Abstracts
Résume
Trois importantes traditions latino-américaines convergent et se superposent dans le texte « La curiosité baroque » de José Lezama Lima, publié en 1957 dans le recueil L’expression américaine : le discours de l’americanismo, l’essai mis au service d’une quête identitaire collective et la théorie du baroque. La lecture critique de ce texte fait ressortir sa complexité essayiste en montrant comment la théorie culturelle qui y est énoncée (ce que le texte dit) est déconstruite par certaines pratiques textuelles. D’une part, la construction identitaire basée sur le paradigme culturel du baroque affirme un engagement essentialiste par rapport à l’identité. D’autre part, le modus operandi rhétorique du texte (ce que le texte fait) rend cet engagement problématique et permet à l’auteur de gagner une distance critique par rapport au discours américaniste. La simultanéité de cette double démarche confère au texte une densité authentiquement essayiste qui contraste avec d’autres écrits sur l’identité latino-américaine, qui sont davantage des manifestes ou des pamphlets que des essais.
Abstract
José Lezama Lima’s short text “The Baroque Curiosity,” published in 1957 in the volume The American Expression, represents the intersection of three important Latin-American traditions : the Americanismo discourse, the essay as quest for a collective identity, and the theory of the Baroque. This article proposes that a critical reading of the text reveals its essayistic complexity and shows how the cultural theory expressed (the essence of the text) is deconstructed by its textual practices. On the one hand, the identity construction based on the cultural paradigm of the Baroque incites a basic commitment to the Latin-American identity. On the other hand, the rhetorical modus operandi of the text makes this very commitment problematic and positions the author at a critical distance from the Americanismo discourse. This simultaneous double gesture gives the text an essayistic density and complexity that sets it apart from other textual quests for identity more akin to manifestoes or pamphlets than true essays.
Article body
A. Introduction
Né en 1910 et décédé en 1976, José Lezama Lima est un grand intellectuel et auteur cubain. Il est le fondateur de l’importante revue culturelle Orígenes, auteur de deux romans (Paradiso, Oppiano Licario), de textes poétiques et d’une importante oeuvre essayiste. En 1957, peu avant la révolution cubaine, il prononça cinq conférences à la Havane, qui furent par la suite reprises dans la publication intitulée La expresión americana[1]. Un de ces cinq textes s’intitule « La curiosidad barroca », il fera l’objet de cette étude.
« La curiosité baroque » est un texte tout à fait remarquable dans lequel se croisent et se superposent au moins trois importantes traditions que je me propose de convoquer et d’activer ici afin de pouvoir proposer une lecture critique : 1) le discours de l’americanismo ; 2) la théorie du baroque latino-américain ; 3) la tradition de l’essai latino-américain[2].
I. Le discours de l’americanismo
Il s’agit d’un courant de pensée se manifestant discursivement qui vise l’affirmation et la construction d’une identité latino-américaine. Géographiquement parlant, cette identité, dans la plupart des cas, devrait dépasser les frontières nationales, mais n’inclut pas l’Amérique du Nord. Bien au contraire, comme la tradition de ce discours remonte au tournant du xixe au xxe siècle quand les États-Unis commençaient à être perçus comme une puissance impérialiste et, partant, un danger pour cette unité, l’espace nord-américain, le plus souvent, est explicitement exclu de l’identité « americaniste » et même déclaré comme un espace « autre[3] ».
L’identité que l’americanismo cherche à construire et à affirmer s’articule dans le domaine culturel, sans exclure toutefois des implications politiques, économiques et sociales. Parfois le culturel a tendance à se rétrécir au domaine de l’art, même plus spécifiquement au champ de la littérature. Mais, il s’agit toujours d’un discours d’auto affirmation et d’émancipation identitaire. Avec tous les glissements possibles que ce genre de discours peut impliquer : une motivation purement réactive quand on réagit moyennant ce discours contre une menace externe ; et une tendance à la crispation essentialiste quand on fait appel à des « substances profondes » pour faire face aux contingences humaines.
C’est dans ce domaine de la construction de l’identité culturelle que se situeront les enjeux d’une dialectique entre engagement et désengagement que je m’apprête à analyser chez Lezama Lima. Il s’agira de montrer que les deux moments de cette dialectique correspondent aux modalités tantôt essentialiste, tantôt stratégique du discours identitaire.
II. La théorie du baroque latino-américain
Comme plusieurs auteurs latino-américains[4], Lezama Lima s’appuie sur le baroque comme un « ingrédient » constitutif de l’identité latino-américaine. Dans « La curiosité baroque », il en fait même l’élément central.
Le baroque[5] est un paradigme esthétique et plus généralement culturel qui se développa du xvie au xviiie siècle dans plusieurs pays européens — surtout en Espagne et en Italie — selon des variantes nationales avec leurs propres particularités. Il a fait l’objet d’une conceptualisation post factum dont le plus fort commence dans la seconde moitié du xixe siècle et se concentre en Allemagne[6]. Il connaît donc une histoire européenne qui est d’ailleurs très agitée dans la longue durée. Elle comprend des phases de dominance, de recul, de disparition, de refoulement et de résurgence. Cette esthétique subit, en Europe, une dévalorisation assez généralisée entre les xviiie et xixe siècles, pour se trouver revalorisée dans la seconde moitié du xxe siècle. Aujourd’hui certains auteurs distinguent entre « baroque » et « néo-baroque »[7], d’autres incluent le baroque de manière générale dans les débats sur le postmodernisme.
Ce que je me permettrai d’appeler ici « l’américanisation » du baroque, constitue presque un paradoxe de l’histoire culturelle. Car, si on admet que le baroque ibérique a commencé par être transféré en Amérique latine dans le ventre des bateaux de la Conquête et de la Colonisation, on est en droit de se demander comment ce paradigme importé par le conquérant et le colonisateur a pu finir par être choisi comme un élément central de l’identité culturelle latino-américaine. Ce processus d’appropriation identitaire du baroque a surtout eu lieu après les indépendances des pays latino-américains qui sont intervenues autour de 1820. C’est dans le contexte de l’americanismo du xxe siècle qu’il est devenu décisif pour certains auteurs. Le chercheur doit alors se poser la question de savoir pourquoi le baroque n’a pas été identifié comme un élément culturel étranger, et par conséquent rejeté comme un résidu colonial.
III. La tradition de l’essai latino-américain
L’Amérique latine a développé une véritable tradition d’écriture essayiste qui porte sur l’identité latino-américaine. C’est dans cette tradition que je propose d’insérer « La curiosité baroque » de Lezama Lima. J’aimerais en particulier faire valoir qu’il s’agit d’un texte performatif dans lequel nous pouvons observer une relation tout à fait particulière entre ce qu’il dit et ce qu’il fait.
Il s’agit là d’une particularité qu’on ne rencontre pas souvent, car l’ordre des discours de type moderne postule en principe la séparation de théorie et pratique. Il y a un type de discours qui élabore un propos théorique : ce qui compte ce sont alors les contenus sémantiquement affirmés, la somme des contenus propositionnels, le travail de la conceptualisation, l’argument clairement mené. Un autre type de discours insiste davantage sur le modus operandi du texte, sur les procédés rhétoriques, sur le choix des figures et des tropes. Certes, tout texte qui avance un propos théorique a aussi un modus operandi rhétorique. Mais ce n’est pas dans tous les textes que les deux aspects ou dimensions sont explicitement alignés l’un sur l’autre : ce que le texte théorise, il le met en pratique aussi ; le mode de fonctionnement textuel fait nécessairement l’objet d’une théorisation.
L’histoire des configurations discursives a déjà connu des moments où cet alignement non seulement ne représentait pas une anomalie, mais est devenu un enjeu de poétique. C’est le cas du premier romantisme allemand qui marque justement un moment de révolte contre la discipline moderne de la différentiation fonctionnelle et formelle des discours. Ainsi Friedrich Schlegel (dans son Entretien sur la poésie[8]) et Novalis (dans son Brouillon général[9]) postulaient-ils que, d’une part, chaque oeuvre poétique devait énoncer sa propre formule, c’est-à-dire la logique matricielle de sa propre génération, et d’autre part, que toute théorie de la poésie devait elle-même être poétique. Ce principe de la non-séparation des discours est redevenu admissible de nos jours. On le retrouve dans la stratégie critique déconstructive et dans toutes sortes de formes d’écriture de type théorie-fiction et méta-fiction.
L’essai, en tant que genre, comporte cette non-séparation de manière constitutive. Il est toutefois, en principe, moins performatif que mélangé. C’est dire qu’il ne met pas nécessairement dans le même texte en pratique ce qu’il théorise, mais il combine les caractéristiques des discours de type conceptuel-argumentatif avec celles des discours de type poétique et littéraire. L’essai est un discours de l’entre-deux, un espace discursif du tiers inclus.
Ainsi, dans la tradition du genre essayiste — qui commence chez Montaigne, connaît un moment fort dans la Vienne au tournant du xxe siècle, avec Musil et Broch, et s’est attiré des théorisations canoniques chez Lukacs et Adorno —, l’essai sera traité ici comme un genre intermédiaire. Il est constitutivement hybride : ni un véritable texte philosophique, ni un véritable texte poétique. Mais il tient du discours philosophique et théorique la rigueur argumentative, le travail des concepts, la recherche d’une vérité universelle tout en affirmant, du discours littéraire, le recours aux espaces imaginaires, à la logique fictionnelle et surtout la présence subjective de l’instance énonciatrice.
Du moins est-ce dans ce sens que j’aimerais maintenant proposer une lecture de cet essai de Lezama Lima, afin de montrer comment son auteur pratique le genre essayiste pour complexifier le discours américaniste.
IV. Une distinction opératoire et une hypothèse
J’introduirai, au départ de cet exercice de lecture critique, une distinction opératoire entre la théorie culturelle et la pratique textuelle. Je réunirai sous « théorie culturelle » ce que dit le texte sur la culture latino-américaine, c’est-à-dire l’ensemble des contenus propositionnels sur cette culture. Nous verrons qu’il s’agit essentiellement d’une théorie du transfert du baroque en Amérique latine. Sous « pratique textuelle », je réunis ce que fait le texte : sa manière de procéder, les éléments discursifs d’énonciation, la figuration, entre autres.
L’hypothèse qui me guidera : ce texte n’est pas « simplement » performatif à la manière dont le postulent les romantiques allemands (le texte poétique doit faire ce qu’il dit et dire ce qu’il fait). Il introduit une relation conflictuelle entre le dire et le faire. La théorie culturelle peut être contredite et complétée par la pratique textuelle. Il se produit de la sorte une complexité dont on ne saurait faire abstraction en établissant ce que « dit Lezama Lima » dans ce texte.
B. Analyse et lecture critique de « La curiosité baroque »
I. Trois intertextes structurants
Trois intertextes ont un effet structurant dans l’essai de Lezama Lima, parce qu’ils contribuent plus profondément au fonctionnement du texte qu’une simple référence latérale, que des allusions dont le cumul tisserait un réseau de relations reliant le texte de l’auteur cubain à une encyclopédie culturelle universaliste. Cela aussi existe dans ce texte, comme d’ailleurs dans tous les textes de Lezama Lima qui est un auteur extrêmement cultivé, et je le mentionnerai ici et là sans en faire un objet d’analyse particulier. Je me concentrerai sur ces trois textes dont la présence codétermine l’argument du texte à un niveau assez profond.
1. Un intertexte négatif : Hegel
Ce texte de Lezama Lima a un primus movens négatif important : le philosophe allemand Hegel et plus particulièrement ses Cours sur la philosophie de l’histoire qui datent de 1822-1831[10]. À en juger par le dernier essai de L’expression américaine, intitulé « Sommes critiques de l’Américain », où Lezama Lima rend son antagonisme avec Hegel explicite, ce texte est écrit contre Hegel. Au niveau profond de sa raison d’être même, il se veut une réfutation de Hegel. Nous touchons ici à un trait de stratégie discursive que Lezama a en commun avec beaucoup d’auteurs américanistes : on construit l’identité américaine contre une contestation extérieure. C’est une entreprise fondamentalement réactive.
Le reproche fait à Hegel d’une « scandaleuse incompréhension » (EA, 133) par rapport à l’Amérique se réfère aux fameuses sept ou huit pages dans lesquelles le philosophe allemand, en fait, exclut l’Amérique latine de toute participation à l’Histoire universelle. C’est contre ce scandale, également, qu’est écrite « La curiosité baroque », même si l’intertexte hégélien n’y apparaît pas explicitement. C’est là aussi que réside, entre autres, la motivation négative pour l’engagement américain de Lezama Lima.
2. Un intertexte positif : Spengler
Le Déclin de l’occident d’Oswald Spengler[11] est un autre intertexte important dans « La curiosité baroque ». Encore une fois, c’est un intertexte qui n’est pas explicitement présent à la surface du texte, mais il est d’une grande efficacité structurante. Contrairement à celui de Hegel, il structure positivement l’essai de Lezama Lima. Je suis d’avis que notre auteur reproduit de manière opératoire certaines idées et certains arguments empruntés à Spengler.
Selon l’approche morphologico-organique de Spengler à l’histoire culturelle, les grandes cultures sont des configurations morphologiques dont l’évolution est de nature cyclique. C’est en ceci qu’elles peuvent être pensées par analogie avec des êtres vivants. Quand une grande culture arrive à la fin de son cycle, elle commence à montrer des signes d’épuisement et de décadence. C’est à ce moment précis qu’une autre grande culture commence son cycle ailleurs. Chez Lezama, la culture européenne occupera, selon ce schéma spenglerien, la place de la grande culture en déclin, tandis que l’émergence de la nouvelle grande culture se situe en Amérique latine.
3. Un intertexte ressource : Antología poética en honor de Góngora
Le troisième intertexte structurant est l’anthologie poétique que Gerardo Diego, de la génération de 1927, publia en Espagne en 1927. Il s’agit d’une anthologie en l’honneur de Góngora, préparée à l’occasion du tricentenaire de la mort du poète espagnol. Luís de Góngora est l’un des plus grands poètes espagnols de l’époque baroque. Et il était sans aucun doute un des modèles poétiques de Lezama Lima, par exemple dans son poème Muerte de Narciso, publié en 1936.
Avec cet intertexte, on touche au coeur de la question du baroque et en même temps à la question de son transfert en Amérique latine. Et ceci à deux niveaux historiques : le xviie siècle où l’Amérique latine était une colonie ibérique, et le xxe siècle, quand l’écrivain Lezama Lima, dans un Cuba indépendant depuis plus de 200 ans, s’inspire du grand poète continental 300 ans après sa mort. Lezama Lima se servira de cet intertexte comme d’un livre ressource d’où il prélèvera des morceaux poétiques pour construire un montage textuel qui occupera la partie centrale de son propre essai.
II. La théorie culturelle dans « La curiosité baroque »
Commençons par recueillir les éléments de ce que j’appelle ici[12] la théorie culturelle telle qu’exposée par Lezama Lima dans ce texte. Il s’agit essentiellement de sa construction d’une identité culturelle latino-américaine, selon le programme du discours de l’americanismo. C’est dans cette construction qu’il s’engage résolument pour une « américanité » à laquelle il s’identifie lui-même.
Je distinguerai trois éléments dont la combinaison et l’interaction peuvent tenir lieu de théorie culturelle. Le premier est la position américaniste, le second l’articulation d’un important transfert culturel qui est à sa base et le troisième sa conceptualisation du baroque latino-américain.
1. Americanismo : quelle Amérique ?
Dans cet essai, Lezama Lima met le toponyme « América » en discours de deux manières différentes. Sur le plan de la revendication, il est maximaliste. Son usage de ce toponyme est en fait totalisant, il inclut en principe tout le continent, tant la partie Sud que la partie Nord. Dans un premier temps, donc, sa construction identitaire — toujours au singulier : on cherche à définir l’identité culturelle de toute l’Amérique — est radicalement inclusive. Il propose notamment d’inclure dans son « baroque américain » l’écrivain sudiste William Faulkner. On le voit donc engagé dans une opération tout aussi idéologique et conceptuellement impérialiste que celle que les Latino-Américains ne cessent de reprocher aux États-Unis qui usurpent le toponyme « America » en se référant à leur propre pays.
Sa construction empirique de l’Amérique — celle que l’on obtient en réunissant tous les exemples concrets qu’il donne pour illustrer ses propos théoriques — est toutefois bien différente de celle qui apparaît dans sa revendication. En colligeant tous les noms d’artistes et d’oeuvres analysées par lui, on est amené à circonscrire une aire culturelle bien plus restreinte, qui inclut le Mexique, le Pérou, la Colombie et Cuba. Sont donc exclus de cette Amérique de facto toute l’Amérique Centrale et le cône sud du continent. Le Brésil est un cas à part : bien que le sculpteur brésilien appelé Alejadinho joue un rôle de figure de proue dans la théorie lezamienne, le Brésil y est par ailleurs pratiquement inexistant, en plus d’être encore assimilé au monde hispanophone[13].
L’Amérique, telle que la construit empiriquement le texte, est donc une Amérique à dominance hispanophone. Son extension géographique comprend presque exclusivement des zones tropicales. Elle est hiérarchiquement structurée du point de vue sociologique et caractérisée par un style de vie tropical marqué par la richesse et l’excès. Étonnamment, on reconnaît ici la configuration stéréotypée et exotisante d’une Amérique (du Sud) tropicale et exubérante que les représentations européennes véhiculaient depuis les premières allégorisations et depuis les premiers récits de voyage en Amérique du Sud.
2. Le transfert culturel
La culture américaine tant célébrée, l’américanité tellement recherchée, l’importance du rôle qu’elles doivent jouer dans l’histoire universelle, tout cela résulte, selon Lezama Lima, d’un important processus de transfert culturel. Contrairement à des auteurs dont la ferveur américaniste va si loin qu’ils fondent le baroque dans les cultures précolombiennes, notre auteur reconnaît le transfert, qu’il le situe et documente historiquement :
Après la Renaissance, l’histoire de l’Espagne se transporta en Amérique et le baroque américain se dresse prééminent au-dessus des travaux architectoniques de José de Churriguera et de Narciso Tomé. (CB, 68)
C’est dans un passage comme celui-ci que s’active l’intertexte spenglerien. Si on le combine avec d’autres passages du même essai, on reconnaît facilement le grand récit de Spengler, appliqué, plus spécifiquement à la relation entre l’Europe et l’Amérique, entre l’Ancien Monde et le Nouveau Monde. Ce grand récit s’articule en quatre moments. Dans le premier, la vieille culture s’affaiblit, sa force vitale s’épuise : il est question d’une perte de force et d’énergie culturelle qui mène à la mort. Dans le second moment, l’activité culturelle se déplace vers l’Amérique, ce qui peut être combiné avec un transfert — matériel et spirituel — de l’héritage culturel européen, qui inclut des objets d’art, des matériaux culturels, des formes, des représentations, même des manières de penser ou une vision du monde. Survient en troisième lieu une rivalité entre les deux cultures : la nouvelle et jeune culture atteint un niveau d’égalité avec l’ancienne. Le dernier moment du transfert est celui où la nouvelle culture, tout en intégrant et assimilant des éléments de l’ancienne, réussit à la dépasser et à atteindre un statut de supériorité.
Lezama Lima retracera ce processus de transfert surtout dans la tradition gongorine de la poésie baroque et dans l’oeuvre de l’auteur mexicaine Sor Juana Inés de la Cruz. Mais aussi dans l’art sacré des artistes américains, les figures emblématiques, dans ce domaine, étant pour lui « l’indien Kondori » et le métis brésilien Francisco de Lisboa, appelé Alejadinho.
On trouve les affirmations de la rivalité culturelle entre l’Europe et l’Amérique dispersées à travers le texte de « La curiosité baroque ». En voici quelques exemples :
L’Indien Kondori fut le premier qui, dans la maîtrise des formes, parvint par le traitement d’un style à égalité avec les Européens.
CB, 72
Ses portails de pierre rivalisent en prolifération et en qualité avec les meilleurs du baroque européen.
CB, 71
[…] nous découvrons que nous pouvons nous approcher des manifestations de tout style sans complexe et sans trébuchement.
CB, 72
La dernière phase de ce processus de transfert, la supériorité de la culture américaine, est elle aussi affirmée par Lezama Lima, encore une fois dans divers domaines de l’activité culturelle :
À notre avis le gongorisme américain dépassa son contenu verbal.
CB, 58
Même dans l’Espagne de ses [c’est-à-dire Carlos Sigüenza y Góngora[14]] jours, on ne saurait trouver qui le dépasse.
CB, 59
Juana Inés de la Cruz atteint sa plénitude et la plénitude de la langue poétique à son époque. C’est la première fois que dans la langue, une figure américaine occupe un lieu de prééminence.
CB, 63
Dans le Narcisse de notre Américaine [c’est-à-dire Sor Juana Inés de la Cruz], on dirait que le choc de vieilles cultures avait augmenté le rendement spirituel des anciennes divinités.
CB, 67
Le grand exploit du baroque américain, qui n’a pas à vrai dire encore été égalé de nos jours, est celui du Quechua Kondori.
CB, 71
C’est la preuve la plus décisive, lorsqu’un spécialiste de la forme reçoit un style d’une grande tradition, et que, loin de l’affaiblir, il le restitue grandi.
CB, 73
C’est ici que s’exprime de la manière la plus univoque, l’adhésion de Lezama Lima à l’identité américaniste qu’il contribue à construire. Et c’est dans ces passages que s’exprime sans ambages sa fierté américaine, et donc son engagement pour la cause qu’il défend.
3. La théorie du baroque
Par ce texte, Lezama Lima adhère sans réserve à la thèse qui fait du baroque le trait principal de la culture américaine. Selon cette thèse, le baroque occupe une centralité absolue dans la culture latino-américaine et apparaît alors comme l’élément identificateur par excellence. Avant de montrer comment notre auteur s’insère dans la riche tradition du débat sur le baroque, je tiens à distinguer, très schématiquement, deux attitudes discursives dans ce débat.
D’une part, il y a l’attitude essentialiste. Elle consiste à affirmer que le baroque est déterminé par une essence propre à l’Amérique. Le paradigme culturel du baroque se déduirait ainsi d’un « être américain ». Sa nécessité et sa naturalité en viendraient de la sorte à se loger au niveau d’une ontologie profonde. Les auteurs qui adoptent cette attitude ont recours à des éléments discursifs tels que « l’homme américain », « l’âme américaine », « la nature américaine », « la mentalité américaine », « la race (métisse) américaine » pour en faire découler le baroque comme une nécessité culturelle. Le jeu déterministe entre ces entités discursives produit un baroque atemporel et ahistorique comme il se reflète dans l’affirmation de Carpentier, un autre représentant cubain de l’americanismo : « América, continente de simbiosis, de mutaciones, de vibraciones, de mestizajes fué barroca desde siempre[15] » (L’Amérique, continent de symbioses, de mutations, de vibrations, de métissages, a été baroque depuis toujours).
D’autre part, il y a l’attitude stratégique. Elle consiste à renoncer à toute détermination ontologique du fait culturel et à affirmer que le paradigme baroque n’existe que comme phénomène historique. De ce fait, il est sujet à des appropriations et à des transferts, processus qui ne vont pas sans des relations de force et de pouvoir. Cette attitude reconnaît que le baroque peut être articulé à partir de diverses positions géographiques, politiques, idéologiques et alors fixé théoriquement à partir d’intérêts de connaissance spécifiques pour chaque situation où l’on use de ce terme et concept. Le baroque devient un terme de combat qu’on utilise de manière stratégique.
« La curiosité baroque » de Lezama Lima m’apparaît proposer une combinaison très complexe des deux attitudes ainsi distinguées dans le baroque américain. Ces deux attitudes correspondent, grosso modo, avec la théorie culturelle (fortement essentialiste) et la pratique textuelle (fortement stratégique).
a) La dimension historique
Le baroque est d’abord défini de manière historique. Lezama Lima établit un terminus post quem très clair :
Ce seigneur baroque américain, le premier à être authentiquement installé dans ce qui nous est propre, […] apparaît une fois qu’ont reculé les tumultes de la conquête et de la parcellisation du paysage par le colonisateur.
CB, 53
Le baroque en Amérique serait donc un phénomène culturel postérieur à la conquête. De la sorte, nous entrons dans le champ conceptuel du « barroco de Indias » qui désigne globalement le baroque colonial en Amérique latine[16]. En partant de ce seuil historique, cependant, Lezama Lima donne au baroque une extension historique presque sans limites, et ceci, sans interruption. Contrairement à ce qui est le cas dans l’histoire culturelle européenne où le baroque connaît un parcours très intermittent avec des périodes fortes, mais aussi des périodes de disparition et de résurgence[17], Lima lui accorde en Amérique une continuité sans failles. Ainsi couvre-t-il — tout à l’opposé de certaines perceptions européennes — l’époque et l’esprit des Lumières[18], le temps des luttes d’indépendance avec leurs idéologies émancipatoires et révolutionnaires. Finalement, malgré sa détermination historique post-conquête, il récupère rétroactivement aussi la période précolombienne en parlant des « réminiscences des temps incaïques » (CB, 54). Ainsi, une première attitude de conceptualisation historique cède le pas à une approche plus essentialiste qui rend le baroque spatio-temporellement omniprésent en Amérique.
b) La dimension agonistique
Le paradigme baroque est par ailleurs entraîné dans une espèce de guerre culturelle qui n’est pas sans anticiper certains aspects du « clash of civilizations » de Huntington[19]. Ayant commencé après la conquête, il peut justement devenir un instrument culturel de « contre-conquête » : « En reprenant la phrase de Weisbach, et en l’adaptant au fait américain, nous pouvons dire que chez nous le baroque fut un art de la Contre-Conquista » (CB, 52).
C’est en fait Weisbach qui, en 1921[20], a défini le baroque comme l’art de la contre-réforme. Lezama Lima maintient le préfixe « contre- » mais en faisant subir un changement radical à la formule de Weisbach, changement qui comporte carrément une inversion idéologique. Le baroque ne renvoie plus, désormais, à un mouvement politiquement réactionnaire et conservateur : la contre-réforme et l’inquisition. Il désigne, au contraire, un mouvement d’émancipation et de libération par rapport aux figures du conquérant et du colonisateur.
Dans cette Contre-Conquista se superposent deux aires sémantiques. La première, littérale, construit un signifié militaire qui implique pouvoir et violence. Narrativisé, ce sens comporte les phases d’un processus qui commence par une situation de domination par un conquérant, déclenche une rébellion contre cette force, atteint l’égalité des forces et finit par l’emporter sur elle. La seconde, figurée, renvoie à une situation de domination culturelle. Narrativisée, elle suggère un processus d’inversion d’une relation de pouvoir en termes culturels entre dominant et dominé, centre et périphérie. Et elle marque la fin d’une colonisation culturelle unilatérale et le début d’une relation de retour du pendule entre l’Europe et l’Amérique : « la réciproque influence américaine sur l’hispanité » (CB, 63).
c) Le caractère inclusif
La description empirique du baroque chez Lezama Lima est extrêmement inclusive. Elle nous dit ce qui entre phénoménalement dans le concept « baroque ». Plusieurs cercles d’application concentrique peuvent être distingués. Dans son cercle le plus étroit le baroque est un phénomène artistique, incluant la littérature — surtout la poésie — mais aussi l’architecture, la sculpture, la peinture et la musique. Le second cercle comprend des phénomènes culturels plus étendus, tels que mentalité, sensibilité, style de vie. Ici, la culture baroque saute au populaire et Lezama Lima contredit les théories surtout européennes qui font du baroque un art d’élite et de la cour dans une société encore largement féodale[21]. Le troisième cercle est celui de l’inclusion sociale : tous les membres de la société américaine participent du baroque, surtout pensé comme un style de vie, mais cette société est hiérarchiquement organisée. Cette hiérarchie est dominée par la figure à la fois littérale et imaginaire de « nuestro señor barroco » (notre seigneur baroque) qui est présente dans toute l’étendue du texte. On pourrait ajouter un quatrième cercle d’intégration, historico-idéologique celui-ci. Le baroque comprend tant le prémoderne, l’irrationnel et le mythique que le moderne avec sa rationalité.
Le résultat de cette conceptualisation inclusive est un concept très totalisant et syncrétique. Bien que limité par un commencement historique, le concept est ensuite soumis à une telle expansion sémantique que cela fait exploser toute délimitation dans un geste de totalisation discursive. La conséquence en est double. D’une part, le concept devient épistémiquement de plus en plus faible. D’autre part, il gagne en force agonistique. Au fur et à mesure que sa valeur cognitive s’amenuise et qu’il perd de pouvoir explicatif, sa valeur combative s’affermit.
C’est ainsi que ce texte, en se servant du baroque, légitime sa revendication d’une identité culturelle américaine. Un premier coup d’oeil du côté de la pratique textuelle corroborera cette perception. Deux éléments contribuent à la combativité identitaire. D’abord la figuration anthropomorphisante du baroque dans le personnage quelque peu mythique de « notre seigneur baroque » : « Le premier Américain qui surgit en dominateur de ses richesses est notre seigneur baroque » (CB, 52). Grâce à la fréquence de son apparition[22] et grâce à la variation de ses mises en texte, cette figure produit un effet d’intégration majeure, d’autant plus qu’elle mobilise des connotations à la fois politiques (le seigneur comme supérieur hiérarchique dans un système féodal, mais aussi comme souverain en tant que chef) et religieuses (le seigneur en tant que patron et protecteur).
Ensuite, ce sont les marques explicites d’énonciation qui intensifient la construction d’identité. Ici, la marque qui se détache est l’usage de la première personne du pluriel comme instance d’énonciation collective : nous, notre, nôtre. Cette insistance sur le nous renforce l’effet identitaire qui soude l’énonciateur à l’énoncé. En même temps, ses formes adjectivales (nôtre) comportent une revendication de propriété et d’appropriation très forte. On retrouve ainsi chez Lezama Lima un trait qui traverse tout le discours américaniste.
d) La définition positive
Sur le plan de la conceptualisation proprement dite, Lezama Lima propose une définition positive du baroque américain qu’il fait contraster avec une définition négative du baroque européen :
Voici les modalités que nous pourrions signaler dans un baroque européen : accumulation sans tension et asymétrie sans plutonisme dérivées d’une façon de s’approcher du baroque sans oublier le gothique, et de cette définition coupante de Worringer : « Le baroque est un gothique dégénéré ». Notre appréciation du baroque américain est destinée à souligner, premièrement, la présence d’une tension dans le baroque ; deuxièmement un certain plutonisme, feu originaire qui rompt les fragments et les unifie ; troisièmement le fait que ce n’est pas un style dégénérescent, mais plénier…
CB, 52
Le baroque américain est ainsi saisi avec trois éléments définitoires qui s’opposent de façon antithétique au baroque européen et qui lui accordent un avantage positif sur celui-ci : il s’agit du plutonisme, de la tension et de la plénitude. Je reconnais ici le travail en sous-main de l’intertexte spenglerien.
Déjà en ce qui concerne la définition, on observe donc une tension entre le premier et le deuxième éléments, la tension et la plénitude. C’est que, sur le plan sémantique, ces deux éléments comportent une opposition qui pourrait même les amener à s’exclure réciproquement. L’action du plutonisme a pour effet d’effacer et d’éliminer les tensions, tandis que l’affirmation de la tension exclut le plutonisme. La définition comporte donc déjà une application de la tension, puisque, entre « plutonisme » et « tension » s’établit en quelque sorte une tension de deuxième degré.
Le plutonisme est l’élément le plus surprenant et le plus étrange à entrer dans la définition du baroque. Mais il joue un rôle clé dans la construction de l’identité américaine et donc dans l’engagement de Lezama Lima pour cette identité. L’affirmation de ce plutonisme constitue à mon sens le moment le plus essentialiste de tout le texte. Il renforce de manière bien spenglerienne l’appropriation américaine du baroque par notre auteur.
Nous rencontrons ce plutonisme à plusieurs reprises à la surface du texte, c’est-à-dire comme élément sémantiquement explicite. Il apparaît le plus souvent en position de sujet grammatical, ce qui lui attribue automatiquement une force d’action (agency) :
Un certain plutonisme[23], feu originaire qui rompt les fragments et les unifie.
CB, 52
Nous voyons que, s’ajoutant à cette tension, il y a un plutonisme qui consume les fragments et les pousse, désormais métamorphosés, vers leur achèvement. Dans les travaux précieux de l’Indien Kondori, dans le feu originaire dont le banal orgueil des architectes contemporains pourrait tirer tant de choses, on observe l’introduction d’une témérité, d’un étonnement : l’indiatide.
CB, 54
Mais qu’est-ce que ce plutonisme qui est paraphrasé en « feu originaire » ? Il s’agit d’un élément imaginaire qui a son fonctionnement « normal » dans des discours prémodernes de type archétypal, alchimique et mythologique. Il ouvre un champ sémantique comportant les aspects suivants : l’élément « feu », c’est-à-dire une grande énergie calorique ; le processus de fondre le solide et de le réduire à l’état liquide. En termes thermodynamiques, on pourrait parler d’un élément fortement néguentropique[24].
Le plutonisme a des implications mythologiques qui résonnent dans les réseaux connotatifs de « La curiosité baroque ». Pluton est la divinité du monde inférieur et incarne une énergie démoniaque qui s’est muée, dans le monde chrétien, en feu de l’enfer, capable de tout embraser ; feu de destruction, de purification et de recommencement. Dans l’histoire des sciences, on appelle plutonisme la théorie géologique qui explique l’origine de la planète Terre, de même que les transformations de sa surface, par l’action efficace d’un puissant feu originaire[25].
Mais, quelles que soient les inscriptions de cette figure dans l’histoire des discours — qui résonnent dans « La curiosité baroque », sa réinscription par Lezama Lima évoque une logique sémantique qu’on peut narrativiser comme l’évolution d’un système. Le système, au départ, est doué d’une très grande quantité d’énergie calorique. Grâce à cette énergie, le système a la capacité de fondre tout élément qui entre dans sa zone d’influence. Il a ainsi un pouvoir de liquéfaction homogénéisante à quoi rien ne saurait résister.
Appliqué figurativement aux systèmes culturels et plus particulièrement à leurs interactions, cet élément thermodynamico-mythologique vient à corroborer une position fortement américaniste. L’Amérique culturelle est douée d’énergie plutonique, et ceci par auto-attribution. Grâce à cette énergie qui lui est propre, elle peut s’approprier et assimiler n’importe quelle altérité culturelle. Cette altérité (celle qui est visée ici est d’origine européenne) se manifeste dans la forme d’objets et de matériaux, de fragments hétérogènes qui sont alors fondus et par là homogénéisés et incorporés par le feu plutoniste à la culture américaine. Une telle puissance plutoniste confère automatiquement à l’Amérique une supériorité culturelle
Sans aucun doute, nous touchons ici à l’élément le plus essentialiste de tout le texte de Lezama Lima — et du même coup à son engagement identitaire le moins discutable. Car plutoniste, l’Amérique l’est par un geste de positionnement discursif qui s’effectue au moment de la définition du baroque. On touche donc ici à un essentialisme culturel identitaire tout aussi apodictique que celui d’Alejo Carpentier dans « Lo barroco y lo real maravilloso ». Mais, contrairement à ce qui est le cas chez Carpentier, ceci n’est pas le dernier mot de Lezama Lima. Plus exactement, si Carpentier ne problématise cette position essentialiste que dans un autre type de discours qui est celui de la fiction, par exemple dans le roman Concierto barroco, Lezama Lima procède à la déconstruction de son propre essentialisme dans le même texte.
III. La part de la pratique textuelle
Lezama Lima effectue cette déconstruction dans une pratique textuelle qui annule, du moins partiellement, les affirmations essentialistes de sa propre théorie culturelle. Mais d’abord, il introduit au niveau de la théorie même le terme-clé qui est celui de la tension. En homogénéisant tout matériau culturel, le plutonisme, s’il restait seul élément définitoire, aurait, en principe, l’effet d’effacer toute tension.
Le programme sémantique de « tension » efface, à son tour, les effets du plutonisme, ou du moins neutralise les effets homogénéisants de l’énergie plutonique. C’est que, pour qu’il y ait tension, il faut qu’il y ait des entités constituées et reconnaissables comme différentes. La tension présuppose ainsi la persistance d’une certaine forme d’altérité. Grâce à la présence de la tension, les différences intérieures du système culturel ne sauraient jamais être effacées totalement. Et c’est grâce à ce maintien d’altérités internes que le système peut maintenir sa propre créativité[26].
Or, la tension, et avec elle l’hétérogénéité, est réinscrite de la manière la plus concluante dans la partie centrale de notre essai. C’est ici que la théorie culturelle, avec son penchant fortement essentialiste trouve sa « correction » stratégique. C’est ici aussi que Lezama Lima se désengage d’une construction d’identité par trop homogène et trop essentialiste et prend donc ses distances par rapport à un certain discours américaniste. Cette partie centrale, qui occupe les pages 60 à 63 d’un texte qui s’étend de la page 51 à la page 74, nous offre un banquet littéraire. Il s’agit d’une véritable pièce de bravoure rhétorique dans laquelle l’auteur représente le déroulement d’un repas copieux et sélect par une séquence de plats et de mets poétiquement représentés. C’est ici que théorie culturelle et pratique textuelle interagissent de manière très complexe, tantôt en se confirmant réciproquement, tantôt en se contredisant, créant de la sorte des tensions internes au texte.
Voici comment Lezama Lima annonce ce banquet :
Le banquet littéraire, la prolifique description de fruits de terre et de mer, est de jubilante racine baroque. Tentons de reconstruire, avec pour assistants les orfèvres de l’un et de l’autre monde, l’une de ces fêtes régies par la soif aussi dionysiaque que dialectique d’incorporer le monde, de faire sien le monde extérieur, à travers le four transmutatif de l’assimilation.
CB, 60
Au niveau thématique et littéral, le banquet en tant que repas représente un processus d’incorporation et d’assimilation : manger c’est incorporer le monde, transformer l’extériorité matérielle du monde en intériorité de son propre corps. En tant que tel, le banquet peut figurer des processus d’interaction culturelle. Mais alors sa logique est assimilatrice et se situe dans la même idéologie culturelle que le plutonisme[27].
Au niveau de la pratique textuelle, cette idéologie est radicalement contredite. Lezama Lima procède par un montage de citations pour lequel il ne fournit lui-même que les textes de transition. Son propre texte (texte citant) met en scène des textes de divers poètes (textes cités) sans jamais effacer la différence ni entre les deux niveaux d’énonciation, ni entre les divers textes cités. Après cette forte affirmation de principe du plutonisme homogénéisant, il réinscrit donc de facto le principe de l’hétérogénéité textuelle. Car tous les textes sont formellement cités et identifiés, marquant de la sorte rigoureusement leur différence. La séquence d’auteurs inclut, dans l’ordre, Domínguez Camargo, Lope de Vega, Luis de Góngora, Sor Juana Inés de la Cruz, Plácido de Aguilar, Lope de Vega, Leopoldo Lugones, Alfonso Reyes et Cintio Vitier. Il en résulte un véritable pot-pourri textuel, dans lequel chaque auteur contribue, verbalement, au banquet, en fournissant un met.
Une particularité de ce banquet est à signaler, et c’est ici que vient à s’activer le troisième intertexte signalé au début : tous les textes cités sont tirés de la Antología poética en honor de Góngora établie en 1927 par Gerardo Diego. Cette anthologie devient ainsi une ressource, en quelque sorte une carrière poétique où Lezama Lima prélève les pierres précieuses qui entreront dans son montage. Comme tous les textes réunis dans l’anthologie ont comme dénominateur commun le mouvement poétique gongoriste, son activation comme intertexte réaffirme explicitement une des inspirations européennes du baroque américain. Elle fait donc également contrepoids au plutonisme américain. Et une inspiration durable, puisque les textes choisis couvrent une période allant du xviie siècle jusqu’à l’actualité de Lezama Lima, ce qui confirme encore une fois l’extrême extension de la durée historique qu’il accorde au baroque.
Il y a plus encore. La posture de l’assimilation plutoniste américaine est brisée par le fait même que le montage de textes met en scène, à peu près alternativement, des textes européens et des textes américains. Dans ce banquet, donc, les textes cités non seulement gardent leurs identités diverses, mais la relation entre Ancien Monde et Nouveau Monde est une relation de va-et-vient, d’alternance, de face à face, et non pas d’appropriation, d’assimilation et de supériorité de l’un sur l’autre. Certes, la pièce de bravoure est signée par un auteur du Nouveau Monde qui s’accorde de ce fait la supériorité du moins logique qui revient au statut de texte citant, mais ce que le banquet expose et affirme est la diversité et la pluralité égalitaire des textes cités de toute provenance.
D. Conclusion : engagement et désengagement
La lecture critique de « La curiosité baroque » que je viens de proposer ne prétend pas être exhaustive. Bien d’autres éléments — comme la théorie du métissage, la galerie des héros culturels du baroque américain, la teinte romantique du baroque de Lezama Lima, etc. — auraient pu y être intégrés. Ce qui est d’ailleurs un indice de plus de la richesse et de la densité de ce texte. Mais j’espère que la double logique de l’engagement et du désengagement a pris suffisamment de consistance empirique et argumentative pour apparaître comme l’acquis d’un résultat.
Engagement et désengagement — que ce soit bien clair : en aucun moment Lezama Lima ne désavoue-t-il son adhésion à ce qu’il construit dans son texte, l’identité américaine. Mais il met en scène, et ceci de la manière complexe dont j’espère avoir révélé quelques lacis, des modalités différentes du discours américaniste. En particulier, en optant pour le paradigme baroque comme élément identificateur, il traite cet élément discursif à la fois de manière essentialiste et stratégique, la seconde manière déconstruisant la première.
Il y a, tissée dans la densité de ce texte, une relation très particulière entre théorie culturelle et pratique textuelle. Cette dernière n’est pas qu’une forme ajoutée à un contenu prédonné pour le véhiculer. Elle n’est pas pure extériorité, expression qui porterait à l’extérieur ce qui préexisterait dans une intériorité mentale, préalable à sa mise en discours. Par ailleurs, la théorie n’est pas qu’un ensemble d’idées préconstruit et préexistant qu’on n’aurait qu’à confier à un support sémiotique pour le transporter et communiquer à un interlocuteur-lecteur. On ne saurait donc simplement additionner les énoncés théoriques et les extraire du texte pour savoir ce que nous dit Lezama Lima. C’est que la pratique textuelle contribue constitutivement au message au niveau théorique. Le véritable message théorique est le résultat d’une interaction très complexe entre théorie culturelle et pratique textuelle.
C’est ainsi que ce texte, dans la densité de ses 24 pages, déploie une performativité toute particulière : il met en oeuvre une dialectique critique entre dire et faire qui dépasse la simple performativité « quand dire c’est faire ». Dans un double geste discursif, il construit et déconstruit une identité culturelle. Et ceci en densifiant dans sa rhétoricité les moments de la mystification essentialiste et de la démystification stratégique. Il met de la sorte l’identité américaniste à l’essai. Dans la plus authentique tradition de l’écriture essayiste, il expose et interroge le discours identitaire — ici appuyé sur et sémantisé dans le paradigme baroque — sans conclure sémantiquement, sans statuer idéologiquement. Il déploie dans l’opérativité essayiste du texte un questionnement ouvert sur le lecteur qui est convié à activement greffer son activité de lecture, d’analyse et d’interprétation sur la forme ouverte et inachevée de l’essai.
Offrant de la sorte une solution de rechange, authentiquement essayiste, aux faux essais qui sont légion dans le domaine latino-américain et qui sont plutôt des textes idéologiques et polémiques dont la rhétorique ne cherche que l’adhésion à une cause statuée d’avance et non pas, comme chez Lezama Lima, la coopération à la production d’un sens complexe du texte. Ainsi, « La curiosité baroque », loin d’être un texte à thèse, s’avère être un texte à réflexion qui donne à penser.
Appendices
Collaborateur
Walter Moser
Walter Moser est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en Transferts littéraires et culturels à l’Université d’Ottawa. De 1974 à 2002, il était professeur de littérature comparée à l’Université de Montréal où il a dirigé, de 1992 à 2001, le groupe de recherche sur les Recyclages culturels. En 2001 il a codirigé Résurgences Baroques (Bruxelles : La Lettre Volée), en 2004 Esthétique et recyclages culturels (Ottawa : Presses de l’Université d’Ottawa), en 2007 History and Society. Argentinian and Brazilian Cinema since the 80’s (Ottawa : Legas).
Notes
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[1]
Que je citerai ici selon la traduction française de Maria Poumier : L’expression américaine, Paris, L’Harmattan, 2001. « La curiosité baroque » est le second texte de ce volume, il occupe les pages 51 à 74. Dorénavant désigné à l’aide des lettres CB, suivies du numéro de la page. Les références aux autres textes de L’expression américaine seront désignées par les lettres EA.
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[2]
Je m’en tiendrai à la désignation « latino-américain » et « Amérique latine », même si des solutions de remplacement ont été proposées — dans la plupart des cas pour éviter les connotations ethnocentriques européennes ou coloniales : « indo-américain », « novohispánico », « sud-américain ». Je tiens tout particulièrement à éviter une réduction souvent implicite de « latino-américain » à « hispano-américain ».
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[3]
Par exemple, dans Ariel de José Enrique Rodó, l’espace sud-américain est caractérisé par une culture spirituelle, tandis que l’espace nord-américain apparaît comme celui d’un matérialisme vulgaire et agressif.
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[4]
Par exemple Carpentier, Sarduy, Theodoro.
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[5]
Comme je me suis déjà penché dans divers articles sur la question du baroque latino-américain, je me permets d’y renvoyer et de me limiter à exposer la question très schématiquement ici. Cf. mes textes « Le baroque : pour faire et défaire les identités culturelles », dans Daniel Castillo Durante et Patrick Imbert (dir.), L’interculturel au coeur des Amériques, Ottawa, Legas, coll. « collection des Amériques », 2003, p. 101-118 ; « Du baroque européen et colonial au baroque américain et postcolonial », dans Petra Schumm (dir.), Barrocos y Modernos : nuevos caminos en la investigación del Barroco iberoamericano , Frankfurt am Main/Madrid, Vervuert Verlag/Iberoamericana, coll. « Berliner Lateinamerika-Forschungen », 1998, p. 67-82 et mon entrée de dictionnaire « Barock », dans Karlheinz Barck, Martin Fontius, Dieter Schlenstedt et al. (dir.), Ästhetische Grundbegriffe, T. I, Stuttgart, J.B. Metzler, 2000, p. 578-618.
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[6]
Je pense en particulier aux contributions de Burckhardt, Cysarz, Weisbach, Wor-ringer, Wölfflin et Benjamin.
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[7]
Surtout Severo Sarduy, Barroco, Buenos Aires, Sudamericana, 1974.
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[8]
Friedrich Schlegel, « Entretien sur la poésie », dans Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’absolu littéraire : théorie de la littérature du romantisme allemand, Paris, Seuil, 1978, pp 289-340.
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[9]
Novalis (Friedrich von Hardenberg), L’encyclopédie : notes et fragments (éd. et trad. de Maurice de Candillac), Paris, Minuit, 1966.
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[10]
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1986, en particulier p. 108-114.
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[11]
Oswald Spengler, Der Untergang des Abendlandes : Umrisse einer Morphologie der Weltgeschichte, Vienne, Braumüller, 1918 et Munich, C.H. Beck, 1922.
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[12]
Avec un peu de grandiloquence il est vrai.
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[13]
Lezama Lima s’intéresse essentiellement à ce qu’il appelle « L’Amérique espagnole » (CB, 52) et a tendance à y assimiler le Brésil, servant en ceci de modèle à une tendance lourde dans les études latino-américaines qui a dominé jusqu’à l’apparition d’identités régionales, surtout à la suite de la création du Mercosur, qui reconnaissent davantage les disparités culturelles et langagières. Même le héros culturel brésilien Alejadinho est assimilé à ce que Lezama Lima appelle « lo hispánico » : « en lui nous considérons le lusitanien comme formant partie de l’hispanique » (CB, 74).
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[14]
Il s’agit du scientifique, poète et écrivain mexicain qui vécut de 1645 à 1700.
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[15]
Alejo Carpentier, « Lo barroco y lo real maravilloso », dans Alejo Carpentier, Razón de Ser, La Havane, Letras Cubanas, coll. « colección crítica », 1980, p. 51.
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[16]
Et qui est devenu un objet de recherche auquel des chercheurs spécialisés ont consacré leur travaux, entre autres : Mabel Moraña (dir.), Relecturas del Barroco de Indias, Hanover, Ediciones del Norte, 1994 ; John Beverley, Una modernidad obsoleta : estudios sobre el barroco, Los Teques, Fondo Editorial A.L.E.M., 1997 ; Janice Theodoro, América barroca : tema e variações, Rio de Janeiro/São Paulo, Edusp/Nova Fronteira, 1992.
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[17]
Cf. à ce sujet le volume collectif que j’ai coédité avec Nicolas Goyer : Résurgences baroques, Bruxelles, Éditions de La Lettre Volée, 2001.
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[18]
Déjà avec le terme-titre « curiosité », Lezama Lima semble aller de ce côté, à en croire Hans Blumenberg qui fait de la curiosité le movens fondamental de l’activité scientifique moderne (Der Prozess der theoretischen Neugierde, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1973). Mais, il fait surtout de Sor Juana Inés de la Cruz un véritable emblème baroque de l’activité scientifique.
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[19]
Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New York, Simon & Schuster, 1996.
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[20]
Werner Weisbach, Der Barock als Kunst der Gegenreformation, Berlin, Paul Cassirer, 1921.
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[21]
Déjà José Antonio Maravall avait corrigé cette conceptualisation du baroque en introduisant carrément une culture de masse baroque (La cultura del barroco, Madrid, Ariel, 1975).
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[22]
J’ai compté huit occurrences de ce syntagme dans le texte.
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[23]
Maria Poumier traduit ici « un plutonismo » par « un certain plutonisme ». L’ajout de cet adjectif me semble moins exprimer une qualification affaiblissante du substantif chez Lezama Lima que l’embarras de la traductrice par rapport à « plutonisme » qui est, en effet, un des termes les plus mystérieux, mais non moins central, de ce texte.
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[24]
On pourrait faire un rapprochement entre les imaginaires plutonistes latino-américain de Lezama Lima et nord-américain. Quand l’auteur annonce le banquet littéraire dont il sera question un peu plus loin, il décrit le processus d’incorporation alimentaire comme passant « à travers le four transmutatif de l’assimilation » (CB, 60). Ici, l’évocation plutoniste d’un « four transmutatif » ayant la force d’opérer une assimilation nous fait évidemment penser à cette autre métaphore avec le même programme sémantique : le « melting pot » nord-américain. Cette métaphore archi-connue pour décrire l’assimilation des immigrants dans la société états-unienne n’est pas moins plutoniste que tout le texte de Lezama Lima. Les imaginaires du Sud et du Nord, affichant le plus souvent leur antagonisme avec ostentation, se rencontrent ici dans le plutonisme.
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[25]
Buffon était partisan de cette théorie, surtout dans Les époques de la nature, tandis que Abraham Gottlob Werner, de l’Académie des mines de Freiberg, était le grand représentant au xviiie siècle de la théorie neptuniste qui expliquait tout par l’action efficace de l’eau.
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[26]
Cette logique complexe rapproche Lezama Lima de la théorie romantique de la créativité. Les premiers romantiques allemands exprimaient ce même potentiel créateur dans la figure chimique du « mélange » (Mischung) : mélanger, c’est réunir sans fondre, sans effacer la différence entre les éléments constitutifs. Le mélange n’abolit pas l’identité qualitative des éléments dont la différence garantit le potentiel créateur du système.
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[27]
En fait, se révèle ici la parenté entre la figure culturelle du plutonisme et celle de l’anthropophagisme que les modernistes brésiliens ont lancée dans les années 1920 pour affirmer un processus de décolonisation culturelle, mais qu’ils maniaient bien plus stratégiquement que Lezama Lima sa figure du plutonisme.