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Remarque préliminaire

Le texte qui suit a été publié pour la première fois en italien en 2018[1], quinze ans après le début de ma réflexion sur la composante divinatoire du montage de documents dans la littérature moderne. À l’époque, fin 2003, il s’agissait pour moi de ne pas réduire le montage documentaire à une méthode surréaliste, mais de l’envisager comme une technique artistique orientant la lecture des documents vers une critique de l’historiographie progressiste. Georges Didi-Huberman venait de publier Images malgré tout, ouvrage abordant la question du montage documentaire dans l’écriture cinématographique de Samuel Fuller. Je voulais pour ma part poser la question depuis l’espace littéraire, ce qui lui donnait une envergure supplémentaire : réfuter la fonction d’illustration de l’image en affirmant une autre lisibilité que linéaire, par connexions, ce dont j’avais fait l’expérience en lisant W.G. Sebald sur lequel je travaillais.

En 2008, j’ai été invitée à l’INHA pour tenir une conférence sur les travaux de Carlo Ginzburg, dans le cadre du colloque « Des formes et des preuves » organisé par Zahia Rahmani et Martin Rueff. À cette occasion, j’ai exposé pour la première fois les questions que soulevait à mes yeux la note 48 de l’essai « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire  » de 1979. Dans cette note, l’historien formule l’hypothèse que les sciences humaines relèvent d’une « épistémologie de type divinatoire », dont la réémergence s’opère au XXe siècle grâce aux démarches conjecturales de la fiction policière, du connoisseurship et de la psychanalyse. Partant de là, je me demandais si l’on pouvait situer dans une « épistémologie de type divinatoire » des démarches littéraires qui, comme celle de W. G. Sebald, procèdent au montage de traces, d’archives, de documents. Il n’y eut pas de publications des actes de la journée d’étude.

En 2012, je rencontrais Ginzburg à Genève, décidée à le questionner sur ses positions vis-à-vis de l’intuition formulée dans la note 48 de « Traces ». Il ne me cacha pas ses réticences envers une démarche considérant la conjecture, technique informelle et hasardeuse de production de la connaissance, comme une donnée épistémologique légitime et active dans le domaine des sciences humaines. Que devenait la vérité en histoire si, au lieu de la fonder sur des preuves, on la fondait sur des conjectures ? Ébranlée par ses objections, soucieuse de ne pas perdre la vérité de vue, mais refusant qu’elle ne soit accessible qu’à la raison et à l’histoire, j’ai persévéré dans ma réflexion pour m’éclairer moi-même, ce dont témoigne le texte que nous publions aujourd’hui en français.

Après cette publication, Ginzburg m’a communiqué sa correspondance avec le philologue Sebastiano Timpanaro, qui témoigne d’une polémique entre eux sur la légitimité de recourir à la conjecture en histoire. Ce dernier, partisan d’une philologie positiviste et fervent détracteur de la psychanalyse, s’opposait radicalement à un tel recours, là où Ginzburg entendait le défendre en s’appuyant sur l’importance des détails révélateurs et ce que Freud nomme « le rebut de l’observation » pour saisir la vérité du passé. À cette époque, en 1979 donc, Ginzburg venait de publier un texte sur l’historien de l’art Aby Warburg, dont l’atlas est une formidable machine à conjectures par la voie des ressemblances formelles et des analogies morphologiques. Avec la correspondance de Ginzburg et Timpanaro en main, j’ai donc publié un second volet de ma réflexion sur la note 48 en septembre 2020 dans la revue de psychanalyse Incidence. Bernard Vouilloux m’avait contactée pour que je lui indique un texte à traduire dans la littérature secondaire de langue allemande sur Sebald pour le numéro « Vérité, fiction. Faire vrai, dire juste », dont il s’occupait avec la directrice de rédaction de la revue, Cécile de Gribomont. Je proposais alors à Incidence un dossier sur Ginzburg donnant, à la suite de mon article, la traduction en français de la fameuse correspondance avec Timpanaro, dont Martin Rueff accepta de s’occuper, et un article inédit en français que l’historien m’avait proposé, dont je confiais la traduction à Pierre-Antoine Fabre. Dans son article, Ginzburg relançait habilement la question de la lecture conjecturale en discutant le motif de la mise en abîme, autrement dit le rapport entre la partie et le tout, le fameux « cercle herméneutique » des philologues. Mon propre texte approchait la conjecture depuis cette tradition philologique, non sans rappeler la dette de Freud, à l’égard d’une discipline établissant le vrai à partir du fragment, du reste, du détail, une manière pour un autre penseur important dans ce contexte, Walter Benjamin, d’exploiter les déchets. Mon texte, « Lire dans la poussière[2] », considérait donc la conjecture comme une technique à la fois philologique, poétique, scientifique, divinatoire (et il faudrait peut-être ajouter écologique), dont la puissance critique vis-à-vis de la tradition comme de l’actualité tient justement au fait qu’elle échappe à la catégorisation de la pensée positiviste dominante. L’hypothèse m’a conduite directement au romantisme allemand pour lequel la pensée n’est pas une question de catégories mais de relations entre le particulier et l’universel, ou, philologiquement parlant, entre la partie et le tout – sans que l’on soit nécessairement pris dans la mise en abîme ou la pars pro toto. Dans cette perspective, la poésie et la philosophie sont soeurs, sororité qui permet de rendre visible et lisible des connexions impensées bien plus véridiques qu’un raisonnement de cause à effet. À ce stade, force m’était de constater que ma persévérance à interroger la note 48, si elle était guidée par ma volonté scientifique de faire entendre la puissance critique d’une connaissance informelle et mineure, était aussi déterminée par ma volonté poétique de trouver les moyens d’un « lyrisme critique », pour reprendre l’expression qui préside au présent numéro de la revue Études littéraires. Car il est à mes yeux évident désormais que l’exigence critique présidant à tout geste épistémologique de type divinatoire ne trouve véritablement sa place que dans les arts et la littérature. Ou pour le dire autrement, l’histoire procède au reenactement, là où les arts expérimentent le found footage.

À la suite de la lecture de mon texte « Lire dans la poussière », Ginzburg rédigea une note intitulée « Observations d’un lecteur », que j’intégrais partiellement à la dernière minute dans une note de mon texte, où il exprimait la crainte de voir son travail « tacitement annexé (et ce ne serait pas la première fois) au scepticisme post-moderne qu[’il] comba[t] pourtant depuis des décennies ». Dans ma réponse à Ginzburg, intitulée « La douce violence de la raison », j’écrivais :

Une vingtaine d’années avant que la polémique postmoderniste ne s’impose dans le champ théorique de l’historiographie, le terme même de fiction n’était pas en usage chez ceux qui cherchaient à penser efficacement les remèdes à l’inexactitude de leur discipline (historiographie ou philologie). Pour preuve : un document comme la correspondance de Sebastiano Timpanaro et Carlo Ginzburg où intuition, irrationnel, divination sont les opposés et les opposants à la raison positiviste. Que reste-t-il de cette réflexion sur différents régimes de rationalité datant de l’époque de la Nouvelle gauche ? 

Je proposais aussi de voir dans ma démarche une tentative pour trouver « une troisième voie entre prouver et deviner » : « philologuer »[3].

Peu de temps après la publication du numéro de la revue Incidence, une discussion publique à la Maison de la poésie à Paris le 17 octobre 2020 se déroula avec les personnes ayant participées au dossier. À cause de la pandémie, Ginzburg fut présent en retransmission, la salle était considérablement remplie, mais la captation ne fut jamais diffusée. Par la suite, la revue Incidence fit de la question de la conjecture divinatoire et philologique une question psychanalytique uniquement, et c’est de cette manière (« La psychanalyse, magie ou science ? ») que mon dossier fut présenté en mon absence au colloque de Cerisy-la-Salle, « L’historien sur le métier. Conversations avec Carlo Ginzburg », organisé par Étienne Anheim, Anne Ber-Schiavetta, Martin Rueff. On comprendra donc le soin que j’apporte aujourd’hui avec cette note préliminaire à retracer l’histoire du texte donné aujourd’hui à lire.

J’aimerais ajouter pour conclure que les questions nées de la note 48 ne sont pas seulement de l’ordre de la polémique intellectuelle. Ce sont aussi des questions politiques centrales pour la recherche universitaire, et cela, à une époque où les moyens qui lui sont donnés en sciences humaines et sociales sont réduits à une peau de chagrin. Cette dévalorisation générale des sciences et des arts, ce ravalement de la pensée humaine sensible et rationnelle à l’état d’objet de consommation, et qui passe, comble de l’ironie, par leur dissociation (dissociation des cultures artistiques et scientifiques, d’une part, populaires et intellectuelles, d’autre part), ne peut conduire qu’à une anesthésie totale des sensibilités. On en devine les conséquences funestes à l’heure où la guerre est revenue en Europe, entité fondée sur des intérêts stratégiques rationnels, il est vrai, mais aussi sur une utopie : la promesse de la paix entre des états souverains. Je crois que c’est surtout pour cela que j’ai persévéré dans mon désir, non pas d’interpréter la note 48, mais d’en éprouver la si essentielle qualité de fulgurance et d’intuition.

Muriel Pic, 11. 4. 2023

Une épistémologie de type divinatoire

Le lent façonnement de la vie quotidienne a autant d’importance que les explosions de l’histoire ; car dans la vie anonyme, l’accumulation des particules finit par former une véritable force explosive..

Siegfried Giedion, La Mécanisation au pouvoir. Contribution à l’histoire anonyme, 1948, p. 17.

En 1670, Pierre de Fermat écrit en marge de sa traduction de l’Arithmétique de Diophante, l’une des notes en bas de page les plus célèbres de l’histoire des sciences. Il y annonce la découverte d’une démonstration mathématique « véritablement merveilleuse que cette marge est trop étroite pour contenir[4] ». Il faudra attendre plus de trois siècles pour qu’en 1994 le mathématicien britannique Andrew Wiles fasse la preuve du théorème de Fermat empêchée par l’étroitesse de la marge d’un manuscrit. Cet épisode majeur de l’histoire des sciences nous rappelle l’importance du détail, en l’occurrence de la note en bas de page, dans l’élaboration de la pensée. Antony Grafton, dans son ouvrage Histoire de la note en bas de page, retrace les origines d’un genre, considéré au XVIIIe siècle, comme une forme élevée des arts littéraires. Il examine ensuite la manière dont, à l’époque moderne, ce genre est devenu un exercice obligatoire pour prétendre exercer le métier d’historien ou de critique. La note n’est alors qu’un alignement scolaire de références auquel se soumettent les étudiants, une « masse confuse et opaque tout juste aperçue en bas des pages ». Parfois, elle donne son espace à une « autobiographie savante refoulée ». Entre érudition vide et débordement subjectif, la note de bas de page n’a rien à nous apprendre. Elle ne fait sens qu’au moment où elle est lieu de questions concrètes et d’intuitions justes, l’espace où des passages sont ouverts vers d’autres pensées pour d’autres pensées. Dans ces conditions, de possibles dialogues s’ouvrent, des amitiés naissent, des inimitiés s’affirment, et le réseau sans âge de la curiosité et du savoir humain se déploie à partir d’infimes scholies : « Celui qui remonterait le cours de ces notes jusqu’à leur source, et qui prendrait le temps de suivre dans leur tracé souterrain les racines enchevêtrées de l’arbre tourmenté de la polémique savante, découvrirait peut-être beaucoup plus que l’on ne pourrait attendre des ressources d’un sous-sol apparemment aride[5]. » L’enquête que décrit ici Grafton présente mieux que je ne pourrais le faire la tentative dont résultent les pages qui suivent. Elles ont en effet été écrites à partir de la note 48 du célèbre essai « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire[6] » publié par l’historien Carlo Ginzburg en 1979.

C’est en novembre 2008, en vue d’une conférence sur Ginzburg, qui défend l’importance du détail dans la connaissance du passé, que j’ai été retenue par la note de bas de page 48 où l’historien annonce à la première personne du singulier une démonstration qu’il entend mener ultérieurement :

Je cherche à démontrer que non seulement la psychanalyse, mais aussi la majeure partie de ce que l’on appelle les sciences humaines, s’inspirent d’une épistémologie de type divinatoire [io cerco di dimostrare che non solo la psicoanalisi ma la maggior parte delle cosiddette scienze umane s’ispira a un’epistemologia di tipo divinatorio].

TR, p. 250

L’épistémologie est, étymologiquement, la théorie de la connaissance. Le terme définit plus spécifiquement la discipline philosophique qui discute les méthodes de la science. Il désigne plus généralement la manière dont nous produisons la connaissance. Une épistémologie de type divinatoire devra donc être entendue comme une méthode scientifique qui inclut les modalités pratiques et théoriques propres à la divination. Mais comment la divination, dont on ne peut penser de nos jours qu’elle est scientifique, peut-elle participer à la connaissance ?

Il faut le dire d’emblée : la note de Ginzburg sonne à l’oreille comme un projet bien pensé d’une mise en « crise de la raison », expression qui titre le volume où il fait paraître son essai[7]. Il faut souligner que ce volume s’inscrit dans un contexte intellectuel précis : les années 1970 sont marquées, dans l’histoire des mondes antiques, par la réhabilitation d’une rationalité divinatoire avec, en particulier, le collectif Divination et Rationalité dirigé par Jean-Pierre Vernant. L’ouvrage de Vernant est en tout cas symptomatique d’une époque qui cherche, comme « Traces » quelques années plus tard, à mettre en question une vision strictement positiviste de la raison. Pour l’historien Jacques Revel en revanche, cette question suffit à discréditer « le paradigme indiciaire » de Ginzburg qui a pourtant bouleversé les méthodes de recherche en sciences humaines : « Que ces propositions témoignent avec brio d’une crise contemporaine de la raison, personne n’en doutera un instant. Qu’elles suffisent à esquisser un paradigme scientifique alternatif paraît plus douteux, et donne à mon sens à l’entreprise un vêtement théorique un peu large et un peu lâche à la fois[8]. »

Avant d’aller plus loin, revenons sur le paradigme indiciaire dont Ginzburg établit l’émergence et définit les principes dans « Traces », texte rapidement traduit dans plusieurs langues dont le français en 1980. L’historien y donne les principes d’une enquête qui cherche, à partir de « traces même infinitésimales », à saisir ce qui échappe à la connaissance immédiate : « une réalité plus profonde, impossible à atteindre autrement » (TR, p. 232). Il met alors en application dans son article la méthode dont il est justement question en procédant d’abord à une enquête diachronique puis à une enquête synchronique. Ginzburg commence à réunir des indices pour montrer l’émergence du paradigme indiciaire à la fin du XIXe siècle. Rappelons ici rapidement l’essentiel. C’est à partir de la tradition du Connoisseurship, marquée par la méthode d’attribution mise au point par Giovanni Morelli au fil d’une série d’articles parus en 1870, que Ginzburg établit dans « Traces » l’émergence d’un paradigme indiciaire à la fin du XIXe siècle. Morelli présente ainsi son projet :

C’est précisément l’étude de tous ces détails particuliers constituant la forme d’une oeuvre d’art que je voudrais recommander à ceux qui n’entendent pas seulement être des amateurs verbeux, mais désirent éprouver le vrai plaisir de pénétrer avec hache et couperet au coeur du maquis enchevêtré de l’histoire de l’art pour parvenir, si possible, à la science de l’art. Comme ilexiste une langue écrite, il existe aussi une langue qui s’exprime avec lesformes[9].

L’entreprise de « lire une langue qui s’exprime avec les formes » requiert une méthode que Morelli, médecin de formation, met en place afin d’identifier la manière d’un peintre et d’authentifier une oeuvre à partir de détails de prime abord négligeables. À partir des travaux de son collègue, l’historien de l’art Enrico Castelnuovo, qui signe en 1968 un article sur la méthode d’attribution de Morelli[10], Ginzburg rappelle l’analogie de cette méthode avec celle de Sherlock Holmes. Castelnuovo puis Ginzburg se réfèrent à l’ouvrage d’Edgar Wind de 1963, Art et Anarchie, où l’auteur rapproche l’artiste du criminel traqué par Holmes et qui trahit son identité par ces « petits gestes que nous accomplissons sans y prendre garde[11] ». Mais Wind va plus loin déjà en suggérant l’affinité de la méthode de Morelli avec « la psychologie moderne », le nom de Freud s’imposant d’autant mieux derrière cette expression que ce dernier se réclamait lui-même de la méthode du connaisseur dans le Moïse de Michel-Ange de 1914 où il fonde sa science de l’interprétation des symptômes sur l’analyse des « rebuts – du “refuse” – de l’observation (aus geringgeschätzten oder nicht beachteten Zügen, aus dem Abhub – dem ’refuse’ – der Beobachtung)[12] ». Après avoir établi la triade Morelli-Holmes-Freud (et je laisse au lecteur le soin de se reporter au texte pour plus de détails), Ginzburg quitte la synchronie pour la diachronie afin de découvrir les « racines beaucoup plus profondes » du paradigme indiciaire. Il établit alors la parenté entre ce dernier et l’art de la chasse dans un premier temps, puis avec la mantique conjecturale :

Si l’on abandonne le domaine des mythes et des hypothèses pour celui de l’histoire documentée, on est frappé par les analogies indéniables entre le paradigme cynégétique que nous avons esquissé et le paradigme implicite dans les textes divinatoires de la Mésopotamie, rédigés à partir du IIIe millénaire avant Jésus-Christ. Ils présupposent l’un et l’autre la reconnaissance minutieuse d’une réalité sans doute infime, pour découvrir la trace d’événements auxquels l’observateur ne peut avoir d’accès direct. Déjections, traces, poils, plumes d’un côté ; viscères d’animaux, goutte d’huile dans l’eau, astres, mouvements involontaires du corps de l’autre. Il est vrai que la seconde série, à la différence de la première, était pratiquement illimitée, dans la mesure où tout, ou presque, pouvait, pour les devins mésopotamiens, devenir un objet de divination.

TR, p. 244

Le rapprochement qu’opère Ginzburg entre la lecture des traces par le chasseur, puis avec la lecture des indices par l’enquêteur est bien connu. Celui qu’il opère avec la lecture des présages du devin mésopotamien a été oublié, sans doute en raison de la dévalorisation complète depuis des siècles de la mantique comme source de connaissance.

Ginzburg écrit « Traces » après sa lecture de l’ouvrage de Thomas Khun, La Structure des révolutions scientifiques qui paraît en 1971 en italien[13], auquel il emprunte le terme de paradigme pour désigner un ensemble de pratiques définissant un cadre théorique propre à une communauté et à une époque. Le terme vient de la linguistique où il désigne une série de formes dont les variations peuvent être le fait des déclinaisons casuelles ou verbales. Avec la note 48, Ginzburg établit davantage qu’une parenté étroite entre le paradigme indiciaire et le paradigme divinatoire car ce dernier n’est pas seulement l’ancêtre du premier, il est le modèle épistémologique qui a perduré grâce à différents paradigmes : indiciaire, cynégétique, symptomal, etc. Cette épistémologie, en lien étroit avec une conception matérialiste et magique du monde, serait une modalité de la connaissance alternative au positivisme, réunissant des techniques informelles de savoir héritées pour certaines de la Mètis des Grecs, cette intelligence de la ruse et de la débrouillardise qui oppose à l’être le devenir et à l’intelligible le sensible[14]. Sa légitimité ne va donc pas de soi. La convoquer permet néanmoins de « sortir des ornières de l’opposition stérile entre rationalisme et irrationalisme » (TR, p. 218), à laquelle nous revenons toujours comme pour nous assurer que chaque chose est bien à sa place. Il est vrai que si nous rejetons les données irrationnelles, l’exercice scientifique se simplifie grandement[15]. L’historien de l’art Aby Warburg rappelait que pour les savants de la Renaissance, la magie occupait dans l’ordre des savoirs une place équivalente à celle des mathématiques, l’astrologie comptant parmi les disciplines scientifiques au même titre que l’astronomie[16]. Il affirme encore que « la méthode nouvelle[17] » de l’atlas Mmemosyne, dispositif qui accompagne ses dernières conférences de montages photographiques épinglés sur des toiles de jute noir, allie logique et magie. Selon lui, cette alliance est, pour la connaissance, « un fait de tous temps », un fait nécessaire. Pour Warburg, la connaissance est l’ajustement de deux logiques antithétiques : la première qui, comme les mathématiques, « construit l’espace de la pensée – la distance entre le sujet et l’objet – au moyen de la conceptualisation qui établit des distinctions » ; et la seconde qui, comme la magie, « vient précisément détruire cet espace, en rapprochant et en reliant l’homme et l’objet ». Entre l’esprit qui lie, l’imagination, et celui qui distingue, l’analyse, se met en place une « polarité » qui, dans « l’étude scientifique des civilisations […], met à jour des connaissances jusqu’à présent négligées, qui peuvent contribuer à la critique positive et approfondie d’une historiographie dont la théorie de l’évolution est déterminée par des concepts chronologiques »[18]. On ne s’étonnera donc pas que Warburg figure en exergue à l’article « Traces » de Ginzburg, quoiqu’il s’agisse de la seule occurrence : « Dieu est dans les détails » (TR, p. 218). Pour Giorgio Agamben lisant Warburg, il est clair que « le bon dieu caché dans les détails n’était pas le bon dieu tutélaire de l’histoire de l’art, mais le démon obscur d’une science innommée dont on commence aujourd’hui seulement à entrevoir les traits[19] ». Cette science innommée, l’enquête menée à partir de la note 48 permet de la désigner comme divinatoire, et évoque irrésistiblement « la philosophie qui vient » de Walter Benjamin, autre penseur important pour Ginzburg, mais quasiment absent de « Traces ». Selon Gershom Scholem, Benjamin cherchait la voie d’une philosophie incluant « notamment les rapports spirituels et psychologiques qui se créent entre l’homme et l’univers dans les domaines où la connaissance n’a pas encore pénétré. Je lui fis remarquer que, logiquement, il fallait inclure les disciplines mantiques dans cette notion d’expérience[20] ». À cette remarque, Benjamin répond à Scholem sans détour : « Une philosophie qui n’inclut pas, et ne peut pas expliquer, la possibilité de lire l’avenir dans le marc de café n’est pas une philosophie authentique » – quand bien même ce « genre de divination » est « condamnable du point de vue du judaïsme  »[21].

Malgré l’importance de la divination chez Warburg et Benjamin, Ginzburg ne les convoque qu’à peine dans « Traces » : l’exergue pour Warburg, une note pour Benjamin en référence au texte « Sur le pouvoir d’imitation[22] ». Il est vrai qu’avec eux à bord, dont les oeuvres sont également marquées par un éparpillement des textes et des formulations aussi fulgurantes qu’elliptiques, le navire risquait de chavirer portant déjà à son bord ce mot de divination, si lourdement chargé d’irrationnel. Pourtant, leurs pensées du détail n’ont qu’un seul mot d’ordre : substituer à l’accumulation du savoir mort une attention à « la vie, (sans aucune complaisance irrationnelle bien sûr)[23] ». Cette attention à la vie est une attention aux détails des existences et des oeuvres d’art, une attention aux formes de vie comme à la vie des formes[24]. Il s’agit d’une rupture avec l’appréhension positiviste du vivant comme spécimen et à l’explication fonctionnaliste de la vie défendue par Darwin. En témoigne une oeuvre comme celle d’Adolf Portmann, zoologue bâlois, qui aura soutenu, dans son ouvrage La Forme animale (Tiergestalt), que l’instinct de conservation ne peut être la finalité ultime de l’existence animale, incapable qu’elle est de rendre compte de l’étonnante multiplicité de ces formes. Portman s’inscrit dans la lignée de Goethe et de la notion de Gestalt, préférée à celle de morphologie, pour s’écarter d’une approche strictement naturaliste qui tue pour observer, analyser, tirer des conclusions. L’épistémologie de type divinatoire qui soutient le paradigme indiciaire peut aussi être envisagée comme une épistémologie formelle (ou gestaltienne) qui nous conduit à penser la manière dont nous saisissons des traces. Nous verrons plus loin comment cela implique d’envisager l’épistémologie de type divinatoire à l’aune de la faculté sensible que les anciens nommaient le tactus intimus, ce toucher interne qui nous fait sentir la chose par le dedans et être touché par elle. Comme le sait bien Ginzburg, c’est avec tact qu’il faut saisir les traces. La question n’a rien à voir avec la diplomatie, elle relève de la manière dont nous utilisons la conjecture pour aborder les traces et ensuite établir la vérité et ses preuves.

Dans « Réflexions sur une hypothèse vingt-cinq ans après », Ginzburg regrettera de ne pas avoir davantage développé dans « Traces » la question de la preuve à partir de l’indice[25], car elle lui est apparue déterminante par la suite.

Si, comme nous l’avons vu, une mise en crise de la raison s’affirme dans les sciences humaines au début des années 1970, c’est à la même époque que se développe l’assimilation du récit historique au récit de fiction. Pour Ginzburg, cette hypothèse est irrecevable car en réduisant l’historiographie à une dimension textuelle, elle sort du domaine de la connaissance et s’éloigne de son but : découvrir la vérité du passé. Ce serait pousser la crise de la raison à des limites faisant perdre toute légitimité à l’histoire. Le déplacement opéré par Michel de Certeau entre l’historiographie et L’Écriture de l’histoire en 1975, ou les travaux de Hayden White sur la Metahistory de l’imagination historique en 1973, qui le conduiront en 2010 à plaider pour The Fiction of Narrative, relèvent pour Ginzburg d’un scepticisme postmoderne, dont le danger est réel : ne plus croire en notre capacité à reconstituer le vrai à partir de preuves, s’exposer du coup à la falsification des traces et ouvrir la porte à tous les révisionnismes[26]. Face à ce linguistic turn, Ginzburg revient dans Rapports de force[27] sur une rhétorique fondée sur les preuves et une autre opposée aux preuves, la seconde postulant que le langage n’est que tropes et mensonges, ce qui alimente la généralisation de la fiction à toute narration. Il oppose Aristote à Nietzsche. Si les traces peuvent être des preuves, elles doivent rétablir une justice. C’est un point que Ginzburg développe dans Le Juge etl’historien, ouvrage écrit à partir du cas de son ami Adriano Sofri, condamné seize ans après les faits pour l’assassinat en 1972 du commissaire de police Luigi Calabresi. Il y soutient l’innocence de Sofri en montrant le manque de preuves sur lequel se fonde le procès et son jugement, interroge également l’analogie entre le juge et l’historien et, tout en en montrant les limites, affirme la nécessité de mener une enquête conjecturale capable de prouver les faits. Enfin, il faut signaler, avant d’y revenir plus longuement, que la note 48, avec sa proposition d’une épistémologie de type divinatoire gouvernant les sciences humaines lorsqu’elles recourent à la conjecture, s’inscrit dans une polémique savante entre Ginzburg et son ami le philologue Sebastiano Timpanaro : les échanges épistolaires entre eux montrent le rejet sans compromis du philologue envers tout ce qui pourrait prêter le flanc à une approche non positiviste de l’histoire.

Ginzburg aura donc éprouvé dès la parution de « Traces » la difficulté de tenir le programme qu’il s’est fixé aux premières lignes de son article : « sortir de l’opposition stérile entre rationalisme et irrationalisme ». Toute la difficulté et l’intérêt de la science conjecturale est justement de se tenir en équilibre sur le fil tendu entre l’intelligible et le sensible, la science positive et l’intuition. Et c’est sur ce fil tendu entre science et magie qu’il va nous falloir à notre tour avancer, non sans garder à l’esprit les propos d’André Jolles lorsqu’il s’interroge, dans Formes simples, sur la nature magique attribuée au langage :

Nomen est omen. Le nom est présage. Le langage engendre, il est une semence qui peut germer et, à ce titre, il cultive. Nous le savons et nous le sentons en particulier, sous un aspect naïf et instinctif, dans ces instants où craignant d’avoir dit un mot qui produirait un effet indésirable, nous disons « je n’ai rien dit » et essayons de bloquer par quelque action la force productrice du mot. Dans ce que l’on appelle magie – mot que le positivisme a mal compris et dont il a mal usé – il faut comprendre ici le travail de production du langage, le langage comme producteur[28].

La divination conjecturale

Le cinéma a été populaire parce qu’il était muet. […I]l a formé une technique, un style ou une manière de faire, quelque chose qui au fond était je crois, le montage. Ce qui pour moi veut dire voir, voir la vie. […] Tous les grands muets, les plus connus, Eisenstein, Stroheim, Murnau, tous à leur façon allaient vers quelque chose qui allait exploser, grâce à quoi on allait voir autrement. […] Mais au temps du muet, voir appartenait à tout le monde. Ce n’était pas seulement pour le devin.

Jean-Luc Godard, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, 1968, t. 2, p. 27.

L’analogie entre le paradigme indiciaire et le paradigme divinatoire, analogie entre le devin et l’historien également, est particulièrement surprenante si on l’annonce hors de tout contexte et sans aucune explication. De nos jours, la divination est une superstition qui a son audience[29], elle sent l’horoscope du magazine, rappelle le parfum bon marché des cartomanciennes que consultaient les poètes surréalistes. Elle nous plonge aussi dans le folklore des rites agricoles et les histoires de revenants, l’irrationalisme durement combattu des époques passées. On connaît d’ailleurs peu ou mal le vocabulaire propre à l’art ou la science des présages. Les multiples formations linguistiques qui ont été inventées à partir du suffixe grec – mancie témoignent de l’extraordinaire labilité des présages. Le plus connu est cartomancie (la lecture dans les cartes à jouer) ou chiromancie (la lecture des lignes de la main), mais on peut aussi parler d’achilléomancie (lecture dans les feuilles d’une plante), de scapulomancie (lecture dans la cendre des os), de lagomancie (lecture du passage d’un lièvre), etc. Ancien souvenir de l’enfance irrationnelle des civilisations, ce vocabulaire fossile nous rappelle aussi que la divination fut un grand poème anonyme sur la nature et ses formes multiples. Elle se déclinait en une lecture infinie des fleurs, des pierres, des animaux, des mouvements des corps, des tourbillons dans l’eau et dans l’air, des entrailles, des cendres, de la terre[30]. Le devin établissait ainsi un lien, mieux, un contact entre les hommes et le Cosmos, animé et inanimé, en plongeant main, esprit ou regard dans ce grand fleuve de poussière en mouvement pour rapporter sur la grève un présage bon ou mauvais. La divination rassemblait ainsi un ensemble polymorphe de pratiques rythmées par la nature qui nous laissent entrevoir la préhistoire de la raison. Cette science du concret, les anthropologues et les historiens des mondes antiques, de Bouché-Leclercq à Lévy-Bruhl, Marcel Mauss et Claude Lévi-Strauss, auront montré son importance pour les civilisations prérationnelles en analysant la nature des opérations intellectuelles la caractérisant. Ces dernières relèvent toujours d’un rapport sémiotiquement surdéterminé à la nature attestant une attention au monde environnant qui, de nos jours, se cristallise dans une nostalgie cosmologique ou une inquiétude écologique pour le moins fondée. La lecture divinatoire est une modalité élargie de la perception, une priorité donnée à la vie sensible. Elle fait assurément partie de ces héritages du passé qui peuvent nous (ré)apprendre à regarder avec attention la nature, avec tact, je veux dire en acceptant d’être de nouveau en contact avec elle.

Le philosophe Wolfram Hogrebe, auteur de travaux fondamentaux pour une réhabilitation cognitive de la divination à l’époque contemporaine, rappelle que la mantique « comportait d’authentiques contenus de savoir, auxquels nous devons d’ailleurs une bonne partie de nos connaissances actuelles – par exemple dans le domaine pharmaceutique et médical[31] ». Elle tomba en discrédit dans l’Antiquité, régulièrement attaquée par Platon et explicitement critiquée par Cicéron dans la deuxième partie du De Divinatione. À cette période, on perdit contact avec son expérience concrète en se reportant aux compilations de la voie canonique, tel La Clé des songes, dont Freud dit bien l’absurdité au premier chapitre de son Interprétation des rêves. Telle qu’elle a survécu jusqu’à nous, la divination n’a donc rien à voir avec les sciences quelles qu’elles soient. C’est déjà ce qu’établissait l’historien Bouché-Leclercq dans son volume Histoire de la divination dans l’Antiquité paru à la fin du XIXe siècle, qui considère la divination comme une science morte dans un siècle où le positivisme s’est affirmé et avec lui l’objectivité qui refuse le contact et prône la mise à distance de ce qui est observé. Pour les anciens, la divination conjecturale, à partir des signes extérieurs, relevait de méthodes strictes que Bouché-Leclercq expose dans la première partie de son ouvrage. C’est une « divination inductive, raisonnée, conjecturale, ou même, extérieure, objective, par opposition à l’autre, que nous appellerons intérieure, subjective ou intuitive[32] ». Pareille divination objective était pratiquée dans plusieurs zones géographiques au moins depuis l’ère mésopotamienne, lieu où la lecture divinatoire aurait conduit à la naissance de l’écriture vers 3300 av. J. C. Selon Zainab Bahrani. Pour les haruspices mésopotamiens, la divination n’indiquait « pas seulement le futur mais [était] aussi reliée au passé, exactement comme le symptôme permet de retracer le passé et de prédire le déroulement futur d’une maladie[33] ». De son côté, Léon Vandermeersch, contributeur au volume Divination et Rationalité, explique qu’en Chine ancienne, durant la première moitié du Ier millénaire, les fonctions de devin et d’historien étaient remplies par le même individu. Le devin n’était plus seulement chargé de prédire l’avenir, il devait également tenir les annales du pays. La figure de « l’annaliste-chéloniomancien », qui consignait les faits et lisait les nuances des altérations sur une carapace de tortue (chélo-), ou celle de « l’annaliste-achilléomancien[34] » qui notait les événements et suivait le parcours des lignes de sève sur les longues feuilles des achillées, étaient bien des réalités à part entière. Le devin-annaliste consignait le passé dans ses moindres détails tout comme il anticipait l’avenir dans les moindres détails. À ce titre, il était un témoin du passé et de l’avenir, et se voyait investi d’une fonction et d’une autorité sociales.

Dans l’analyse du terme superstes par le linguiste Émile Benveniste où la figure du témoin se double de celle du survivant, le testis assiste en tiers à un évènement qui concerne d’autres personnes, et il peut à ce titre produire un témoignage. Le survivant, superstes, a lui été partie prenante dans l’évènement dont il témoigne. Benveniste montre alors les liens du mot superstes avec superstitio qui a donné superstition, et dont rend compte Benveniste comme suit :

Nous voyons à présent ce que peut et doit signifier théoriquement superstitio, la qualité de superstes. Ce sera « la propriété d’être présent » en tant que « témoin ». Il reste maintenant à expliquer la relation entre le sens postulé et celui que nous constatons historiquement. Superstitio, en effet, est souvent associé à hariolatio, prédiction, prophétie, le fait d’être « devin » ; […] On discerne la solution : superstitiosus est celui « doué de la vertu de superstitio » c’est-à-dire « qui uera praedicat », le devin, celui qui parle d’une chose passée comme s’il y avait réellement été : la « divination » dans ces exemples ne s’applique pas au futur, mais au passé[35].

Les liens entre pratique historique et pratique divinatoire ne sont donc pas seulement attestés par les historiens des monde antiques, mais aussi par l’analyse sémantique et historique de l’usage des mots. Pour l’historien, être celui qui parle d’une chose comme s’il y avait réellement été peut, à la rigueur, relever d’une poétique de l’histoire. Car l’historien, tel que nous le connaissons à présent, n’est ni un témoin oculaire ni un devin. Si l’histoire n’est pas seulement la science du passé, mais la science « des hommes dans le temps », comme le voulait Marc Bloch[36], et si les témoignages sont les matériaux privilégiés de son enquête, lui-même demeure à distance de l’évènement dont il restitue la réalité, condition nécessaire entre toutes pour Ginzburg[37]. Ce dernier note d’ailleurs dans « Traces » déjà que, malgré l’analogie entre paradigme indiciaire et divinatoire, une différence essentielle demeure : « La divination se rapporte au futur et le déchiffrement lié à la chasse au passé (fût-il vieux de quelques instants) » (TR, p. 247). Ce qui est en germe ici, et se développera comme une question cruciale et difficile dans la suite des travaux de Ginzburg, est la pertinence de l’analogie dans la connaissance historique. Cette dernière est fondamentale dans l’art et / ou la science de faire des conjectures, que l’on se souvienne encore de sa remarque à propos de la triade Morelli-Freud-Holmes : « Comment s’explique cette triple analogie ? » (TR, p. 232) Des années après la publication de « Traces », Ginzburg convient que dans plusieurs de ses travaux, il « s’agissait de réfléchir sur la notion de ressemblance, en dépassant les données de surface pour saisir une donnée profonde. Il me semble aujourd’hui que ce tournant en direction de la morphologie était contenu implicitement dans l’hypothèse du paradigme indiciaire[38]. »

C’est sans doute dans Le Sabbat des sorcières que Ginzburg donne le plus explicitement à saisir le problème que pose pour lui l’enquête morphologique tout en montrant son extraordinaire fécondité. L’ouvrage est ponctué de bilans lucides sur le caractère périlleux de l’entreprise : « De la claudication d’Œdipe à l’escarpin de Cendrillon : un itinéraire tortueux et plein d’allers et retours, avec pour guide une analogie formelle[39]. » En amont, l’introduction a clairement posé le problème : l’enquête morphologique est a-chronologique. Elle n’opère ni en diachronie ni en synchronie mais produit des connexions qui peuvent parfois sembler n’être que le fait d’un hasard arbitraire. Pour en décrire la logique, Ginzburg en appelle à Ludwig Wittgenstein. Ce dernier, dans un texte de 1930 sur le Rameau d’or de Frazer, déclare : « L’explication historique, l’explication comme hypothèse de développement n’est qu’une manière de rassembler les données – leur synopsis. Il est également possible de voir les données dans leur relations réciproques et de les résumer dans une image générale qui n’ait pas la forme d’un développement chronologique. » Ce mode de représentation s’impose comme « le médiateur de la compréhension qui consiste justement à voir les connexions ». Malgré l’autorité de Wittgenstein, Ginzburg, lui, réfute « l’a-chronologie » et choisit de considérer « la connexion formelle » comme une « hypothèse évolutive »[40]. Si l’historien entend rester sur le fil tendu entre rationalisme et irrationalisme par ce choix d’une fidélité absolue à la chronologie, c’est aussi parce qu’il estime qu’à mettre « entre parenthèses, dans l’étude des faits humains, la dimension temporelle, on obtient un tableau, inévitablement déformé, parce qu’épuré des rapports de force. L’histoire ne se déroule pas dans le monde des idées, mais dans le monde sublunaire où, de manière irréversible, les individus naissent, infligent des souffrances ou en subissent, meurent ». Le temps historique doit épouser la réalité biographique pour rendre compte des crimes, fournir des preuves. Néanmoins, dans « Traces  », comme dans la suite de son oeuvre, Ginzburg choisit un style bien particulier pour restituer fidèlement son enquête visant à rétablir les maillons manquants entre des analogies morphologiques éloignées dans le temps et l’espace : il trouve une forme intermédiaire entre la narration historique et un « montage » en composant ses textes en paragraphes toujours numérotés et en juxtaposant des démonstrations. Il dit s’inspirer sur ce point du cinéma : « Je pense que les formes du montage cinématographique, dans leurs discontinuités mêmes, peuvent suggérer un sens tout à fait différent que celui d’une narration linéaire[41]. »

Lire dans la poussière

La rédaction de ce texte qui traite des passages parisiens a été commencée à l’air libre, sous un ciel d’un azur sans nuages qui formait une voûte au-dessus du feuillage, mais qui avait été recouvert d’une poussière plusieurs fois centenaire par les millions de pages entre lesquelles bruissaient la fraîche brise du labeur assidu, le souffle lourd du chercheur, la tempête du zèle juvénile et le zéphyr nonchalant de la curiosité. Car le ciel d’été peint dans les arcades qui dominent la salle de lecture de la Bibliothèque nationale, à Paris, a étendu sur elle sa couverture aveugle et rêveuse.

Walter Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle, 1939, p. 474.

Il ne s’agit donc pas pour Ginzburg, avec la note 48, de faire un plaidoyer pour l’irrationnel et de confondre dans l’analogie entre paradigme divinatoire et paradigme indiciaire une méthodologie et un objet de recherche. Si l’on peut attribuer à Ginzburg, tel Jacob Burckhardt en son temps, une « folie pour les présages (die Thorheit des Weissagens)[42] », c’est une sage folie d’historien qui travaille avec les documents de l’histoire. La nouveauté et la pertinence de son approche tient justement à sa capacité à mobiliser des documents de prime abord peu convaincants pour l’histoire, comme les différentes superstitions liées à la divination et aux prophéties de village. Ainsi de son étude intitulée Les Batailles nocturnes sur les Benandanti du Frioul[43], ces hommes qui, comme Freud (précise l’historien[44]), sont nés coiffés. Plus globalement, l’une des caractéristiques de son oeuvre est de chercher la vérité dans les archives de l’imagination, de suivre l’enchevêtrement des fictions pour retrouver le passage du vécu, de traquer le vrai au sein des croyances populaires, d’innocenter sorcières et loups-garous, de reconnaître les esprits des morts. Une démarche rigoureuse nous fait découvrir le rôle tenu par les superstitions dans les sociétés plus anciennes. On se souvient, dans Les Batailles nocturnes et Le Sabbat des Sorcières, que pour être un benandante, il faut être né coiffé (nati con la camicia) ; et qu’être un benandante, c’est voyager vers les esprits des morts et leur livrer bataille pour obtenir un bon présage : l’issue des combats annonce la disette ou l’abondance des récoltes. Si le paradigme divinatoire se fonde sur la trace comme omen (présage), l’historien ne recourt à aucun moment à ce terme. Ce dernier aurait pourtant pu trouver sa place dans le spectre sémantique de la trace que Ginzburg déploie largement dans l’article sur le paradigme indiciaire, de la preuve au symptôme, du détail à l’empreinte, du rebut au signe.

Dans « Traces », Ginzburg va s’appuyer en particulier sur les travaux de Jean Bottéro consacrés à la divination conjecturale en Mésopotamie. Dans l’essai « Symptôme, signe, écritures en Mésopotamie ancienne », paru dans Divination et Rationalité et repris ensuite en volume, Bottéro rappelle, comme ses prédécesseurs, qu’il existait dès le IIIe siècle av. J.C. deux types de divination : l’une dite inspirée, extatique, la force surnaturelle se manifestant dans un corps par exemple ; l’autre, dite conjecturale, ou « faute de mieux », dit Bottéro, « déductive ». Dans les usages, la mantique exigeait une systématisation scientifique d’« infinies observations détaillées », ce qui requérait davantage l’intervention des hommes que celle des dieux. Le devin mésopotamien se livrait en technicien à cette tâche en suivant des principes et des règles consignés dans un ensemble de traités divinatoires. La divination déductive constituait ainsi « l’essentiel de la méthode et de l’esprit scientifique »  : « l’abstraction, l’analyse, la déduction, la recherche des lois ». Discipline à part entière, héritée des mondes anciens, et dont le sérieux est moins contestable que « les fantasmagories et les puérilités de la psychanalyse », elle se caractérisait par un exercice visuel et intellectuel de pénétration du monde :

Tel était le fondement de la divination déductive : il s’agissait de lire dans les évènements ou les objets singuliers et irréguliers, pour en tirer et déduire les décisions divines touchant l’avenir des intéressés : ou le roi, ou le pays, ou un individu quelconque mis en rapport avec l’objet de l’acte divinatoire.[45]

Le devin ne lit pas les traces, il lit dans les traces. La différence, pour ne tenir qu’au détail d’une préposition, est loin d’être négligeable : elle n’indique pas tant un regard qu’une pénétration de l’esprit et une technique concrète. Plonger le regard, le doigt dans la poussière du sol, des mots, des corps pour deviner l’avenir ou le passé, est ce geste dont Ginzburg estime qu’il est « peut-être le plus ancien de l’histoire intellectuelle du genre humain : celui du chasseur accroupi dans la boue qui scrute les traces de sa proie » (TR, p. 244). Cet esprit de pénétration est fondamental chez Ginzburg qui remarque à propos du terme « microhistoire » : « Le préfixe – micro – fait allusion, comme on l’a souligné de nombreuses fois (mais pas assez peut-être) au microscope, au regard analytique, et non pas aux dimensions, supposées ou réelles, de l’objet soumis à l’analyse[46]. » Ce regard analytique, comparé à un microscope ou à une longue-vue, est celui de l’observation scientifique qui recourt à un instrument pour aller au-delà de la perception immédiate. Le contact n’est pas direct et le toucher recourt à la médiation de l’appareil. C’est encore dans cette direction que va un article de Ginzburg sur Siegfried Kracauer, où l’historien envisage l’apport de la photographie et du cinéma pour la connaissance historique[47]. Il fait référence aux travaux de Benjamin, qui fut lié à Kracauer (Petite histoire de la photographie [1931] et L’Œuvre d’art à l’époquede sa reproductibilité [1935 pour la première version]). Benjamin désigne l’objectif ou la caméra comme un « scalpel » qui nous fait pénétrer « de la façon la plus intensive, au coeur même [du] réel[48] ». Dans sa Petite histoire de la photographie, il consacre cette dernière comme l’art par excellence de l’indice, mais aussi du présage : « Mais chaque recoin de nos villes n’est-il pas le lieu d’un crime ? Chacun des passants n’est-il pas un criminel ? Le photographe – successeur de l’augure et de l’haruspice – n’a-t-il pas le devoir de découvrir la faute et de dénoncer le coupable sur ses images[49] ? » Cette référence à la divination est loin d’être isolée chez Benjamin qui s’est attaché à montrer dans Sur le pouvoir d’imitation (1933) la survivance de « la lecture avant tout langage, dans les entrailles, dans les étoiles ou dans les danses[50] ». L’oeuvre de Benjamin, on l’a déjà souligné, compte parmi celles qui, justement, prennent en considération l’irrationnel pour élaborer une théorie de la connaissance philosophique et historique.

Avec la comparaison entre le photographe et l’haruspice aux dernières lignes de sa Petite histoire de la photographie, Benjamin a sans doute en tête l’origine physiognomonique du roman policier. Il l’aura lu dans l’ouvrage de Regis Messac, Le « Detective Novel » et l’influence de la pensée scientifique paru en 1932, qu’il cite plusieurs fois dans son Livre des passages. Ginzburg, dont l’enquête sur le paradigme indiciaire s’appuie aussi sur le livre de Messac (il n’a pas trouvé la référence chez Benjamin puisque les manuscrits du Passagen-Werk ne sont publiés qu’en 1982), puise directement dans la matière des fables que rapporte l’auteur. C’est en effet dans un conte oriental, dont la traduction française date de 1719, narrant les prouesses divinatoires de trois princes, que Messac découvre l’origine du roman policier. Dans ce récit, repris par Voltaire dans Zadig ou la Destinée, les trois frères de l’île de Serendip (Sri Lanka actuel) décrivent avec précision au chamelier les bêtes qu’il a perdues. Je redonne ce texte désormais bien connu :

Ces jeunes princes qui avaient remarqué dans le chemin les pas d’un semblable animal, lui dirent qu’ils l’avaient rencontré, et afin qu’il n’en doutât pas, l’aîné des trois princes lui demanda si le chameau n’était pas borgne ; le second, interrompant, lui dit, ne lui manque-t-il pas une dent ? Et le cadet ajouta, ne serait-il pas boiteux ? Le conducteur assura que tout cela était véritable. C’est donc votre chameau continuèrent-ils, que nous avons trouvé, et que nous avons laissé bien loin derrière nous[51].

Le propriétaire dudit chameau accuse alors les trois frères de l’avoir volé, comme Zadig sera accusé d’avoir volé la chienne et le cheval de la reine. Selon le devin, consulté pour trancher l’affaire, le savoir des trois princes est une manière de juger qui fait partie de « l’art de la divination, et on l’appelle bâb al-tazkîn ; c’est une des branches de la science » que l’on nomme Firasah, « discipline que toute l’Antiquité a connue sous le nom de physiognomonie »[52]. Youssef Mourad, dans sa thèse de 1939 consacrée à La physiognomonie arabeet le Kitab al-Firasa de Fakh al-Din al-Razi, définit cette science comme la capacité de « juger rapidement d’une personne, d’une chose ou d’une situation, d’après des signes extérieurs, mais qui n’étaient pourtant visibles que pour un oeil exercé[53] ». La physiognomonie deviendra par la suite une pseudo-science permettant par l’apparence physique d’un individu d’établir son caractère. Connaître une personne par ses expressions implique de les déchiffrer, et c’est dans cette direction que Charles Lebrun et Gaspard Lavater ont publié leurs traités de physiognomonie au XVIIIe siècle, l’un en établissant des types, l’autre en interprétant les ressemblances présumées d’un individu avec un animal. La physiognomonie prenait ainsi un tournant scientifique qui, en l’éloignant de la lecture des traces, la rapprochait d’une typologie vouée à la stigmatisation des individus et prête à servir les théories raciales. Cette science de lire dans la poussière ou la terre (la géomancie), mais aussi dans les visages et les corps comme s’ils étaient poussière (la physiognomonie) sera reprise par Stendhal, dans Vie de Henry Brulard, avec l’épisode où il trace et lit dans le sable les initiales des femmes aimées jadis comme autant de caractères d’expression de sa destinée[54]. Tout le projet autobiographique se tient dans cette divination du passé dans les traces qu’il en reste dans la mémoire de l’auteur et que ce dernier matérialise pour le lecteur grâce à des schémas et des dessins. Stendhal fait à ce moment-là référence à Zadig qui lit dans « des sillons légers et longs, imprimés sur de petites éminences de sable[55] ». La poussière fait ici figure de matériau privilégié pour la lecture divinatoire tant elle incarne, pour volatile qu’elle soit, la matière même du monde, son inéluctable devenir, mais aussi son essentielle résistance.

C’est en elle, dans la pluralité de ses formes, de ses restes, de ses traces que plonge aussi l’oeil exercé de Sherlock Holmes, dont la sagacité dans l’interprétation des empreintes dans la boue, les cendres de cigarettes, les peluches d’un habit et d’autres indices du même genre est célèbre. Et Holmes de déclarer à Watson : « J’ai lu tout cela dans la poussière (I could read all that in the dust)[56]. » Holmes prend soin de distinguer cette lecture sagace, pleine de tact, de l’opération intuitive consistant à deviner sans indice. Si le détective lit tout, il ne devine pas, comme l’explique Holmes à Watson dans La Marque des quatre :

Non, non, je ne devine jamais. C’est la une détestable habitude qui détruit toute logique. Comme vous n’êtes pas initié au cours que suivent mes pensées, vous ne pouvez voir combien l’observation de faits, insignifiants en apparence, arrive à me fournir les renseignements les plus utiles. Aussi tout cela vous paraît-il merveilleux[57] ! 

La distinction que fait Holmes recoupe la différence entre les mantiques conjecturale et inspirée. Arthur Conan Doyle était médecin et il s’inspire pour son personnage d’une technique que développent aussi les savants de son époque. Outre ceux qui lisent les traces dans la poussière des grimoires, les archéologues et les naturalistes lisent aussi dans le sable et la terre, avatars de la poussière, les traces archéologiques du passé. Les milieux scientifiques les plus positivistes de la fin du XIXe siècle reprennent à leur compte l’histoire des frères Serendip en référence à Voltaire sous le nom de « Méthode de Zadig  ». Le paléontologue Georges Cuvier[58] et le naturaliste Thomas Huxley théorisent cette méthode de lecture, Ginzburg empruntant d’ailleurs à ce dernier l’expression « prophéties rétrospectives » non sans souligner que le savant « parlait même de divination tournée vers le passé » (TR, p. 276). Arthur Eddington revendiquera aussi le roman policier comme modèle de ses enquêtes astronomiques dans Étoiles et Atomes de 1930. Et, en 1991, l’archéologue Leroi-Gourhan, dans Les Chasseurs préhistoriques, faisait lui aussi encore référence à la « Méthode de Zadig ». Force est donc de constater que si le paradigme indiciaire a été considéré par certains historiens surtout comme l’expression d’une crise de la raison, il hérite aussi d’une tradition scientifique avérée. C’est d’ailleurs sur ce point que la méthode de Ginzburg a aussi été critiquée, considérée cette fois comme une manière de violence positiviste. Calvino écrivait en 1980 : « Tout se passe comme si le regard intellectuel était toujours à la recherche d’un crime à poursuivre, d’une honte à dénoncer, d’un secret à violer. Si nous nous arrêtons un instant pour y penser, il n’y a pas de quoi être fiers d’une telle vocation[59]. » Une quinzaine d’années plus tard, Georges Didi-Huberman contestait dans le même sens le paradigme indiciaire : « L’indice freudien – l’indice-symptôme – ne relève ni du diagnostic médical (façon Charcot), ni de l’identification policière (façon Bertillon). Il ne se résout ni dans un fait, ni dans un nom propre[60]. » L’auteur faisait alors référence dans la note 53 de son texte à un séminaire tenu à l’EHESS en 1990-1991 intitulé « L’homme qui lisait dans la poussière. Indices, détails, symptômes. » En référence à Holmes, il attaquait un nominalisme historique qui, à ses yeux, cherche les noms de coupables en éludant les questions de figurabilité attachées en propre au paradigme du symptôme. Manière de refuser un excès de positivisme de la recherche que le psychanalyste Ludwig Binswanger, qui soigna Aby Warburg plusieurs années à la clinique de Kreuzlingen, avait déjà formulé en son temps comme « notre besoin passionné de tirer des conclusions » dû à notre « formation unilatéralement naturaliste »[61].

Toutefois, il faut encore souligner que la postérité de l’histoire des frères Serendip ne s’arrête pas, au XIXe siècle, à la « Méthode de Zadig » et au roman policier. L’écrivain Horace Walpole va créer le terme Serendipity[62] pour qualifier la sagacité accidentelle. Ce terme sera rapidement repris dans les milieux scientifiques du XIXe siècle, et s’impose encore actuellement pour pointer le rôle du hasard dans les découvertes scientifiques. Dans un texte de 2001, Conversation avec Orion, nom bien trouvé du catalogue informatique de U.C.L.A. où il enseignait alors, Ginzburg remarquait l’importance du hasard dans la recherche. Rarement évoqué, alors même que les catalogues informatiques et Google offrent de nouvelles possibilités en ce sens, le hasard peut s’avérer fécond si le chercheur choisit d’y réagir et non de l’ignorer. L’historien revient là sur une question qu’il a déjà abordée en lisant Mimésis d’Erich Auerbach, paru en 1946, ouvrage dans lequel le philologue allemand a « repris l’idée parfaitement étrangère aux histoires de la littérature traditionnelles, que c’est à partir d’un événement accidentel, d’une vie quelconque, ou d’un passage pris au hasard dans un livre, qu’on peut atteindre à une compréhension plus profonde de la réalité toute entière[63] ». Ouvrir un livre au hasard pour y trouver la réponse à une question existentielle est une pratique divinatoire qui a cours depuis l’Antiquité. Cicéron nous renseigne sur la bibliomancie dans le premier Livre de son traité De Divinatione : à Athènes, on la pratiquait avec l’Iliade et l’Odyssée (sortes homericae), à Rome avec l’Énéide (sortes virgiliniae). Par la suite, c’est la Bible qui fait office d’outil divinatoire, Saint-Augustin lui donnant une place séminale dans le fameux épisode du tolle, lege. Enfin, de Casanova, à Defoe, Perse, et, plus récemment, Sebald[64], la bibliomancie traverse aussi la littérature. André Breton, lui, glisse « une lame dans un livre choisi au hasard, après avoir postulé que telle ligne de la page de gauche ou de droite devait [l]e renseigner d’une manière plus ou moins directe sur [l]es dispositions[65] » de la femme aimée. Dans ces cas, le rôle du hasard semble être d’indiquer la voie à suivre pour prendre une décision, s’orienter dans l’existence ou deviner ce à quoi on ne peut avoir d’accès direct. Ce qui est en jeu, et que rappelle bien Auerbach, c’est aussi une approche du fragment qui considère que la partie vaut pour le tout : la pars pro toto de la pensée magique. Le philologue compare ainsi sa méthode de lecture à ces ouvrages où l’« on croit […] que n’importe quel fragment de vie, pris au hasard, n’importe quand, contient la totalité du destin et qu’il peut servir à le représenter[66] ». Pour Ginzburg, l’intérêt de la méthode d’Auerbach est de saisir « les points spécifiques qui pourront fournir les semences d’un programme de recherches détaillé doté d’un réel potentiel de généralisation – en d’autres termes, des cas. Les cas exceptionnels sont particulièrement prometteurs puisque les anomalies, comme il est arrivé à Kierkegaard de le remarquer, sont plus riches, d’un point de vue cognitif, que les normes dans la mesure où les premiers incluent invariablement les secondes, alors que l’inverse n’est pas vrai[67]. » Ainsi le chercheur aux archives confronté à une masse de documents peut, des années durant, les parcourir avant de trouver la trace, une anomalie dans la totalité à partir de laquelle il entrera véritablement dans l’analyse. Il y va là encore de la sagacité du chercheur à saisir ce détail, trouvé au hasard de la recherche, et à l’interpréter par conjectures.

Emendatio coniecturae

La manière dont ce passé est combiné aux grains de poussière de notre demeure en ruine est peut-être le secret qui explique sa survie.

Walter Benjamin, Enfance berlinoise, 2007, p. 77.

Conjecturer, tout comme lire dans les vents pour prévenir la tempête à l’instar du devin de l’Iliade[68]suppose une marge irréductible d’incertitude : « [I]l suffit de penser au poids des conjectures (le terme même vient de la divination[note 48]) dans la médecine ou dans la philologie, et pas seulement dans la mantique  » (TR, p. 250). À présent que nous avons le contexte de la note 48, il faut la lire en entier :

Le conjector est le devin. Ici et ailleurs je reprends quelques observations de S. Timpanaro, Il lapsus freudiano. Psicanalisi e critica testuale, Florence, 1974, mais, en renversant pour ainsi dire le sens. Brièvement (et en simplifiant) alors que pour Timpanaro, la psychanalyse est à rejeter parce que intrinsèquement proche de la magie, je cherche à démontrer que non seulement la psychanalyse, mais aussi la majeure partie de ce que l’on appelle les sciences humaines, s’inspirent d’une épistémologie de type divinatoire (sur les implications de cette thèse, voir la dernière partie de l’essai). Timpanaro avait déjà mentionné les explications individualisantes de la magie et les caractéristiques individualisantes de deux sciences comme la médecine et la philologie dans Il lapsus, op. cit., p. 71-72.

TR, p. 250

Il faut souligner d’emblée que la note entière rend évidente la place polémique de la psychanalyse dans l’élaboration d’une épistémologie de type divinatoire, mais aussi le rôle fondamental du modèle philologique pour établir la méthodologie de la lecture dans les traces, dont Freud aura lui-même hérité. Dans l’ouvrage cité par Ginzburg dans la note 48, Le Lapsus freudien, Timpanaro fait d’ailleurs valoir son droit à critiquer Freud dans la mesure où ce dernier fait référence à la philologie dans Psychopathologie de la vie quotidienne au moment de discuter l’erreur de lecture (au lieu de lire « Un mariage dans l’Odyssée [in der Odysee] », il lit « Un mariage sur la Baltique [an der Ostsee] ») et l’erreur d’écriture (de la déformation des noms propres au lapsus calami ou erreur typographique).

Tout comme Jean Bottéro, le philologue marxiste Sebastiano Timpanaro considère la psychanalyse comme une discipline sans crédit scientifique : elle oscille entre « science abstraite et magie concrète ». Son point de vue est celui d’un philologue qui a consacré ses travaux à l’authentification des textes et à la méthode de cet exercice philologique travaillant avec l’erreur et la rature. Son ouvrage sur La Genèse de la méthode de Lachmann paru en 1962 revient sur la tradition de l’emendatio qui procédait par correction à partir de manuscrits anciens (emandatio ope codicum) ou par élimination de ce qu’elle estimait erroné grâce à la collation de variantes ou par le « génie divinatoire » de l’interprète (emendatio ope ingenii ou coniecturae)[69]. Cette seconde voie philologique, l’emendatio coniecturae, relevait du talent inné de l’interprète, de l’inspiration propre du philologue. Le rôle de la conjecture dans la tradition philologique conduisait parfois à d’audacieuses corrections confinant la philologie à un art poétique plutôt qu’à une science. Dans cette direction, la critique conjecturale du philologue Richard Bentley, à la fin du XVIIe siècle est, selon Timpanaro, « absolument géniale […] mais téméraire ». Pour Bentley, « la conjecture, précisément parce qu’elle engage la responsabilité entière du philologue, finit par donner des résultats plus sûrs que l’acceptation de la leçon transmise ou le choix entre les variantes[70] ». Cependant, pour Timpanaro, cette méthode qui restitue le meilleur texte plutôt que le texte historiquement le plus probable relève moins de la pure rationalité que de l’art poétique. Or, au début du XIXe siècle, Lachmann, proche des frères Grimm, vise justement à supprimer toute intervention subjective dans l’établissement des manuscrits par une recensio qui devait être sine interpretatione, fondée sur l’analyse systématique des différents manuscrits afin de retrouver le texte le plus ancien épars en chacun. Il s’agissait de changer le statut de l’anomalie trop vite considérée comme une erreur à éliminer pour embellir le texte au lieu de la considérer comme propre au style de l’auteur. L’anomalie devenait ainsi un détail permettant d’identifier l’auteur et son texte à coup sûr : une signature involontaire.

Timpanaro n’est pas le seul à avoir rejeté la tradition philologique de la divination représentée par Bentley au profit d’une méthode d’établissement des textes qui se veut strictement rationnelle. Le philologue Rudolf Pfeiffer, dans son History of Classical Scholarship de 1976, la critique explicitement et se montre sans équivoque sur l’usage du terme divination en matière d’établissement des textes. Mais cela, sans renoncer à la conjecture, dont il rappelle le caractère rationnel en référence à Holmes.

Outre l’expression Konjekturalkritik « critique conjecturale », l’allemand dit divinatorische kritik « critique divinatoire ». Cette dernière expression est détestable et à rejeter. Le héros de Conan Doyle (1859-1930), Sherlock Holmes dit quelque part ceci, que je cite de mémoire : « Ne devinez jamais. Si vous vous mettez à deviner, vous êtes perdu. » J’oubliais de vous dire que pour développer votre esprit théorique, vous devez aussi lire les aventures de Sherlock Holmes[71].

La distinction qu’opère Pfeiffer recoupe celle établie entre divination conjecturale et divination inspirée, sa tirade contre le vocabulaire de la mantique nous indique également le lien établi entre Bentley et une tradition philologique allemande qui trouve ses racines dans le romantisme. La référence à ce dernier est également refusée par Ginzburg. Dans « Traces », on s’en souvient, l’historien reprend la thèse de Wind rapprochant Freud et Morelli, mais jusqu’à un certain point : il rejette un second temps de l’hypothèse de Wind selon laquelle l’historien de l’art italien aurait hérité son attachement au détail de Friedrich Schlegel et Novalis : « Son culte du fragment considéré comme la véritable signature de l’artiste est une hérésie romantique bien connue[72] », écrit Wind. Selon ce dernier, le génie de Morelli n’était pas sans méfiance à l’endroit de l’oeuvre achevée qui restitue moins le geste spontané qu’une pose compassée, un style sans expressivité. Ce passage entre le détail minutieux, précis, incisif et le fragment impulsif, brisé, inachevé, Ginzburg le trouve peu convaincant, sans doute car il convoque une théorie du génie et de l’inspiration subite qui a davantage pour lui trait à la divination inspirée qu’à la divination conjecturale. Si la référence aux romantiques tombe du côté de l’irrationnel, dans ce qu’elle présuppose d’une intervention surnaturelle, la référence à Freud et à sa lecture du rebut de l’observation demeure, elle, de l’ordre rationnel de la conjecture.

Il en va tout autrement pour Timpanaro qui rejette en bloc la psychanalyse dans son ouvrage sur le lapsus freudien paru en 1974, et dont les remerciements précisent que Ginzburg en a vivement encouragé la rédaction malgré les divergences entre leurs pensées. Pour Timpanaro, le lapsus freudien flirte avec la conjecture arbitraire en raison de sa grille de lecture : la répression du désir. La psychanalyse est aux yeux du philologue une fiction, une aberration épistémologique, dont la cohérence tient à la croyance en un pouvoir inconscient qui, comme auparavant les superstitions, explique et motive chaque événement, ne laissant rien au hasard, contraignant toute interprétation, surdéterminant et saturant la perception sémiotique. Timpanaro cite alors un article d’Ernst Cassirer de 1936, Determinismus und Indeterminismus, où l’auteur établit le principe de causalité comme limite qui unit et distingue science et magie, théorie et mythe. Pour la pensée magique, tout est « strictement déterminé », écrit Cassirer : non par des principes généraux, ce que la science nomme les lois naturelles, mais par des « objectifs individuels ». « La causalité magique pénètre donc, par conséquent, bien davantage dans les détails (penetrates much further into detail)[73] ». L’hypertrophie de l’explication causale dans la pensée magique est aussi ce qui lui donne la capacité de s’intéresser au moindre détail, là où la science ne s’intéresse a priori qu’au général. Sauf si on envisage la médecine avec la philologie comme le propose Timpanaro, à savoir en réintégrant la perspective individualisante grâce à la notion de cas, ce que ne cessera par la suite d’opérer Ginzburg.

En 2005, Ginzburg publie dans un volume d’hommages au philologue une partie de leur correspondance, onze lettres (six de Timpanaro et cinq de Ginzburg). L’admiration que l’historien porte à son aîné philologue est évidente : sa pensée est une « union de la tension et de la passion théoriques avec la démarche concrète et l’attention au particulier[74] ». À la parution en 1974 du Lapsus freudien, Ginzburg explique, dans sa présentation de l’ensemble épistolaire, l’accueil froid que fit Timpanaro à « Traces » lors de sa parution. Pour avoir trouvé l’essai « intelligent », mot qui dans sa bouche avait une « connotation négative », précise Ginzburg, le philologue rejetait surtout comme « une coquetterie irrationnelle un paradigme qui rapprochait (accostava) la divination, la psychanalyse, l’historiographie, etc. » Mais, hormis cette remarque, Timpanaro resta surtout silencieux vis-à-vis de « Traces », ce dont Ginzburg trouve l’explication dans un de leurs échanges à propos du Lapsus freudien :

Je trouve les prémices de ce revirement, et par la suite du silence de Timpanaro, dans ma réaction aux pages du Lapsus freudien dans lesquelles l’explication individualisante de la psychanalyse était rapprochée de celle de la magie. « Ne crois-tu pas », lui écrivais-je, « que l’historiographie est, en fin de compte, assez proche du caractère concret (concretezza) de la magie ? » Je faisais référence à l’objection que quelques amis avaient fait à Timpanaro consistant à dire que les cas particuliers ne peuvent être soumis à une contre preuve. C’était une objection qui me touchait de près puisque je terminais un ouvrage (Le fromage et les vers) fondé sur un individu, (que Timpanaro commenta avec chaleur dans une lettre du 10 février 1976, non donnée dans cet ensemble). Le 1er avril 1975, Timpanaro répondait aux doutes que j’avais formulés  : « Il est possible que l’historiographie réponde à cette condition. Il faudrait cependant voir si tous nos efforts ne doivent pas consister à la faire progresser de la magie à la science ou si, à l’inverse, on pense que l’historiographie doit rester magique, que sa vérité consiste précisément dans sa nature indépassablement historiciste-intuitioniste, anti-naturaliste, etc. J’opte quant à moi pour le premier terme du dilemme. » La dernière phrase était accompagnée d’un ajout en marge : « (et je crois que toi aussi) ». Mais Timpanaro se trompait sur mon compte  : j’avais opté pour le second terme du dilemme. « Traces » développait les arguments du Lapsus freudien sur la contiguïté entre des sciences humaines comme l’histoire, la philologie, la médecine, en l’étendant – au niveau historico-descriptif – à la divination, la connoisseurship, la psychanalyse. Timpanaro ne pouvait accepter cette conclusion, mais préférait ne pas discuter. Notre dialogue s’interrompit ; il reprit seulement quelques années plus tard, et continua de manière sporadique[75].

La note 48, au coeur de cet échange, aura donc produit une polémique savante et brisé le dialogue avec Timpanaro, dont le silence a sans doute laissé entendre à Ginzburg qu’il allait trop loin dans les risques méthodologiques pouvant être pris dans la connaissance du passé. Si à l’époque de « Traces », Ginzburg pense que « l’historiographie doit rester magique, que sa vérité consiste précisément dans sa nature indépassablement historiciste-intuitioniste, anti-naturaliste », le second terme du dilemme, il changera de point de vue par la suite. Patrick Boucheron résume bien sa position : « Carlo Ginzburg réaffirme l’éthique de l’historien comme artisan de la preuve qui ne doit renoncer ni à l’audace de l’interprétation, ni au tact qu’impose la manipulation des choses du passé. » Il défend ainsi « la spécificité du travail de l’historien tout en l’assortissant d’une attention délicate aux ressources de la littérature », dont il reconnaît qu’elle peut donner à l’histoire des dispositifs féconds pour l’analyse (« l’estrangement[76] » ou le montage), mais cela « en démarquant soigneusement le faux du fictif[77] ».

Mais l’échange épistolaire entre Ginzburg et Timpanaro nous renseigne aussi sur l’environnement théorique marxiste propre à la question du caractère concret de l’historiographie et des sciences humaines en général. La concrettezza de la pensée de Timpanaro se situe sur le terrain du matérialisme auquel le philologue a consacré un ouvrage intitulé Sur le matérialisme en 1970, et dont Ginzburg applaudit la parution le 1er mars 1971. Dans cette lettre, il affirme aussi à Timpanaro, à l’encontre de l’opinion de ce dernier : « La psychanalyse a des racines matérialistes », notamment à propos de l’essai de Freud qui l’a vivement impressionné pour son caractère documenté : Psychopathologie de la vie quotidienne. Le premier ensemble de lettres, daté de 1971 (de mars à mai) tourne ainsi autour de la question du matérialisme dialectique (Dialektischer Materialismus) marxiste, clé de voûte d’une lecture critique de la société capitaliste. Pour transformer le monde, comme le souhaitent Marx et Feuerbach, la philosophie doit avoir des bases dans la matière même de la réalité socio-économique, une conscience aiguë de l’infrastructure pour la mettre en relation avec les concepts, la superstructure. Timpanaro, qui ne se reconnaît pas dans un marxisme orthodoxe, et refuse la dialectique, défend dans son ouvrage Sur le matérialisme de 1970, un engagement strictement matérialiste de la pensée, dont Ginzburg estime qu’il est trop « sur la défensive », notamment vis-à-vis de la psychanalyse qui selon lui, on l’a dit, « a des racines matérialistes[78] ». Si, par la suite, Timpanaro reconnaîtra dans Le Lapsus freudien le caractère concret de la psychanalyse, qu’aura défendu dans leur correspondance Ginzburg, c’est, on l’a vu, pour en accuser l’irrationalité, le fondement magique.

Dans une note du Lapsus freudien, Timpanaro revient sur la question du matérialisme, en faisant référence à son ouvrage Sur le matérialisme, pour accuser l’attitude paradoxale de certains penseurs, comme Claude Lévi-Strauss et Louis Althusser, qui défendent une approche abstraite, structuraliste, de la pensée tout en étant influencés par la psychanalyse. Ce paradoxe, qu’il dit ne pas pouvoir traiter dans le cadre trop étroit de sa note[79], se résume en une question : comment être freudien et penser que la seule forme de savoir scientifique valable doive être abstraite ? On trouve une réponse à cette question chez Althusser dans un texte auquel pense alors probablement Timpanaro, à savoir Lire le capital de 1965. Dans ce texte, Althusser avance l’idée que la philosophie de Marx est, avant tout, « une nouvelle théorie de la lecture » qui cherche à « rompre avec le mythe religieux de la lecture ». Selon Althusser, il s’agit, pour Marx, d’une véritable « nécessité théorique ». Il qualifie ainsi la lecture selon Marx de « lecture symptomale »[80] en rapport direct avec l’approche freudienne du discours : c’est la formulation d’une « identité du non-voir dans le voir », c’est-à-dire que, lisant les textes de l’économie classique, par exemple ceux de Smith et de Ricardo, Marx ne propose pas seulement de les comparer à sa propre théorie économique pour montrer l’apport de cette dernière et les erreurs des précédentes, mais de rendre compte de ce que ces théories voient sans le voir  :

Ce que l’économie politique classique ne voit pas, ce n’est pas ce qu’elle ne voit pas, c’est ce qu’elle voit ; ce n’est pas ce qui lui manque, c’est au contraire ce qui ne lui manque pas ; ce n’est pas ce qu’elle rate, c’est au contraire ce qu’elle ne rate pas. La bévue, c’est alors de ne pas voir ce qu’on voit, la bévue porte non plus sur l’objet mais sur la vue même. […] Pour voir cet invisible, pour voir ces bévues, pour identifier ces lacunes dans le plein du discours, ces blancs dans le serré du texte, il faut tout autre chose qu’un regard aigu ou attentif, il faut un regard instruit, un regard renouvelé, lui-même produit par une réflexion du « changement de terrain » sur l’exercice du voir, où Marx figure la transformation de la problématique[81].

Althusser envisage la critique marxiste comme une lecture matérialiste qui cherche, dans une approche quasi-philologique des textes, à « rendre manifeste ce qui est latent[82] ». Il s’agit de lire dans le texte en saisissant ce qui ne s’y donne pas immédiatement, mais par symptômes. Pour appuyer sa démonstration, Althusser va d’ailleurs appliquer cette lecture au texte de Marx en se proposant de lire dans ses blancs, de deviner dans les lacunes.

« Déchiffrer un espace blanc[83] » : Ginzburg consacre une analyse à l’écriture fragmentaire de Flaubert dans L’Éducation sentimentale pour en montrer l’efficacité pour l’histoire. Exercice divinatoire au sens le plus rationnel de ce terme, c’est une conjecture, qui ne peut s’avancer sans les éléments les plus sûrs, les preuves. Pour l’historien, la lacune de la documentation devient un espace qui dit les manques et il faut laisser apparaître cette limite comme preuve même de l’honnêteté de l’enquête. L’espace blanc serait donc une manière de preuve. L’interprétation peut conjecturer à partir de ce manque documentaire, non pas pour le combler par une fiction, mais pour l’interpréter comme un manque sinon symptomatique du moins significatif. Faire d’un manque, non pas un symptôme mais un indice, voire une preuve, est une audace de la lecture conjecturale qui relève directement de l’épistémologie de type divinatoire de la note 48.

Une épistémologie de type cénesthésique

La pensée de Benjamin serrait son objet de près, comme si elle voulait devenir toucher, odorat ou goût. Grâce à une sensation ainsi redoublée, il espérait découvrir les mines d’or qui échappent à toute démarche classificatrice, sans pour autant s’en remettre à la contingence aveugle.

Theodor W. Adorno, Sur Walter Benjamin, 1950, p. 21.

Dans la seconde des Considérations inactuelles, Nietzsche affirme la nécessité chez l’historien du « pouvoir d’intuition et de divination, le flair des traces presque effacées, la faculté presqu’instinctive de lire correctement le texte du passé le plus surchargé[84] ». La référence ici à la philologie est claire, et tout aussi importante que pour Freud, on s’en souvient, dont la discipline en appelle aussi à l’intuition, au tact et au flair. À ce propos, Michel de Certeau, dans L’Écriture de l’histoire note bien :

Freud nous expliquera ainsi, d’un clin d’oeil, l’impérialisme de ses diagnostics et sa manière, pour nous assez surprenante, d’imposer une interprétation en pointant un mot du malade : « C’est là ». Dans sa pratique, il institue l’acte du savant en au-delà d’un savoir nécessaire. En effet, une désinvolture habite, curieusement, la minutie de son analyse. Auteur, il s’autorise en se risquant. Il se réfère à un « flair », qui ne peut être que mal défini parce que c’est le sien. Pour lui, la praxis analytique reste un acte risqué. Elle n’élimine jamais une surprise. Elle n’est pas identifiable à l’exécution d’une norme. L’ambiguïté d’une série de mots ne saurait être levée par la seule « application » d’une loi. Le savoir ne garantit jamais ce « bénéfice ». L’Aufklärung reste « une affaire de tact » – eine Sache des Takts[85].

Michel de Certeau soutient donc que pour faire métier d’historien, il faut davantage que de l’instruction ou de l’érudition : il faut deviner, avoir du flair, du tact (c’est le mot de Freud, sur lequel nous allons revenir dans un instant), il faut être sagace comme Holmes, il faut conjecturer. Tout cela confirme l’oscillation funambule de l’art d’inférer à partir des traces, des indices, des présages, des preuves. Mais il faut poursuivre : le « flair » ou le « tact » dont il est question chez Freud, Michel de Certeau le désigne aussi comme une « divination », et donne en référence à ce mot une note de bas de page, dont voici le contenu : « Cf. Lacan, p. 355, 362, page où est commenté un texte étonnant de Freud dans ses Conseils au médecin pour le traitement psychanalytique[86]. » On trouve dans ce texte la recommandation d’écouter sans prendre de notes et sans se concentrer pour mieux deviner. Toutefois, comme le constate Lacan le commentant, la multiplication chez Freud du verbe erraten (deviner) reste inexpliquée : « On ne pourra, à le lire, manquer d’y reconnaître un recours malheureusement mal défini à la divination, si l’emploi de ce terme retrouve à évoquer l’ordalie juridique qu’il désigne à l’origine (Aulu-Gelle, Nuits attiques I. II. Chap. IV) en rappelant que le destin humain dépend du choix de celui qui va y porter l’accusation de la parole[87]. » L’ordalie, dans la tradition médiévale, est l’un des modes de la divination juridique, dont le principe peut se résumer ainsi : l’épreuve fait preuve, c’est-à-dire que celui qui, par exemple, survit à l’absorption d’une importante quantité de soufre ou parvient à nager dans un lac avec des poids aux pieds est lavé de tout soupçon. Le mérite de la remarque de Lacan est sans aucun doute de rappeler l’importance d’éléments irrationnels dans le fondement du juridique et, en l’occurrence, pour l’établissement des preuves. Il n’envisage cependant pas la divination en regard d’une tradition cognitive ancienne à laquelle nous renvoie Ginzburg à la fin de « Traces » : la mètis des Grecs.

Dans les dernières pages de « Traces », auxquelles nous renvoie la note 48, l’historien affirme en dernière instance que le paradigme indiciaire est redevable de l’« intuition basse » (TR, p. 294), à ne pas confondre avec la sensibilité irrationnelle de la fin du XIXe siècle. Si elle coïncide avec la firāsa, elle s’impose sous les traits de la mètis des Grecs, à laquelle Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant consacraient un ouvrage en 1974, Les Ruses de l’intelligence, que mentionne Ginzburg en note. La mètis est la déesse grecque qui préside à une connaissance non rationnelle, mais pratique, relevant de savoir-faire qui sont des savoir-survivre :

La mètis est bien une forme d’intelligence et de pensée, un mode du connaître ; elle implique un ensemble complexe, mais très cohérent d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise ; elle s’applique à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës, qui ne se prêtent ni à la mesure précise ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux. Or dans le tableau de la pensée et du savoir qu’ont dressé ces professionnels de l’intelligence, toutes les qualités d’esprit dont est faite la mètis, ses tours de main, ses adresses, ses stratagèmes, sont le plus souvent rejetés dans l’ombre, effacés du domaine de la connaissance véritable et ramenés, suivant les cas, au niveau de la routine, de l’inspiration hasardeuse, de l’opinion inconstante, ou de la pure et simple charlatanerie[88].

Il faut remarquer que si le choix de défendre la mètis ou d’inscrire une démarche cognitive dans son champ d’action est un geste scientifique, c’est aussi une prise de position politique. Avec la mètis, « les faibles, les chétifs ne sont pas vaincus d’avance », la loi du plus fort est mise en échec par la ruse. Détienne et Vernant précisent encore que le monde où la victoire ne s’acquiert que par la métis est celui de la chasse et de la pêche, monde de la survie et de la vigilance, de l’oeil vif, toujours ouvert et pénétrant. On se souvient de l’analogie établie par Ginzburg dans « Traces » entre le paradigme indiciaire, divinatoire, mais aussi cynégétique, l’historien constatant que la lecture dans les traces est d’abord une affaire de chasse. C’est « le geste peut-être le plus ancien de l’histoire intellectuelle du genre humain : celui du chasseur accroupi dans la boue qui scrute les traces de sa proie » (TR, p. 244). C’est le geste de la mètis, de l’intelligence rusée du chasseur comme celle du médecin et du détective, mais aussi de la firāsa des frères Serendip. La rapidité du jugement, la justesse du coup d’oeil, la sagacité à conjecturer sont les techniques d’une intelligence qui doit ruser pour sauver sa vie ou celle d’un autre. Elle relève des rapports de force face auxquels il faut tact et sagacité. Le savoir systématique et rationnel ne peut ici s’imposer et dominer car l’enjeu est de pressentir le danger, deviner le péril, et nous reviendrons sur ce point dans un instant.

Cicéron lui-même, qui refuse tout crédit à la divination, dans son traité sur cette question, reconnaît le présage comme le signe d’une technique d’induction dont il accepte la sagesse : « Sagire, c’est avoir un sens aigu, du flair : d’où les vieilles appelées sagae (“sorcières”), parce qu’elles veulent savoir beaucoup de choses, et les chiens sagaces. » Mais il s’agit moins pour lui de divination superstitieuse que d’une observation concrète et matérielle des faits naturels relevant d’une technè : « Il y a de la technique chez ceux qui par la conjecture s’attachent à des faits nouveaux et connaissent les anciens pour les avoir observés. » Il précise bien aussi que « n’usent en revanche pas d’une technique ceux qui pressentent l’avenir non pas à la suite d’un raisonnement ou d’une conjecture, après avoir observé et noté des signes, mais à la suite d’un certain ébranlement de leur âme, ou d’un mouvement libre et sans entrave, ce qui arrive souvent à ceux qui rêvent et parfois à ceux qui vaticinent dans un délire furieux. »[89]

Présager une trace, cela demande donc d’avoir une technique mais aussi du flair, et on sait que le chien est l’animal emblématique des chercheurs infatigables. Pour un écrivain comme Henri Michaux, en dialogue constant et actif avec des scientifiques et des médecins, la question se pose clairement : « La recherche n’est-elle pas (à la racine) acte du monde animal, du monde chasseur ? Une recherche peut-elle être tout à fait innocente, tout à fait sans ardeur, sans élan à vouloir attraper, saisir, malgré les résistances[90] ? » Que Michaux compte parmi les auteurs qui pensent ensemble la raison et l’irrationnel est une évidence. Mais il n’est pas le seul à envisager la pensée comme une recherche s’apparentant à celle du chasseur lisant les traces. W. G. Sebald fait une distinction élémentaire entre sa pratique d’écrivain, qui recourt aux traces documentaires dans la fiction, et ses travaux universitaires de théoricien de la littérature :

Quand je fais des recherches pour mes livres, je ne le fais pas selon la méthode académique : on suit un instinct bien davantage diffus, le cheminement de la recherche n’est pas réitérable parce qu’il ressemble un peu à celui d’un chien courant derrière la trace qu’il flaire. C’est bien une forme primitive de recherche, où on a toujours le nez ou la truffe au sol[91].

Plus récemment, c’est Jean-Christophe Bailly qui, par le genre de l’essai, s’inscrit dans « une longue tradition spontanée, qui associe les jeux de cache-cache tragiques de la chasse à la quête de la vérité[92] ». Colin-Maillard est, par exemple, un jeu de chasse physiognomonique où l’on se trouve plongé dans la nuit les yeux bandés à tâter le visage d’un autre pour découvrir son identité. Dans cette complète obscurité notre perception est troublée, notre être perceptif est coupé de ses repères habituels, c’est une situation de péril.

Selon le philosophe Hogrebe, la mantique est née de ce que l’on nomme le flair chez les animaux et a fondé ensuite la sapientia de l’homo sapiens ainsi que la science des premiers chasseurs. Or, pour le philosophe, il est certain que nous renouons avec ce flair lorsque nous sommes face au danger ou en train de nous livrer à un acte risqué. La divination relève de la mètis, l’intelligence du savoir-survivre :

Aujourd’hui encore, nous n’interprétons pas de la même manière quand nous lisons un livre dans notre fauteuil, et quand nous cherchons à nous orienter dans l’obscurité, au milieu d’un environnement inconnu. […] Aussi distingue-t-on depuis l’Antiquité deux formes d’interprétation mantique. La première est appelée technique ou inductive, et consiste à interpréter correctement les signes naturels significatifs pour notre comportement dans une situation de risque[93].

Il importe de bien voir comment Hogrebe retourne ici l’argument principal des détracteurs de la mantique : pour Cicéron, mais surtout Spinoza, dans l’introduction à son Traité théologico-philosophique, la divination et ses présages sont les fruits imaginaires de la crainte de l’avenir. Face à la peur, nous « fictionnons[94] » des présages, dit Ginzburg. À l’inverse, pour Hogrebe, la situation de péril nous met en état d’éveil, elle en appelle à notre sens mantique, à un mode élémentaire de l’intelligence, qui n’est pas celui que nous utilisons habituellement pour l’étude. Benjamin, qui n’aura cessé de penser à l’instant du danger, décrit cet « usage proprement humain de l’intelligence, la prévision », qui se met en place devant un « péril extrême »[95].

L’expérience de la nuit, dont il est question chez Hogrebe, expérience de la perte de tous repères décrite aussi par Merleau-Ponty[96], est inscrite au moins depuis Kant dans la tradition philosophique. Son récit, un réveil en pleine nuit, inaugure Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?[97] et figure l’expérience philosophique par excellence. Toutefois, elle est en quelque sorte réduite à l’état de simple préliminaire à partir duquel la raison définit ses tâches conceptuelles. Si elle est nécessaire, elle n’est pas suffisante, sauf à se satisfaire d’un « tact mystique » qui opère un « saut des concepts à l’impensable[98] » et traduit davantage l’exaltation des esprits qu’une pensée philosophique véritable. Il en va tout autrement chez Aristote. Dans le De Anima, « l’organe du tact est interne[99] », il touche et perçoit par le dedans, et cela avec la même finesse et la même étendue que le sens du toucher externe, la peau. Dans l’Antiquité, le toucher est le premier des sens : tout ce que je perçois, je ne le perçois qu’au moment où il me touche. Ce tactus intimus ou sens commun (sensorium commune, koinon aisthétérion) ne relève ni du sens externe qui concerne toutes les sensations venues de l’extérieur grâce à l’ouïe, l’odorat, etc., ni du sens interne qui renvoie aux activités conscientes développées par l’esprit, telles raison, mémoire et imagination. C’est un sens différent des autres, mais qui les commande tous. Montaigne le désigne comme « l’interne attouchement[100] » et les médecins le nommeront dès le XVIIe siècle : la cénesthésie[101]. Cette dernière s’éveille lorsque nous nous trouvons dans une situation risquée, dans l’obscurité d’un environnement inconnu ou en cas de maladie, quand nous n’avons plus de repères avec ce qui habituellement fonctionne. Il faut alors s’orienter dans la pièce ou dans le corps comme dans la pensée, anticiper l’éventuel danger dans un milieu où règne la contingence en portant une attention extrême aux moindres détails. La sensibilité cénesthésique est à ce moment-là une sensibilité mantique qui nous incite à tout lire, même ce qui, un instant auparavant, semblait sans importance. Cette lecture est un toucher, actif et passif, qui établit un rapport phénoménologique avec ce qu’il perçoit. C’est le plus délicat des sens, qui les commande tous, et dirige notre faculté de sentir le fait même que nous existons. Daniel Heller-Roazen, lisant Aristote, interroge le rapport de ce toucher avec la pensée, de la sensation avec l’intelligence, en rappelant encore Aristote, selon qui l’homme est le plus intelligent des animaux parce qu’il est doué d’un organe tactile particulièrement sensible par rapport aux autres animaux, la peau. Heller-Roazen suit alors une tradition qui, à partir d’Aristote, soutient « le lien entre la tendresse de la chair et la puissance de l’intellect[102] », le toucher se trouvant à la source de la pensée. Derrière cette philosophie, il y a davantage qu’une manière de penser et de pratiquer la philosophie, l’histoire ou les sciences sociales en général : il y a aussi une politique de la méthode déterminée par les rapports établis avec les objets de la recherche comme avec le monde. Toute connaissance fondée sur le tact présuppose et implique son élargissement à un contact avec ce qui nous entoure[103]. L’appréhension des traces se modèle sur l’appréhension du vivant, le mouvement de la pensée sur le mouvement du corps. Je pense comme je touche, et l’on ne peut pas toucher sans être touché. Elias Canetti a bien montré notre phobie du contact qui tient, selon lui, à notre peur de l’inconnu, et ne se renverse qu’au moment où l’individu est pris dans la puissance de la masse. On peut aussi envisager cette phobie du point de vue de la formation naturaliste et rationaliste de notre esprit qui, par crainte de la confusion, se doit de séparer et limiter tout objet, en s’en protégeant par la même occasion.

L’épistémologie de type divinatoire serait donc liée à l’expérience risquée d’un (con)tact. Mais la catégorie même de l’expérience ne recouvre-t-elle pas intrinsèquement cette donnée du risque ? N’est-elle pas ce qui fait de celui qui pense le lieu même de la pensée ? Ce qui ne veut pas dire que l’épistémologie de type divinatoire doit être réduite à une stricte connaissance subjective, mais bien plutôt qu’il n’est pas de connaissance sans prise de risque, sans s’exposer à être touché, afin que la raison conserve à l’égard d’elle-même un esprit critique. Certes, pour les partisans d’une délimitation entre rationalisme et irrationalisme, une telle proposition restera tout aussi vaine que la tentative de penser une épistémologie de type divinatoire, sinon dans l’espace des arts et de la littérature. Parmi eux, faudra-t-il compter le mathématicien Andrew Wiles ? Il est impossible en tout cas d’ignorer la modestie avec laquelle il décrit le début de ses recherches sur la note de Fermat et la manière dont il envisage les mathématiques dans un documentaire filmé de Simon Singh, réalisé en 1997, et intitulé Le Dernier théorème de Fermat :

Aborder les mathématiques, c’est un peu comme entrer dans une maison plongée dans l’obscurité. On entre dans la première pièce, c’est noir, complètement noir, on avance à l’aveuglette en se cognant aux meubles, et petit à petit on apprend la place de chaque meuble. Et finalement au bout de six mois, on trouve l’interrupteur, on allume et brusquement tout s’illumine et on voit exactement où on était.