Abstracts
Résumé
Cet article décrit certaines pratiques, valeurs et représentations partagées par de jeunes hommes et femmes vivant à Quaqtaq, une petite communauté du nord du Nunavik (Québec). Basée sur des entretiens menés avec 27 jeunes âgés de 15 à 25 ans et 15 adultes, la description montre de façon concrète comment les habitudes culturelles et sociales des jeunes combinent mode de vie inuit et culture mondialisée. L’article en arrive à la conclusion que l’identité des jeunes émane d’un processus de confrontation et d’intégration qui rassemble au sein d’une matrice commune divers éléments signifiants de la culture inuit locale avec des contre-influences marquantes et attirantes en provenance du monde extérieur.
Abstract
This article describes some practices, values, and mental representations shared by young men and women living in Quaqtaq, a small community in northern Nunavik (Quebec). Based on interviews with 27 youth aged 15 to 25 years old and 15 adults, the findings concretely show how the cultural and social habits of young people combine the Inuit way of life with global culture. The article concludes that youth identity stems from a process of confrontation and integration that brings together, within a common matrix, various meaningful elements of local Inuit culture with strong and appealing counter-influences from the outside world.
Article body
Introduction
Les questions identitaires ont constitué et constituent encore un thème de recherche important chez les spécialistes des études inuit. L’identité est comprise ici comme une construction sociale, une façon d’entrer en relation avec les autres qui constitue l’aboutissement, toujours fluide et mouvant, d’un processus d’identification (Dorais 2010a: 261-279). On s’auto-identifie, on se ré-identifie et on identifie les autres à chaque fois qu’on établit ou entretient une relation avec autrui. L’identité se manifeste ainsi sous forme de processus dynamiques, en tant que résultat d’interactions entre individus partageant souvent – ou présumant partager – des pratiques et représentations communes. Puisque de telles interactions sont plurivoques et variables, le processus d’identification fait appel à de multiples dimensions, parfois conflictuelles, qui forment des combinaisons hautement spécifiques et mobiles, et ce tant au niveau individuel que collectif de la vie sociale.
Presque toutes les analyses de l’identité inuit contemporaine adoptent le paradigme constructiviste et relationnel précédemment décrit. Elles montrent que les définitions que les Inuit donnent d’eux-mêmes émergent des rapports qu’ils établissent avec divers éléments de leur entourage: l’environnement; leur famille et leurs éponymes; les lieux qu’ils habitent; la politique nationale et régionale; la langue; la religion; et (ou) les non-Inuit en général. Depuis 20 ans, pas moins de sept monographies de villages inuit modernes ont décrit la façon dont des communautés entières entretiennent des relations suivies avec le monde extérieur, tout en essayant de préserver divers aspects d’une identité collective que leurs membres définissent comme «inuit»[1]. Cet article tente de mettre en lumière, à partir d’une étude de cas, ce qui est significatif et source d’identité dans la vie des jeunes Inuit d’aujourd’hui.
Jeunesse inuit et identité
Les questions identitaires en milieu inuit touchent les adolescents (uvikkait) et les jeunes adultes (inuusuttuit) de manière particulièrement marquante. La scolarisation, l’influence des médias, l’intérêt pour la culture globale et une assez bonne maîtrise de l’anglais – et (ou) du français au Nunavik – rendent les jeunes Inuit plus familiers que la plupart de leurs aînés avec une forme de contemporanéité originaire de l’extérieur de l’univers local. Les jeunes semblent souvent trouver les pratiques et représentations sociales et culturelles exogènes plus intéressantes et mieux adaptées à la vie d’aujourd’hui que celles qui émanent de la culture inuit dite «traditionnelle». Mais en même temps, la majorité d’entre eux se considèrent pleinement inuit – et valorisent plusieurs aspects de leur identité autochtone – même si les aînés leur disent parfois qu’ils ne sont pas de «vrais» Inuit, puisque leurs savoirs culturels et linguistiques laissent à désirer. Ce que Condon écrivait en 1987 à propos des jeunes Inuvialuit de Holman Island s’applique encore largement de nos jours: «Même si les adolescents de Holman s’intéressent plus aux marottes et aux toquades du Sud qu’à la tradition culturelle de la société inuit, plusieurs jeunes gens sont clairement conscients de l’importance de leur appartenance ethnique» (Condon 1987: 205, ma traduction).
D’autres recherches portant sur la jeunesse inuit au Canada rejoignent les conclusions de Condon. Collin (1988) montre que les jeunes font face à ce qu’ils perçoivent souvent comme une contradiction insurmontable entre Inuit et Qallunaat, qui leur fait croire qu’ils n’appartiennent à aucun de ces deux groupes, alors que Targé (2005) et Jérôme (2005) soulignent le manque de communication entre générations. Cette situation – à laquelle s’ajoutent des facteurs tels que l’isolement et le manque d’emploi – conduit à des problèmes de toutes sortes. Ceux-ci semblent récurrents. Dans sa thèse d’anthropologie sur le suicide des jeunes au Nunavik, Bujold (2006) a montré que l’autodestruction, ainsi que d’autres difficultés contemporaines, seraient dues au moins en partie au manque de modèles culturels de l’adolescence. En l’absence de tels modèles, les jeunes seraient incertains de leur identité personnelle, même s’ils ne remettent pas en cause leur identité collective en tant qu’Inuit. Cette insécurité pourrait être également liée à certains aspects du mode d’éducation des enfants (Briggs 1998), ainsi qu’aux attitudes des adultes envers des jeunes pris entre les demandes contradictoires du foyer et de l’école (Douglas 2009).
Les Inuit sont tout à fait conscients des problèmes de la jeunesse et ils en voient souvent la solution dans un retour aux pratiques culturelles et langagières et aux valeurs d’autrefois, qui renforceraient l’identité des jeunes (Condon et al. 1995; Searles 1998; Tulloch 2004; Laugrand et Oosten 2009). Dans un exposé présenté à l’occasion d’un colloque organisé par la Société Makivik, le président de Saputiit, l’association des jeunes du Nunavik, déclarait qu’il fallait soutenir la langue et la culture inuit afin de permettre à la jeunesse de revenir au passé traditionnel, pour qu’elle puisse accéder à l’indépendance psychosociale à une époque où les familles n’étaient plus toujours en mesure d’apporter une aide morale et émotionnelle aux jeunes (Ipoo 2005). Mais Ipoo signalait du même coup que la vision du monde des jeunes diffère souvent radicalement de celle des membres adultes de leur famille, de leurs grands-parents en particulier. Il semble donc que si un retour à la tradition peut éventuellement aider la jeunesse à résoudre certains de ses problèmes identitaires, on doit aussi prendre en compte ses pratiques culturelles propres, souvent très différentes de celles de ses aînés. Il devient alors clair qu’une description des relations sociétales des adolescents et jeunes adultes inuit, ainsi que des activités qu’ils jugent importantes, le tout menant à une réflexion sur leurs constructions identitaires, pourrait jeter un éclairage nouveau sur la difficulté qu’ils paraissent avoir à entrer simultanément en relation avec leur communauté locale et le monde extérieur.
Méthodologie de la recherche
C’est en interrogeant les 15-25 ans et ceux qui les entourent sur les éléments significatifs de la vie quotidienne et des valeurs de la jeunesse qu’on peut avoir accès à ce qui fonde l’identité des membres de ce groupe d’âge. Une telle recherche, de type qualitatif, doit être menée de préférence dans une communauté aux effectifs limités, afin que l’échantillon de personnes interrogées représente un pourcentage assez élevé de la population cible. Sans viser à la représentativité statistique, un échantillonnage de ce calibre permet habituellement de mettre en lumière les principales pratiques et opinions en usage dans le groupe étudié.
La recherche dont cet article rend compte s’est déroulée à Quaqtaq, un village situé à la pointe nord-ouest de la baie d’Ungava (Nunavik). En 2005, Quaqtaq comptait 346 habitants, dont 321 (92,7%) d’origine inuit. L’âge médian de ses résidents était de 16,9 ans, ce qui illustre l’importance numérique des jeunes. Les Quaqtamiut (habitants de Quaqtaq) pratiquent encore régulièrement la chasse et la pêche de subsistance, même si le gros de leurs revenus provient maintenant du travail salarié et des transferts gouvernementaux. Le village, assez typique des autres communautés inuit de l’Arctique canadien, a été choisi en raison de ma familiarité avec lui, fruit de recherches conduites là-bas depuis 1965 (Dorais 1984, 1997, 2010b).
L’étude a été menée de 2007 à 2010. Durant l’été et l’automne 2007, deux élèves inuit de niveau secondaire et un du collégial, vivant tous à Quaqtaq, ont interviewé 27 jeunes hommes et femmes, après avoir reçu une formation méthodologique de base. Les entrevues portaient sur les pratiques de ces jeunes: usage langagier; participation aux activités de subsistance; relations avec la famille, les pairs, les aînés et les non-Inuit; participation aux activités communautaires et religieuses; activités de loisirs; rapport à l’école, au travail et à l’argent; opinions sur la culture inuit, la vie dans la communauté et l’avenir prévisible. L’année suivante, 15 parents et grands-parents ont été interrogés au sujet de la situation des jeunes, et cinq d’entre eux ont participé à une discussion en ondes à la radio communautaire. Une auxiliaire de recherche étudiante a interviewé sur le même thème une dizaine d’intervenants sociaux allochtones oeuvrant ou ayant oeuvré à Quaqtaq, et un autre étudiant a collaboré au dépouillement des données d’entrevues.
Ce que les jeunes disent d’eux-mêmes
Les entrevues avec les jeunes Quaqtamiut constituent une riche source d’information sur leurs intérêts et leurs habitudes de vie. Dans les pages qui suivent, je traiterai successivement des relations sociétales, des usages langagiers, de la participation communautaire et des activités de formation et de travail de ces jeunes, ainsi que de la façon dont ils perçoivent et apprécient les deux cultures en présence: la culture inuit et la culture globale. Je soulignerai, le cas échéant, les différences entre adolescents (15-20 ans) et jeunes adultes (21-25 ans), de même que celles entre garçons et filles. Nous verrons ensuite comment les adultes perçoivent la jeunesse.
Les relations avec les autres
La moitié environ des adolescents disent entretenir de bonnes relations avec leur famille et être influencés par celle-ci. Plusieurs soulignent que la qualité des relations dépend souvent du membre de la famille avec qui ils entrent en rapport. Bon nombre d’adolescents disent s’ennuyer de leurs proches quand ils en sont éloignés, mais quand ils vivent ensemble, les choses peuvent parfois se dégrader. La grande majorité habite encore chez ses parents et la plupart des repas sont pris en commun. Mais la commensalité et d’occasionnelles séances de télévision mises à part, les activités familiales sont rares, tant chez les filles que chez les garçons.
Les jeunes adultes, les femmes surtout, semblent entretenir de bonnes relations avec leur famille, quoique ces répondants disent voir leurs parents et leurs frères et soeurs moins souvent que c’est le cas chez les adolescents – peut-être parce que certains d’entre eux ont déjà fondé leur propre foyer. Par conséquent, ils participent rarement à des activités incluant des membres de leur famille d’origine.
De prime abord, adolescents et jeunes adultes semblent entretenir des relations plus serrées avec leurs amis qu’avec leurs parents. Tous disent en effet être en excellents termes avec leurs camarades. Dans la plupart des cas, garçons et filles se tiennent très souvent avec leurs amis, et ce quel que soit leur âge. De jour comme de nuit, ils se baladent à pied dans le village, font des tours de scooter ou de véhicule à trois roues, jouent aux cartes ou, selon la saison, au hockey ou au volleyball, ou encore se contentent de bavarder et «d’avoir du plaisir» ensemble. Quelques-uns avouent consommer des drogues douces de temps en temps.
Il est intéressant de noter que tous les répondants disent que la plupart de leurs amis, sinon tous, leur sont apparentés. Il s’agit souvent de cousins, mais parfois aussi de frères ou de soeurs. La différence entre «amis» et «parents» est donc ténue, et la camaraderie est pour une bonne part intrafamiliale. Les attitudes envers les pairs sont surtout liées à l’âge. Quand on a des frères et soeurs dont l’âge se rapproche du sien, on se comporte généralement à leur égard de la même façon qu’on le ferait avec des amis.
Envers les aînés par contre, les rapports sont plus distants. Tous les répondants soulignent n’interagir que rarement avec eux, sept adolescentes affirmant même ne jamais, ou presque jamais, avoir de contacts avec les personnes âgées de la communauté. Malgré leur rareté, les relations ne sont pas nécessairement mauvaises. À trois exceptions près, il n’y a pas conflit entre jeunes et aînés. Plusieurs adolescents des deux sexes estiment que les aînés comprennent leurs problèmes, et qu’eux-mêmes sont sensibles à la situation des personnes âgées, mais seuls un garçon et deux filles discutent de leur vie personnelle avec leurs aînés. Ces derniers n’en sont pas moins considérés par certains comme les modèles culturels de la communauté et en conséquence, quand on a l’occasion de converser avec eux, on écoute ce qu’ils ont à raconter.
C’est avec les grands-parents que les contacts sont les plus fréquents, mais il arrive aussi qu’on demande aux jeunes d’aider un aîné non apparenté, ou qu’un jeune se porte volontaire pour ce faire. L’aide aux aînés est considérée comme normale et souhaitable. Toutefois, les services rendus mis à part, jeunes et vieux ne participent à peu près pas à des activités communes.
Enfin, questionnés sur les rapports qu’ils entretiennent avec les Qallunaat, les répondants affirment généralement que leurs relations sont peu fréquentes. C’est principalement le cas chez les adolescents, dont l’interaction avec les non-Inuit se limite (ou se limitait) aux heures d’école. Il est vrai que la population allochtone de Quaqtaq est peu élevée (25 personnes sur 346 en 2005) et qu’elle se compose surtout d’enseignants et de membres du personnel infirmier. En dehors de l’école, quelques garçons de tous âges font partie d’équipes de hockey ou de basket comprenant des résidents qallunaat. Chez les jeunes adultes, les contacts avec les allochtones se font surtout sur le lieu de travail, mais l’école et le dispensaire mis à part, les grands employeurs locaux (la municipalité et la coopérative) n’engagent que des Inuit. Sinon, on rencontre des allochtones quand on voyage dans le sud du pays. Quelques jeunes femmes mentionnent aussi qu’il leur arrive parfois de faire la fête en compagnie de Qallunaat de passage à Quaqtaq. Elles s’estiment quelque peu influencées par ces derniers, alors que la plupart des jeunes affirment ne pas subir l’influence des allochtones puisque ceux-ci ne comprennent pas vraiment les Inuit.
L’inuktitut, l’anglais et le français
Certains donnent une dimension langagière à cette incompréhension présumée de la part des non-autochtones. Puisque, à Quaqtaq, la communication se fait presque exclusivement en inuktitut, les Qallunaat sont automatiquement exclus d’une bonne partie de la vie sociale locale, aucun allochtone ne parlant la langue des Inuit.
Tous les répondants se disent bilingues en inuktitut et en anglais, et quatorze d’entre eux parlent aussi français, quoique l’on entende rarement cette langue à l’extérieur de l’école, le français étant, semble-t-il, considéré comme une matière académique plutôt que comme un réel outil de communication. À deux exceptions près, les répondants affirment utiliser presque exclusivement l’inuktitut avec les membres inuit de la communauté, même s’ils mêlent parfois des phrases ou des mots anglais aux énoncés en langue autochtone. Tous disent écouter de temps en temps la radio communautaire (qui diffuse exclusivement en inuktitut), mais seuls quatre adolescents regardent occasionnellement des émissions inuit à la télévision.
Les entrevues confirment donc ce qui a été observé par ailleurs à Quaqtaq (Dorais 1997): même chez les jeunes, et à la différence de ce qui se passe dans les plus gros villages – ceux du Nunavut en particulier (Dorais et Sammons 2002; Tulloch 2004) –, l’inuktitut reste la langue d’usage de l’ensemble de la population autochtone. L’anglais et le français sont réservés à la communication avec les non-Inuit et avec le monde extérieur en général, même si, à l’école, ils servent de médiums d’enseignement quasi exclusifs au-delà de la deuxième année du primaire.
La vie communautaire
Mes recherches antérieures à Quaqtaq (Dorais 1997) ont montré que l’usage de l’inuktitut constitue l’un des fondements de l’identité locale. Cette identité repose aussi sur le maqainniq, les activités de subsistance communautaires, familiales ou individuelles. Comme c’est le cas pour la langue, le maqainniq joue un rôle important chez les jeunes. À une exception près, tous les répondants affirment apprécier les excursions de chasse, de pêche et de camping sur le territoire auxquelles ils s’adonnent de temps en temps. Les garçons pratiquent surtout la chasse au caribou, au phoque, au béluga et aux oiseaux migrateurs, alors que les filles préfèrent la pêche. Les plus jeunes partent surtout en compagnie de membres de leur famille, alors que les plus âgés se déplacent souvent entre amis, en motoneige l’hiver, en canot à moteur ou en véhicule tout terrain l’été. Peu de garçons et de jeunes femmes participent aux voyages collectifs de chasse et pêche organisés par la municipalité de Quaqtaq, mais bon nombre d’adolescentes y prennent part avec leur mère, afin de s’adonner à la pêche.
Tous les répondants disent participer aux activités festives communautaires qui ponctuent l’année: danses et banquets à l’occasion des fêtes de fin d’année; matches de hockey pendant l’hiver; célébration de la fête des Autochtones (21 juin) et de celle du Canada (1er juillet). Les garçons semblent préférer le hockey et les concours d’adresse alors que les filles disent aimer surtout la danse et les repas collectifs.
Autre fondement de l’identité communautaire, pour les aînés tout au moins, la pratique religieuse – pentecôtiste ou anglicane – ne semble pas jouer de rôle majeur chez les jeunes. Si presque tous ont fréquenté l’église pendant leur enfance, ce n’est plus le cas que d’une petite minorité, tant chez les adolescents que chez les jeunes adultes. Plusieurs avouent avoir cessé de pratiquer quand ils ont commencé à prendre de la drogue. Ceux qui vont encore à l’église estiment la religion importante, mais les autres nient cette importance ou bien disent ne pas savoir exactement ce qu’il en est.
Sur un plan plus général, une majorité de répondants affirment ne pas vraiment aimer vivre à Quaqtaq. Beaucoup disent s’y ennuyer. Il n’y a rien à y faire et le temps est souvent maussade. Les garçons mentionnent le manque de travail, alors que les filles se plaignent du peu de variété et du coût élevé de ce qu’on vend au magasin coopératif, ainsi que de la présence d’alcooliques et de «personnes stupides». Tous, ou presque, affirment souhaiter vivre dans une plus grosse agglomération. Et pourtant, quand on leur demande si la communauté a quand même ses bons côtés, les répondants ne se font pas prier pour répondre. Ils disent apprécier la présence de leur famille et de leurs amis, le plaisir qu’ils ont à se balader et à s’amuser en groupe, la possibilité de se déplacer sur le territoire, la présence d’un aréna, d’une maison des jeunes et d’une piscine publique, etc. L’ennui que distille parfois la vie à Quaqtaq semble donc compensé par la chaleur des relations humaines et la présence d’un environnement sain et agréable. Les activités de loisir, nombreuses et variées semble-t-il, permettent aux jeunes de profiter des bons côtés de la vie au village.
L’école et le travail
Tous les répondants sont passés par l’école Isummasaqvik de Quaqtaq, quelques-uns y poursuivant encore leurs études au moment de l’entrevue. La majorité des adolescents des deux sexes et des jeunes hommes déclarent ne pas aimer – ou ne pas avoir aimé – l’école. Par contre, toutes les jeunes femmes de plus de 20 ans disent avoir apprécié leur scolarité. Les cours favoris sont l’éducation physique et l’informatique, et quelques répondants mentionnent avoir aimé les mathématiques et le fait d’apprendre des choses sur la vie en général. Mais tous estiment que bon nombre de cours sont ennuyants et inutiles, ce qui est, ou était, source de frustration. On mentionne également des problèmes d’interaction avec certains enseignants qallunaat, qu’on ne comprend pas toujours quand ils donnent leurs cours et qui, dit-on, ont parfois des attitudes qu’on interprète comme racistes. Inversement, les bons professeurs sont appréciés, mais on déplore le fait que leur séjour à Quaqtaq soit souvent très court.
En dépit de ces problèmes de communication et conflits de personnalité, qui contribuent pour beaucoup au décrochage scolaire, particulièrement élevé à Quaqtaq, tous les répondants, sans aucune exception et quel que soit leur âge, affirment qu’ils aimeraient poursuivre leur formation. Ils parlent de compléter leur secondaire, apprendre la mécanique, les langues ou autre chose et, dans deux ou trois cas, fréquenter le collège ou l’université.
Bien qu’ils aient souvent quitté l’école assez tôt, les répondants ne semblent pas avoir trop de mal à trouver du travail. Vingt-trois d’entre eux, garçons et filles de tous âges, disent travailler ou avoir déjà travaillé. Il s’agit cependant souvent d’emplois temporaires à temps partiel (au magasin coopératif ou à la maison des jeunes par exemple). C’est pourquoi sans doute les opinions des répondants divergent quant à la facilité avec laquelle on peut trouver du travail à Quaqtaq. Plusieurs estiment assez difficile de dénicher un emploi stable et la moitié des jeunes interviewés affirment être prêts à aller travailler en dehors du village, y compris dans le sud du pays.
Interrogés sur l’importance que l’argent a pour eux, presque tous les adolescents s’accordent à dire qu’il leur importe d’en avoir. Les jeunes adultes, par contre, sont plus divisés, la moitié seulement des jeunes hommes et femmes affirmant accorder de la valeur aux gains monétaires. Tous, cependant, quel que soit leur âge, estiment qu’il leur faut de l’argent pour répondre à leurs besoins. Ces besoins concernent les nécessités de la vie (une maison, de la nourriture, des vêtements et – chez les filles plus âgées – les soins à donner aux bébés), mais aussi l’achat d’un véhicule, de cigarettes, de fast food et de linge et chaussures griffés. La plupart estiment facile de se procurer de l’argent quand le besoin s’en fait sentir. Ils travaillent pendant quelques heures ou quelques jours, gardent les enfants des autres, ou demandent à leurs parents de les aider.
Deux cultures en présence
Les jeunes sont partagés entre une certaine attirance – souvent mêlée d’ennui – pour la vie simple que leur permettent la communauté de Quaqtaq, ses habitants et le territoire qui l’entoure, et le plaisir que leur procurent les distractions, les possessions matérielles et les productions télévisuelles, informatiques ou musicales émanant de l’extérieur du pays inuit. Tous les répondants ont beaucoup de choses à dire sur les vertus comparées de la culture autochtone et de celle qu’ils partagent avec la majorité de la jeunesse contemporaine.
Tant les adolescents que les jeunes adultes disent apprécier la culture inuit, mais avec des réserves. Les garçons et les jeunes hommes aiment la chasse, les déplacements sur le territoire, les jeux traditionnels et, dans un cas, le fait que les Inuit aient préservé leur langue. Chez les filles de tous âges, les points d’intérêt sont plus diversifiés. Elles apprécient la nourriture inuit, la pêche et, parfois, la chasse, les vêtements traditionnels, les jeux anciens, la couture, les chants de gorge (katajjait) et le camping. L’une dit même aimer la façon dont les Inuit sont plus silencieux que les Qallunaat. Garçons et filles estiment que les anciennes générations étaient courageuses et braves, mais que ces qualités ont maintenant tendance à disparaître, même si les Inuit continuent à faire preuve de plus de chaleur humaine que les allochtones.
Quand on leur demande ce qu’ils n’aiment pas dans leur culture, les répondants citent surtout des traits liés à l’environnement ou au comportement: le climat est rude; les habitudes locales tendent à s’effacer; les Inuit boivent, fument et se droguent. Mais on considère du même coup que la culture des non-autochtones a aussi ses faiblesses. Les Qallunaat sont froids, ne partagent pas beaucoup et doivent recourir à l’argent pour tous leurs besoins plutôt que de se procurer leur nourriture par eux-mêmes. Ils sont violents et racistes, tolèrent la pauvreté dans leurs villes et essaient de contrôler la société inuit. Ce sont eux qui ont introduit l’alcool et les cigarettes dans l’Arctique. La majorité apprécie quand même plusieurs aspects de la culture exogène: l’argent, les vêtements, la musique, les ordinateurs, les jeux, les sports, etc. La moitié des adolescents et des jeunes hommes – et toutes les adolescentes et jeunes femmes – estiment qu’en fin de compte, la culture des Inuit et celle des Qallunaat peuvent se fondre ensemble pour donner naissance à une nouvelle réalité culturelle, quoique personne ne semble capable d’expliquer à quoi une telle réalité pourrait ressembler concrètement.
L’ordinateur et l’électronique jouent un rôle important dans la vie des jeunes. Tous les répondants – une adolescente mise à part – disent s’intéresser aux nouvelles technologies. Ils ont accès à Internet et possèdent souvent un iPod, une caméra digitale, un baladeur et d’autres gadgets électroniques. Les plus jeunes, surtout, passent souvent des heures à surfer sur le Web, malgré le coût relativement élevé de la connexion. La plupart ont accès à Internet, de chez eux ou de chez un ami ou parent. L’un des sites les plus populaires est Bebo (www.bebo.com). Presque tous les jeunes de Quaqtaq ont une page Bebo, grâce à laquelle ils peuvent s’exprimer à leur guise et se mettre en réseau avec leurs amis du village et des autres communautés du Nunavik, comme parfois avec des jeunes de l’extérieur de la région.
En plus de l’électronique, la mode vestimentaire attire beaucoup les jeunes. Si tous apprécient et trouvent essentiel, surtout en hiver, le port de vêtements inuit traditionnels, la plupart accordent également une grande importance à l’habillement et à l’ornementation allochtones. Cette attirance est toutefois plus forte chez les moins de 20 ans que chez les jeunes adultes. Il s’agit donc peut-être d’un marqueur identitaire propre à l’adolescence, qu’on met de côté en vieillissant.
Les garçons aiment le style motard, rap ou heavy metal, alors que les filles favorisent des tendances plus «mode» ou plus sportives: vêtements et accessoires Emily the Strange, Fox, Oakley, chaussures Nike (appréciées aussi des garçons). C’est à l’occasion de voyages dans les autres villages ou dans le sud du pays, ainsi que par commandes postales, qu’on se procure les vêtements non disponibles au magasin local. Tous les adolescents, filles et garçons, teignent leurs cheveux ou les teignaient encore récemment, en bleu, rouge, ou même blond. À deux ou trois exceptions près, les filles de tous âges ont au moins un piercing. Par contre ce n’est le cas que d’un seul garçon, un adolescent. Et seules trois des cinq jeunes femmes de plus de 20 ans (ainsi qu’une adolescente) arborent un tatouage. Aucun homme n’en porte.
Les adolescents et les jeunes adultes adorent la musique populaire. Les garçons préfèrent généralement le rap et le heavy metal alors que les filles ont des goûts plus éclectiques. Plusieurs garçons font eux-mêmes de la musique et deux ou trois d’entre eux ont enregistré un CD (en inuktitut ou en anglais). Les filles de leur côté se passionnent pour les chansons de leurs idoles, au moins deux d’entre elles comptant des stars inuit parmi leurs chanteurs préférés.
Finalement, les répondants ont été interrogés sur la façon dont ils se voyaient eux-mêmes dans 10 ans. Seuls deux garçons de moins de 19 ans, mais les deux tiers des filles (y compris toutes les jeunes femmes de plus de 20 ans), envisagent leur avenir de façon quelque peu précise. Les deux garçons souhaitent détenir un emploi et mener une vie intéressante, alors que les filles disent qu’elles auront probablement des enfants, un mari, un foyer et du travail. Une jeune femme ajoute toutefois qu’elle espère avoir alors repris ses études, tandis qu’une autre considère que dans 10 ans, elle se sentira vieille et aura quitté Quaqtaq.
Les jeunes vus par leurs parents et grands-parents
Il est intéressant de comparer ce que les jeunes ont à dire d’eux-mêmes et ce que les Quaqtamiut plus âgés pensent de la jeunesse. Les entretiens avec sept personnes de 26 à 49 ans et huit âgées de 50 ans et plus montrent que la vision des jeunes et celle de leurs aînés ne diffère pas énormément, même si les seconds tendent parfois à être plus critiques et plus moralisateurs que les premiers.
Les relations sociales
La majorité des adultes disent entretenir de bonnes relations avec les jeunes de leur famille, même si, pour les plus âgés, la communication est parfois difficile. La plupart des répondants estiment être influencés par les jeunes, et tous pensent que la jeunesse joue un rôle utile pour la communauté. En ce qui concerne les rapports avec les amis, ils insistent sur le fait qu’il y a de bons comme de mauvais camarades, que les jeunes s’adonnent en groupe à des activités pouvant être acceptables ou répréhensibles, et qu’il leur faut donc fréquenter de bonnes personnes.
Les attitudes des jeunes envers les gens âgés varient d’un individu à l’autre, mais dans l’ensemble, on ne perçoit pas de conflit de générations. Un répondant mentionne le fait que les aînés les plus jeunes, qui ont connu les mêmes expériences que leurs enfants et petits-enfants (la scolarisation par exemple), sont dans une meilleure position pour les comprendre que les personnes plus âgées, qui ont eu une existence très différente. Sur un autre thème, tous les adultes sont d’accord – et leur opinion diffère en cela de celle de la plupart des jeunes – pour dire que l’influence des Qallunaat est très forte. Celle-ci peut être positive (c’est le cas de l’école), mais trop souvent elle est plutôt négative, comme quand elle entraîne la consommation de drogue ou l’achat de vêtements coûteux.
Usage langagier et vie communautaire
Les adultes confirment ce que disent les jeunes: l’inuktitut est la principale langue d’usage, sauf à l’école, où on entend surtout les deux grands médiums d’enseignement, le français et l’anglais. Ils ajoutent toutefois que l’inuktitut parlé par la jeunesse est truffé d’expressions et de mots anglais, en ajoutant que les sujets de conversation abordés avec les pairs ne sont pas du tout les mêmes que ceux qu’on a avec ses parents et grands-parents.
Pour ce qui est de la vie communautaire, les répondants adultes ne sont pas aussi affirmatifs que les jeunes quant au plaisir que ceux-ci tireraient des activités de maqainniq: chasse, pêche et déplacements sur le territoire. Ils estiment en effet que plusieurs n’aiment pas vraiment sortir du village, même si le maqainniq joue un rôle essentiel, en aidant les jeunes à préserver leur culture et améliorer leur sens moral. Par contre, les adultes reconnaissent que la plupart des jeunes participent de façon satisfaisante aux activités communautaires organisées à Quaqtaq même, tout en insistant encore une fois sur le fait que ces activités sont importantes pour la jeunesse, car elles lui permettent de s’instruire auprès des aînés et de bien se comporter. Dans la même veine, on estime que la pratique religieuse est essentielle pour apprendre à mener une bonne vie, et on constate avec intérêt que les adultes recommencent souvent à fréquenter l’église après l’avoir délaissée pendant leurs années d’adolescence et de jeunesse.
En ce qui concerne l’existence qu’on mène à Quaqtaq, l’opinion des répondants adultes au sujet des jeunes confirme – avec un peu plus d’optimisme sans doute – ce que ceux-ci ont à dire: la majorité apprécie la communauté parce que c’est là que vivent leurs parents et leurs amis, et qu’il est facile de s’y adonner aux activités de plein air. En même temps, de l’avis des adultes, plusieurs jeunes s’ennuient au village, car la télévision et Internet leur donnent le goût des grosses maisons, des possessions matérielles abondantes et des plaisirs variés.
Loisirs, travail et culture
On a vu que la jeunesse semble disposer de plusieurs heures de loisir. Selon certains répondants adultes, ces périodes de repos sont mal distribuées. En raison du calendrier scolaire, les écoliers et les jeunes parents sont trop occupés à des époques de l’année (le printemps par exemple) où on devrait les libérer pour leur permettre de participer plus intensivement aux activités de maqainniq. Par contre, ils jouissent de trop de temps libre durant l’été. La plupart des adultes sont d’avis que même si quelques jeunes s’adonnent à des loisirs constructifs, plusieurs ont un comportement répréhensible, en dormant toute la journée et en troublant l’ordre public pendant la nuit.
Les répondants confirment le fait que plusieurs jeunes n’aiment pas, ou n’aimaient pas, fréquenter l’école, à cause de conflits avec leurs enseignants ou parce qu’ils ne comprennent pas toujours l’utilité de ce qu’on leur enseigne. Les adultes remarquent que les jeunes enfants apprécient généralement aller en classe, mais qu’à l’adolescence, plusieurs d’entre eux se mettent à détester l’école. C’est déplorable disent-ils, car l’éducation joue un rôle essentiel. C’est la seule façon d’acquérir les kiinaujaliurutiit («moyens de générer de l’argent»), les connaissances nécessaires pour être en mesure de gagner sa vie dans le monde d’aujourd’hui. Plusieurs croient toutefois que l’école a aussi une influence négative, puisqu’elle peut nuire à la préservation de la culture et de la langue inuit. Malgré tout cependant, l’ensemble des adultes interrogés jugent que la formation scolaire constitue la clé de la compétitivité sur le marché du travail. On considère que les jeunes de Quaqtaq sont sous-qualifiés en raison de leur haut taux de décrochage. Cette situation, alliée au petit nombre d’emplois stables disponibles dans la communauté, expliquerait le fait que, selon les répondants, plusieurs garçons et filles ne semblent pas vraiment intéressés à se chercher du travail permanent. Les adultes les plus jeunes aimeraient les voir aller travailler à l’extérieur de Quaqtaq, mais la plupart des aînés préfèrent qu’ils demeurent au village.
Les répondants ont l’impression que, contrairement à ce qu’affirment les jeunes eux-mêmes, ceux-ci ont du mal à se procurer de l’argent puisqu’ils ne travaillent pas vraiment, tout en voulant dépenser à tour de bras pour s’acheter toutes sortes de choses. Les aînés mentionnent que de nos jours, l’argent est plus important qu’il ne l’était durant leur jeunesse, quel que soit l’âge qu’on a. Ils confirment les dires des jeunes: quand ceux-ci ont besoin d’argent, ils en demandent à leurs parents ou travaillent à diverses petites tâches rémunérées. Des adultes ajoutent aussi que quelques jeunes n’hésitent pas à voler pour se procurer du numéraire.
Ce dernier comportement est jugé comme particulièrement incompatible avec la culture inuit. Dans l’ensemble d’ailleurs, les répondants adultes ont l’impression qu’une grande partie de la jeunesse ne s’intéresse plus à la culture autochtone, car l’attrait du monde extérieur est trop puissant. Ils considèrent également que même si certains jeunes aiment la nourriture, les vêtements et les activités de subsistance inuit, la connaissance qu’ils ont de leur culture ancestrale est insuffisante. Un tel jugement dénote évidemment une différence de perspective marquée entre les générations, puisque, comme on l’a vu, la vaste majorité des jeunes disent apprécier le type de relations humaines et le mode de vie propres aux Inuit.
Un adulte de moins de 50 ans apporte peut-être une solution à ce dilemme, en estimant que la culture autochtone contemporaine diffère de ce qu’elle était autrefois, tout en demeurant pleinement inuit. Il faut donc l’apprécier telle qu’elle est maintenant, et ne pas tenter de revenir en arrière. Cela n’empêche pas une bonne moitié des répondants, surtout chez les plus âgés, d’être pessimistes quant à l’avenir. Ils estiment que dans 10 ans, l’inuktitut va être en danger d’extinction, la culture sera en voie de disparition, et un nombre très élevé de jeunes connaîtront le chômage et manqueront d’argent. La culture locale et celle des Qallunaat étant jugées incompatibles, les jeunes ne pourront pas mener une vie équilibrée s’inspirant des deux traditions.
D’autres adultes, par contre, font preuve de plus d’optimisme. Ils parlent de la résilience des jeunes et de leur désir de travailler. Dans leur esprit, la jeunesse est tout à fait capable de tirer parti des bonnes choses que la culture inuit et celle du sud du pays ont à leur offrir. Malgré ces divergences de vues, tous les répondants s’entendent sur le fait que seule l’éducation pourra éventuellement permettre aux jeunes d’accéder à un bel avenir.
Un portrait des jeunes Quaqtamiut
Au terme de ce tour d’horizon des regards portés sur la jeunesse de Quaqtaq par les jeunes eux-mêmes et par leurs parents, on peut esquisser un portrait de cette jeunesse, portrait qui nous permettra ensuite de mettre en lumière quelques éléments signifiants de ses constructions identitaires. Les jeunes Quaqtamiut apparaissent avant tout comme des individus modernes. Ils sont intéressés au plus haut point par la musique, la mode, Internet, les technologies électroniques et les autres produits et activités qui passionnent la jeunesse du monde entier. Il est essentiel pour eux de nouer et entretenir des relations avec leurs pairs, en passant autant de temps qu’ils le peuvent en compagnie de leurs amis (qui sont souvent aussi leurs cousins ou même leurs frères et soeurs). La plupart d’entre eux ont un vaste réseau de correspondants par Internet. Les jeunes adorent fêter en groupe, quoique cela mène assez souvent à la consommation d’alcool et de drogues douces.
Il est intéressant de constater que, dans plusieurs cas, ce qui apparaît à première vue comme «moderne» peut constituer une manifestation nouvelle de comportements traditionnels. Les Inuit ont toujours fait preuve d’une grande sociabilité, et le clavardage sur Internet – qui se fait surtout avec des utilisateurs inuit – peut être considéré comme une extension des réseaux sociaux d’autrefois. Les descriptions ethnographiques (par ex. Turner 1894) montrent également que les Inuit d’antan aimaient bien chanter et festoyer et que, par conséquent, les réceptions et fêtes d’aujourd’hui (l’alcool et les drogues en plus) prolongent une habitude traditionnelle. Les ancêtres inuit appréciaient aussi les compétitions physiques, comme leurs descendants apprécient le hockey et les autres sports.
Au-delà de telles manifestations de modernité, ancrées ou non dans la culture ancestrale, les jeunes semblent apprécier le mode de vie inuit. Tous, sans exception, parlent inuktitut quotidiennement, et c’est le langage qu’ils utilisent spontanément entre eux. Puisque la langue contribue à façonner la perception des choses, on peut présumer que les jeunes Quaqtamiut pensent encore à la manière inuit, mais à la manière d’Inuit du XXIe siècle. La plupart apprécient les activités de chasse, pêche et camping sur le territoire, et pour au moins la moitié d’entre eux, ces activités (le maqainniq) sont très importantes. Couplé avec les récits du passé, que les jeunes adultes aiment parfois se raconter, le maqainniq met la jeunesse en relation avec sa culture ancestrale. La vie à Quaqtaq n’est toutefois pas toujours intéressante, et plusieurs s’ennuient car il n’y a pas grand-chose à faire dans le village. Mais les jeunes apprécient vivre à proximité de leurs parents et amis et la plupart semblent intéressés à participer aux activités communautaires (joutes de hockey, repas et danses collectives), quoiqu’ils le fassent parfois à leur manière.
Un point très important mis en lumière par la recherche, c’est l’importance que l’éducation revêt aux yeux des Quaqtamiut. Tous les jeunes répondants, sans exception aucune, ont déclaré qu’ils aimeraient poursuivre leur formation. Et tous les adultes ont mis l’accent sur le rôle essentiel joué par les études. C’est là une attitude extrêmement positive, quoique pour le moment, de nombreux écoliers aient des problèmes et que plusieurs décrochent après la sixième année du primaire. Il semble qu’une bonne partie de ces difficultés soit due à des relations conflictuelles avec des enseignants allochtones et au fait que certains cours de niveau secondaire apparaissent inutiles et inintéressants – dans un contexte où on peut trouver assez facilement des petits emplois sans avoir beaucoup de formation.
Les rapports entre les jeunes, leurs parents et les aînés ne sont pas toujours bons, mais ils ne sont pas toujours mauvais non plus, sans être nécessairement chaleureux. Les jeunes se sentent généralement plus à l’aise avec leurs pairs, mais tout dépend des individus en cause. Chaque génération a son propre point de vue sur la jeunesse. Par exemple, les répondants de plus de 55 ans exagèrent souvent la distance qui séparerait l’existence des jeunes, tournés avant tout vers la culture contemporaine dans sa globalité, d’un mode de vie proprement inuit. Plusieurs croient que les garçons et les filles d’aujourd’hui ne sont plus de «vrais Inuit», qu’ils ne parlent pas correctement l’inuktitut (ou qu’ils le mélangent avec l’anglais), et qu’ils ne peuvent ou ne veulent pas pratiquer le maqainniq. Comme on l’a amplement démontré, une telle description peut s’appliquer à quelques individus, mais dans l’ensemble, les jeunes de Quaqtaq sont de véritables Inuit: ils parlent l’inuktitut couramment et sans se faire prier, la majorité apprécie le maqainniq et la vie communautaire (même si on s’ennuie parfois à Quaqtaq), et leur comportement social reflète souvent des attitudes ancestrales. On doit donc les considérer comme des Inuit, mais on l’a déjà mentionné, ce sont des Inuit du XXIe siècle, qui diffèrent de ceux du début ou de la fin du siècle précédent.
Les répondants de 25 à 55 ans semblent mieux comprendre la situation des jeunes, parce qu’ils sont eux-mêmes passés par une bonne partie de ce que vivent les enfants et les adolescents d’aujourd’hui. Par exemple, la plupart de ces adultes, de concert avec les 20-25 ans, croient possible de mener une vie équilibrée qui mêlerait les influences autochtones et allochtones de façon positive. Plusieurs aînés estiment cela irréalisable, alors que les 15-20 ans ne sont pas sûrs du tout si – et comment – une telle vie équilibrée serait possible.
Quoi qu’il en soit, la recherche montre que malgré des problèmes qu’il ne faut pas nier, la plupart des jeunes se rangent quand ils approchent de l’âge de 25 ans. Ils établissent alors généralement une relation maritale permanente, ont des enfants qu’ils élèvent, et trouvent un emploi relativement stable. Cela signifie que même si plusieurs garçons et filles traversent des temps difficiles et conflictuels à une certaine période de leur existence, la plupart d’entre eux deviennent ensuite des adultes responsables et productifs.
Et l’identité dans tout ça?
Comme on l’a fait valoir en début d’article, l’identité des jeunes découle des pratiques, valeurs et représentations – situées au carrefour de la culture autochtone et des habitudes de vie exogènes – qui sont signifiantes pour eux. Mes recherches antérieures (Dorais 1997: chapitre 4) ont montré que l’identité des Quaqtamiut adultes repose sur six fondements principaux: 1) l’usage de l’inuktitut; 2) la famille; 3) les noms personnels; 4) les activités de subsistance (le maqainniq); 5) les savoirs communautaires; et 6) la foi chrétienne. On pourra donc comprendre le processus de construction identitaire de la jeunesse en se demandant de quelle façon celle-ci se positionne par rapport à chacun de ces fondements.
La description du mode de vie des jeunes de Quaqtaq, tel que relaté par eux-mêmes, leurs parents et leurs grands-parents, montre que trois des sources d’identité ci-haut mentionnées semblent relativement importantes pour eux: la langue inuit, la famille et le maqainniq. Tous parlent inuktitut la plus grande partie du temps; une majorité de jeunes habitent chez leurs parents avec leurs frères et soeurs et restent attachés à leur famille malgré certaines frictions; et la plupart d’entre eux apprécient les voyages et excursions sur le territoire environnant le village. Par contre, les trois autres fondements identitaires apparaissent comme moins prégnants, quoique certains jeunes y accordent de l’importance. Les noms de personnes se transmettent encore selon la tradition, c’est-à-dire d’une personne décédée ou encore vivante à un nouveau-né, mais il est difficile d’évaluer jusqu’à quel point garçons et filles sont intéressés par l’origine des noms qu’ils portent et par ceux qui ont porté ces noms avant eux. De la même façon, certains jeunes montrent de l’intérêt pour les savoirs touchant l’histoire, les liens de parenté et la culture inuit traditionnelle à Quaqtaq, mais il est douteux que la majorité y attache beaucoup d’importance. Enfin, la jeunesse ne semble pas avoir perdu la foi en Dieu, mais la plupart des 15-25 ans ne fréquentent plus l’église.
Les sentiments que les jeunes éprouvent envers ces sources d’identité dénotent une certaine ambiguïté. Ils parlent inuktitut mais reconnaissent que l’anglais et le français jouent un rôle essentiel dans leur vie. Ils sont attachés à leur famille mais des problèmes surgissent souvent dans leurs rapports avec leurs parents. La majorité apprécie le maqainniq, mais la moitié des répondants n’est pas sûre qu’il s’agisse là de quelque chose d’important. Une proportion égale – sinon supérieure – des jeunes ne considère pas les savoirs communautaires comme vraiment pertinents pour eux, et la pertinence de la religion ne leur paraît pas claire non plus. Ces sentiments et attitudes sont assez semblables chez les garçons et les filles, mais ils semblent plus marqués chez les adolescents que parmi les jeunes âgés de 22 à 25 ans, ces derniers faisant preuve de plus de stabilité et de sûreté de jugement.
Chacune des six sources d’identité énumérées plus haut peut être appariée à une pratique ou un phénomène d’origine exogène (c’est-à-dire émanant du monde extérieur), la plupart de ces facteurs externes ayant beaucoup d’influence sur les jeunes. En fait, la seule pratique exogène majeure jouant un rôle limité à l’intérieur de la communauté – quoiqu’elle devienne essentielle quand on veut communiquer avec le reste du monde – est l’usage de l’anglais et du français, beaucoup moins fréquent que celui de l’inuktitut.
L’influence de la famille est contrebalancée par celle des amis qui, comme on l’a vu, forment le principal groupe de référence et de socialisation des jeunes. Il peut y avoir conflit entre famille et amis (ceux-ci prenant alors généralement le pas sur celle-là), mais ce n’est pas nécessairement le cas puisque les meilleurs amis d’un jeune sont souvent ses cousins et qu’il arrive fréquemment que quelques-uns de ses frères et soeurs appartiennent à la même bande que lui. Ceci a pour conséquence que, d’une certaine façon, l’influence des amis en tant que source d’identité prolongerait celle de la famille plutôt qu’elle ne s’y opposerait.
En ce qui concerne les noms de personne, il est difficile de les apparier à quelque élément exogène que ce soit. On peut toutefois arguer que la musique populaire et la mode vestimentaire, qui aident les jeunes à se construire une identité personnelle, jouent un rôle similaire à celui autrefois joué par l’éponymie. Elles établissent un lien entre le jeune et un type de personnalité bien défini: contemporain et ouvert sur l’international dans le cas de la musique et de la mode, traditionnellement inuit pour ce qui est des noms. On a vu l’importance qu’ont les deux premiers éléments pour les adolescents (mais moins pour les jeunes adultes). La musique pop semble parfois éloigner la jeunesse de la culture et de l’identité autochtones, mais ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, le rap en inuktitut contribue à préserver la langue puisqu’il lui donne une fonction moderne. Qui plus est, la musique et certains types de vêtements et d’ornements aident les jeunes à exprimer leurs frustrations, contribuant ainsi à prévenir les conflits ouverts et la violence.
Chez les jeunes comme, d’ailleurs, chez les adultes, le maqainniq est contrebalancé par les kiinaujaliurutiit, les divers moyens (troc, travail salarié, formation professionnelle, etc.) de gagner de l’argent. À Quaqtaq, ces deux ensembles de pratiques sont considérés importants, mais le poids des kiinaujaliurutiit est sans doute plus marqué puisqu’on a besoin d’argent pour à peu près tout, y compris pour pratiquer le maqainniq. Le principal lieu d’acquisition des kiinaujaliurutiit est l’école, la scolarisation étant censée ouvrir les portes du marché du travail. Chez les jeunes, les connaissances acquises à l’école exercent plus d’influence que les savoirs communautaires, bien que ces connaissances entrent elles-mêmes en compétition avec celles émanant des films, de la télévision, des groupes musicaux et d’Internet en général. Plusieurs garçons et filles ont des problèmes scolaires, mais en règle générale, tous souhaitent poursuivre leur formation plus avant.
En dernier lieu, la contrepartie exogène – très puissante chez les jeunes – de la religion pourrait être Internet. Celui-ci véhicule toutes sortes de valeurs qui sont souvent, mais pas toujours loin de là, contraires aux enseignements chrétiens ou, du moins, sans connotation religieuse.
L’identité des jeunes Quaqtamiut résulte donc en bonne partie de l’affrontement et de l’intégration entre les six fondements identitaires prédominant chez les adultes, et leurs contre-influences émanant du monde extérieur. Comme on vient de le voir, ces influences externes jouent un rôle plus marqué que les sources proprement inuit dans les constructions identitaires de la jeunesse. Mais cela ne veut pas dire que les jeunes sont en voie de perdre leur «inuicité». Comme leurs géniteurs, ils font montre de nombreuses qualités et habiletés dans toutes sortes de domaines: commerce, art, technologie, sport, et celles-ci n’attendent qu’à être encouragées et développées. On peut enfin ajouter que le désir que manifestent les jeunes Quaqtamiut de poursuivre leur éducation plus avant augure de leur futur de façon particulièrement positive.
Appendices
Remerciements
La recherche présentée dans cet article était subventionnée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH). Elle a été menée en collaboration avec le Comité Uivvamiut de Quaqtaq et co-supervisée par madame Pasha Puttayuk, que je tiens à remercier. Je remercie également les jeunes et moins jeunes Quaqtamiut, les consultantes scientifiques (les professeures Louise Bujold et Shelley Tulloch) et les étudiants de l’Université Laval (Lysanne Lacoste-Guyon et Jean-Philippe Marquis) qui ont participé au projet.
Note
-
[1]
Ces ouvrages sont les suivants: Dahl (2000); Dorais (1997); Gombay (2010); Nuttall (1992); Rasing (1994); Stern (2001); Stuckenberger (2005).
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