparer tout cela ? Comment s’assurer qu’on va maintenir la vivacité de ces francophonies dans l’avenir ?

Sheila Risbud : En pensant un peu à cette question, je me disais qu’une des choses qu’il faut faire, c’est de dépasser les relations institutionnelles. Je ne veux pas minimiser l’importance de ces relations. C’est extrêmement important. C’est important d’avoir ces mécanismes, mais il est également nécessaire d’avoir des réseaux. Une des choses qu’on a vues dans le dossier du Campus Saint-Jean et, dernièrement, avec Elections Calgary, c’est l’importance des médias et qu’il y ait un lien entre les médias parce qu’ultimement, les décisions et les changements politiques vont venir de la perception qu’a le public d’un enjeu ou d’un dossier. Dans le cas d’Elections Calgary, qui avait traduit son guide des électeurs en dix langues mais pas en français, on a déposé une plainte officielle qui a suscité un grand intérêt dans les médias au Québec. Alors, ça met de la pression politique et je pense que ça aide à conscientiser les gens à travers le pays, les francophones et peut-être, éventuellement aussi, les anglophones. Puis c’est cela qui amène des changements.

Joel Belliveau : Poursuivant sur la même lancée que tout à l’heure, je remarque qu’il y a une nouvelle possibilité, une nouvelle norme en émergence, mais qui n’est pas vraiment intériorisée encore. Je pense qu’il faudrait essayer de faire en sorte que, justement, ce changement de discours, cette nouvelle norme puisse s’implanter. Je vais vous donner des exemples. Nous sommes en train de parler d’asymétrie, c’est-à-dire d’une loi sur les langues officielles qui s’applique différemment selon les contextes. Mais voici une preuve que ce n’est pas encore intériorisé par beaucoup de monde : on a le commissaire aux langues officielles, Raymond Théberge, qui, après avoir consulté le livre blanc, a dit « partager les préoccupations de la minorité anglo-québécoise qui craint que l’ajout de composantes asymétriques dans la loi ne mine le statut légal de l’anglais et du français ». Ainsi, le commissaire aux langues officielles n’est pas encore convaincu que cet ajout est souhaitable.

Comme deuxième exemple, prenons le cas d’une personne qui a pourtant bien réagi au livre blanc, Sonia Lebel, ministre québécoise des Relations canadiennes. Quand on a annoncé le redécoupage électoral fédéral qui ferait perdre un siège au Québec, elle a réagi, mais elle a encore oublié de nous inclure quand elle a affirmé : « Nous sommes la seule province francophone au Québec, on a un statut particulier, nous avons une nation à défendre. Il aurait été idéal qu’au niveau fédéral la loi soit modifiée pour que le Québec ait une spécificité inscrite ». Elle a manqué une belle occasion de dire : « Non, le Canada est biculturel, on veut une représentation protégée pour le Québec francophone, mais aussi pour les francophonies ailleurs ». C’est ce que j’aimerais voir émerger. La Loi sur les langues officielles devrait protéger la langue et les institutions des francophonies minoritaires, mais aussi le français au Québec. Oui, il est juste de protéger aussi les institutions de la communauté anglophone au Québec, mais sans prétendre à l’équivalence de sa situation linguistique et de celle des francophonies minoritaires du pays et du continent.

Édith Dumont : Pour construire des ponts qui se veulent solides à long terme, en particulier dans le milieu de l’enseignement supérieur en français, je pense qu’il faut des ressources. Mais il faut aussi prendre appui sur la créativité de nos professeurs, de nos étudiants et de nos responsables universitaires, qui doivent développer davantage d’occasions de se rencontrer et de réaliser ensemble des projets porteurs, que ce soit dans le domaine de la publication en français, des collaborations de recherche sur des sujets d’intérêt commun ou encore des ententes de mobilité étudiante. Nos projets de collaboration doivent nous permettre de bien préparer les générations montantes parce que plusieurs défis les attendent, surtout celui de faire vivre un milieu francophone dans un milieu minoritaire.

Alors, je pense que la mobilité de la recherche inter-institutionnelle pourrait nous aider à mieux former la génération qui s’apprête à prendre le relais. Les étudiants nous demandent d’ailleurs de créer plus d’ententes de mobilité. Cela permettrait non seulement de partager des savoirs et des expériences, mais surtout d’apprendre à se connaître en établissant le plus rapidement possible dans la vie des étudiants des réseaux, lesquels pourraient être utiles dans leur futur contexte de travail. En cela, je rejoins le point de vue de Sheila Risbud. Et dans ce contexte, l’UOF[5] souhaite participer à des projets qui vont favoriser la mobilité, la collaboration et les échanges à tous les niveaux et ainsi aborder les défis d’aujourd’hui, qui sont d’une très grande complexité, avec des perspectives transdisciplinaires qui viennent de plusieurs institutions postsecondaires.

Rémi Léger : J’ai un peu de difficulté avec cette dernière question : quels ponts bâtir pour le futur ? Je vais vous présenter les deux prémisses de départ qui ont influencé la façon dont j’ai abordé la question. La première prémisse, je l’emprunte à François Charbonneau dans un texte qu’il a publié il y a presque une dizaine d’années, un texte dans lequel il réfléchissait à ce qu’il nommait « l’ère de la post-reconnaissance ».

Charbonneau se demandait si les francophonies canadiennes sont aujourd’hui généralement satisfaites de leur reconnaissance : reconnaissance dans la Loi sur les langues officielles, reconnaissance de la gestion scolaire, reconnaissance par des lois ou des politiques sur les services en français dans différentes provinces ou différents territoires. Et il se questionnait à propos de cette satisfaction et de son influence sur notre désir de nous mobiliser. Si, en général, on est satisfait, est-on encore tenté de se mobiliser ? Monsieur et madame Tout-le-Monde, le citoyen moyen et la citoyenne moyenne, sont-ils prêts à se mobiliser si, dans les faits, ils sont satisfaits de la reconnaissance offerte par l’État, y compris la reconnaissance proposée par certaines provinces canadiennes ? Ce que Charbonneau nous disait, c’est que pendant une longue période, le désir de reconnaissance des francophones hors Québec, qui était largement partagé, nous motivait à nous investir, à nous engager, à faire preuve de solidarité les uns avec les autres. Mais dans un scénario d’après reconnaissance, ou de post-reconnaissance, pourquoi nous mobiliser si nous sommes satisfaits ? Ça, c’est une première prémisse qui a guidé ma réflexion sur les ponts à bâtir.

La deuxième prémisse, on peut l’emprunter à Linda Cardinal, dans un texte publié il y a une dizaine d’années. Dans ce texte qui s’intitule « L’identité en débat », elle présente les francophonies canadiennes comme des produits de leur environnement social et politique. Je pense que nous sommes toutes et tous d’accord pour dire qu’il y a eu une provincialisation des identités francophones, dans les années 1960 et 1970 notamment. Mais ce que Cardinal nous disait dans son texte, si je me souviens bien, c’est qu’il n’y a pas juste eu une provincialisation des identités, mais aussi une provincialisation des enjeux, des luttes et des priorités, jusqu’à un certain point. Les francophonies sont ancrées dans leurs provinces et leurs territoires respectifs. Nous sommes engagés dans la vie politique et sociale de notre province et de notre territoire, ce qui a donc des conséquences sur les priorités et les stratégies que nous développons parce que nous côtoyons une majorité en Alberta qui n’est pas nécessairement la même que celle que l’on côtoie en Colombie-Britannique, en Ontario ou ailleurs au pays.

Par exemple, nous avons beaucoup parlé du Campus Saint-Jean et du travail de l’ACFA, mais à l’autre bout du pays en Nouvelle-Écosse, l’enjeu de l’heure pour les Acadiens, c’est la question de la représentation politique. L’enjeu là-bas, la priorité d’action de la FANE[6] et de ses membres, c’est la représentation effective, la place des Acadiens à l’Assemblée législative de la province. Mais en Alberta, c’est surtout le Campus Saint-Jean qui nous préoccupe. Et on peut faire le tour des provinces pour constater finalement que les dossiers prioritaires ne sont pas les mêmes. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas être solidaires des enjeux en Nouvelle-Écosse ou en Alberta, mais il faut en même temps reconnaître qu’il y a une certaine diversité à l’échelle des francophonies au pays.

Joel Belliveau : Tout à l’heure, la réforme de la Loi sur les langues officielles semblait susciter chez moi un grand enthousiasme. Mais effectivement, en soi, ce n’est pas suffisant. Ça ne changera rien dans la vie des francophones. Ce que ça prend, ce sont des occasions d’échanger et je pense qu’Édith Dumont a tout à fait raison de dire que le genre de choses qui peuvent changer une perspective, qui peuvent changer une prise de position identitaire, ce sont des échanges sur le terrain. C’est le fait d’aller ailleurs. J’ai vu des Franco-Manitobains venir à Moncton à l’époque où il n’y avait pas encore l’Université de Saint-Boniface et se pâmer devant la grosse affiche sur laquelle on pouvait lire : « Université de Moncton ». Ils disaient : « Wow, c’est même pas bilingue. Tu sais, c’est même pas University of Moncton/Université de Moncton. » C’était comme une toute nouvelle possibilité qui s’ouvrait à eux et voilà que quelques années plus tard, ils l’ont obtenue, leur université.

Valérie Lapointe-Gagnon : Maintenant, la parole est au public. Michelle Landry souligne ceci : « Le relais institutionnel, c’est-à-dire des organismes qui ont accès au gouvernement, ou la perception que ce relais existe, explique selon moi mieux l’absence de mobilisation qu’une satisfaction généralisée ». Donc, déjà une explication qui va un peu à l’encontre de ce que François Charbonneau mentionnait dans son article paru il y a une dizaine d’années.

Rémi Léger : Je pense qu’on peut débattre de la thèse de Charbonneau et j’ai moi-même exprimé un certain désaccord avec sa thèse dans un article publié dans Francophonies d’Amérique. Mais, selon moi, la thèse générale reflète en partie la réalité. Ainsi, je constate que les organismes se mobilisent sur la modernisation de la Loi sur les langues officielles et qu’une certaine élite se mobilise sur certains enjeux, mais que la population en général ne se sent pas touchée par ces questions. Est-ce parce qu’elle est satisfaite de la reconnaissance que propose l’État ou est-ce pour une autre raison ? Ça, je ne le sais pas, mais jusqu’à un certain point, Charbonneau avait raison de dire qu’on ne se mobilise plus comme on s’est mobilisé pour l’hôpital Montfort ou la gestion scolaire. Ensuite, depuis l’apparition du texte de Charbonneau, il y a eu une mobilisation autour de l’UOF, autour de l’abolition du Commissariat aux services en français en Ontario, autour du Campus Saint-Jean. Charbonneau réviserait-il aujourd’hui sa position ? Ça, je ne le sais pas. En tout cas, c’est un élément de réflexion intéressant.

Joel Belliveau : C’est vrai que c’est quand même fascinant de constater que d’une part, on n’est certainement plus dans les années 1960-1970. Les mobilisations n’ont plus la même teneur, la même couleur. Et en même temps, pourquoi ce déblocage aux paliers québécois et fédéral malgré tout ? Parfois, j’ai l’impression que nous faisons des gains même si nous ne sommes pas beaucoup dans la rue et il y a quelque chose à propos du contexte actuel qui permet ça. Qu’est-ce qui fait en sorte que ces choses-là arrivent de façon inattendue et que la politique devient tout à coup plus généreuse, tant du côté de Québec que du côté fédéral ? Il y a, bien sûr, les mobilisations importantes de la FCFA, mais celles-ci ne sont pas nouvelles.

Édith Dumont : Je me demande si c’est parce que nous n’arrivons pas parfois à situer le débat au niveau du citoyen et de la citoyenne. Par exemple, dans le cas de l’Université de l’Ontario français, je n’y étais pas, j’étais à Ottawa où j’ai participé à la marche et j’exerçais d’autres fonctions. Mais on a quand même accepté dans mon réseau d’en parler en considérant que c’était un sujet d’éducation citoyenne. Je ne veux pas dire que nous faisons de la politique, mais je veux quand même dire que ce sont des sujets qui nous interpellent à partir du moment où nous sommes capables de constater leur influence dans la vie courante. Quand on parle de l’hôpital Montfort et qu’on explique aux enfants qui sont dans nos écoles qu’il y a un grand-papa et une grand-maman qui parlent français, qui sont malades et pour qui c’est difficile d’être soignés dans une autre langue, moi, je peux vous assurer que des enfants de 5, 6, 7 ans vont avoir des questions à ce sujet.

Nous pouvons bien parler de nos institutions postsecondaires, mais elles sont remplies en fonction de notre capacité à fournir à nos enfants des garderies et aux élèves, des écoles élémentaires et secondaires où l’on parle français. C’est la raison pour laquelle, même si ce soir nous sommes au niveau postsecondaire, je me permets de faire ce lien avec les parents et les enfants qui fréquentent nos institutions en milieu minoritaire. Les écoles, c’est la vie culturelle, c’est la vie sociale, c’est la vie économique. Alors, comment peut-on faire pour amener ce type de sujet auprès des gens qui ne mesurent peut-être pas l’importance de leur inaction ou du manque de mobilisation ?

Valérie Lapointe-Gagnon : Je vois que Linda Cardinal a la main levée. Donc, Linda, à vous la parole.

Linda Cardinal : J’avais deux commentaires ou questions. J’adresse ma première question à Rémi Léger, au sujet de la théorie de la reconnaissance. Peut-être que le problème, ce ne sont pas les francophones et que c’est la théorie. C’est comme si la théorie ne pouvait être remise en question et que, si ça ne correspond pas à ce qu’énonce la théorie, le problème vient des francophones, alors que nous savons très bien que la reconnaissance n’est pas quelque chose qui arrive une fois pour toutes. Une fois que c’est fait, si on ne se mobilise plus, le problème vient-il de la théorie de la reconnaissance ou bien des minorités ? Ça me fait penser au vieux marxisme quand on affirmait qu’il ne faut pas trop donner à la classe ouvrière parce que la classe ouvrière va se démobiliser. Peut-être que je suis la plus vieille dans le groupe mais, nous, nous apprenions ça. Si on répond trop aux besoins de la classe ouvrière, les révolutions n’ont pas lieu quand elles doivent avoir lieu parce que la classe ouvrière a été trop bien servie. Et on s’est mis à réfléchir sur les troisièmes voies, comme la social-démocratie entre la révolution bolchevique communiste et le capitalisme. J’ai l’impression que monsieur Charbonneau fait le même raisonnement quand il parle de la théorie de la reconnaissance.

Puis, d’autre part, j’opposerais Martin Normand à Charbonneau parce que le premier dit bien dans sa thèse de doctorat, puis dans ses travaux que même si des mobilisations ont lieu, à un moment donné, elles peuvent cesser. Mais ça ne veut pas dire que la mobilisation est finie. C’est seulement que les gens sont dans une position de retrait. Normand a développé un concept, je pense, inspiré de Sidney Tarrow, selon lequel on devient en disponibilité pour d’autres causes. Je pense que la théorie de la reconnaissance n’est pas capable de saisir ce genre de situation.

Puis j’ai une autre question, qui s’adresse un peu à tout le monde, toujours en écho à ce que disait Rémi Léger. Oui, dans mes travaux, j’ai beaucoup parlé de la régionalisation des questions de la francophonie canadienne et c’est un phénomène qui s’est même produit avant les années 1960. Dans sa thèse de doctorat, Anne-Andrée Denault montre que le Nouveau-Brunswick s’intéressait très peu au Québec et ne s’attendait même pas à des gestes de solidarité de la part du Québec parce qu’il était en train de développer son propre petit État-providence et que les Acadiens avaient leurs propres préoccupations. Ce qui se passait au Québec ne les préoccupait pas nécessairement.

Et donc, je pense que ça permet de poser la question différemment. On m’a souvent dit que les francophones hors Québec, à partir des années 1960, se sont repliés sur eux-mêmes parce qu’ils n’étaient plus associés à la grande francophonie du Canada français. À ce sujet, Simon Langlois note dans ses travaux qu’un communautarisme francophone s’est développé. Moi, je réagis à ça en disant : ce n’est pas du communautarisme. Ce n’est pas parce que les Franco-Ontariens s’appellent Franco-Ontariens qu’ils sont repliés sur eux-mêmes. C’est qu’ils ont découvert qu’ils avaient une histoire, etc. Mais une fois qu’on a dit ça, puis qu’on reconnaît que chacun a ses défis, il y a quand même des enjeux qui réunissent l’ensemble des francophones. On le voit dans l’enseignement supérieur aujourd’hui, que ce soit en Alberta, à Moncton, à Toronto ou bien à Sudbury. Donc, quel est le juste milieu entre l’indifférence à l’égard d’autrui et la solidarité perpétuelle, qui est impossible ? Et autour de quels enjeux devrait-on se rassembler ? Comment expliquer qu’aujourd’hui l’enseignement supérieur soit devenu un enjeu partout au pays et aussi au Québec ? Et si c’était là qu’une nouvelle solidarité s’esquissait ? Ce n’est peut-être pas par hasard non plus.

Rémi Léger : Concernant la thèse de la reconnaissance, Linda, c’est un peu ça ma réponse à Charbonneau aussi. C’était de dire que je ne suis pas sûr que le cadre de la reconnaissance à lui seul peut vraiment servir à interpréter les mobilisations de la francophonie canadienne. De mon point de vue, les francophonies se sont mobilisées pour obtenir de la reconnaissance, mais aussi pour ce que j’ai nommé de l’habilitation ou que d’autres ont nommé du pouvoir, ou de l’autonomie, ou de l’autonomie gouvernementale. Donc, du point de vue de la reconnaissance, on est peut-être généralement satisfaits si on suit Charbonneau, mais du point de vue de l’habilitation, du pouvoir, du pouvoir d’agir, je pense qu’on est encore insatisfaits. C’est pour ça qu’on continue à se mobiliser parce qu’on se dit : « Bien oui, on a obtenu certaines choses, mais on n’a pas la pleine maîtrise des choses qu’on a obtenues ». Cela continue à servir de carburant pour la mobilisation et pour les luttes.

Joel Belliveau : Personnellement, je trouve ça très important de ne pas trop en vouloir aux gens parce qu’ils ne sont pas toujours mobilisés. Je pense qu’idéalement, notre objectif devrait être de faire en sorte que les gens puissent vivre leur vie tout simplement en français et s’occuper à toutes sortes de choses sans constamment être mobilisés pour la cause linguistique. C’est ça qui devrait être notre but ultime. Pour mobiliser les gens quand c’est le temps, je pense que, comme Rémi Léger le disait tout à l’heure, ça prend des enjeux assez concrets et voir l’effet des lacunes existantes sur la vie des personnes, de leurs voisins, etc. Mais entre ces grandes batailles-là, qu’on laisse les gens tranquilles. C’est normal qu’ils vaquent à leurs affaires.

Valérie Lapointe-Gagnon : Michelle Landry, votre question ?

Michelle Landry : En fait, c’était plutôt un commentaire. Je voulais revenir sur ce que Linda Cardinal disait au sujet du problème théorique. Ce qui me surprend de plus en plus et ce qui me motive ces dernières années dans mes propres travaux, c’est que nous nous intéressons beaucoup à la mobilisation et peut-être à l’absence de mobilisations citoyennes populaires. Toutefois, nous utilisons très peu les théories des mouvements sociaux dans nos réseaux de la francophonie canadienne. Alors, c’est une invitation à vous joindre à moi, à Martin Normand et à d’autres aussi qui s’y intéressent. Je pense qu’il y a quand même beaucoup de pistes à explorer. J’entendais certaines personnes, comme Joel Belliveau, dire : « Oui, mais on ne peut pas en vouloir aux gens de pas vouloir toujours être dans la rue ». Ou d’autres qui parlent des médias sociaux. Mais il y a toute une littérature à ce sujet et nous ne sommes plus à l’ère des marxistes. Cette littérature a évolué.

Et je pense qu’il y a quand même des réponses intéressantes, même chez les classiques des théories de mobilisation des ressources et chez les néo-institutionnalistes aussi. Il y a quand même des pistes intéressantes, qui peuvent nous guider pour essayer de comprendre. Pourquoi se mobilise-t-on dans le cas de l’hôpital Montfort et pas dans tel autre cas ? Je pense qu’il faut parfois placer nos enjeux francophones dans des contextes plus larges et comprendre que nous ne sommes pas les seuls à beaucoup moins nous mobiliser que dans les années 1960 et 1970. C’est quand même un phénomène assez généralisé. Pour terminer, je veux inviter tout le monde à jeter un oeil aux théories des mouvements sociaux. Je pense qu’elles peuvent apporter une autre vision, une autre manière d’aborder ces problèmes-là, comparativement à ce qui m’apparaît un peu simpliste, soit de dire qu’on n’est pas satisfait. Il y a certainement encore des doléances et, de toute évidence, la francophonie n’est pas satisfaite de sa situation actuelle. Alors, il faut aller voir quelles sont les autres explications.