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Introduction

Des résultats récents (Burlot et al., 2019) indiquent que le taux de renouvellement est très important pour les entraîneurs de haut niveau français. Pour ceux présents aux Jeux olympiques à Rio, 50 % sont en poste depuis 2012-2016, 25 % depuis 2008-2012; un quart seulement depuis au moins huit ans. Par ailleurs, l’entraîneur s’appuie principalement sur son expérience et celle de pairs pour prendre des décisions et agir (Cushion et al., 2003; Erickson et al., 2007; Fleurance & Cotteaux, 1999). Les entraîneurs considèrent que leur « métier s’apprend sur le terrain » (Lemieux & Mignon, 2006, p. 62), par l’expérience « acquise au fil des années » (p. 99). Le renouvellement élevé des entraîneurs couplé à l’importance de l’expérience amènent à étudier et à mettre en place des projets de capitalisation de savoirs (Zacklad & Grundstein, 2001) issus de l’expérience de ces entraîneurs. À l’enjeu social s’ajoutent des enjeux scientifiques autour de la capitalisation de savoirs issus de l’expérience.

Un projet de recherche a été mené autour de ces enjeux de manière concomitante à la tenue d’une démarche de capitalisation des savoirs issus de l’expérience d’entraîneurs de haut niveau experts, responsables de collectifs d’entraînement préparant les Jeux olympiques. À ce titre, après le « Comprendre pour entraîner – Entraîner pour comprendre » (Fleurance, 2006, p. 18), c’est « capitaliser pour comprendre, comprendre pour capitaliser » (Couckuyt, 2017, p. 28) qui a guidé les trois principaux volets de la recherche en articulant inductif et déductif (Paillé & Mucchielli, 2016) :

  • Comment identifier des entraîneurs qui soient experts? Comment identifier sur quelle thématique chaque entraîneur est expert? Si ce n’est pas l’objet de cet article, le détail de cette étape est donné dans l’approche méthodologique;

  • Sur quelles thématiques les entraîneurs experts sont-ils experts? Qu’est-ce qui caractérise ces thématiques? Nous reviendrons sur ce volet dans la première partie de cet article (littérature, problématique et objectifs);

  • Y a-t-il bien lors de la capitalisation, à partir d’une expérience intime, élaboration d’un savoir extime? Une approche déductive a permis de le vérifier, tandis qu’une analyse inductive sur les verbatim des entretiens montre l’existence de trois processus de cette élaboration de savoir : extimisation, objectivation et agrégation (Fukazawa-Couckuyt & Robin, 2019).

1. Littérature, problématique et objectifs

Dans cet article, la focale est mise sur les questions suivantes : y a-t-il des thématiques précises sur lesquelles les entraîneurs de haut niveau experts sont experts? Si oui, quelles sont-elles? Quelles sont leurs caractéristiques?

1.1 Des thématiques génériques de l’expertise dans la littérature?

Afin de s’assurer qu’il n’y a pas de recherches/modèles existants sur le sujet, la littérature a été étudiée. Dans les travaux sur la capitalisation de savoirs (Le Bellu, 2011; Zacklad & Grundstein, 2001), il n’y a pas de modèle donnant des domaines génériques caractéristiques de l’expertise des experts. Il en est de même dans un ouvrage de référence sur l’expertise et la performance experte (Ericsson et al., 2006).

Dans le domaine spécifique de l’expertise des entraîneurs, une recherche notable existe. Trente et un entraîneurs de golf ont répondu à un questionnaire visant à identifier les compétences et savoirs qu’ils mentionnaient le plus (Schempp et al., 2006). Pour autant, cette étude porte sur un sport unique et non olympique[1], et ces entraîneurs n’interviennent pas nécessairement à haut niveau. Par ailleurs, l’étude est critiquée par Ford et al. (2009) qui soulignent que ce que les entraîneurs disent dans les questionnaires peut être en décalage avec ce qu’ils font.

Des modèles d’intervention de l’entraîneur pourraient servir à identifier les thématiques sur lesquels les entraîneurs experts sont experts. Par exemple, le Coaching Model (Côté et al., 1995), les National Standards for Sport Coaches (National Association for Sport and Physical Education, 2006), le modèle des facteurs de performance de Weineck (1997) et le modèle de Carrière et Triby (2010). Toutefois, ces modèles a) ne sont pas toujours exhaustifs, b) ne sont pas spécifiques au haut niveau et c) ne sont pas spécifiques à l’expert. Aussi, aucun n’est caractéristique de l’expertise d’entraîneurs de haut niveau.

Des référentiels de formation, par exemple les quatre unités de compétences du diplôme d’État supérieur d’entraîneur en France, pourraient guider cette étude. Pour autant, cela revient à inférer des thématiques d’expertises d’entraîneurs oeuvrant à l’obtention de médailles internationales à partir de modèles de formation principalement initiale d’entraîneurs non experts, amenés à oeuvrer le plus souvent auprès de sportifs régionaux, nationaux et d’un premier niveau international. Par ailleurs, certains auteurs s’interrogent sur l’adéquation des formations avec les pratiques professionnelles (Cushion et al., 2003), sans même parler de pratiques expertes.

En vue de ne pas préjuger de la congruence des thématiques d’expertise d’entraîneurs de haut niveau experts et des thématiques portant sur d’autres contextes et d’autres niveaux de compétence, aucun des modèles théoriques existants n’est retenu.

1.2 Partir de l’expertise individuelle de chaque entraîneur : les îlots d’expertise

Comme l’indiquent Ericsson et Charness (1994), il est plus aisé d’identifier un individu socialement reconnu globalement comme expert que d’identifier précisément sur quels points il excelle, ce qui est l’un des enjeux ici. Côté et Gilbert (2009) font également cette distinction entre l’expert et son expertise. La littérature souligne en effet le côté circonscrit et situé de l’expertise (Ericsson & Charness, 1994; Nash & Collins, 2006); un entraîneur expert n’est pas expert de tous les aspects du métier d’entraîneur.

Par conséquent, en l’absence de modèle préconçu des thématiques sur lesquelles les entraîneurs experts excellent, il est nécessaire de les déterminer pour chaque expert. Considérer une thématique commune à tous les entraîneurs experts amènerait le risque que certains ne soient pas experts sur cette thématique-là. Nous avons appelé ces thématiques individuelles « îlots d’expertise ».

1.3 Sur quelles thématiques les entraîneurs de haut niveau experts sont-ils experts?

L’étude dont il est question dans cet article visait à favoriser l’émergence de données nouvelles sur les îlots d’expertise, spécifiques au contexte des entraîneurs-chefs oeuvrant à un haut niveau dans des disciplines olympiques.

Alors que l’expertise est particulièrement précise et délimitée, peut-on élaborer des catégories génériques, voire un modèle des thématiques (îlots) concernées par l’expertise des entraîneurs de haut niveau? Sur quelles thématiques les experts de l’entraînement sportif à haut niveau sont-ils experts? Existe-t-il des constantes? Quelles sont les caractéristiques de ces îlots?

Du fait que la capitalisation est une collaboration chronophage et à visée de circulation des savoirs, avec des retombées sociales pour le public cible de la capitalisation (ici, d’autres entraîneurs de haut niveau chefs de projet), il importe lors d’une opération de capitalisation de cibler précisément et rapidement les îlots d’expertise de la personne qui va communiquer son expérience. Ce sont ces thématiques et l’expertise qu’en a l’entraîneur qui constituent une plus-value pour le public cible. Présenté autrement, capter des savoirs sur la nutrition d’un entraîneur qui n’a pas un haut degré de compétence, d’expérience ou d’innovation en la matière, n’est pas l’objectif d’un projet de capitalisation. Il s’agit donc pour de futurs projets de capitalisation a) d’avoir un modèle pointant les thèmes clefs les plus constitutifs de l’expertise des top coachs de manière générale et b) de mieux comprendre les caractéristiques des îlots d’expertise des entraîneurs.

En termes de formation initiale et continue, formelle et non formelle[2] (Brougère & Bézille, 2007), il s’agit de mieux comprendre ce qui fait la qualité des top coachs, leurs plus-values pour mieux les former (« coaching de coach ») et former les futurs entraîneurs experts.

Pour répondre aux questions précédemment posées, et devant l’absence de modèle antérieur, une recherche adoptant une approche inductive (Blais & Martineau, 2006; Paillé & Mucchielli, 2016) a été menée sur un échantillon de six entraîneurs de haut niveau.

2. Approche méthodologique

Dans cette partie, la composition du corpus, la méthodologie des entretiens et les modalités d’analyse des données sont abordées.

2.1 La constitution du corpus

Les entraîneurs approchés en vue de participer à la recherche étaient tous rattachés à des structures d’entraînement de haut niveau appelées « Pôle France ». L’échantillonnage a été établi de manière rationnelle (Van Der Maren, 1996) sur la base d’un modèle théorique d’identification des entraîneurs de haut niveau experts. À partir d’un premier entretien individuel de type « récit de vie » (life-story; Jones et al., 2003), une analyse déductive a été effectuée afin de vérifier que chaque entraîneur était bien qualifié et travaillait à titre d’« entraîneur de haut niveau expert » et, de manière plus globale, afin de vérifier en partie ce modèle issu d’une recension des écrits. Les données scientifiques préexistantes ont été mobilisées « avec réserve, avec critique et avec le doute méthodique » (Labelle et al., 2018, p. 1), une analyse inductive ayant suivi, permettant de se mettre à distance du modèle théorique et de proposer un second modèle nuancé (Fukazawa-Couckuyt & Robin, 2020).

Le premier entretien a également servi à une première identification des îlots d’expertise de chaque entraîneur interviewé. Afin de pouvoir trianguler des données (Van Der Maren, 1996), outre l’analyse de ces premiers entretiens, un ou plusieurs « tiers » de chaque entraîneur (sportifs, collègues) ont été interrogés (« à ton avis, sur quoi l’entraîneur X est-il expert, particulièrement compétent et expérimenté? »), des observations non participantes effectuées (Potrac et al., 2000) et des données invoquées mobilisées (documents sur ou rédigés par les entraîneurs). Une analyse inductive a été menée sur ces différents aspects et les résultats concernant chaque entraîneur ont été croisés avec ceux de son entretien. Ce chevauchement des données recouvrait un double enjeu de rigueur scientifique et de pertinence professionnelle (l’enjeu de porter l’effort de capitalisation sur des îlots qui amènent de la plus-value au public cible).

L’objectif de toute cette première phase était aussi de créer du sens commun (par exemple avoir la même représentation de ce que recouvre la « charge d’entraînement », « l’individualisation de l’entraînement », ou tout autre terme régulièrement polysémique/multiniveaux utilisé par les entraîneurs), d’affiner l’acculturation des chercheurs au contexte spécifique de l’entraîneur (par exemple mieux connaître une discipline sportive; comprendre que l’entraîneur a délégué l’entraînement physique; mieux appréhender le vocabulaire utilisé par un entraîneur afin de ne pas introduire celui du chercheur [voir Van Der Maren, 1996]), et de développer le rapport locuteur-destinataire, nécessaire lors de la communication de l’expérience (Barbier, 2013).

Ce sont sur les îlots d’expertise personnels, dont certains sont ressortis après la première phase d’analyse, qu’ont porté les entretiens suivants. Auprès de chaque entraîneur, deux entretiens semi-directifs (Van Der Maren, 1996; Weil‑Barais, 1997) ont ainsi été réalisés. Ce type d’entretien permet d’accéder aux conceptions et aux connaissances des enquêtés sans préjuger de ce qu’elles vont être. Le guide d’entretien était propre à chaque entraîneur sur le fond (les îlots individuels servant de thématiques-guides), mais se basait sur un questionnement transversal : de quoi c’est fait? Comment cela marche-t-il? Quel effet recherches-tu, quel effet cela produit-il? À quelle conception en es-tu arrivé? Est-ce en lien avec d’autres aspects? De manière projective, qu’est-ce que l’on peut en faire? Ces entretiens respectaient par ailleurs les caractéristiques d’une situation de communication de l’expérience, avec notamment un adressage clair que nous faisions aux entraîneurs en début d’entrevue (Astier, 2001; Barbier, 2013; Fukazawa-Couckuyt & Robin, 2019) : « Pense que cette recherche est adossée à une opération de capitalisation de tes savoirs et que tu t’adresses à tes pairs, oeuvrant comme toi à la préparation de sportifs aux échéances internationales. »

Réaliser deux entretiens sur les îlots avec chacun des participants permet d’avoir des temps intermédiaires pour leur envoyer des synthèses pour relecture, et ainsi nourrir l’approche inductive en cours, puis réaliser le dernier entretien après avoir pris du recul par rapport aux entretiens précédents et aux données recueillies. Par ailleurs, cela correspond à l’emploi du temps des enquêtés, qui ont souvent deux temps inamovibles d’entraînement dans la journée, laissant des créneaux d’une à deux heures avant, entre ou après.

Toutes les actions de recherche ayant servi à établir le corpus de données sont synthétisées pour une vue d’ensemble dans le tableau 1 ci-dessous. Les données plus particulièrement mobilisées pour cet article sont identifiées par « [corpus] ». Avec chaque entraîneur, la collaboration a duré de six à dix-huit mois[3].

Tableau 1

Corpus de données

Corpus de données

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2.2 La démarche des entretiens et les précautions méthodologiques

Avec des participants absents jusqu’à 200 jours par an en raison de stages et de compétitions, les rendez-vous ont dû être planifiés en amont tout en restant modifiables. Les entretiens étaient rappelés et le contact conservé par email et téléphone entre chaque entretien, afin de demander des documents, de préciser l’entretien suivant, de valider les verbatim puis les synthèses intermédiaires et finales.

Avant chaque entretien, l’usage des données, les procédés d’enregistrement et de retranscription, ainsi que « le thème et les objectifs » de l’entretien étaient aussi rappelés (Van Der Maren, 1996, p. 313).

Durant l’entretien, le rythme d’expression et le propos de chaque interviewé ont été respectés, sans critiquer, juger ou banaliser. Contrôlant nos paroles, pensées et sentiments, nous prêtions attention à ne pas tomber dans l’écueil d’un interviewé qui s’exprime pour répondre à des attentes et catégories qu’il attribue au chercheur. Quand un entraîneur demandait : « C’est bon, tu as ce dont tu as besoin? », nous remettions en perspective la raison de l’interview avec la visée de capitalisation, et donc de diffusion à des pairs et non sur les « besoins » des chercheurs. Ce rappel du contexte orientait l’intention de communication de l’expérience de l’entraîneur. Les chercheurs, eux, avaient en arrière-plan des concepts sensibilisateurs (Guillemette & Luckerhoff, 2009) permettant d’aller plus loin avec l’entraîneur dans ses savoirs et son expertise. Ces concepts provenaient notamment du contexte de travail des chercheurs, spécialisés dans le sport de haut niveau.

Prenant en considération notre subjectivité, une démarche d’« autoréflexivité »[4] [traduction libre] (Tracy, 2010, p. 842) a été menée. Un journal de bord a été tenu et le travail en duo (un jeune chercheur et un chercheur expérimenté ayant plus en recul par rapport aux données) a favorisé la distanciation et la réflexivité. Le travail en équipe a aussi aidé les chercheurs dans leur triangulation interne respective (Pourtois et al., 1993).

2.3 Le traitement des données

Le verbatim de chaque entretien a été mis en forme de manière standardisée, y compris dans la numérotation des échanges, normée pour l’ensemble des participants : par exemple, « IP2.32 » correspond à la 32e prise de parole lors du second entretien réalisé avec l’entraîneur désigné par les initiales IP. Mentionnons que ces initiales sont modifiées afin de garantir l’anonymat. Le verbatim était par la suite envoyé à l’entraîneur pour relecture. Celui-ci pouvait demander des changements, retraits ou ajouts (Tracy, 2010). Comme le soulignent Blais et Martineau, « ce type de vérification améliore la crédibilité des résultats en permettant aux participants (membres) de l’étude de commenter les résultats de recherche, les interprétations et les conclusions du chercheur » (2006, p. 13). Également, des vérifications pouvaient être effectuées en début d’entretien suivant, comme dans l’exemple ci-dessous :

- SC16 : super. Alors aujourd’hui, je ne sais pas si tu as vu j’ai fait une petite synthèse

- IP3.16 : oui j’ai vu ta synthèse

- SC17 : du coup j’ai quelques questions donc si tu veux bien on va revenir un petit peu d’abord sur ce texte. Alors tu vois j’ai marqué « cet entraîneur propose un nombre de séances qu’il qualifie de normales avec des séances plus dures ». Mais en fait c’est « mais avec des séances plus dures » parce que ça c’est une nouveauté, c’est ce que toi tu as installé?

- IP3.17 : oui, on fait des séances je dirais, la séance en elle-même n’a rien d’exceptionnel, le seul « truc » c’est que je la rends plus dure par rapport à l’intensité que je demande et par rapport aux récupérations qui sont plus courtes

- SC18 : d’accord. Et ça c’est une séance de temps en temps ou c’est quasiment à chaque séance?

- IP3.18 : c’est à chaque séance

- SC19 : d’accord

- IP3.19 : si tu veux avant il y avait des séances qu’on dit « de travail » et il y avait des séances « de convenance » en fait tu sais à la cool c’était juste pour entretenir.

Puis une lecture approfondie a été réalisée à plusieurs reprises sur le verbatim définitif.

Pour s’assurer de la rigueur du traitement des données (Blais & Martineau, 2006), un « codage parallèle en aveugle » (p. 12) a été mené jusqu’à obtenir des catégories qui font consensus par combinaison et réorganisation à partir des deux analyses conjointes. Avant la production de la synthèse individuelle, les interprétations ont été vérifiées auprès de l’entraîneur. Enfin, il a de nouveau été sollicité à propos de la synthèse le concernant, pouvant commenter les propositions (catégories, interprétations, citations d’extraits de verbatim) des chercheurs.

L’analyse sur les îlots d’expertise a été effectuée par des codages qui ont émergé des données (Luckerhoff & Guillemette, 2012), à la suite de lectures itératives et rétroactives sur plusieurs mois (l’analyse du second entretien impliquait un retour en arrière sur le verbatim du premier entretien; la production d’une synthèse amenait une rétroaction sur l’ensemble du corpus).

3. Résultats

Les premiers résultats obtenus faisaient état des différents savoirs experts propres à chaque entraîneur. En poursuivant l’analyse, ces savoirs ont d’abord pu être regroupés dans des îlots d’expertise individuels. Puis, en mettant en commun tous les îlots des entraîneurs, il a été possible de déterminer des îlots génériques propres à l’expertise des entraîneurs de haut niveau. Pour illustrer la procédure utilisée pour en arriver là, nous prenons l’exemple d’entraîneur de canoë-kayak, identifié par les initiales GE.

3.1 Les plus petites catégories : les savoirs liés à l’expertise

Nous présentons ici les catégories et segments d’entretiens qui sont apparus en première analyse sous forme de savoirs. GE entraîne des sportifs de haut niveau qui ont une bonne technique, mais qui nécessite de petites évolutions en fonction de leurs postures. Cela l’a amené à s’intéresser à la méthode ActionType® (une méthode qui vise à mettre en évidence le profil individuel naturel de chaque personne, selon ses préférences motrices et psychologiques), laquelle est en accord avec sa philosophie de coach : « je n’essaie pas de coller un modèle sur l’athlète, mais je pars de ce que fait l’athlète » (GE1.40). L’application de cette méthode se fait tout en respectant les fondamentaux, à l’instar d’un collègue :

- GE2.71 : j’avais pas des débutants. Donc en fait, je m’étais dit qu’il allait falloir que je « réintègre » ce que j’appelais leur style à l’époque et que dans ce style, j’allais devoir mettre les fondamentaux, donc pas calquer une école de pagaie, mais plutôt vérifier quand même qu’à un moment donné s’il n’y a pas une phase verticale efficace dans un coup de pagaie et qu’il ne peut pas avoir le temps de se tracter sur son appui bah il ne va pas aller vite. Donc, faire en sorte qu’avec son style, on arrive sur ce qui est incontournable à un moment donné, pour aller vite.

GE développe cet outil avec un collègue depuis 2005, après avoir plusieurs fois travaillé avec un des concepteurs de la méthode (GE1.46).

Les profils moteurs de la méthode ActionType® identifient des différences de mouvement entre les sportifs (GE1.41). L’entraîneur, en connaissant ces profils, peut individualiser son discours et ses correctifs, par exemple en ne parlant pas d’une rotation dorsale à l’un de ses athlètes qui a une motricité lombaire et inversement :

pour avoir le même objectif, augmenter l’amplitude, il y en a [à qui] je vais dire d’augmenter l’amplitude dans le siège par exemple, d’engager plus la hanche et tout va suivre. Et d’autres [à qui] je vais dire : « Bien solide dans tes abdos et envoie fort tes épaules », et à la fin, j’ai la même chose, l’amplitude sur l’avant qui a progressé

GE1.42

Un profil psychologique est aussi dégagé par la méthode ActionType®, ce qui est utile « sur le coaching » (GE1.43) et pour individualiser l’intervention (GE1.46).

Cette méthode l’a notamment « aidé à individualiser le vocabulaire » (GE2.71). Alors qu’il comprenait bien les sportifs aux styles proches de celui qu’il avait lui-même durant sa carrière sportive et qu’il arrivait à leur parler de façon pertinente (GE2.74), ce n’était pas toujours le cas avec d’autres. C’est en « bien partir de l’individu » (GE2.75), de ce qu’il est et ce qu’il fait, qu’il a fini par les comprendre. Il a aussi gagné du temps, par exemple en n’en perdant pas à chercher à faire pagayer un sportif dissociant hanches et épaules de la même façon qu’un autre les associant (GE2.82). Cela évite de plus les blessures et permet de travailler sur le potentiel, et pas « à contre-courant » (GE2.82). Son collègue le confirme d’ailleurs :

- GE2.75 : cette approche m’a aidé, en gros m’a confirmé qu’effectivement j’étais sur la bonne voie […] je pense qu’il n’y a pas de doute qu’effectivement on n’est pas tous des clones. Et que donc il ne fallait pas chercher à calquer une école de pagaie sur tous les pagayeurs que j’avais, mais […] bien partir de l’individu et faire en sorte que les fondamentaux soient respectés.

- GE2.82 : la méthode ActionType® m’a aidé à gagner du temps, à comprendre les points de rotation, nous il y a des profils qui ont le point de rotation au niveau des dorsales et des profils qui ont le point de rotation au niveau des lombaires donc il y a des profils qui engagent autant leurs hanches et leurs épaules quand ils tournent et d’autres qui dissocient, c’est des profils associés ou dissociés et donc les profils dissociés vont tourner plus les épaules que la hanche […] Il n’y en a pas qui ont les bassins complètement figés et ce n’est jamais « tout blanc ou tout noir », mais quand on est associé, on est associé et quand on est dissocié, on est dissocié, c’est dû au point de rotation qui n’est pas au même endroit dans la colonne vertébrale donc une fois qu’on sait ça, ça fait gagner du temps.

Cela a amené GE à réfléchir sur le terme fondamentaux, fort usité en sport. Il se demande si finalement un certain nombre de fondamentaux en canoë-kayak ne sont en réalité que des « particularités dues à la façon de s’organiser » (GE2.101).

Ces extraits de verbatim ont été regroupés sous la catégorie « [P10] Une méthode d’analyse du profil moteur et psychologique du sportif permet d’intervenir de manière individuelle, en différenciant le coaching », sous forme d’un savoir. En procédant de la même façon pour l’ensemble des données de cet entraîneur, treize catégories ont été obtenues (voir l’Encadré 1).

3.2 Raffinement des catégories : des îlots d’expertise

Les savoirs identifiés ont ensuite été regroupés dans des catégories plus restreintes, les îlots d’expertise, regroupés dans le Tableau 2.

Par exemple, si l’on reprend la catégorie [P10] de l’entraîneur GE, celle-ci a été regroupée dans l’îlot d’expertise « Partir du réel » avec deux autres catégories, soit [P9] et [P11] (voir l’Encadré 1). Cet îlot est en lien avec « Entraîner le sportif : réglages matériels et corporels » et « Entraîner un équipage autour de la coordination interpersonnelle », puisqu’il part systématiquement du réel pour réaliser les deux autres îlots d’expertise. Il y a donc une cohérence inter-îlots.

Un élément se démarque de cette seconde étape d’analyse, qui intéresse de futures démarches de capitalisation et la compréhension de l’expertise des entraîneurs : la cohérence intra-îlot. Elle est attendue, puisque c’est elle qui permet le regroupement de formes de savoirs au sein d’un îlot. Mais, dans les données étudiées, elle peut aller jusqu’à former un tout cohérent, intelligible, de l’ordre d’une théorisation propre à l’entraîneur. Par exemple, dans l’îlot « Préparer le sportif à gérer l’incertitude » de l’entraîneur KH, on retrouve un ensemble de données cohérentes autour de l’incertitude en sport et des stratégies générales pour que le sportif soit prêt à y faire face :

- [P4] L’incertitude est une donnée inhérente à l’entraînement et à la compétition. Il faut donc la prendre en compte et la gérer.

- [P5] Pour apprendre à appréhender l’incertitude, il y a la stratégie basée sur la stabilité, la reproduction, et donc le gain en confiance et en certitude, et la stratégie inverse.

- [P6] Avoir des îlots de certitude auxquels le sportif peut se raccrocher constamment.

- [P7] Gérer l’équilibre entre certitude et incertitude, entre situations d’entraînement stables et instables.

- [P8] Préférer l’acceptation et le traitement de l’incertitude en proposant des discours et des contenus d’entraînement pour éduquer le sportif.

- [P9] Le niveau d’incertitude doit être individualisé sur chaque aspect, pour chaque sportif.

Tableau 2

Îlots d’expertise de chaque entraîneur

Îlots d’expertise de chaque entraîneur

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Cet entraîneur explicite ensuite pour chaque discipline du pentathlon les principales sources d’incertitudes, déclinant ainsi sa théorisation aux spécificités du pentathlon et de chacune de ses disciplines :

- [P10] En escrime, il y a cinq principales catégories d’incertitude : les adversaires, l’environnement, l’arbitrage, le matériel, le format de compétition en une touche gagnante.

- [P11] Pour appréhender la diversité des partenaires en escrime, il faut trouver des partenaires de tous types.

- [P12] Développer la réussite à une touche à travers la variété des mises en situation.

- [P13] En escrime, le pentathlète n’a pas la meilleure progression s’il se base sur des éléments trop stables concernant son adversaire. Il doit avoir des îlots de certitude quant à son escrime et une capacité d’adaptation en ayant rencontré différents opposants dans de nombreuses situations.

- [P14] En équitation, il y a deux principales catégories d’incertitude : le cheval et le matériel.

- [P15] Pour gérer l’incertitude en compétition, il faut s’entraîner constamment avec différents chevaux.

- [P16] Même si la diversité est recherchée, il existe certaines exceptions.

- [P17] En tir, il y a quatre principales catégories d’incertitude : le pas de tir, les concurrents qui tirent à côté, la météo, la position ou le classement.

- [P18] Pour préparer le pentathlète à l’environnement lors du tir, il faut utiliser les pas de tir en intérieur et en extérieur.

- [P19] Pour préparer le pentathlète aux différents pas de tir, il faut régulièrement modifier ceux-ci et modifier les consignes de tir.

- [P20] Pour préparer à la position de chasseur ou de chassé le jour J, cela passe par des mises en situation explicites à l’entraînement.

- [P21] En course à pied et natation, il y a une principale catégorie d’incertitude : le parcours/matériel.

- [P22] Varier les parcours de course tout en restant sur du travail principalement en vitesse maximale aérobie prépare à l’incertitude.

Une interprétation similaire a été réalisée pour d’autres participants. Ainsi, les entraîneurs dans leurs îlots d’expertise proposent des ensembles cohérents d’idées, c’est-à-dire des théories, des « ensembles de propositions interconnectées qui ont le même référent – le sujet de la théorie »[5] [traduction libre] (Argyris & Schön, 1992, p. 4). C’est une caractéristique des îlots qui ressort de l’analyse.

3.3 Raffinement des catégories : des îlots communs?

Les îlots d’expertise individuels présentés dans la partie précédente peuvent être regroupés en îlots génériques propres à l’expertise des entraîneurs de haut niveau experts. S’il n’y a pas d’îlots d’expertise incontournables, cinq grands ensembles ressortent comme étant davantage investis par ces entraîneurs.

  • « Les interactions entraîneur-sportif-groupe » : Cet îlot recouvre l’individualisation, l’émulation collective, la place de l’entraîneur, le développement de relations interindividuelles et la modalité de coentraînement (HP, KH, GE, BD). Il est en lien avec « Le management des sportifs » (voir ci-dessous).

  • « Les outils et pratiques d’analyse-intervention sur la motricité » : Cet ensemble comprend tout ce qui permet à l’entraîneur d’avoir un regard tant objectivé que subjectif sur les performances motrices du sportif, et de partager ce regard avec le sportif pour l’inclure dans le projet (HP, GE). Il est en lien avec les deux îlots qui suivent, soit « L’entraînement pour préparer à la compétition » et « Les approches de l’entraînement technico-physique ».

  • « L’entraînement pour préparer à la compétition ». Y sont regroupées des stratégies de simulation de compétition, d’organisation et de densification de l’entraînement pour mieux correspondre aux sollicitations compétitives de ceux qui gagnent (KH, IP). Cet îlot est à mettre en lien avec celui des « Approches de l’entraînement technico-physique » et des « Outils et pratiques d’analyse-intervention sur la motricité ».

  • « Les approches de l’entraînement technico-physique » : Il s’agit des dimensions d’entraînement innovantes, en rupture avec les habitudes culturelles : travailler plus en sécurité, plus en finesse sur la charge, aller plus vite sur l’entraînement, toujours dans un couplage technique et physique (HP, KG, BD, KH, IP). Cet ensemble est en lien avec « L’entraînement pour préparer à la compétition » et « Les outils et pratiques d’analyse-intervention sur la motricité ».

  • « Le management des sportifs » : Il englobe des stratégies de sélection motivantes et cohérentes avec le niveau actuel des sportifs, des stratégies de fixation d’objectifs, le développement du pouvoir d’agir et de la responsabilité des sportifs, la prise en compte du projet sport et études et l’adaptation régulière de l’entraîneur au contexte changeant (KH, IP, KG, BD). L’îlot a des liens avec « L’entraînement pour préparer à la compétition » et « Les interactions entraîneur-sportif-groupe ».

4. Discussion

La discussion porte d’abord sur les limites de la recherche qualitative menée, puis sur certains critères de validité interne et externe. Il y est aussi question des résultats obtenus et de leurs implications pour la poursuite de travaux sur l’expertise et les îlots de capitalisation d’entraîneurs experts de haut niveau.

4.1 Une étude exploratoire circonscrite à une partie des typologies d’entraîneurs

Le panel se composait de six entraîneurs-chefs intervenants à un haut niveau, des experts préparant des athlètes en vue des Jeux olympiques. Or tous les entraîneurs ne répondent pas à ce profil.

En effet, concernant le statut au sein du personnel d’entraînement, le cadre international pour la formation des entraîneurs (Conseil international pour l’excellence dans l’entraînement sportif, Association des fédérations internationales des sports olympiques d’été et Leeds Beckett University, 2013) propose de distinguer quatre statuts d’entraîneur : l’assistant, l’entraîneur, l’entraîneur avancé et l’entraîneur-chef. Selon son statut, l’entraîneur n’a pas le même rôle et ne doit pas mobiliser les mêmes savoirs pour agir avec compétence. Du coup, un assistant expert n’a peut-être pas les mêmes îlots qu’un entraîneur-chef expert.

Un second élément qui structure les limites des résultats est la mise en relation du contexte d’intervention avec le niveau de compétence, comme le suggèrent Trudel et Gilbert (2006). Ces auteurs proposent trois contextes d’intervention de l’entraîneur : élite, développement et récréatif. Pour chacun de ces contextes, l’entraîneur peut avoir un des quatre niveaux de compétence suivants : débutant, compétent, chevronné, expert.

Ainsi, en combinant le niveau d’intervention avec le niveau de compétence et en ajoutant les quatre différents statuts de l’entraîneur, quarante-huit profils d’entraîneurs peuvent être identifiés, par exemple « entraîneur-chef intervenant dans le perfectionnement et étant expert » et « assistant-entraîneur intervenant dans le haut niveau et étant compétent ». De plus, l’âge des sportifs qu’ils encadrent peut faire l’objet d’une énième variable.

Vu la multiplicité des typologies d’entraîneurs, il n’est pas certain que les thématiques identifiées soient pertinentes pour d’autres profils d’entraîneurs. Cela pose des questions, car si ce n’est pas le cas, ou ne l’est que partiellement, de futurs projets de capitalisation ne pourront se baser sur les présentes thématiques identifiées que dans la mesure où ces projets portent sur le même profil d’entraîneur. De plus, les thématiques de ces entraîneurs, et les savoirs associés, pourraient ne pas être pertinents pour la formation d’entraîneurs n’ayant pas ce profil, y compris des entraîneurs-chefs oeuvrant à haut niveau mais débutants. Cela signifie que la portée de la capitalisation serait limitée aux pairs ayant strictement le même profil.

Aussi, au-delà du faible échantillon, les résultats restent à approfondir pour d’autres profils.

4.2 Des effets culturels?

Les entraîneurs participants à la recherche sont tous Français et principalement formés en France. Il est alors possible que des résultats différents apparaissent dans d’autres pays puisque les modes de pensées et d’agir des individus varient selon leur culture. Ceci encourage donc des collaborations internationales.

Par ailleurs, des phénomènes de culture disciplinaire sont aussi peut-être à l’oeuvre. Par exemple, les différences entre les îlots d’expertise de l’entraîneuse KG en natation synchronisée et ceux de KH en pentathlon moderne sont-elles dues à des différences de culture sportive/fédérale, locale, nationale, internationale, ou aux individus eux-mêmes? Inversement, les similitudes sont-elles dues aux traits communs dans leur parcours? Sur ce point, la poursuite de la recherche avec un échantillonnage d’entraîneurs monodisciplinaire permettrait une meilleure compréhension.

4.3 Des « îlots d’expertise » aux « îlots de capitalisation » : les limites du dispositif

La terminologie d’« îlot d’expertise » ne recouvre pas la réalité des thématiques mises au jour pour chaque entraîneur. La notion d’« îlots de capitalisation » est préférée. En effet, cette seconde dénomination tient compte de la relativité des îlots identifiés, relativité liée aux préoccupations du moment de l’entraîneur (Barbier, 2013), par exemple l’année de qualification olympique, ou au début d’une nouvelle olympiade.

Cette notion permet aussi de ne pas réduire l’expertise des entraîneurs du panel à ce qui a été identifié. En parlant d’« îlots de capitalisation », cela sous-tend que dans la démarche de capitalisation menée, ce qui est capitalisé ce sont ces îlots, mais que l’expertise de l’entraîneur ne s’y limite pas : les îlots de capitalisation – liés à une démarche située et limitée de capitalisation – n’épuisent pas l’ensemble des îlots d’expertise.

Néanmoins, si la prudence dans la terminologie est recherchée, la triangulation avec les tiers et les autres données mobilisées pour identifier les thématiques de chaque entraîneur laissent penser qu’il s’agit de constantes pour les îlots. De plus, la poursuite de notre travail en 2018-2019 avec un entraîneur (KH) du panel semble orienter vers des évolutions sur les savoirs mais une constante sur les îlots. Une triangulation temporelle est donc à observer (Pourtois et al., 1993).

4.4 Validation de l’approche qualitative

Plusieurs critères sont décrits pour valider une approche qualitative en sciences humaines, dont l’acceptation interne, la cohérence interne, la confirmation externe, la complétude et la saturation empirique (Blais & Martineau, 2006; Karsenti & Savoie-Zajc, 2018; Paillé & Mucchielli, 2016).

L’acceptation interne est considérée par rapport à deux aspects : la place du ou des chercheurs dans le milieu où se déroule la recherche et l’interprétation des données. Dans le premier cas, la validation a été confirmée par les entraîneurs qui ont convié les chercheurs à des compétitions et par les sportifs qui ont accepté les observations sur les séances d’entraînement et les compétitions. Les supérieurs hiérarchiques de chaque entraîneur ont également toujours accepté ces entretiens. Nos publications dans des revues professionnelles publiques et accessibles à l’ensemble des entraîneurs et acteurs du sport de haut niveau (e.g. Fukazawa-Couckuyt, 2018), faisant état des savoirs et thématiques d’expertise des entraîneurs, systématiquement validés par ces derniers, constituent un autre critère de l’acceptation interne du chercheur dans le milieu sportif de haut niveau. Dans le deuxième cas, en plus de la parution de plusieurs articles validés par eux-mêmes et sur lesquels nous leur proposions de faire des commentaires avant publication (St-Denis, 2018), les entraîneurs du panel ont chacun approuvé les verbatim et les synthèses.

La cohérence interne qui implique que les chercheurs peuvent retracer la vie de leur recherche, avec les choix effectués en fonction de l’évolution de leur rapport au terrain et aux données. Sur ce point, la chronologie de présentation des résultats dans cet article, avec les textes d’introduction à chacune des sous-parties, constitue un premier élément de traçage. Les emails échangés entre les chercheurs et les rendez-vous de supervision, associés à la tenue ponctuelle d’un journal, constituent d’autres éléments. Enfin, les traces que sont les communications lors de colloques et les interventions lors de formations donnent quelques éléments du cheminement.

La confirmation externe nécessite que les chercheurs puissent objectiver les données. Le respect des mêmes procédures de recueil des données, de la même posture de chercheur adoptée avec tous les participants, et les précautions méthodologiques énoncées concourent à la confirmation externe. Toutefois, les entraîneurs passent par différentes phases sportives tout au long d’une olympiade et cela a des effets sur leurs pensées, leurs émotions, leurs conceptions du métier. Lors de la phase de cueillette des données, nous n’avons pas pu maîtriser cet aspect propre à chaque entraîneur ni mesurer sa réalité. Par ailleurs, nous ne pouvons pas comparer les résultats à ceux d’études antérieures, faute d’un modèle préexistant et de données sur le sujet. Rappelons que c’était d’ailleurs là la principale raison du choix de recourir à l’approche inductive.

En ce qui a trait à la complétude ou exhaustivité de la recherche par rapport à sa problématique et son objet, celle-ci n’est pas atteinte ici. En effet, la recherche vise la production de premiers ensembles cohérents, mais elle a des limites, exposées plus haut, ne serait-ce que concernant le faible échantillon, la nécessité de mener des recherches complémentaires monodisciplinaires, ou encore de reproduire cette étude dans d’autres pays.

La saturation empirique des données est obtenue à force d’analyse, de lectures itératives. À travers les sous-parties des résultats, nous avons cherché à atteindre cette saturation des données. Pour autant, en l’absence d’un modèle théorique initial, les chercheurs n’ont pas de « bornes » dans leur analyse, ce qui est à la fois une force – car les résultats ne sont pas limités à un modèle – et une faiblesse – car il n’y a pas de certitude quant à l’atteinte de la saturation. La saturation théorique n’est pas traitée puisque les catégories et îlots présentés n’ont pas encore été confrontés à différents contextes empiriques qui permettraient de s’assurer de leur robustesse au-delà du panel ici mobilisé (Saunders et al., 2018). Cette prudence est d’autant plus nécessaire que l’entraînement de haut niveau et le métier d’entraîneur sont décrits comme fortement singuliers (Fleurance & Pérez, 2008).

4.5 Des îlots communs?

L’identification de cinq îlots d’expertise récurrents chez les entraîneurs ne constitue pas un modèle théorique solide des îlots d’expertise des entraîneurs de haut niveau expert. Un tel modèle générique est peut-être non pertinent, du fait de la complexité de la performance, des multiples voies pour parvenir au plus haut niveau (Potrac et al., 2000) ainsi que des parcours variés des entraîneurs. D’autres études sont nécessaires pour avancer sur cet objet, notamment en mettant à l’épreuve ces catégories dans d’autres contextes.

Néanmoins, sans être pour le moment de l’ordre du modèle robuste, ces îlots constituent des points de vigilance pour de futurs projets. Par ailleurs, ce résultat est intéressant, car il permet de dépasser les propos de Durand et al. (2005) qui focalisent l’activité de l’entraîneur sur les aspects d’entraînement et de compétition uniquement à travers les entrées psychologiques, physiques, techniques et tactiques. Ce résultat est congruent avec l’idée de Martens selon laquelle l’entraîneur a besoin

[non] seulement de savoir technique dans son sport, mais aussi des compétences pédagogiques de l’enseignement, de la sagesse d’accompagnement d’un psychologue, de l’expertise de l’entraînement d’un physiologiste et des capacités de gestion administrative d’un dirigeant d’entreprise[6] [traduction libre]

Martens 1996, cité dans Potrac et al., 2000, p. 187

4.6 Cohérence d’ensemble : théorisation?

Un autre résultat notable est la cohérence des idées au sein d’un îlot d’expertise. Pour les entraîneurs du panel, cela est de l’ordre d’une théorisation, cohérente avec les propos de Argyris (1993). À ce titre, nous proposons de parler de « théorie indigène » pour souligner le caractère situé et personnel de ces théories. Il s’agit d’un axe de recherche à développer qui permettra de mieux caractériser les îlots.

Conclusion

Cette étude se base en partie sur la subjectivité, l’intentionnalité des acteurs et le caractère réflexif de la recherche (Karsenti & Savoie-Zajc, 2018). Les entretiens ont permis l’accès à des données in vivo, recueillies auprès de personnes impliquées dans leur quotidien, par l’interaction avec les chercheurs.

Alors que l’expertise est particulièrement précise et délimitée, les résultats montrent des caractéristiques communes chez les entraîneurs de haut niveau experts. Au-delà des questions soulevées dans la partie précédente, cette recherche interroge la nature de l’expertise. Les experts sont-ils experts sur des aspects précis dans des domaines précis de leur métier? Ou sont-ils experts de « l’harmonie de la partition “entraînement”[7] », et donc davantage experts d’une cohérence, d’une vision d’ensemble propre à chacun plutôt que de points précis, catégorisables et découpables aisément? Ou des deux? Si notre expérience nous laisse entrevoir que les réponses à ces questions trouvent toutes des exemples chez les entraîneurs, on peut néanmoins s’interroger sur les voies d’accès à l’expertise et sur la caractérisation plus fine des îlots dans ces conditions.

Une recherche ultérieure visera à déterminer si les savoirs produits et regroupés dans les îlots d’expertise sont plutôt de type « professionnel », « interpersonnel » ou « intrapersonnel », selon la taxonomie proposée par Côté et Gilbert (2009). Autrement dit, l’expertise des entraîneurs est-elle liée à un type de savoir en particulier?

Notons qu’en ce qui a trait à la restitution des savoirs issus de l’expérience de chaque entraîneur auprès des pairs, des articles sont parus (Couckuyt, 2016; Fukazawa-Couckuyt, 2017, 2018; Guyomarc’h et al., 2019) et des cours ont été donnés mobilisant ces savoirs (par l’entraîneur KH ou par les chercheurs, lors de leurs actions de formation). Cela correspond à l’une des étapes de la capitalisation des savoirs, celle de la circulation et de l’utilisation des savoirs mis au jour. Systématiquement, l’entraîneur concerné a été sollicité pour a minima une relecture des propositions des chercheurs.

Une autre étape est celle du croisement des savoirs entre eux. La suite de notre programme de recherche comporte pour ce faire des entretiens collectifs afin de mettre plusieurs entraîneurs en situation de dialogue autour de leur métier, de leurs savoirs, par exemple sous la forme de cercles d’études (Kaplan, 2009), de groupes de discussion (Baribeau et al., 2011; Le Bellu, 2011).