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Introduction

Comment s’exprime la transdisciplinarité comme posture de recherche et comment est-il possible de la favoriser dans ses travaux? Cette question est le vecteur de notre article. Nous rendons compte du choix de la transdisciplinarité comme l’un des quatre principes qui guident nos recherches en analyse des politiques publiques de l’université au Québec.[1]

Nous posons d’abord ce problème : pour comprendre les phénomènes, dont ceux associés aux politiques publiques, il est pertinent de mobiliser la transdisciplinarité, mais cette posture n’est pas toujours bien accueillie au sein de l’institution scientifique. Nous précisons ensuite notre posture de recherche balisée par quatre grands principes. Nous présentons l’espace de sens qui permet de contextualiser notre objet de recherche, construit à la jonction de l’enseignement supérieur et des sciences studies. Nous présentons les quatre pôles de la dynamique de notre recherche. Nous illustrons enfin une contribution rendue possible par la mobilisation de la transdisciplinarité dans cet espace de sens.

1. Problématique

Notre champ de recherche est celui de l’analyse des politiques publiques. Le terme politiques publiques est polysémique. Sa définition englobe ce que les anglophones qualifient de politics (l’activité politique), de polity (la sphère politique) et de policies (l’action publique). Dans le champ de l’analyse des politiques, c’est ce troisième sens qui est mis en exergue. Que sont les politiques et pourquoi en faire l’analyse?

Une politique est une ligne d’action orientée vers la solution de problèmes. Elle peut être implicite ou explicite, écrite ou non, ignorée ou connue, rendue publique ou même cachée. Une politique peut consister à ne rien faire considérant un problème particulier, mais de façon consciente pour qu’il soit possible d’associer cette inaction à une politique.

Une politique publique « est faite d’activités orientées vers la solution de problèmes publics dans l’environnement, et ce, par des acteurs politiques dont les relations sont structurées, le tout évoluant dans le temps » (Lemieux, 2009, p. 7). Nous nous intéressons aux politiques publiques associées à l’État (québécois et canadien) et à ses appareils (ministères et organismes), et aux politiques institutionnelles proposées par les universités québécoises.

L’analyse des politiques est une opération de production de connaissances. Elle permet aussi d’améliorer l’action, même si les acteurs gouvernementaux se réfèrent peu aux résultats de la recherche. L’analyse des politiques est-elle oeuvre savante ou acte expert? Le politologue québécois Vincent Lemieux tranche : « Les universitaires qui agissent comme des experts en politiques doivent demeurer avant tout des savants, qui cherchent à faire avancer les connaissances » (2009, p. 170). C’est notre cas.

Différents modèles théoriques rendent opératoire l’analyse des politiques publiques.

L’idée de penser en termes de modèles qui structurent et fournissent un discours d’analyse est apparue dans les années 1970 et 1980. Les modèles peuvent être considérés comme des modes d’organisation des problèmes, leur donnant une forme et une cohérence […]. Lorsque nous étudions les politiques publiques, nous devons être conscients de la façon dont les différents modèles définissent et présentent les problèmes, que ces modèles s’opposent, convergent et se transforment[2] [traduction libre]

Parsons, 1996, p. 32

C’est au politologue étatsunien Charles O. Jones (1970) qu’est attribuée la paternité de la modélisation proposant que la réalisation des politiques publiques se cristallise en cinq étapes : 1) émergence; 2) formulation; 3) adoption; 4) mise en oeuvre; 5) évaluation des politiques. Ces étapes ne sont pas nécessairement séquentielles, aussi le modèle est illustré avec des boucles de rétroaction, renvoyant chaque étape aux précédentes. Ce modèle est utile pour nos travaux, car son découpage permet le recours, à chaque étape, d’approches théoriques différentes. Par exemple, l’émergence d’une politique publique peut être appréciée par la théorie de la mise à l’agenda (Kingdon, 1984). En outre, l’évaluation des politiques est devenue un champ de recherche autonome, avec sa panoplie de théories et de méthodologies.

Pourquoi mobiliser la transdisciplinarité en analyse des politiques publiques? Parce que les politiques publiques sont de plus en plus complexes, c’est-à-dire caractérisées par le « multiple et l’incertain » (Morin, 1990). Les disciplines sont autant de faisceaux de lumière différents qui n’éclairent qu’une facette de cet objet complexe. Inspiré par la pensée d’Edgar Morin, nous avons comme lui cette conviction : « Chaque fois que vous prenez un sujet important, aucune discipline séparée ne vous permet de le traiter. Il faut puiser dans des savoirs dispersés » (Morin, 2022, p. 147).

Bref, le « problème » se traduit ainsi : pour comprendre les phénomènes, il faut mobiliser la transdisciplinarité, mais cette posture n’est pas toujours bien accueillie au sein de l’institution scientifique qui est régulée principalement par des logiques disciplinaires.

La transdisciplinarité renvoie à plusieurs signifiés. La définition de Basarab Nicolescu, physicien franco-roumain, cerne l’objet, mais aussi sa finalité :

la transdisciplinarité concerne […] ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au-delà de toute discipline. Sa finalité est la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l’unité de la connaissance

2011, p. 96

Parler de transdisciplinarité impose de définir ce qu’est une discipline, mais la définition est différente « selon que l’historien et le sociologue entreprennent de décrire l’identité sociale, l’identité professionnelle ou l’identité épistémologique des différents corps de savoirs » (Boutier et al., 2006, p 7). Le terme discipline apparaît tardivement « pour désigner un principe de spécialisation […] qui se veut à la fois logique, par sa référence à une théorie unifiée de l’intelligibilité, et fonctionnel, par ses principes d’organisation de la diversité des connaissances » (Boutier et al., 2006, p 7, l’italique est de l’auteur).

Notre posture de recherche s’inspire de manière complémentaire de quatre principes, dont celui de la transdisciplinarité.

2. Notre posture

Notre posture de recherche est balisée par l’ouvrage La Méthode d’Edgar Morin (1977 à 2004) qui fait du principe de complexité la pierre angulaire de sa pensée. Afin d’éviter toute confusion entre le concept de méthode et la notion de méthodologie utilisée dans le vocabulaire scientifique, nous utilisons ici le terme posture pour faire référence au paradigme de recherche dans lequel s’inscrivent nos choix. « Dans cette perspective, définir une posture de recherche […] peut être envisagé comme la construction d’un chemin argumentatif » (Charmillot, 2021, paragr. 1, l’italique est de l’auteur).

Notre posture postule une ouverture à autrui comme antidote à la tendance naturelle de l’esprit à se refermer sur ses certitudes. Rigueur et tolérance pavent cette voie associée au retour du sensible en sciences humaines (Barbier, 1994). Edgar Morin (2004) milite pour le déploiement d’une éthique qui prenne en compte ces trois dimensions de l’humanité : l’individu, la société et l’espèce. Il rejoint en cela les trois degrés d’ambition de la science moderne définis en 1620 par le philosophe anglais Francis Bacon, considéré comme le père de l’empirisme : « l’ambition simplement égoïste; l’ambition politique au service de la patrie; et celle de l’homme qui travaille à restaurer et à accroître la puissance et l’empire du genre humain » (Hottois, 2004, p. 1).

L’humanisme qui nous inspire n’est pas moins objectivant que d’autres postures. Il implique d’introduire dans la construction de l’objet le sujet réflexif qui prend conscience des limites de sa science : « le retour sur soi pour s’objectiver […] constitue […] un principe de pensée et une nécessité éthique » (Morin, 1994, p. 101). Inhérentes à cette idée, il y a les notions de doute et d’humilité. Le concept de finalité est réhabilité. Cependant, les finalités ne peuvent être définies qu’à partir d’un prisme philosophique révélant certains choix quant à la conception de ce qu’est l’humanité.

Edgar Morin (2001) associe l’humain à la triade individu-société-espèce, qui peut se traduire dans les finalités de l’université. Chaque finalité est liée aux autres de façon complémentaire et antagoniste. La finalité relative à l’individu vise la production et la diffusion d’un savoir utile à chacun, lui permettant de comprendre le monde, de développer son potentiel et de se réaliser. La finalité relative à la société a trait à la production et à la diffusion d’un savoir utile à tous, permettant de servir les intérêts collectifs et de qualifier les personnes. La finalité relative à l’espèce relève de la dialogique conservation et (ré)génération du patrimoine. L’université conserve et ritualise un héritage collectif; cette dimension conservatrice permet de préserver les acquis. Mais l’université régénère et génère aussi du savoir qui s’intègre à cet héritage pour le remodeler; cette dimension novatrice permet de remettre en question les acquis et d’en générer de nouveaux. Considérant ces finalités, quatre principes balisent notre posture de recherche.

Comme premier principe, nous retenons la nécessité d’adopter une perspective transdisciplinaire. La transdisciplinarité « veut déborder les champs disciplinaires afin d’envisager l’objet d’étude dans sa complexité […] Ce processus d’intégration et de dépassement des disciplines a pour objectif la compréhension de la complexité du monde » (Dupuy, 2004, p. 2). L’étude des politiques est souvent associée à la science politique. Cependant, « la recherche en matière de politiques publiques doit pour progresser se nourrir de la pluralité des cadres heuristiques, méthodologiques et disciplinaires disponibles. […] la clôture d’un modèle sur lui-même induit […] un appauvrissement de la recherche » (Pollet, 1995, p. 26). C’est ce que nous faisons dans nos travaux en analyse des politiques publiques : nous inspirer d’une pluralité de cadres.

Comme deuxième principe, il y a la nécessité de mettre en contexte toute connaissance particulière et de l’introduire dans l’ensemble dont elle est un moment ou une partie. Un système social s’apprécie en le situant par rapport au système plus global qui conditionne son évolution, et en le situant dans le temps. Plusieurs modèles négligent ces aspects. Le politologue français Pierre Muller, pionnier de l’approche cognitive et normative d’analyse des politiques, insiste sur les questions de territoire et de durée. Seul le temps long permet de constater le passage d’un référentiel à un autre. Le référentiel est une « vision du monde » partagée qui sous-tend la logique des politiques et qui explique les joutes entre les acteurs (Muller, 2000). Dans nos travaux, nous cherchons à mobiliser ce temps long.

Comme troisième principe, il y a l’affrontement des contradictions renommé dialogique. Il s’agit d’une association d’instances complémentaires et antagonistes. Le philosophe français Blaise Pascal croit que l’erreur n’est pas le contraire de la vérité, mais l’oubli de la vérité contraire. L’affrontement des contradictions révèle qu’il n’y a pas que de l’antagonisme entre ces pôles, ils sont aussi complémentaires. Effets et causes des phénomènes s’apprécient dialogiquement, renvoyant à l’image de la boucle de rétroaction. Cette logique récursive ne nie pas la causalité, mais remet en question les causalités simples calquées sur les modèles des sciences de la nature. Est sollicitée plutôt la découverte de liens significatifs de causalité liant l’événement à une totalité signifiante. Dans nos travaux, ces « totalités signifiantes » sont les référentiels de politiques publiques.

Le quatrième principe consiste en la conception de l’éducation comme phénomène systémique. Le pédagogue français Jacques Ardoino croit que l’éducation offre pour la pensée complexe un champ très riche :

[…] le désir de transgression y reste inséparable de l’impératif de respect de la loi. […] l’éducation est toujours métissage […] elle vise le développement de la personne […] mais elle poursuit les objectifs qui lui sont assignés au titre de fonction sociale

Ardoino, 1999, p. 448

« Lorsque l’on parle d’apprendre, on ne parle plus seulement d’apprendre ce qu’a été le passé. On entend par là découvrir le futur » (Ardoino, 1999, p. 449). Penser l’éducation, penser l’université, c’est donc aussi penser le monde de demain. Les politiques publiques de l’université s’inscrivent dans les systèmes plus globaux qui les conditionnent.

Ces quatre principes – transdisciplinarité, contextualisation, dialogique et systémique – sont complémentaires, mais ils sont aussi en tension. Il faut les interpréter comme des balises plutôt que comme des injonctions. Ils sont utiles pour définir l’espace de sens de notre recherche en analyse des politiques (voir la section 3 ci-dessous) et pour arrêter les choix inhérents aux quatre pôles de la dynamique de notre recherche (voir la section 4).

3. Définir l’espace de sens

Analyser les politiques publiques de l’université dans une perspective transdisciplinaire implique le développement d’une culture propre à cet objet. Le concept de culture est ici associé à « l’effort personnel et méthodique par lequel une personne tend à accroître ses connaissances » (Dictionnaire de l’Académie française, 2019). Le développement d’une culture générale, mais aussi d’une culture spécifique à quelque objet, est l’oeuvre de toute une vie. Il ne faut cependant pas attendre de maîtriser toutes les dimensions d’un phénomène pour chercher à le rendre compréhensible. En lien avec les politiques de l’université, deux univers conceptuels sont sollicités : l’enseignement supérieur et l’étude des sciences (sciences studies).

Pour se familiariser avec ces univers, la lecture intensive s’impose. Elle suppose de lire entièrement un document de façon à en assimiler son contenu. Ce mode intensif est moins populaire que le mode extensif qui privilégie la quantité d’information. De plus, les conditions d’exercice de la profession de chercheur valorisent l’efficacité et l’instantanéité, notions qui cadrent mal avec l’activité de lecture intensive. Dans une perspective transdisciplinaire, il faut briser l’habitude de se concentrer sur un corpus d’articles scientifiques récents. Ce corpus est d’ailleurs tributaire de l’esprit du temps. De plus, il est utile d’adhérer à une stratégie de lecture intensive afin de briser le réflexe de la sélection des informations en fonction de ses convictions. Edgar Morin propose

[…] une ouverture à l’information comme antidote à la tendance naturelle de l’idéologie à se clore en elle-même, c’est-à-dire à la tendance de la théorie à se fermer en doctrine, à la doctrine de se blinder en dogme. L’événement – l’information – doit être capable de nous enrichir, de nous changer, de nous convertir, simplement parce qu’il nous a permis de voir ce qui nous était invisible, de savoir ce que nous ignorions

1981, p. 43

Le philosophe britannique Alfred North Whitehead croit que trois types d’acteurs doivent coexister à l’université. Les érudits gardent vivante la tradition des arts, des lettres et de la philosophie. Les découvreurs contribuent à l’avancement du savoir en formulant des théories. Les inventeurs appliquent les savoirs pour répondre aux besoins du monde (Whitehead, 1929). « Une bonne université doit assurer la rencontre de ces trois types de professeurs » (Lessard, 2012, p. 16). La transdisciplinarité contribue à garder vivante cette tradition d’érudition à l’université, même si les conditions de son exercice s’avèrent en porte-à-faux avec les normes actuelles marquées par l’utilité et l’efficience.

3.1 L’enseignement supérieur

L’univers de l’enseignement supérieur peut être défini grâce aux publications qui s’intéressent à l’université et à l’enseignement supérieur. L’accumulation des événements occulte les réalités plus fondamentales. Au-delà de la trame événementielle, que faut-il retenir de l’histoire des universités et de l’enseignement supérieur comparé afin d’historiciser et de contextualiser les politiques publiques de l’université?

« Il n’y a d’histoire que du présent », soutient l’historien français Lucien Febvre puisque nous interrogeons l’histoire à partir des questions de notre époque, afin de fournir des réponses aux problèmes de notre époque (Burguière, 1999). Un exemple de ce biais est celui de l’histoire de la Révolution française, sans cesse réécrite à la lumière des événements qui se succèdent depuis. Voilà pourquoi les histoires classiques des universités révèlent peu de choses sur l’université actuelle, comme si l’institution universitaire n’obéissait pas aux lois de l’évolution, mais vivait des révolutions successives. Les révolutions de l’université, c’est d’ailleurs le titre de l’ouvrage du philosophe français Alain Renaut (1995) mettant en évidence ces bouleversements qui « ont modifié et problématisé l’image sociale des universités et de leurs fonctions » (p. 11). L’historien français Paul Gerbod parle de l’éclatement de la notion d’enseignement supérieur : « […] les structures médiévales, définies par le vocable prestigieux d’université, se sont en grande partie dissoutes dans des formes […] empiriques d’enseignement postsecondaire » (Gerbod, 1981, p. 453).

Le philosophe français Paul Ricoeur pose le problème de la périodisation en histoire et retient les concepts d’époque et de structure. La rupture permet de distinguer une époque d’une autre, mais elle s’approfondit avec la notion de structure : « [o]n appelle d’ailleurs révolution une rupture qui apparaît si considérable qu’elle implique non pas un changement dans la structure, mais […] un changement de paradigme » (Ricoeur, 1999, p. 299). Considérant l’histoire des universités, l’historiographie retient un calque d’une périodisation intégrée à la culture occidentale : Moyen Âge, Renaissance, époque moderne, époque contemporaine (Charle & Verger, 1994; Gerbod, 1981; Verger, 1981). Cela traduit ce message : l’époque caractérise l’université et l’université caractérise l’époque, dans une relation dialogique.

Cette autre périodisation (Perkin, 1991) illustre ce même principe : 1) l’essor de l’université et son rôle dans la destruction de l’ordre médiéval (1088-1530); 2) la nationalisation des universités grâce à l’émergence de l’État-nation (1530-1789); 3) la renaissance de l’université à la suite de la Révolution française et son adaptation aux sociétés préindustrielle et industrielle (1789-1965); 4) la transition d’une institution d’élite vers une institution de masse et son rôle dans la société postindustrielle (1965-1980); et 5) vers la postmodernité (1980-).

Considérant la quatrième phase, les dix changements suivants la caractérisent (Gibbons, 1998) :

  1. Les filières traditionnelles voient leur importance diminuer au profit des études à temps partiel et de la formation continue.

  2. Les femmes et les gens de classes moyennes accèdent plus nombreux à l’université.

  3. Lettres et sciences sont surclassées par les filières professionnalisantes.

  4. L’orientation fondamentale bascule en faveur de la recherche.

  5. La recherche prend la forme de programmes financés par des organismes extérieurs.

  6. De nombreux domaines de recherche deviennent moins axés sur la production primaire de données.

  7. D’institutions dirigées de l’intérieur, les universités deviennent des institutions dirigées de l’extérieur.

  8. La technologie entre à l’université.

  9. Les sources de financement se diversifient.

  10. Les facultés et les départements deviennent des catégories organisationnelles plutôt qu’intellectuelles.

Au Québec, une histoire des universités est toujours attendue, mais il existe de nombreuses monographies institutionnelles ou disciplinaires. Des événements anniversaires, par exemple les 50 ans de l’Université du Québec (Doray et al., 2018), sont prétexte à la publication de ces ouvrages. L’événement de rupture qui marque le début d’une nouvelle phase universitaire est la Révolution tranquille. Les analystes utilisent cette périodisation pour rendre compte de l’évolution de l’université québécoise (Doray & Pelletier, 1999). Un premier moment, entre 1964 et 1970, est marqué par l’idée de démocratisation de l’université. Le deuxième moment couvre la période des années 1970 alors que plusieurs exercices de planification sont réalisés afin de rationaliser les investissements publics. Le troisième moment, à compter des années 1980, marque l’adaptation de l’université aux changements : néolibéralisme, poussée technologique et instrumentalisation du savoir.

L’histoire des universités s’intéresse à la dimension « temps » et l’enseignement supérieur comparé, à la dimension « espace ». L’enseignement supérieur comparé ne nous instruit pas seulement des pratiques propres aux autres. Le champ invite surtout à s’autoapprécier à travers le regard porté sur autrui. « La fonction de l’exploration des différences est d’étendre la sphère des ressemblances » (Ricoeur, 1999, p. 303). L’État-nation devient le ciment qui permet l’intégration des universités en un ensemble dont la cohérence est définie en termes nationaux. Aussi, les systèmes universitaires sont le produit de trois conceptions nationales : anglaise, allemande et américaine.

La conception anglaise est associée au cardinal John Henry Newman, fondateur de l’Université de Dublin. Son recueil de conférences, The idea of a university (1852), est l’ouvrage le plus influent jamais écrit sur l’université (Cameron, 1978). Pour Newman, l’université n’est pas un lieu de recherche ni de certification des connaissances; elle doit principalement épanouir les esprits. Newman est à la source de la liberal education, définie comme

[l’]éducation de l’esprit formé par l’étude d’une ou de plusieurs disciplines ardues […] pour être apte à juger toute variété de savoir nouveau et par là même tendre vers une authentique appréhension du monde entier et de l’homme

Chadwick, 1989, p. 82

La conception allemande rime avec Wilhelm von Humboldt, fondateur de l’Université de Berlin. Le texte fondateur (Von Humboldt, 1809) permet d’apprécier les quatre vecteurs des universités modernes : 1) la combinaison de l’enseignement et de la recherche; 2) l’autonomie de la recherche et de l’enseignement par rapport aux contraintes sociopolitiques; 3) la formation par la recherche; 4) la division de l’université en facultés. L’autonomie interne est traduite par l’indépendance des sciences particulières par rapport à la philosophie dont l’ambition de systématisation porte atteinte au particularisme des disciplines. L’autonomie externe, c’est la quête désintéressée du savoir, sans considération d’utilité et sans que l’État, l’Église ou la société n’exigent quoi que ce soit des universités (Renaut, 1995).

La conception américaine, hybride des deux genres précédents, mais les transgressant sur le plan de l’utilitarisme, se développe graduellement. Elle évolue au rythme des conjonctures. Clark Kerr, chancelier de l’Université de Californie, illustre ce modèle dans The uses of the university (1963), autre ouvrage iconique. Il développe le concept de multiversity, évoquant une institution fractionnée en de multiples éléments regroupés autour d’une même conception :

Une université […] ne peut viser plus haut que d’être aussi britannique que possible pour les étudiants, aussi allemande que possible pour les diplômés et le personnel de recherche, aussi américaine que possible pour le grand public et aussi mélangée que possible pour préserver l’équilibre[3] [traduction libre]

Kerr, 1963, p. 18

Ces trois conceptions de l’université sont éclairées par la thèse du philosophe des sciences allemand Jürgen Mittelstraß qui distingue trois « mondes » (Welt) symbolisés par autant de personnalités, sans égard aux époques (Renaut, 1995). 1) Le Kolumbus-Welt (Christophe Colomb) est le moment où l’individu se pense le découvreur du monde, associé au modèle anglais. 2) Dans le Leibniz-Welt (Gottfried Wilhelm Leibniz), l’individu se fait l’interprète du monde et cherche à le rendre compréhensible, selon la conception allemande de l’université. 3) Le Leonardo-Welt (Léonard de Vinci) est le monde où l’individu est l’artisan d’un univers qu’il transforme, selon la conception américaine de l’université.

3.2 L’étude des sciences (sciences studies)

Le champ de l’étude des sciences (sciences studies) est balisé par l’étude du lien entre savoir et pouvoir dans le cadre de différentes disciplines. « Nous nous appelons […] sociologues, historiens, économistes, politologues, philosophes, anthropologues. Mais à ces disciplines vénérables, nous ajoutons à chaque fois le génitif : des sciences » (Latour, 1997, p. 10). Que retenir de ces disciplines afin de rendre compréhensibles les politiques publiques de l’université?

En histoire des sciences, deux conceptions s’affrontent (Ascot, 1999). L’internalisme postule que le mouvement des idées est produit par une dynamique interne. La science se développerait dans un univers d’idées et leur contexte serait une variable de moindre importance. L’externalisme repose sur l’idée que les circonstances conditionneraient la production des savoirs. Dans une logique d’analyse des politiques, l’externalisme est sollicité. La problématique de la discontinuité est aussi structurante. Les continuistes croient que les progrès s’accomplissent de manière régulière, par accumulation de connaissances. Les discontinuistes expliquent l’évolution de la science par une série de révolutions. Au chapitre de la discontinuité, le nom à retenir est celui de l’historien et philosophe des sciences étatsunien Thomas Kuhn et son concept de paradigme. Nous nous inspirons des discontinuistes.

La philosophie des sciences se confond avec l’épistémologie. Thomas Kuhn (2018) estime qu’il y aurait deux périodes dans l’évolution des domaines scientifiques : une période de grands changements où apparaissent les bases d’une nouvelle théorie et une période de « science normale » où les fondements d’une théorie ne sont pas remis en question. Un paradigme est partagé par les chercheurs d’un domaine et fonde l’unité d’une communauté scientifique. La science normale est constituée de tentatives de résolution d’énigmes afin de répondre à des problèmes auxquels il est possible, grâce à un paradigme établi, de trouver des solutions. La notion de paradigme est celle qui a le plus d’influence sur nos travaux puisque le concept de référentiel (ou paradigme sociétal) est le vecteur de notre modèle.

L’anthropologie des sciences implique que le regard se porte sur les pratiques des scientifiques dans leurs contextes de travail. En ce qui nous concerne, le terrain anthropologique est celui de l’université et les universitaires forment une tribu, ce qui n’a rien de péjoratif. Il s’agit de décoder le sens et l’essence du travail universitaire. Nous retenons de l’anthropologie des sciences que la science est « faite », mais que la recherche scientifique est la science « en train de se faire » (Latour, 2001).

La sociologie des sciences est le champ le plus sollicité dans la perspective d’apprécier l’étude du lien entre sciences et politique. Le champ peut être découpé en quatre phases (Martin, 2000). 1) Lors des années 1930, l’énoncé de normes a résulté de la volonté de résister aux dérives démocratiques du nazisme et du communisme. 2) La sociologie des sciences d’après-guerre s’est intéressée à l’organisation de la science, au fait qu’elle est constituée en un corps avec ses règles et ses modalités. 3) Les années 1970 ont marqué la désacralisation de la science avec la critique radicale du positivisme. 4) Depuis les années 1980, science et technique se confondent en une technoscience produite par l’interaction d’acteurs divers, dans une visée de progrès à laquelle sont associés des problèmes éthiques et écologiques. C’est cette phase technoscientifique qui est considérée dans nos travaux. Le philosophe belge Gilbert Hottois est le premier à utiliser fréquemment le mot-valise technoscience, mais le politologue étatsunien Harold D. Lasswell l’utilise pour la première fois en 1946 (Smith et al., 1946). Lasswell est considéré comme le père de l’analyse des politiques publiques.

4. Les quatre pôles de la dynamique de notre recherche

Afin de définir notre posture de recherche, le livre Dynamique de la recherche en sciences sociales (De Bruyne et al., 1974) est un outil précieux. Les auteurs postulent que la pratique de recherche est constituée de l’interaction dynamique entre quatre pôles. Ces pôles « ne figurent pas des moments séparés de la recherche mais des aspects particuliers d’une même réalité de production […] et de pratiques scientifiques » (De Bruyne et al., 1974, p. 34). Nous pouvons

distinguer quatre pôles interdépendants caractéristiques de toute démarche de recherche : 1) le pôle épistémologique qui exerce une fonction de vigilance critique et garantit la production de l’objet scientifique; 2) le pôle théorique qui guide l’élaboration des hypothèses ainsi que la construction des concepts et détermine le mouvement de la conceptualisation; 3) le pôle morphologique qui réfère aux hypothèses ainsi qu’au type d’écriture privilégié; 4) le pôle technique qui revient à la mise en oeuvre pratique d’un dispositif

Charmillot, 2021, paragr. 2

Ainsi, une recherche engage tous ces pôles. Définir sa posture de recherche à partir de ces quatre pôles impose de spécifier, pour chaque pôle, ses choix et les arguments qui les justifient.

4.1 Le pôle épistémologique

Le pôle épistémologique est l’instance où s’opère la construction de l’objet (Lessard-Hébert et al., 1996). Le concept d’épistémologie est d’usage courant et il évoque, comme ici, les choix philosophiques qui conditionnent la réalisation de la recherche. La distinction entre les paradigmes positiviste et compréhensif est réductrice, mais néanmoins pertinente au questionnement épistémologique.

Nous adhérons au paradigme compréhensif dont l’unité est négative (Herman, 1994), au sens où sont regroupés les courants qui s’opposent à l’emprunt des méthodes des sciences naturelles. En outre, une définition procédurale met en évidence ses caractéristiques (Paillé, 1996) : 1) la recherche implique une sensibilité à l’égard des personnes; 2) la construction de la problématique est large et ouverte; 3) la modélisation évolue au rythme de l’analyse; 4) la collecte et l’interprétation des données ne sont pas séparées de façon tranchée; 5) l’analyse s’inscrit dans un espace de découverte et non de preuve.

Le paradigme compréhensif invite à étudier les significations produites en les mettant en relation avec les événements de proximité (ici et maintenant) et avec les événements distants (se produisant ailleurs, à différentes époques). Sur le plan épistémologique, les quatre principes évoqués précédemment – transdisciplinarité, contextualisation, dialogique et systémique – nous guident.

4.2 Le pôle morphologique

Le pôle morphologique est le cadre opératoire de la représentation, de l’élaboration et de la structuration des objets scientifiques. Dans le langage scientifique courant, l’expression « cadre de recherche » est utilisée. Il fournit une configuration à la recherche à travers trois dimensions complémentaires (De Bruyne et al., 1974).

L’exposition s’opère par la forme. Il existe différentes formes d’écriture (scientifique, pédagogique, littéraire, etc.). Il faut adapter le livrable en fonction du lectorat. Dans nos travaux, nous avons une préférence pour la forme pédagogique (expliquer les phénomènes pour les rendre compréhensibles) et pour la forme littéraire, selon la tradition essayiste française contrastant avec le formalisme de l’écriture scientifique nord-américaine. Cela se traduit en un « récit » (Radaelli, 2000) dont la fonction est de dresser la trame événementielle et de classer les événements dans des catégories signifiantes afin de rendre compréhensibles les politiques concernées.

La causation implique qu’un événement se produise sous certaines conditions. Il existe divers types de connexions entre les phénomènes sociaux, mais le paradigme compréhensif sollicite la découverte de liens de causalité compréhensive, liant l’événement à une totalité signifiante. Nous adhérons au principe récursif qui enjoint de penser les phénomènes dans leur cogénération mutuelle : effets et causes s’apprécient dialogiquement. Par exemple, la pauvreté engendre l’exclusion sociale, qui engendre à son tour la pauvreté. Ainsi, la compréhension pose une causalité qui se réfère à la signification des phénomènes compris comme des totalités (Lessard-Hébert et al., 1996).

L’objectivation suppose la spécification d’un réseau de relations visant à constituer un langage commun, un ensemble qui a un sens et qui offre à l’analyse un point d’appui. Ce cadre d’analyse s’enrichit au rythme des recherches. Nous utilisons le cadre systémique comme grille d’interprétation inspirant des questionnements par rapport aux phénomènes observés en lien avec les politiques publiques de l’université au Québec.

4.3 Le pôle théorique

Le pôle théorique est le lieu de la formulation systématique des objets scientifiques : y sont proposées des règles d’interprétation des faits, de spécification et de définition données aux problématiques. Il détermine le mouvement de la conceptualisation (De Bruyne et al., 1974). Dans le vocabulaire scientifique habituel, il est souvent question de « cadre théorique ». Le champ de l’analyse des politiques constitue pour nous ce lieu. Selon une visée dialogique, nous retenons deux approches complémentaires : l’approche idéelle (fondée sur les idées) couplée à l’approche actionnelle (fondée sur l’action).

L’approche idéelle la plus reconnue est l’approche cognitive et normative d’analyse des politiques. Elle repose sur le postulat que les politiques sont le fruit d’interactions sociales qui donnent lieu à la production d’idées, de représentations et de valeurs communes. Le raisonnement de Thomas Kuhn est appliqué en faisant des politiques un paradigme (Surel, 1995). Le paradigme sociétal lié à une politique publique est appelé « référentiel ».

L’approche actionnelle en analyse des politiques est traduite par Vincent Lemieux qui a recours à la gouvernétique, branche politique de la systémique, pour étudier les politiques comme des tentatives de régulation des affaires publiques. La gouvernétique postule un écart à combler entre une situation et une norme : les politiques se présentent comme des efforts de régulation des environnements par le système politique. « Les systèmes et leurs environnements ne sont pas des découpages concrets, observables dans la réalité. Ce sont des découpages construits aux fins de la recherche et de l’analyse » (Lemieux, 2009, p. 17).

4.4 Le pôle technique

Le pôle technique est le lieu où sont recueillies les données. À cette instance de prise de contact instrumentée correspondent des opérations techniques de collecte de données et d’investigation. Dans le vocabulaire scientifique courant, il est question de « cadre méthodologique ». Nous avons recours à trois types d’opérations techniques de collecte de données : l’analyse documentaire, l’enquête et l’observation. Quant aux modes d’investigation, nous privilégions l’étude de cas dans une perspective comparative.

L’analyse documentaire correspond à l’étude d’artefacts écrits. De manière systématisée sont dépouillés les documents normatifs liés aux politiques concernées (lois, règlements, plans d’action, etc.). Une revue de presse permet de dresser la trame événementielle. Afin de définir la problématique, mais aussi pour renforcer la dimension théorique de nos travaux, s’ajoute une revue systématique des écrits scientifiques portant sur le thème spécifique de la recherche, « suivant une démarche rigoureuse, transparente et reproductible visant à identifier et à sélectionner des études pertinentes qui traitent d’une question clairement définie » (Landry et al., 2008, p. 9). Cette revue des écrits est faite à partir de mots-clés répertoriés dans les thésaurus, sans égard aux disciplines, consacrant ainsi le caractère transdisciplinaire de l’opération.

Nos enquêtes prennent la forme d’entrevues individuelles ou collectives avec les détenteurs d’enjeux (stakeholders). Des canevas d’entrevues sont produits et soumis préalablement au Comité institutionnel d’éthique de la recherche. Parfois, avant ou après les entrevues, nous avons recours à des questionnaires administrés aux détenteurs d’enjeux.

Nos stratégies d’observation peuvent être directes et systématiques (observateur extérieur), mais il peut s’agir d’observation participante considérant notre statut de professeur d’université, en lien avec notre objet d’étude. Notre appartenance au terrain relève alors de la participation complète par opportunité (Adler & Adler, 1987), au sens où nous tirons profit de l’occasion offerte par notre statut : nous sommes membre de la situation et les personnes qui y sont associées connaissent nos intentions de recherche.

En lien avec les modes d’investigation, l’étude de cas est privilégiée. Elle se caractérise par le fait qu’elle réunit des informations en vue de saisir la totalité d’une situation. Le cas se présente comme un intermédiaire pour atteindre un objet : « il correspond davantage à un observatoire […] À ce titre, il doit être envisagé comme un dispositif par le moyen duquel un objet peut être étudié » (Hamel, 1997, pp. 91-92). Il est possible de substituer au mot cas le mot site, associé à un emplacement où est localisée une activité (Miles et al., 2019). L’étude simultanée de plusieurs cas permet une démarche comparative.

5. Contributions de la transdisciplinarité à l’étude des politiques de l’université

Toutes ces considérations nous amènent à développer un modèle original d’analyse des politiques, éclectique et inspiré des quatre principes (transdisciplinarité, contextualisation, dialogique et systémique) et des théories idéelle et actionnelle d’analyse des politiques.

Sur le plan des idées, le paradigme sociétal lié à une politique est appelé « référentiel ». Le référentiel articule quatre niveaux : 1) les valeurs sont les représentations fondamentales sur ce qui est désirable ou à rejeter; 2) les normes définissent les écarts entre la situation observée et la situation souhaitée; 3) les lois sont les relations causales qui expriment l’action; 4) les images font sens sans passer par le détour discursif (Muller, 1995, 2000). Le référentiel n’exclut pas la notion de conflit entre les acteurs. Les conflits sur le référentiel naissent au moment des transitions entre deux visions dominantes. Les conflits dans le référentiel portent plutôt sur la répartition des ressources à l’intérieur d’un même système de référence. Cette approche est complémentaire aux approches actionnelles.

La gouvernétique (Lemieux, 2009), approche actionnelle, postule que la gouverne se déroule en processus récurrents : émergence, formulation, adoption, mise en oeuvre et évaluation d’une politique (Jones, 1970). Parce que ces étapes ne sont pas séquentielles, nous préférons le terme dynamique plutôt que processus de réalisation d’une politique. Les acteurs de diverses catégories ambitionnent de contrôler les décisions et les ressources. Le couplage de trois courants explique que la politique se réalise ou non : 1) le courant des problèmes, puisque l’identification d’un problème est souvent la source d’une politique; 2) le courant des solutions, dont la définition est confiée aux experts et que cette solution doit être faisable; 3) le courant des priorités en référence aux rapports entre les acteurs qui font que certaines actions deviennent prioritaires. Les politiques sont mises en oeuvre grâce à des instruments, dans le contexte d’environnements particuliers.

Sur le plan opératoire, nos modes d’investigation et de récolte de matériaux prennent en considération huit paramètres. Les quatre premiers permettent de cerner les référentiels des politiques (valeurs, normes, lois et images) et les quatre autres, d’apprécier les dynamiques des politiques (courants, acteurs, instruments et environnements). La Figure 1 illustre le cycle de réalisation des politiques publiques, considérant que les idées inspirent les actions qui, à leur tour, inspirent les idées.

Figure 1

Modèle d’analyse des politiques publiques.

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Les valeurs orientent l’action. Les valeurs sont par exemple celles de la gauche et de la droite; les valeurs du progrès opposées à celles de la préservation de la biosphère. Nous opposons les référentiels globaux de l’État providence et de l’État facilitateur (types d’États qui conditionnent les politiques générales) et les référentiels sectoriels de la République de la science et de l’économie du savoir (qui conditionnent les politiques de l’université).

Les normes correspondent à ce qui doit être, au sens philosophique du terme. Sur le plan du référentiel, c’est ce degré d’abstraction qui est pertinent, même si l’on peut tenir compte de normes techniques. Par exemple, « il faut que l’université soit plus performante » est une norme de l’ordre du référentiel. Pierre Muller (1995) illustre que l’on peut repérer la norme en complétant cette phrase : « Il faut que… ».

Les lois sont les formules conditionnelles énonçant une corrélation entre les phénomènes. Pierre Muller (1995) utilise plutôt le terme algorithme. Il l’associe à la formule « si… alors… ». Par exemple, « si l’université valorise commercialement ses réalisations de recherche, alors l’économie s’en portera mieux ». Yves Surel (1995) observe que les lois s’apparentent à des hypothèses qui relèvent des valeurs et qui les rendent opératoires.

Les images sont des représentations d’ordre intellectuel ou affectif fondées sur des impressions, des connaissances, voire sur des préjugés. Ce sont les vecteurs des valeurs et des normes, et ils font sens sans passer par le détour discursif.

Le couplage de trois courants (problèmes, solutions, priorités) permet de rendre compte de la réalisation d’une politique. La formulation d’un problème est souvent la source d’une politique : un problème est un écart entre une situation observée et une situation souhaitée. La détermination de solutions consacre le rôle d’experts de certains acteurs. Pour qu’une solution soit retenue, il faut qu’elle réponde à des conditions de faisabilité et d’acceptation. Certaines actions sont plus prioritaires que d’autres en raison du climat politique.

Vincent Lemieux (2009) regroupe les acteurs en quatre catégories : les responsables, les agents, les intéressés et les particuliers. Les entrepreneurs sont ceux de ces catégories qui deviennent actifs lorsque s’ouvre une fenêtre politique. Ce concept de la gouvernétique renvoie à celui de « médiateurs » de l’approche cognitive et normative. Dans nos travaux, nous définissons la dynamique des politiques en insistant sur le rôle des médiateurs, ces porteurs de valeurs structurant les politiques publiques. Les médiateurs doivent cependant transiger avec d’autres acteurs dans une joute complexe visant à ce que ces derniers adhèrent à la vision du monde dont les médiateurs font la promotion.

Les instruments permettant de rendre opératoire l’action gouvernementale sont de nature législative ou réglementaire, économique ou fiscale, conventionnelle ou incitative, informative ou communicationnelle. Il est possible d’associer aux instruments d’autres types de ressources, entre autres les ressources normatives, statutaires, relationnelles, matérielles et humaines (Lemieux, 2009). Il est exceptionnel qu’une politique soit mono-instrumentale (Lascoumes & Le Galès, 2004).

Les environnements font référence au temps et à l’espace. Il faut privilégier le temps long afin d’apprécier les continuités et les ruptures. Les espaces sont des lieux géographiques (régions, pays, etc.) et des sous-systèmes pertinents (économique, social, etc.). Les chercheurs en analyse des politiques définissent les environnements en fonction des objectifs et des contraintes de leur recherche.

Nos données logent dans un tableau reprenant les huit paramètres. Ce tableau devient un aide-mémoire facilitant la rédaction du récit de politiques publiques organisé à partir de ces paramètres. « La fonction d’un récit de politique publique est de […] stabiliser les hypothèses […] par rapport à ce qui est […] incertain et complexe » (Radaelli, 2000, p. 257). En conclusion du récit, le Tableau 1 présente la synthèse des caractéristiques des politiques étudiées. Il est alors possible d’associer à chacun des huit paramètres les événements et les phénomènes qui s’y rattachent (Bernatchez, 2009).

Tableau 1

Caractéristiques des référentiels sectoriels associés aux politiques publiques de l’université québécoise

Caractéristiques des référentiels sectoriels associés aux politiques publiques de l’université québécoise

Tableau 1 (continuation)

Caractéristiques des référentiels sectoriels associés aux politiques publiques de l’université québécoise

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Conclusion

Nous avons dans cet article répondu à la question suivante : comment la transdisciplinarité comme posture de recherche s’exprime-t-elle et comment est-il possible de la favoriser? Nos recherches s’inscrivent dans un chantier qui porte sur l’analyse des politiques publiques de l’université au Québec. Notre démarche s’inspire de La Méthode d’Edgar Morin (1977-2004), principalement des quatre principes suivants : la transdisciplinarité, la contextualisation, la dialogique et la systémique. L’espace de sens qui permet de contextualiser notre recherche est constitué de l’enseignement supérieur et des sciences studies. La dynamique de notre recherche est articulée autour de quatre pôles (épistémologique, morphologique, théorique et technique) et chacun de ces pôles nécessite de faire des choix structurants et impose certains défis.

La transdisciplinarité est une posture de recherche riche et féconde. Elle contribue à garder vivante la tradition d’érudition, même si les conditions de son exercice s’avèrent parfois en contradiction avec les normes de l’université actuelle, marquées par l’efficience et l’immédiateté. La transdisciplinarité présente plusieurs défis. Sur le plan de la faisabilité par exemple, elle impose de se familiariser avec un vaste corpus d’écrits de toutes natures, de façon à pouvoir mettre en contexte le savoir produit. Son accueil dans l’espace scientifique n’est pas toujours évident, considérant que l’évaluation par les pairs, régulée par les logiques disciplinaires, n’est pas toujours favorable aux recherches fondées sur cette posture.

La transdisciplinarité est une posture de recherche, mais elle est aussi un objet de recherche. Une revue des écrits scientifiques récents sur le sujet met en évidence deux enjeux qui mériteraient d’être plus étudiés. Il y a d’abord celui du défi de la transdisciplinarité (au sens de ce qui est difficile à réaliser) : en rapport avec l’étude de différents objets ou phénomènes particuliers, quels sont les obstacles qui se posent quant à la mobilisation de cette posture? Il y a aussi l’enjeu de l’intégration des savoirs (au sens de regroupement au sein d’une même unité de sens) : la transdisciplinarité peut-elle être enseignée dans le contexte d’un programme de formation universitaire?