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Si la finalité d’une revue savante est de produire des objets selon des normes relativement stables (des articles, venus d’une discipline, rassemblés dans un numéro, souvent thématiquement), il est évident que la version papier des revues est d’ores et déjà obsolète. La pratique concrète des chercheurs, en sciences humaines comme ailleurs, ne saurait mentir : on lit, comme on l’a toujours fait, les articles qui nous intéressent, indépendamment du numéro où ils ont paru et, de plus en plus, de leur support (le papier), voire de la plateforme qui les héberge sur Internet.

En revanche, si une revue se conçoit comme un lieu d’animation scientifique, elle a encore de beaux jours devant elle. Encore faut-il qu’elle saisisse l’occasion.

Sur ce plan, des maisons d’édition spécialisées ont un rôle d’accompagnement à jouer. C’est le cas des Presses de l’Université de Montréal, dont je suis le directeur scientifique[1]. Celles-ci publient actuellement cinq revues qui sont officiellement rattachées à l’Université de Montréal par leur entremise — Circuit, Criminologie, Études françaises, Meta, Sociologie et sociétés — et elles en produisent d’autres, certaines rattachées à divers titres à l’Université, mais qui n’ont pas le même statut que les précédentes, d’autres venant d’ailleurs (revues d’associations, de centres de recherches).

La production de ces revues a été transformée par le numérique. Leurs comités de rédaction ont une expertise scientifique — choix et respect d’une politique éditoriale, modes de validation des textes retenus, animation intellectuelle, etc. —, mais il est rare qu’ils aient d’égales compétences techniques. Les maisons d’édition universitaires, au contraire, maîtrisent les techniques et les outils de production concrète des numéros de revues. Elles savent concevoir et faire évaluer une maquette, elles s’assurent de la bonne tenue typographique et linguistique des textes, elles ont l’habitude, pour les revues imprimées, de négocier tarifs et délais avec les imprimeurs et autres fournisseurs, elles préparent les fichiers pour leur diffusion numérique en plusieurs formats (html, pdf, epub) et selon divers types d’encodage (sgml, xml)[2]. Ce que l’on appelle « chaîne de production » a considérablement évolué au cours des trois dernières décennies, et cette évolution se poursuit : les presses universitaires, par définition, doivent maîtriser une série de compétences et se renouveler.

La diffusion des revues n’a pas été moins bouleversée que leur production. La plateforme de diffusion numérique Érudit (erudit.org) a été créée en 1998, aux Presses de l’Université de Montréal ; depuis, cette entreprise pionnière, devenue autonome, a été rejointe par d’autres plateformes dans le monde francophone (revues.org, cairn.org, persee.fr). Alors que les éditeurs de revues avaient été formés à livrer des objets physiques à un public circonscrit, il leur a fallu apprendre à diffuser des contenus numériques à un lectorat largement invisible. La transformation n’est pas d’échelle ; elle est de nature.

Pour les presses universitaires, les nouveaux modes de production et de diffusion ont certes eu des conséquences, mais ce n’est pas sur ce plan que les modifications ont été les plus profondes ou les plus intéressantes. La « consommation » des revues scientifiques a changé radicalement, et avec elle leur mission. À cet égard, deux phénomènes méritent d’être signalés.

La mort annoncée de l’abonnement

Le premier de ces phénomènes est que, en découpant les numéros de revues en articles parfaitement indépendants les uns des autres, les plateformes de diffusion numérique ont mis au jour un aspect fondamental de la lecture des textes savants : l’unité de base de la lecture est l’article, pas le numéro[3]. Que trouve-t-on sur ces plateformes ? Des objets discrets, auxquels il est possible d’avoir accès directement, sans même passer par le site de la revue : un URL suffit.

Cela a évidemment un effet sur les abonnements aux revues savantes (ne parlons pas des ventes au numéro : dans la plupart des cas, elles sont quasi inexistantes[4]) et donc sur leur financement. Or cet effet ira grandissant. Dans l’état actuel des choses, les revues savantes — du moins les revues francophones en sciences humaines et sociales, les seules qui m’intéressent ici — protègent leurs abonnements en ne rendant disponibles gratuitement sur leur plateforme de diffusion numérique que les articles « anciens » ; c’est le principe de la « barrière mobile » (les articles des deux, voire des trois dernières années ne sont pas accessibles en libre accès). Qui veut lire les articles récents doit s’abonner, ou faire s’abonner sa bibliothèque ou son centre de documentation. Ce mode de fonctionnement est appelé à disparaître. D’une part, les organismes qui subventionnent les revues — c’est notamment le cas du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada — songent à restreindre, voire à abolir, la durée de non-disponibilité des articles qu’ils financent. D’autre part, le mouvement du libre accès repose sur la disparition de pareilles « barrières mobiles[5] ». Dès lors que seraient disponibles dès leur parution les articles des revues savantes, que resterait-il du principe de l’abonnement ? On peut sans mal imaginer que les seuls abonnements à survivre seraient ceux rendus obligatoires par l’adhésion à une société savante. Est-ce là l’avenir que se souhaitent les revues scientifiques ?

Devant cette situation, une maison d’édition comme les Presses de l’Université de Montréal continue certes à jouer un rôle d’accompagnement et à mettre son expertise au service des revues. Si ses dirigeants peuvent être consultés sur certains aspects de la diffusion scientifique, les décisions « stratégiques » les plus lourdes de conséquences se prennent toutefois à un autre niveau. Les bibliothèques de recherche, les universités, les organismes subventionnaires (et donc, par leur intermédiaire, les gouvernements) et des membres prestigieux de la communauté scientifique[6] influent sur le cours des choses plus que ne sauraient le faire les presses universitaires, même rassemblées en association, comme c’est le cas au Canada et aux États-Unis. Dans la mesure où une maison universitaire n’est généralement pas le principal bailleur de fonds d’une revue scientifique et où ce n’est pas elle qui assure directement sa diffusion numérique, ce n’est pas elle qui dicte les règles du jeu. Comme les revues elles-mêmes, elle doit se plier à des décisions prises par d’autres — après consultation, il est vrai.

L’animation des communautés savantes

En revanche, sur le plan de la conception des revues savantes de l’avenir, les presses universitaires peuvent peut-être jouer un rôle plus important. Dans le respect des cultures disciplinaires et avec les moyens qui sont les leurs — les Presses de l’Université emploient sept personnes à temps plein, pour une production annuelle d’environ 35 livres et 25 numéros de revues —, elles peuvent accompagner les revues dans leur transformation progressive, notamment de leur présence sur Internet et sur les réseaux sociaux. C’est le deuxième aspect de l’évolution de la consommation de la culture scientifique qu’il faut mettre en relief.

À l’époque des balbutiements du World Wide Web, toute revue savante se devait d’avoir sa « page » Web, voire, pour les plus révolutionnaires, son propre « site » Web. Il s’agissait de créer une vitrine pour des objets dont la circulation, dans la plupart des cas, n’était pas encore numérique : on annonçait dans Internet qu’on avait produit et qu’on continuait à produire du papier. Avec la diffusion numérique des numéros courants, puis, dans nombre de cas, avec la numérisation rétrospective des collections, ces pages et ces sites ont pu donner accès de façon immédiate ou différée à des contenus de plus en plus nombreux. Cependant ni les unes ni les autres n’ont évolué de façon réelle. Le site d’une revue comme Études françaises n’a guère changé au fil des ans[7]. Pourtant, le réseau Internet, lui, a changé.

Quand le Web est apparu, dans la première moitié des années 1990, personne ne pouvait savoir qu’il s’agissait du Web 1.0. C’était le Web, tout court, et sa base était le lien, l’hyperlien, et non, comme on a pu le penser, la page. Tim Berners-Lee l’a dit et répété : s’il a « fondé » ou « créé » le Web, c’était pour lier entre eux des contenus[8].

On annonce pour bientôt un Web 3.0. À une époque, on parlait de « web sémantique » ; aujourd’hui, on entend plus couramment « web de données ». L’objectif de ses concepteurs est de mettre en relation les montagnes de données numériques que créent les sociétés contemporaines, données souvent invisibles ou inaccessibles pour l’instant, ou muettes parce qu’isolées les unes des autres.

En attendant, nous vivrions dans le Web 2.0. De quoi s’agit-il ? De la prise de conscience que la création de communautés est une des principales caractéristiques des communications numériques. Ce qu’il est désormais convenu d’appeler le « Web social » repose sur ce principe, qui s’incarne dans des services comme Facebook, Twitter, Flickr, YouTube, Wikipédia, Tumblr, Pinterest, Google+. Lier des contenus est utile ; lier des contenus choisis ou créés par des gens dont nous sommes proches, d’une façon ou d’une autre, voilà qui serait mieux. Cette mutualisation — ou, plus justement, la mise en lumière de cette mutualisation — est le plus grand apport de l’état du Web dans lequel nous nous trouvons.

Les revues savantes, qu’il s’agisse des revues passées du papier au numérique ou des revues nées numériques, n’ont pas toutes pris la mesure de cette mutation des réseaux et de la dissémination des contenus qu’elle entraîne[9].

La porte d’entrée principale vers le contenu d’une revue est de moins en moins, voire plus du tout, une page ou un site ; sur ce plan, les métadonnées[10] sont bien plus efficaces, en pointant directement vers un contenu à partir d’un moteur de recherche généraliste ou spécialisé (Google Scholar, par exemple). La situation est évidemment pire si la page ou le site sont rarement actualisés, voire jamais.

En outre, les médias « sociaux » peuvent permettre de repérer efficacement et rapidement des contenus propres à une communauté. Les spécialistes des humanités numériques, massivement présents sur un réseau comme Twitter, sont les meilleurs relais des publications récentes. Leur discipline, si tant est que c’en soit une, est fondée sur le partage d’informations ; il va donc de soi, pour eux, de faire connaître les publications d’intérêt dès leur parution. On pourra me croire sur parole : ce souci de partage ne caractérise malheureusement pas le secteur des sciences humaines avec lequel je suis le plus familier, les études littéraires.

Si la page ou le site Web des revues savantes ne sont pas les meilleures façons de faire connaître leur contenu, quelle est leur utilité ? Il ne s’agit évidemment pas de les faire disparaître : un site bien fait peut permettre à une revue de simplifier sa gestion éditoriale (politique éditoriale, soumission des manuscrits, suivi de leur traitement, etc.) et de s’assurer par là des visites fréquentes des membres de sa communauté[11]. On peut aussi aller bien plus loin : pourquoi ne pas pratiquer une forme renouvelée d’évaluation par les pairs sur le site d’une revue, une validation collective, à visage découvert et en temps réel ?[12] Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de dynamiser une plateforme numérique afin d’animer une communauté scientifique et de prendre acte que le passage au numérique a rendu obsolètes certaines habitudes nées de l’histoire de la revue imprimée[13].

Que peuvent les presses universitaires sur ce plan ? Elles continueront à exercer le rôle, d’abord technique, qui est le leur, mais elles ne sauraient évidemment pas se substituer aux comités de direction des revues savantes : animer une communauté scientifique demande du temps et de l’énergie, et une connaissance fine de cette communauté. En revanche, une maison d’édition universitaire peut opérer un travail de veille et en faire profiter les revues avec lesquelles elle travaille. Aux Presses de l’Université de Montréal, ce rôle est un de ceux du directeur scientifique. S’il lui arrive de discuter avec les directions de revues des modalités de la « chaîne de production », à la fois des fichiers pour l’impression et des fichiers numériques — encore que ce ne soit pas sa responsabilité —, ou de réfléchir à leur mode de financement, il est surtout là pour suivre les transformations du monde de la diffusion savante, pour les aborder avec les passeurs de savoir que sont les dirigeants de revues et pour voir comment elles doivent être prises en considération par eux. Le rôle d’un directeur scientifique comme celui des Presses de l’Université de Montréal — mais ce devrait être vrai des responsables des maisons d’édition universitaires quel que soit leur titre — devrait être de conseiller les revues à un moment où certaines de leurs activités traditionnelles sont sur le point de disparaître.

Cela étant, des revues peuvent décider de se tenir à l’écart de cette évolution du monde de la diffusion savante, de continuer à défendre la revue imprimée, de se méfier de ce que l’on appelle, abusivement, la « dématérialisation » des échanges intellectuels. Ce n’est que retarder l’inéluctable : d’autres disciplines sont déjà passées par là et elles ne semblent pas s’en porter plus mal. La revue scientifique, objet de papier à périodicité à peu près fixe, sera bientôt une chose du passé, dans les études littéraires comme ailleurs. Les presses universitaires n’ont pas à imposer une façon de faire plus qu’une autre : à chaque revue de définir sa mission et de s’approprier, à son rythme, les outils nécessaires à sa réalisation. Elles peuvent cependant aider les directions de revues à franchir le pas, si ces revues souhaitent le franchir, dans les meilleures conditions possibles, afin de leur permettre de jouer le rôle stimulant d’animateur de communautés savantes qui devrait être, d’abord et avant tout, le leur.