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L’un des premiers constats qui s’imposent quant aux résultats de l’Inventaire des imprimés anciens du Québec (IMAQ) en matière de marques de possession des exemplaires conservés tient à la difficulté de retracer le sort des grandes collections particulières qui ont marqué l’histoire de la bibliophilie au Québec en tant que patrimoine, que l’on pense aux bibliothèques de Philippe Aubert de Gaspé[1] (1786-1871), de Joseph-Charles Taché[2] (1820-1894) ou de François-Magloire Derome[3] (1821-1880), reconnues au XIXe siècle pour leur exceptionnelle richesse. À ce jour, de ces trois collections, seuls deux livres ont été retrouvés, issus de la bibliothèque familiale des Aubert de Gaspé. Il s’agit, d’une part, de la Pratique universelle pour la rénovation des terriers publiée en 1746 par La Poix de Fréminville, traité de droit seigneurial qui porte l’ex-libris du grand-père de l’auteur des Anciens Canadiens et qui se trouve au Centre de conservation de BAnQ à Montréal[4]. Le second exemplaire est Le Laharpe de la jeunesse, compendium du Cours de littérature de Jean-François de La Harpe publié en 1824 par un certain A. A. Clérisse. Aujourd’hui dans une collection privée, il porte la marque de possession de Philippe Aubert de Gaspé[5].

La modestie des résultats de cet essai de reconstitution invite donc, dans un premier temps, à voir le Québec comme une société résolument du Nouveau Monde, où le patrimoine imprimé, du moins familial, est demeuré, jusqu’à récemment, une notion abstraite plutôt qu’une pratique bien ancrée, et cela indépendamment de la richesse et de l’intérêt des collections de livres rarement perçues comme un héritage à transmettre aux générations suivantes – à l’exception notable de certaines grandes institutions religieuses comme le Collège des Jésuites de Québec ou la Compagnie de Saint-Sulpice de Montréal qui posent des problèmes d’une autre nature que les collections particulières qui nous intéressent ici.

Il faut cependant se garder de généraliser hâtivement, car des exceptions viennent heureusement nuancer ce premier constat. Outre l’exemple de la collection des Aubert de Gaspé, le cas de la bibliothèque familiale des Irumberry de Salaberry offre une exception, dans la mesure où, à la faveur de l’inventaire mené à l’échelle du Québec, deux exemplaires récemment exhumés témoignent du souci de transmission d’un patrimoine livresque. Le premier correspond aux Mémoires militaires sur les Grecs et les Romains (1760) de Charles Guischardt. Conservé à l’Université de Sherbrooke, le livre porte l’ex-dono manuscrit d’Ignace-Michel-Louis-Antoine d’Irumberry de Salaberry (1752-1828) à son fils Charles-Michel, héros de la bataille de la Châteauguay. Le second, conservé dans une collection particulière, est un exemplaire de L’Hermite en province (1819) d’Étienne de Jouy, membre de l’Académie française. Il porte l’ex-libris du père, ainsi que certaines annotations de sa main relatives, entre autres, à la signification du patronyme Salaberry en langue basque. Le présent article se propose de mettre en évidence la signification de la présence de ces deux exemplaires dans la collection familiale, aujourd’hui dispersée, des Salaberry comme premier jalon d’une histoire des usages du livre et des pratiques bibliophiliques dans le Québec du XIXe siècle.

Les Mémoires militaires sur les Grecs et les Romains, modèle de valeur guerrière des Anciens à l’usage du futur vainqueur de la bataille de la Châteauguay

En suivant l’ordre chronologique de parution des ouvrages, évoquons d’abord les Mémoires militaires sur les Grecs et les Romains. Publié en deux tomes par Charles Guischardt, ce vaste traité connut deux éditions en son temps, la première à La Haye en 1758 et la seconde à Lyon en 1760 chez Jean Marie Bruyset. L’exemplaire de la collection des Salaberry correspond au tome premier de la seconde édition et il est impossible de savoir si, à l’origine, le père et le fils possédaient l’édition complète en deux tomes. Il est probable toutefois que le tome second, aussi donné au fils, ait été perdu depuis ou n’ait pas porté d’ex-libris.

Avant d’étudier le contenu de l’ouvrage et de le mettre en relation avec les Salaberry, il faut d’abord relever les marques de possession, particulièrement nombreuses et révélatrices de la trajectoire de l’exemplaire. On note d’abord un ex-libris (voir image 1)[6] à l’encre brune au haut de la page de titre : « Major de Salaberry, 1800. » Il s’agit de la marque d’Ignace-Michel-Louis-Antoine d’Irumberry de Salaberry, homme politique et militaire, né à Beauport en 1752 et décédé à Québec en 1828[7]. Major dans le 1er bataillon du Royal Volunteer Canadian Regiment de 1796 à 1802, c’est au cours de cette période qu’il fit l’acquisition du volume. L’acheteur précise, du reste, en page de garde (voir image 2) : « Achetté de Mr. Cary par Le Major de Salaberry en 1800 », tout en rayant l’ex-libris du précédent possesseur : « De la Bibliothêque de M. Cary. »

Ce possesseur était vraisemblablement Thomas Cary, homme d’affaires, fonctionnaire, poète, avocat et rédacteur en chef, né en 1751 près de Bristol, en Angleterre, et décédé à Québec en 1823[8]. Le volume comporte un autre ex-libris sous forme d’étiquette représentant deux blasons surmontés de la devise « Je pense plus » et sous lesquels se trouve un seconde devise « Unione (1436) Fortior » (l’union fait la force, 1436). Ce sont les armes de la famille Erskine d’Écosse[9] dont le plus illustre représentant fut John Erskine, comte de Mar, architecte, homme politique et officier d’armée. Il est toutefois impossible que le livre ait pu lui appartenir, puisqu’il décéda en 1732. Il faut supposer que l’exemplaire était la propriété d’un de ses descendants qui le vendit ou le donna à Thomas Cary. En soi, le détail est intéressant puisque, bien qu’il s’agisse d’un livre imprimé en France au XVIIIe siècle, tout indique qu’il arriva au Québec par l’intermédiaire de l’Écosse et de l’Angleterre, ce qui n’a rien de surprenant compte tenu de la francophilie des élites britanniques à l’époque du rattachement du Québec à l’Empire britannique, tout comme des liens privilégiés entre l’ancienne noblesse canadienne et le nouveau pouvoir britannique depuis la Conquête jusqu’aux révoltes des Patriotes.

Le plus intéressant reste l’ex-dono que le major de Salaberry inscrivit à l’encre brune sur une page de garde : « Présent, au capitaine De Salaberry du 60e. Régt., par son père et ami. » Aussitôt acquis, le major de Salaberry offrit donc le livre à son fils. Ce don prend un relief particulier, quand on sait que ce fils n’est nul autre que Charles-Michel d’Irumberry de Salaberry, futur héros de la bataille de la Châteauguay dans la guerre de 1812[10]. Né à Beauport en 1778, cet officier de l’armée britannique et de la milice canadienne mourut à Chambly en 1829. Le volume porte également l’ex-libris d’un possesseur ultérieur : Hubert Lippe, notaire à Acton Vale, né en 1837 et mort en 1909. Le volume entra dans la collection de la bibliothèque de l’Université de Sherbrooke, où il est toujours conservé, à une date et dans des circonstances mal élucidées.

L’ex-dono met en évidence deux personnages dont la mémoire s’est presque entièrement perdue aujourd’hui, mais qui étaient fort bien connus, pour ne pas dire illustres, au XIXe siècle. Aubert de Gaspé, par exemple, célèbre autant le père que le fils dans ses Mémoires de 1866. Il leur consacre d’ailleurs deux sections entières, avec une notice sur le père en tête du chapitre XV et une autre sur le fils en clôture du même chapitre. À propos du père, Aubert de Gaspé souligne en particulier son « érudition » et son souci d’« élever sa famille chrétiennement[11] ». L’acquisition des Mémoires militaires sur les Grecs et les Romains illustre éloquemment cette érudition, tandis que l’ex-dono à son fils montre le souci de l’éducation de ses enfants, fût-elle plus militaire que chrétienne dans le cas qui nous requiert. Quant au fils, il incarnait par excellence la valeur militaire des Canadiens, par sa bravoure et ses exploits, et cela dès son plus jeune âge. Aubert de Gaspé insiste sur ce point :

Les Canadiens ne parlaient qu’avec orgueil, pendant ma jeunesse, de leur jeune compatriote Charles-Michel de Salaberry, […] lorsqu’il n’était encore que lieutenant au 60e Régiment de l’armée britannique. Ils savaient que l’honneur de leur race était en mains sûres[12].

Or, le livre offert par le père date précisément de cette époque où le jeune homme faisait déjà valoir la précocité de ses talents dans le maniement des armes. Il est vrai qu’il connut une carrière militaire météorique. Dès l’âge de quatorze ans, il s’enrôla dans le 44e Régiment de fantassins. En 1794, il devint porte-étendard dans le 60e Régiment de fantassins et se distingua, par la suite, dans son service militaire à Saint-Domingue, en Guadeloupe et en Martinique. À la fin de 1799, il fut promu capitaine à seulement vingt et un ans. C’est sans doute pour souligner cette promotion que son père lui offrit les Mémoires militaires, à en juger d’après l’insistance avec laquelle le donateur met en avant le grade militaire de son fils. Son principal fait d’armes reste toutefois la bataille remportée à la rivière Châteauguay en 1813, où il repoussa les Américains à la tête des Voltigeurs canadiens, corps d’armée qu’il avait lui-même formé l’année auparavant. Grâce à cet exploit, il reçut la Médaille d’or de l’Armée et fut fait Compagnon de l’Ordre du Bain, avant d’entrer au Conseil législatif du Bas-Canada. Son nom est à ce point attaché à la victoire de la Châteauguay qu’Aubert de Gaspé proposera dans ses Mémoires de le rebaptiser « Châteauguay de Salaberry[13] ». Certes, Châteauguay n’a pas attendu de lire les Mémoires militaires sur les Grecs et les Romains pour apprendre le métier des armes. Mais il y a quelque chose de séduisant à imaginer qu’il ait pu affiner sa pensée stratégique et tactique en lisant ce traité sur l’art militaire des Anciens, offert par un père soucieux de l’éducation de son fils autant que de la gloire militaire de sa famille, descendante de la noblesse canadienne et particulièrement attachée à faire valoir dans ses années de transition du début du XIXe siècle son utilité et sa fidélité au pouvoir britannique en tant que pépinière de grands officiers d’armée.

Contrairement à l’autre livre que nous évoquerons à la suite, l’exemplaire des Mémoires militaires, outre les nombreuses marques de possession, ne comporte aucune trace de lecture, aucun soulignement ni aucune annotation. Il est donc impossible de reconstituer la lecture concrète qu’a pu en faire le futur héros de Châteauguay, à supposer qu’il les ait bien lus. On peut néanmoins tenter une reconstitution théorique de cette lecture, à la lumière du contenu de l’ouvrage et surtout des spécificités de ce qui constitue la somme la plus complète sur l’art militaire de l’Antiquité gréco-romaine de tout l’Ancien Régime. Pour ce faire, nous nous appuierons sur la notice que Bruno Colson a consacrée à l’auteur des Mémoires militaires dans son ouvrage L’Art de la guerre de Machiavel à Clausewitz publié en 2002[14].

Né en 1724 à Magdebourg, en Allemagne, d’une famille de réfugiés huguenots et décédé en 1775 à Wassersuppe, Karl Theophil Guischardt se spécialisa dans les langues anciennes à l’Université de Leyde, avant d’entreprendre une carrière militaire et de participer à la guerre de succession d’Autriche dans un régiment d’infanterie hollandais. Au retour de la guerre, il rédigea ses Mémoires militaires sur les Grecs et les Romains. La particularité de cet ouvrage tient à l’ambition qu’a son auteur d’associer à l’érudition philologique la plus exigeante une connaissance pratique de la guerre. Ce faisant, Guischardt offre une synthèse inédite qui manquait à ses prédécesseurs. Certains humanistes de la Renaissance, tels Isaac Casaubon ou Juste Lipse, avaient certes redécouvert avec ferveur l’enseignement des Anciens sur l’art militaire, mais uniquement à la lumière de leurs connaissances des langues anciennes, en pédants de cabinet qui n’avaient jamais mis les pieds sur un champ de bataille. Au début du XVIIIe siècle, le chevalier Charles de Folard avait, quant à lui, commenté Polybe à la lumière de son expérience militaire, mais sans aucune compétence philologique. Or, à l’instar des humanistes du XVIe siècle, Guischardt cherchera à retourner aux sources pour éclairer la tactique des Anciens, en mettant à profit Thucydide, Xénophon, Polybe, César et Arrien, tout en exploitant sa propre connaissance de la guerre dans le sillage de Folard. À cette analyse de la stratégie des Anciens éclairée à la double lumière de la philologie et de l’expérience militaire, Guischardt joindra la traduction de trois grands traités grecs sur l’art militaire qui n’avaient jamais été traduits en français jusqu’alors : le Stratégikos d’Onosandre[15] du Ier siècle ap. J.-C., la Tactique d’Arrien du Ier siècle ap. J.-C., ainsi que l’Ordre de bataille contre les Alains du même auteur. On le voit donc, en offrant un tel ouvrage à son fils, Ignace de Salaberry avait à coeur non seulement de réaffirmer la fibre militaire de la famille, mais également d’armer au mieux Charles Châteauguay de Salaberry pour le préparer à sa brillante carrière militaire.

Si l’on conçoit aisément le profit que le fils a pu tirer de la lecture d’un tel traité, il est tentant de chercher à voir plus précisément comment les Mémoires militaires sur les Grecs et les Romains ont pu inspirer la tactique employée par l’officier lors de la bataille décisive de la Châteauguay. Ainsi, le 16 octobre 1813, vers midi, alors que les Américains croient à un début de débandade des troupes canadiennes et crient même victoire, Châteauguay de Salaberry ordonne à ses troupes de crier et fait donner le signal d’avance par tous ses clairons, dans toutes les directions, dans un stratagème visant à donner l’impression aux adversaires que les Voltigeurs sont plus nombreux qu’ils ne le sont en réalité. Or, en lisant la somme de Guischardt, on ne peut s’empêcher de rapprocher cette tactique du chapitre XXVI du Stratégikos d’Onosandre, intitulé « Des Cris de Guerre », dans le tome II des Mémoires militaires :

L’usage est que le soldat crie en attaquant. Il convient dans ce moment de précipiter sa marche. Cette vivacité et ce bruit réuni des armes et de la voix font impression sur l’ennemi. Le soldat doit marcher serrée, portant l’épée haute pour frapper. L’éclair que produit la réverbération des rayons du soleil sur ces fers, menacent de loin l’ennemi de leurs coups. Il faut à cet égard tâcher de surpasser l’ennemi[16].

Mais surtout, cette manoeuvre adoptée dans l’urgence et sans préméditation est, d’après Onosandre, la marque du grand général capable d’improviser lorsque les circonstances l’exigent :

L’effet des manoeuvres est d’autant plus sûr, qu’il est moins attendu. Celles qui sont préméditées peuvent être prévues, et par conséquent parées ; mais celles qui ne se prennent que dans l’instant, sur ce qu’offre le hasard, ne peuvent qu’être admirées[17]

Il serait évidemment naïf de croire que le stratagème décisif de la bataille de la Châteauguay ait pu être une simple réminiscence livresque. Mais rien n’interdit de penser qu’une telle audace ait pu être favorisée par une lecture assidue des tacticiens de l’Antiquité, connue au point d’être assimilée par le héros de Châteauguay comme une seconde nature, à une époque où l’art de la guerre s’apprenait autant sur le champ de bataille que dans les livres. Quoi qu’il en soit, les contemporains n’hésitèrent pas à comparer Charles de Salaberry à Léonidas, roi de Sparte, qui défit l’armée de Xerxès au défilé des Thermopyles avec seulement trois cents hoplites, et cela dans un parallèle que Charles Guischardt n’aurait certainement pas désavoué et qui devait ravir les Salaberry, père et fils.

L’Hermite en province (1819) d’Étienne de Jouy ou la recherche des origines familiales

Le second exemplaire de la bibliothèque familiale relève d’un cas tout à fait différent, mais tout aussi intéressant. Il s’agit de L’Hermite en province publié en 1819 par Étienne de Jouy. Contrairement aux Mémoires militaires, les marques de possession sont, ici, plus laconiques et permettent uniquement de savoir que le livre faisait partie de la collection familiale au XIXe siècle. On trouve au recto de la fausse page de titre la mention « Ex Libris De Salaberry », répétée à l’encre brune au verso de la page de garde (voir image 3).

L’absence de prénom ou de grade militaire pourrait faire hésiter sur l’attribution d’un tel ex-libris. Le ductus de l’écriture confirme qu’il s’agit de la main d’Ignace de Salaberry, le père du héros de la Châteauguay, puisqu’elle est identique à celle des marques de possession des Mémoires militaires. Il est, par ailleurs, impossible de savoir de qui le livre a été acquis et à qui il a pu échoir jusqu’à ce que nous en fassions nous-même l’acquisition en 2014 auprès de la bien nommée librairie montréalaise Le livre voyageur. L’absence de précision chronologique dans l’ex-libris empêche de dater l’entrée du livre dans la collection du major de Salaberry. Il est certain toutefois qu’il a été acquis entre 1819, date de la publication, et 1828, date de la mort du possesseur. L’intérêt de l’exemplaire tient aux nombreuses annotations manuscrites qu’il comporte et qui permettent de reconstituer la lecture qu’en fit Salaberry père. Ces marques et ces traces de lecture sont de deux types. Il s’agit, d’une part, de croix tracées en marge du texte avec la même encre brune que l’ex-libris et, d’autre part, de marque-page encartés dans le livre.

Étienne de Jouy est le nom de plume de Joseph Étienne, né à Versailles en 1764 et mort à Saint-Germain-en-Laye en 1846. Dramaturge et librettiste, il fut élu à l’Académie française en 1815. Il publia des satires de la vie parisienne dans la Gazette de France qu’il réunit sous le titre d’Ermite de la Chaussée d’Antin publié en cinq volumes de 1812 à 1815. Le succès l’incita à poursuivre la série avec L’Ermite de la Guyane de 1815 à 1817 et avec L’Ermite en province de 1817 à 1827. C’est un exemplaire du tome premier de cette dernière série que possédait le major de Salaberry, publié à Paris chez l’imprimeur-libraire Pillet aîné, dans une réédition datant de 1819 et présentée comme « cinquième édition, ornée de deux gravures et de vignettes ». Après avoir offert une satire des moeurs parisiennes, Étienne de Jouy, dans L’Ermite en province, propose un contrepoint, en dressant ce qu’il appelle le « cadastre moral[18] » de la province française. L’avant-propos détaille ce dessein :

Dix volumes de cette collection, déjà publiés sous les noms de l’Hermite de la Chaussée-d’Antin, du Franc-Parleur et de l’Hermite de la Guiane, n’ont encore eu pour objet que les moeurs de la capitale. J’ai pensé qu’une pareille composition, pour être complète, devait embrasser la France entière ; et, qu’après avoir montré Paris sur le premier plan de ce vaste tableau, il était indispensable de grouper à l’entour les différentes provinces, dont chacune, avec des traits de ressemblance où se retrouve le type de la figure nationale, a cependant une physionomie particulière qui la caractérise. C’est dans cette vue que j’ai entrepris un voyage où je me propose d’observer et de décrire les moeurs provinciales, pour les comparer et les opposer quelquefois aux moeurs parisiennes[19].

Le tome premier prend pour objet le sud-ouest de la France, du Bordelais au Béarn en passant par les Landes et le Pays basque. Les annotations d’Ignace de Salaberry ne se rapportent qu’aux chapitres consacrés au Pays basque et au Béarn. Dans le chapitre XI, correspondant à l’entrée du 17 mai 1817 et consacré aux « Exercices et amusemens des Basques », le lecteur a encarté un marque-page dans la section relative à la langue basque. Étienne de Jouy y relève que la plupart des substantifs de cette langue se terminent en -a et que les abstractions y sont souvent exprimées à l’aide de périphrases poétiques. Ainsi, la mort se dit eriotza, qui signifie « maladie froide », le soleil egusquia (« créateur du jour ») ou encore la lune, ilarquia (« lumière morte »)[20]. Mais plus encore que sur les noms communs, le marque-page encarté vise à attirer l’attention sur les noms propres en basque : « Les noms propres, véritablement basques, ont presque tous une signification : Salaberry (salle neuve) ; Etcheberry (maison neuve) ; Etchecahar (maison vieille) ; Ithurbide (chemin de la fontaine) ; Jaurguiberry (château neuf) ; Uharte (entre deux eaux)[21]. » À la lecture du passage, on comprend qu’il ait retenu l’attention du lecteur, dans la mesure où il éclaire la signification du patronyme de la famille. Ainsi, les Salaberry sont, pour ainsi dire, des Salleneuve, comme il y a, en français, des Maisonneuve (pensons au fondateur de Montréal). Et de fait, les Salaberry étaient bien originaires du Pays basque, puisque l’aïeul Michel d’Irumberry de Salaberry, né à Ciboure au Pays basque, vint s’établir à Québec en 1735.

L’autre passage abondamment annoté par des croix en marge est le chapitre XV correspondant à l’entrée du 28 juin 1817 et intitulé « Le berceau d’Henri IV ». L’abondance de ces annotations empêche de les relever de façon exhaustive. Étienne de Jouy relate la visite qu’il fit au château de Pau, en compagnie d’un certain M. Outis, nom qui n’est pas sans faire penser à la dénomination que se donne Ulysse dans l’Odyssée en réponse à la question du cyclope Polyphème : Οὖτις, c’est-à-dire « personne ». Alors que l’auteur se montre très enthousiaste au sujet d’Henri IV, en reconduisant la légende du bon roi, son guide, quant à lui, offre chaque fois un démenti, en se refusant à être dupe de ce mythe construit par Voltaire dans sa Henriade et par les propagandistes de la Restauration au XIXe siècle.

Cela dit, Ignace de Salaberry, pour sa part, note d’une croix uniquement les passages à la gloire du premier Bourbon. La marque qu’il porte en regard des vers d’Horace qui servent d’épigraphe au chapitre est, à cet égard, très significative :

Fulgente trahit constrictos gloria curru

Non nimùs ignotos generosis …..

   Hor. sat. 6, liv. I[, v. 23-24].

La gloire d’un seul les enchaîne tous à son char.

   (Imitation.)[22]

En fait, Étienne de Jouy déforme ici le texte d’Horace qui signifie plutôt « la Gloire traîne, attachés à son char brillant, les hommes sans naissance aussi bien que les nobles[23] », pour dévoiler au lecteur latiniste la véritable portée critique et satirique du passage, que l’auteur ne peut cependant se permettre d’assumer ouvertement en plein règne de Louis XVIII qui misait précisément sur la légende du bon roi Henri pour légitimer la restauration de la monarchie. Ignace de Salaberry relève, par ailleurs, les indications relatives à la formation du futur roi et porte un intérêt marqué pour son berceau si singulier, exposé au château de Pau : « [C]elui d’Henri IV n’était autre chose que l’écaille d’une immense tortue, et c’est, je crois, le seul berceau dont il soit fait mention dans l’histoire[24]. » Le lecteur marque d’une croix l’éducation exemplaire que reçut Henri de Navarre, élevé à la dure parmi les montagnards et les paysans, ce qui lui aurait permis, d’après la légende, d’être le militaire sans égal et le roi exemplaire qu’il devint par la suite.

L’intérêt pour Henri IV était bien vivace au début du XIXe siècle et il n’est pas surprenant qu’Ignace de Salaberry ait partagé cet enthousiasme pour le Vert Galant et le roi de la poule au pot. Mais à l’instar de son intérêt pour la langue basque, ce qui infléchit et guide la lecture du possesseur du XIXe siècle est à nouveau lié à l’histoire familiale des Irumberry de Salaberry. En effet, l’annotation enthousiaste d’Ignace de Salaberry est à mettre en relation avec la devise familiale. C’est à nouveau Aubert de Gaspé qui éclaire l’origine de cette devise, « Force à superbe ! Mercy à foible », en la faisant remonter au roi Henri IV lui-même, et cela d’après une tradition familiale :

Comme tous les Canadiens connaissent la force musculaire de la famille Salaberry, établie dans cette colonie depuis plus de cent ans, on doit supposer qu’elle leur a été transmise par leurs ancêtres de temps immémorial, ainsi que semble le prouver la note suivante, extraite des mémoires de cette illustre famille : « C’est une ancienne tradition dans la famille que la devise “Force à superbe ! Mercy à foible !” vient de la bataille de Coutras en 1587, où un de nos ancêtres tua un gendarme ennemi, fier de sa haute taille et de sa force, et en blessa un autre qui, renversé sur le champ de bataille, lui demandait la vie qu’il lui accorda. En ce moment parut le roi de Navarre dont l’active intrépidité le portait toujours au plus fort de la mêlée. Le héros généreux, appréciant ces deux beaux faits de son gendarme, lui cria avec sa gaieté ordinaire dans les combats : “Force à superbe ! Mercy à foible ! C’est ta devise.” Ce roi de Navarre était le grand Henri IV, depuis roi de France[25]. »

Les deux épaves qui ont surnagé de la bibliothèque familiale des Salaberry sont riches d’enseignements. Elles montrent le fort prestige symbolique dont la culture lettrée était investie par les premières élites québécoises, au point de constituer un patrimoine à léguer à la génération suivante. Outils de la connaissance de l’histoire, du monde autant que de soi, les livres participaient alors de la construction identitaire et symbolique d’une famille qui tenait à réaffirmer sa place dans la société et à la conforter, que ce soit en rappelant la valeur militaire des aïeux basques du XVIe siècle ou en armant le descendant et futur héros de la bataille de la Châteauguay en vue de la plus grande gloire de toute la lignée. On voit ainsi la nécessité qu’il y a à poursuivre la cartographie de la circulation des livres en Nouvelle-France et au Québec, des origines à nos jours, en portant une attention particulière aux marques de possession qui permettent de reconstituer a posteriori des collections disséminées et d’éclairer, ce faisant, tout un pan de notre histoire culturelle, intellectuelle et littéraire. Il est à souhaiter que la poursuite de cet inventaire permette de faire émerger de nouvelles pièces de ces collections perdues. Pour être tout à fait convaincante, une telle recherche devra, outre l’inventaire du patrimoine imprimé actuellement conservé au Québec, s’enrichir des inventaires anciens que fournissent les archives (catalogues et répertoires, inventaires après décès, procès-verbaux de ventes à l’encan) pour remonter aux éditions qu’ils identifient, voire aux exemplaires subsistants de ces collections anciennes. Une telle recherche devra mettre à profit, outre la base IMAQ, les catalogues donnant les exemplaires conservés des éditions identifiées, voire les localisations d’exemplaires précis issus de telle ou telle collection, lorsqu’ils sont connus et repérés. Ce n’est qu’à cette condition que l’on pourra réellement éclairer et comprendre la place singulière du livre, de la bibliophilie et du patrimoine imprimé dans notre histoire culturelle et sociale au lendemain de la Conquête.