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Tableau de chasse à courre : un équipage d’hommes accompagné de chiens poursuivent une bête. De façon caricaturale, renversons la scène pour montrer la bête chassant la noblesse. Ce nouveau tableau est celui que peignent métaphoriquement les écrits d’Émile Pouget, pamphlétaire et militant anarchiste français, que je tenterai de lire ici afin de comprendre la nature et la portée du vecteur central de la violence. Il s’agira de présenter l’équipage et la meute, les armes et les bêtes ainsi que le terrain et la traque. Cette démarche allégorique devrait permettre d’approfondir le rapport spécifique que le style de Pouget entretient avec la violence verbale.

Les mots-projectiles

Les écrits anarchistes demeurent un objet d’étude marginal pour la critique littéraire. Aussi est-ce dans une perspective définitionnelle que je me propose de jeter un regard sur ces textes en privilégiant la dimension violente. La production d’Émile Pouget s’impose dans ce corpus tant pour sa virulence que pour l’intérêt de sa rhétorique. Je privilégierai le corpus restreint des écrits du Père Peinard, personnage inventé par Pouget, et inspiré du Père Duchesne que Jacques Hébert avait créé en 1790. Il est le héros de deux types d’écrits : La revue du Père Peinard[1] qui paraît pour la première fois le 24 février 1889 et dont 44 numéros paraîtront jusqu’en 1895, et Les almanachs du Père Peinard[2]qui, au nombre de cinq, prolongent et renouvellent la popularité de la revue. L’hypothèse de mon travail est que l’écriture invective contribue à la construction du personnage du Père Peinard et favorise son actualisation.Les différentes orientations de la critique (littéraire[3], linguistique[4], sociologique[5]) amènent à travailler l’invective à partir de corpus actuels (soit en contexte « réel ») et littéraires (soit en contexte « fictionnel »), ce qui permet de caractériser une posture adoptée par le locuteur, mais également un « fait de texte ». On l’entend comme un dire violent et comme le vecteur (vectum) d’une créativité verbale. Il a été montré que l’invective est un acte performatif qui implique un pathos et / ou un éthos agressifs. Autrement dit, une invective s’avère une parole intentionnellement agressive et / ou une parole entendue comme une agression. Filant la métaphore guerrière, on présente les mots comme de véritables mots-objets, des projectiles aussi efficaces que les armes.

L’invective participe d’un événement, comportant une phase explosive dont le déroulement même représente l’action. Aussi est-elle envisageable comme une performance (selon la définition qu’en donne également l’art contemporain) parce que sa production est une force qui fait de l’ostentatoire une dynamique d’élocution et de réception. Son dire est tout entier au service de l’événement agressif — comme l’est le coup de poing ou le tir de revolver, de sorte que la décharge produit l’événement invective. Autrement dit, il y a une simultanéité entre l’énonciation et l’événement violent, ce qui fait penser à ce que John Austin définit comme les énoncés performatifs[6]. Il s’agit d’énoncés de forme indicative, c’est-à-dire qu’ils se présentent comme des descriptions d’événements dont l’énonciation accomplit l’événement qu’ils décrivent. Par exemple, l’énonciation de la phrase « Je promets de le faire » accomplit l’action de la promesse. Seuls quelques verbes possèdent cette propriété (conseiller, décider, jouer, promettre, jurer). Mais si l’invective produit des effets sur les actions, les pensées ou les croyances des destinataires, il faut admettre que les situations ne sont pas tout à fait semblables. L’invective est plutôt une métaphore du performatif défini par Austin. Et cadré dans les écrans du littéraire, le performatif souffre une définition diluée qui en fait une notion peu opérante.

Pour cerner la force de l’invective littéraire et mettre en avant la croisée — entre la fiction et la réalité —, je propose de recourir à une nouvelle notion et de nommer l’explosion l’invectif, par substitution au performatif. Je m’appliquerai à faire en sorte que ce concept cerne la spécificité de l’invective en contexte fictionnel.

1. L’équipage et la meute

Pouget présente le Père Peinard comme un cordonnier, un « gniaff », qui a cru en la Révolution, mais qui a été déçu par l’État. Cette personnalité populaire devient le médiateur qui permet à Pouget, aisé et instruit, de rejoindre « les bons bougres », public d’ouvriers et de paysans. La mise en scène fait jouer au Père Peinard le rôle dominant du guide, du mentor, pour ceux qu’il désigne comme ses « fistons[7] ». L’affection du discours montre en effet que c’est à des pairs qu’il s’adresse. Aussi, en filigrane du titre, faut-il lire les « pairs peinards » — d’abord entendus comme « ceux qui peinent dur[8] ». Les illustrations, qui accompagnent les articles des Almanachs comme ceux de la revue, montrent le Père Peinard comme un individu tonique et emporté. On y voit le « gniaff » agresser un bourgeois, le détrousser de son argent, lui cracher à la figure, ou lui enfoncer une chaussure sur la tête à coups de marteau. Mais il faut comprendre que, vu la nature de la production de Pouget (qui est écrivain, non pas affichiste ni dessinateur), l’agressivité du Père Peinard se manifeste d’abord dans le discours et que c’est cette violence d’abord orale que les illustrations viennent représenter sous forme de violence physique. Les dessins, en effet, ne réfèrent pas à des épisodes narrés, il s’agit d’une interprétation du style de Pouget qui favorise cette matérialisation.

La création d’une « communauté d’idées, d’espoirs et de besoins[9] » est le but premier des écrits de Pouget, dont l’enjeu est la propagande de l’idéal anarchiste. Différentes stratégies sont alors mises en place pour favoriser cette union. La première consiste à parler le même langage. Contrairement aux « “pontifes” du socialisme autoritaire qui usent d’une phraséologie ampoulée bonne à tromper le populo[10] », Pouget revendique un style populaire et argotique qui rompt avec le style noble des socialistes, jugé trop proche du langage bourgeois. Il s’agit d’une démarche marginale — sans être exclusive cependant — chez les anarchistes, dans la mesure où d’autres journaux, tels La révolte ou Les temps modernes, présentent un style beaucoup plus convenu. La démarche de Pouget est également cohérente avec celle d’une Anna Mahé qui, dans L’anarchie, défend « la méthode expérimentale » et emploie l’orthographe réformée visant à démonter la « pédogojie oficièle faite pour fabriquer des esclaves[11] ».

Revendicatrice et idiolectale (en ce sens qu’elle se veut le système de représentation d’une communauté d’idées), la parole du Père Peinard se fait donc argotique pour forcer la familiarité de son discours. De fait, la formation argotique pensée par Pouget repose sur une affection calculée. Séducteur ou invectif, l’argot tente d’associer le lecteur à la parole énoncée. Les affirmations et les colères se font ainsi communes :

Oui, nom de dieu, y a plus que ça aujourd’hui : la Grève Générale[12] !

Cochonne de manière de faire la guerre aux exploiteurs. Qui veut la fin veut les moyens, foutre ! Il s’agit de ne pas recommencer toutes ces gnoleries et de faire la guerre aux patrons comme on doit la faire !

Tout d’abord, nom de dieu, c’est jamais mauvais de tomber sur le poil des jean-foutre qu’on a sous la main, — comme ont fait les bons bougres de Decazeville avec Watrin. C’est le meilleur truc pour empêcher ces sales crapules de faire des misères au pauvre monde.

Ensuite, au lieu de foutre des tripotées aux faux-frères qui en pincent pour turbiner quand même, vaut bougrement mieux foutre à cul les ventilateurs et toutes les mécaniques[13].

On constate que la violence verbale et la grossièreté jouent un rôle essentiel dans la constitution de cette parole argotique. Les invectives (« exploiteurs », « jean-foutre », « sales crapules », « faux-frères »), les jurons (« foutre ! », « nom de dieu ») et les exclamations, en premier lieu, créent l’illusion d’une énonciation spontanée : « c’est franc. Ça sort sans qu’on le mâche ![14] ». La sincérité de l’humeur, plutôt que les qualités argumentatives, se veut la garantie de l’action du discours. Le locuteur emporté, tel un orateur charismatique, compte sur la vigueur de sa parole pour convaincre l’auditoire. La grossièreté (« foutre ! », « cochonne de manière », « gnolerie », « jean-foutre », « foutre des tripotées », « foutre à cul ») s’associe ici à une syntaxe lacunaire et populaire selon le postulat qu’un niveau de langue bas a davantage de chances de rejoindre les gens modestes. Selon Pierre Guiraud, un

gros mot se définit à la fois par son contenu, c’est-à-dire les choses auxquelles il réfère, telles que la sexualité, la défécation, la digestion, et par son usage, c’est-à-dire les classes sociales — plus ou moins « populaires », « vulgaires » et « basses » — qui l’emploient ordinairement[15].

La conception de la vulgarité en fonction de la « bassesse » sociale paraît problématique, mais pourtant il semble que la démarche de Pouget reconnaisse cette association ou du moins cette inclination du discours. La violence de la parole, comme la grossièreté, participent d’une certaine image de marque (entendue comme un stéréotype) du mouvement anarchiste que Pouget, contrairement à Jean Grave par exemple, ne souhaite pas renverser.

L’exigence de la communion encourage ainsi la création de clans exclusifs. De ce fait, l’univers du Père Peinard est dichotomique : il repose sur une distinction radicale entre les ennemis et les alliés. Ainsi, les « gas à poils », les « campluchards[16] », les « frangins[17] », les « trimardeurs[18] » et les « couche-tout-nu » s’opposent aux « proprios », « rentiers », « ratichons », « plein-de-truffes » et « marlous de la haute[19] ». Les ennemis du Père Peinard sont ceux des anarchistes : les tenants du discours autoritaire et autorisé, le « Tout à l’État ».

Il faut néanmoins savoir que, dans l’esprit anarchiste, cette violence est une contrainte. De fait, c’est toujours en persécuté que se positionne l’anarchiste. À ce titre, Pouget rapporte les paroles de Ravachol, figure importante du terrorisme anarchiste, qui explique :

L’anarchie veut faire de la société une grande famille où le plus faible sera protégé par tous, où tous les biens seront en commun, où chacun peut manger à sa faim. Mon intention a été de terroriser pour forcer la société actuelle à jeter un regard attentif sur ceux qui souffrent. Au lieu de nous prendre pour des criminels, nous ne sommes que les défenseurs des opprimés[20] !

Persécuté, l’anarchiste, dans sa défense, se change en persécuteur à son tour. Dans les écrits, cette mise en scène déploie la violence selon un vecteur unidirectionnel, étant entendu que l’anarchiste est toujours dans la position du tireur. Les efforts que déploie Pouget pour se constituer une armée de fidèles — « j’espère bien qu’aux vieux amis, il va s’en ajouter des nouveaux, qui se paieront nos flanches[21] » — révèlent que, pour la chasse qui s’engage, l’équipage a impérativement besoin de la meute.

2. Les armes et les bêtes

Les clans étant formés, la chasse peut commencer. Convaincu qu’il n’« y a qu’une chose de vraie et bonne : l’action directe du populo[22] », Pouget affirme qu’il faut « ne compter que sur notre poigne[23] » et que « notre biceps peut seul nous émanciper[24] ». C’est ainsi qu’il invente une écriture virile et musclée (force que valorise le discours anarchiste) mue par la rage et la haine, mais également par une forme de méchanceté amusante qu’il souhaite partager avec ses « camaros ». De fait, plutôt que d’employer ce que Milner appelle les « performatifs de l’insulte[25] », Pouget invente des resémantisations insultantes. À l’évidence, les conditions d’efficacité supposent qu’une invective est perçue comme telle. Ainsi, des énoncés qui n’intègrent ni « gros mots » ni insultes usuelles sont susceptibles de fonctionner pragmatiquement comme des invectives selon la réception qui en est faite. La variété des invectives s’avère de ce fait illimitée et la créativité rend la sémantique insultante fort riche, ce qui peut conduire le langage jusqu’au néologisme. La fabrication néologique est une voie très fréquentée lorsque la langue devient l’arme du Malin, vu comme un être sournois et astucieux. C’est en effet l’acuité de l’anarchiste qui s’avère sa plus grande force, ce dont témoignent la densité de la rhétorique et la richesse du langage. Je regrouperai ici les invectives de Pouget en deux grandes catégories devant permettre de composer une typographie sommaire de ses monstres : le richard et l’État.

Le richard

Le discours de Pouget pointe un ennemi global : le richard[26]. Celui-ci résume l’injustice que s’applique à dénoncer l’anarchiste, soit l’inégalité de la répartition des biens dans la société. Le richard se décline en diverses insultes, et on peut même penser que toutes les invectives de Pouget s’adressent à lui, dans la mesure où religieux, militaires, magistrats et politiciens s’y reconnaissent. La violence en dessine un portrait général : il est paresseux, obèse et monstrueux : « La bêtise des Pantoufles est toujours aussi crasseuse, la couche toujours aussi épaisse. Idem leur férocité[27] ». La paresse est le premier défaut attribué au riche dont le mode de vie oisif est en totale opposition avec le quotidien difficile du prolétaire. Le Père Peinard, dont le nom témoigne de sa vaillance, déteste les « feignasses[28] » et les « pantouflards[29] » qui ponctuent leur vie de congés payés par « ceux qui peinent dur[30] » :

Avec Prairial [20 mai-18 juin] s’amènera la saison des villégiatures : les richards s’en iront soiffer des eaux dans les trous chouettes ou nettoyer leur sale peau aux bains de mer.

En fait de bain, ils n’en méritent qu’un, ces chameaux-là : un plongeon dans les égoûts ! Ça leur pend au nez.

D’ici là, ils jouiront de leurs restes, usant nos chandelles par les deux bouts[31].

Figure

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Les loisirs des riches sont pour le Père Peinard une aberration : c’est le travail des « bons bougres » qui permet au richard de mener une vie oisive et c’est encore lui qui a droit aux vacances !

Les illustrations du Père Peinard confirment ce portrait en opposition : le riche est luxueusement habillé, son ventre est démesuré, et il est souvent placé dans une position oisive. À l’inverse, le Père Peinard est maigre, habillé modestement et ses manches de chemises sont relevées, symbole de son labeur. Dans l’esprit anarchiste, la fainéantise est associée à la bêtise (on remarque l’air d’« andouille[32] » de la vacancière sur l’illustration suivante).

L’embonpoint du richard est aussi une source de révolte pour celui qui se bat pour la « conquête du pain » (Kropoktine). La survie alimentaire est une préoccupation constante pour l’anarchiste qui ne « bouff[e] que des briques à la sauce aux cailloux[33] ». Aussi l’appétit des « sales bouffis », des « patapoufs » et des « plein-de-truffes[34] » est-il ressenti comme un affront : « Si les prolos n’avaient pas les yeux farcis de bouse de vache, il est clair que toutes leurs malédictions iraient à ces bandits[35] ».

Figure

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Et la révolte du Père Peinard en vient à gonfler l’obésité du « richard » au point d’en faire un être monstrueux, une créature cauchemardesque :

Et l’on songe à tous ces gosses que cette pourriture vivante qu’est le prince de Galles a violés dans sa vie !

On parle de Vacher comme d’un monstre horrifique.

Bien plus monstrueux et plus réellement crapuleux que le tueur de pastoures est le galeux royal.

Cet ogre ne tue pas les pauvrets qu’il martyrise — mais c’est tout comme !

Seulement il est de race royale… tout lui est permis[36].

La mise en parallèle d’un criminel reconnu et d’un homme politique est fréquente dans le discours agonistique de Pouget. La violence outrepasse ici la caricature et se fait véritablement outrageante. La métaphore de l’appétit insatiable inspire alors nombre d’invectives déclinant la figure du vampire : « La chasse aux patrons est la conséquence de la société actuelle. Tant qu’il y aura des exploiteurs qui suceront les prolos comme des vampires, on verra des fourbis pareils[37] ». Plus le discours se tend (comme on le fait avec un arc), plus il met en avant la cruauté de l’ennemi.

Ma première constatation est que Peinard ne se plie pas aux schémas attendus de la rencontre violente. De fait, la parole violente a, de manière générale, une visée guerrière. Le langage est dans ce cas employé à des fins cruelles puisqu’il s’agit de tuer l’autre par les mots. La scène qui se joue implique alors trois actants : le locuteur, le destinataire et la cible, mais également un quatrième, témoin-lecteur de l’invective. Et il est attendu que le locuteur soit l’instance cruelle, car l’échange agonistique met habituellement en place des rapports de force qui offrent à l’agresseur la possibilité d’affirmer sa puissance en insistant sur la faiblesse de l’autre. Cette attitude correspond à la fonction transitive de l’injure. L’invective en tant que parole guerrière repose sur une subordination entre une instance active et une instance passive. Pendant la rencontre, explique Uli Windisch,

les rôles, les places, les positions s’échangent d’un discours à l’autre mais l’élément moteur, à savoir l’établissement d’un rapport hiérarchique et inégalitaire à des fins de domination, subsiste[38].

La logique veut que l’agresseur soit en position de force. Néanmoins, dans les écrits de Pouget, le personnage de Peinard s’obstine à ne vouloir jouer qu’un rôle : celui de l’éternelle victime ; et cette posture influence la nature de son discours violent. Hors de lui, le protagoniste projette sa peur — comme on jette un projectile — à la face de ses ennemis. L’invective expose l’inhumanité de l’adversaire en dénonçant sa cruauté. La situation pragmatique repose ainsi sur une rhétorique de l’hyperbole, supposant que la cruauté exacerbe la sensibilité et favorise la collusion de la communauté. Représentant les « richards » en « ogre[s] » ou en « vampires », l’anarchiste fait le pari de Persée et tend au monstre le miroir qui, seul, peut le détruire.

L’État

Le « richard » englobe une pluralité d’ennemis que le Père Peinard étoile en trois catégories : les « Galonnards », les « ratichons » et les « jugeurs[39] ». Ces personnalités sont autant de bêtes traquées. De fait, il est fréquent que la violence déshumanise l’ennemi en lui associant un totem péjoratif. Et le bestial est souvent associé à la catégorie des « gros mots ». Ramener l’adversaire à un animal s’avère un procédé agonistique usé, et cette usure est représentative de la société et de la culture qui la produisent. Pouget emploie, en effet, des clichés insultants (« cochon », « porc », « chameau »), mais, pour rendre son discours plus percutant, il invente aussi des néologismes et des mots-valises qui renouvellent le registre du bestial ; naissent ainsi les « chameaucrates » comme les « têtes de veau de la Triperie sénatoriale[40] ». On constate que, dans l’imaginaire anarchiste, la bête représente d’abord la bêtise.

Mais c’est surtout dans la vermine que s’incarnent, dans l’esprit du Père Peinard, les membres de l’État ; on y retrouve des « poux mystiques », des « punaises de sacristie » et des « morpions capitalistes[41] ». Pour l’anarchiste, tous les partis se valent, si les « Esterhaziens » sont des « cafards[42] », les « Dreyfusiens » sont des « sangsues[43] ». Les bêtes traquées, « scorpion », « vipère[44] » et autres « chacal[s][45] », sont ainsi toutes plus horribles les unes que les autres. Le bestiaire anarchiste se compose de sauriens, de reptiles, d’insectes ou de charognards, créatures qui causent la répulsion et le dégoût. Le lexique de l’invective organise un monde grouillant de créatures qui relèvent de la tradition grotesque et participent d’une imagination de carnaval cauchemardesque. Et ce carnaval s’avère une forme d’exorcisme puisqu’il purge le monde de ses démons. L’expulsion, dont participe aussi la mise en scène, se fait chez Pouget par la parole. Libérateur, le dire (ou le rire) incarne des créatures immondes, puis l’interlocuteur-exorciste expulse la bête monstrueuse hors de la cité. La chasse à courre devient ici une véritable chasse au monstre, ce qui n’est pas sans souligner le courage du chasseur.

De fait, la « vermine » est non seulement infecte et répugnante, mais également féroce :

Les ratichons […] ils ont le citron confit en méchancetés et n’ont qu’un dada, répandre la souffrance, la misère et la mort.

Ils sont féroces de tempérament !

Féroces comme leur religion qui nous serine que le Père des Mouches s’est amusé à nous coller sur la terre pour nous y voir pâtir horriblement, après avoir eu soin de nous meubler le ciboulot de la crainte bassinante d’aller, une fois dans le royaume des taupes, rôtir à perpète en enfer. L’inquisition, les bûchers, les supplices atroces, les massacres et toutes les abominations qui ont fait la désolation de l’Humanité sont la conséquence logique et inéluctable du maboulisme crétin[46].

Les indignations de Peinard prennent en chasse des ennemis qui s’avèrent ponctuellement spécifiques, mais l’accumulation des situations agonistiques montre que l’anarchiste tire sur plusieurs cibles à la fois. Dans l’exemple précédent, c’est le religieux qui est désigné comme le premier fautif de l’échec de la Révolution et le principal coupable de toutes les misères sociales, alors que, dans l’exemple suivant, ce sont les hommes politiques : « Grâce aux jean-foutre, aux endormeurs, aux députés, à toute la vermine qui a de tout [sic] temps rongé le populo, la Révolution a dévié. Tout est à recommencer, nom de dieu ![47] ». On comprend que ce n’est pas une argumentation raisonnable qui motive le discours du Père Peinard mais plutôt une logique de l’urgence et de l’emportement. Le regard brouillé par la colère, l’anarchiste confond les monstres et les voit tous plus horribles et coupables les uns que les autres. La parole de Peinard est mue par des mouvements d’humeur qui doivent entraîner le lecteur dans une révolte commune. Et l’anarchiste ne minimise pas la difficulté de la guerre qu’il fomente ; au contraire, il insiste sur la férocité et la monstruosité (gigantesque) de l’ennemi. Il est attendu que la foi en la cause, la vivacité et le bouillonnement permettent à David de vaincre Goliath.

3. Le terrain et la traque

Le terrain oblique

Destinés aux « aminches[48] », les écrits de Pouget se fondent sur une pragmatique de l’invective indirecte dans la mesure où, sauf dans quelques situations exceptionnelles, l’anarchiste n’insulte pas directement le « richard ». Les conditions de la production font en effet en sorte que l’invective est d’abord référentielle : c’est par le biais d’une propagande virulente qu’est atteinte obliquement la cible étatique.

L’invective est pensée dans la perspective d’une alliance avec un tiers, soit le « bon bougre » que Peinard tente de rallier à sa cause. Aussi la violence verbale est-elle une arme de chasse qui doit être actionnée par plusieurs mains. Le mot n’est pas dans le discours de Pouget ce « mot-projectile » défini par les critiques, mais ce que je suis tentée d’appeler un « mot-ricochet », puisqu’il est d’abord destiné à troubler les « bons bougres » afin que ceux-ci, par contrecoup, partent à l’attaque de la cible désignée. Et il s’agit là d’une spécificité des écrits de Pouget qui reposent sur une stratégie en deux temps : il faut violenter celui que l’on désire rendre violent. Tout est mis en place pour gagner le crédit du lecteur et en faire un complice, un pair, de la violence. Il importe d’organiser un complot qui l’amènera à renverser le rapport de force entre le « populo » et l’État, entre la bête traquée et le chasseur.

La traque pétaradante

La rhétorique des écrits de Pouget repose ainsi sur une théâtralisation de l’invective proche du théâtre de boulevard ; de fait, Peinard veut ébahir le lecteur avec des pétarades, et il est prévu que cet émerveillement le rallie à la thèse anarchiste. Aussi sa poétique de l’invective est-elle tapageuse, tout entière dans l’ostentatoire. En effet, on a vu qu’il s’agissait de rendre l’ennemi monstrueux, de le fixer en le peignant selon des proportions gigantesques et désavantageuses qui l’exposent et le donnent à voir. Le monstre, c’est la pieuvre capitaliste, le patron à l’obésité monstrueuse, la patrie infanticide[49]. Toutefois, il faut comprendre que le monstre né de la violence du discours n’est pas une identité pleine, mais le résultat d’une démonstration qui le crée en tant que tel.

De fait, l’« invectiveur » n’argumente pas ses opinions, il les impose : plutôt que de détailler sa politique et ses idéaux, le Père Peinard invective, ce qui lui permet de faire l’économie de l’argumentation. Et le pamphlétaire supplée ce défaut, en faisant reposer la propagande sur le principe du martèlement. Il inculque ainsi des réflexes de pensée chez les lecteurs qui forgent leurs haines et leurs affections.

Ainsi, le processus invectif repose sur une structure synonymique qui contribue à la typification de l’ennemi (« tout poil », « toute sauce »), procédé que reconnaît également le romanesque, et qui apparaît comme caractéristique de la production au XIXe siècle[50]. On voit d’ailleurs que les invectives sont majoritairement au pluriel, car elles visent la massification des individus. Respectant une forte rhétorique de la caricature, l’écrivain agglutine la classe dirigeante en une masse informe et impersonnelle qu’il déteste de façon unanime. L’individu perd ainsi sa singularité au profit d’une nomenclature du péjoratif. On compose un tableau de chasse en accumulant les trophées ; chaque spécimen se veut représentatif de l’espèce pour les besoins de la collection.

Conclusion : vers une définition de l’invectif

L’examen des écrits mettant en cause le personnage du Père Peinard permet d’avancer une nouvelle définition de l’invective en régime fictionnel. De fait, il a été montré que la typographie de l’invective est très créative chez Pouget. La violence est liée à un plaisir de l’invention langagière et donne lieu à plusieurs trouvailles qui garantissent la popularité du discours. Le vocabulaire de l’invective est riche et si la violence s’appuie sur des registres attendus de la violence (la grossièreté, la bestialité), ceux-ci sont déclinés selon des formes originales qui gonflent le cliché au point de le faire exploser. L’invective est donc une part essentielle de l’esthétique du texte, son impétuosité confère à l’écriture une force et une densité que reconnaît le littéraire. Ce sont, en effet, les qualités stylistiques de la production de Pouget qui en font un outil de propagande performant. Sensible à la dimension transgressive et à la nouveauté de sa lecture, le « bon bougre » croit déjà à la possibilité d’une révolution.

La mise en scène de la violence est également audacieuse. Bien que de nature pamphlétaire, les écrits de Pouget lorgnent vers la fiction (le romanesque servant ici de modèle). Déléguant la prise de parole à une figure fictionnelle, l’auteur brouille les repères génériques. En général, le pamphlétaire se distingue des autres polémistes par la position de son discours, par le « regard » qu’il jette sur le monde, étant entendu que ce regard se singularise par son caractère incisif. La forme de la violence paraît l’élément essentiel de la définition de la parole pamphlétaire. Mû par un « sentiment viscéral[51] », le pamphlétaire crée un discours intense. Et en ce sens, la fiction ne présente pas une intensité différente de celle du pamphlet, les codes émotifs passant aisément d’un genre à l’autre. L’« invectiveur » mis en scène dans la fiction se reconnaît donc dans la rhétorique de l’excès investie par le pamphlétaire. Les enjeux de la parole diffèrent, cependant, du fait que, par opposition à la parole pamphlétaire, la parole fictionnelle n’est pas naturalisée, c’est-à-dire que la voix énonciative n’est pas unique et univoque, ce qui a des conséquences sur l’engagement du discours agonistique. Dans le contexte fictionnel, il faut distinguer deux niveaux discursifs : le diégétique, référentiel par rapport à la situation énonciative, et l’extradiégétique, référentiel par rapport à une réalité historique. La parole polyphonique dans le contexte fictionnel multiplie les actants de l’échange, de sorte que l’acte d’énonciation fictionnel s’accompagne autant d’absences que de dédoublements matriciels. Ainsi, les intentions énonciatives du pamphlétaire ne peuvent être les mêmes que celles de la fiction. Le premier impose une thèse, alors que l’autre exalte un récit.

Force est donc d’admettre qu’aux vues de la posture adoptée par Pouget, les écrits du Père Peinard renoncent à l’actualité propre au pamphlet au profit d’une rhétorique plus proprement fictionnelle à laquelle il reconnaît une force invective. Aussi cette production, de par sa stylistique, met-elle en avant l’intersection, la croisée, à laquelle se trouve la violence verbale dans le contexte littéraire.

Les détours de l’écriture fictionnelle permettent difficilement de penser l’invective d’après le régime du performatif (qui supporte mal par définition les intermédiaires). Et la rhétorique par ricochet d’Émile Pouget exhibe bien cette mise à distance constitutive du fictionnel. Il faut donc, selon moi, penser l’expression de l’invective en contexte fictionnel selon un nouveau régime que j’appelle l’invectif pour marquer la distinction avec le performatif qui ne peut s’appliquer qu’à la violence verbale en contexte actuel.

L’invectif implique un combat bien réel, au moins une expérience vécue comme telle et des convictions absolues, mais il supporte également une posture qui tient du jeu de rôle et respecte la fiction. Le régime de l’invectif montre que, dans un premier temps, le texte fictionnel, anarchiste ici, marque son inscription dans le contexte sociohistorique par l’emploi d’un lexique socialement attesté, parfois même jusqu’à la banalisation. Recyclant un discours premier déjà constitué, l’écrit inscrit la fureur, il colle et organise les colères de l’espace public. La conscience des paramètres sociohistoriques permet, dans un second temps, à Pouget de composer à partir du noyau social. La néologie est à ce titre un procédé révélateur dans la mesure où l’invention donne à voir l’état de l’idiome. Et les conditions de la réception de la violence écrite varient historiquement et évoluent : le regard contemporain modifie le contenu de la violence, qu’elle soit pamphlétaire ou fictionnelle. Le texte anarchiste prévoit cette variabilité dans la mesure où inlassablement il témoigne de son historicité. L’esthétisation de la violence déplace les enjeux de la réception : l’émotion acquiert ainsi une durabilité exceptionnelle. Fixée dans l’écrit (par le néologisme, le jeu de langage ou l’effet sonore), l’émotion est perpétuellement reconduite par la succession des lectures. Et cette monstration utilise la circonstance comme une matière créative qui outrepasse les temporalités.

La structure mnémonique qui soutient l’invectif force l’éclatement des frontières temporelles. Et c’est cette inscription, cette gravure (tableau), qui fait la force et la spécificité de l’invective littéraire.