Article body

Introduction

En s’appuyant sur des résultats de la recherche sur l’enseignement efficace, plusieurs établissements d’enseignement supérieur transforment leurs pratiques pédagogiques en prenant au sérieux le fait que l’apprentissage et la réussite des étudiants sont tributaires en grande partie de la manière dont on leur enseigne. Parmi ces établissements, l’Université de l’Ontario français (UOF) a profité de son implantation pour faire preuve d’innovation en vivant une rupture avec les pratiques pédagogiques habituelles dans les universités et en mobilisant concrètement des recommandations de la communauté scientifique en pédagogie.

Dans cet article, nous tentons d’expliquer le passage du paradigme binaire unilatéral de la transmission à un paradigme multilatéral trinaire d’un engagement solidaire de l’enseignant et de l’apprenant, chacun dans son rôle propre, dans une perspective de compréhension et de transformation du monde. Il s’agit aussi du passage de la passivité à une pédagogie active et expérientielle où l’enseignant est un guide essentiel à la progression de l’apprentissage des étudiants.

1. Problématique

La fondation d’une nouvelle université constitue une opportunité extraordinaire, notamment pour innover en valorisant la fonction enseignante dans un contexte mondial où c’est la recherche subventionnée qui draine la presque totalité de la valorisation[1].

Des recherches récentes portent sur la fonction pédagogique des enseignants universitaires, entre autres sur les pratiques et les croyances les plus répandues (Institut français de l’éducation, 2015; Lalle & Bonnafous, 2019; Noreau & Bernheim, 2019; Paivandi & Younès, 2019; Pelletier & Huot, 2017). À la lecture de ces publications, nous pouvons faire certains constats, dont les suivants.

Dans les pratiques pédagogiques des enseignants au niveau postsecondaire, le modèle transmissif demeure omniprésent. L’exposé magistral « reste un pilier de l’institution, réinterprété grâce aux outils numériques pour répondre à la diversification et à l’augmentation des publics » (Paivandi & Younès, 2019, p. 17).

Dans ce contexte où la pratique quasi exclusive est l’exposé magistral, la finalité de l’enseignement est de transmettre un savoir de l’enseignant vers l’étudiant. Le travail étudiant consiste à assimiler ou à apprendre des savoirs qui sont nouveaux pour lui, mais qui sont bien maîtrisés par le maître qui lui enseigne. L’acte d’apprendre incombe à l’étudiant (Paivandi & Younès, 2019).

De plus, étant donné qu’il n’y a pas de formation pédagogique pour les enseignants, ou si peu, il est normal de constater le phénomène de la reproduction; on enseigne comme on a été enseigné. « Ce résultat n’est pas très surprenant si on tient compte de la manière dont les enseignants-chercheurs ont appris leur métier d’enseignant » (Paivandi & Younès, 2019, p. 90)[2].

La réflexion pédagogique est souvent bloquée par des impossibles proclamés sans appel. Par exemple, lorsque les enseignants pensent « que pour les cours fondamentaux, la transmission constitue la seule méthode pédagogique possible permettant à l’étudiant de recevoir une formation disciplinaire solide et pertinente » (Paivandi & Younès, 2019, p. 91). Lorsque les cours sont donnés à un grand nombre d’étudiants dans les amphis, d’emblée les enseignants croient que ce contexte « laisse peu de place à l’animation pédagogique interactive » (Paivandi & Younès, 2019, p. 92). Pourtant de très nombreuses expériences invalident ce préjugé.

Depuis les années ’60, les innovations pédagogiques sont très majoritairement de l’ordre de la technologie, sans sortir du modèle transmissif ni de l’exposé magistral. La perception de l’innovation (et donc l’engouement) ne repose que sur une adhésion inconsciente à un certain déterminisme technologique qui rend aveugle aux véritables enjeux de la pédagogie. « La pédagogie à l’université semble désormais vivre à l’heure du numérique devenu omniprésent dans le discours de l’innovation » (Paivandi & Younès, 2019, pp. 16-17; voir aussi Lalle & Bonnanfous, 2019).

Ainsi, les soi-disant innovations technologiques qui sont présentées comme des solutions aux problèmes pédagogiques (Morozov, 2013) ne résistent pas à l’épreuve d’une analyse sérieuse qui montre que les changements technologiques ne correspondent pas à de réels changements pédagogiques. Elles ne sont pas « le fruit d’une rupture profonde […] avec les approches traditionnelles ou comportementalistes de l’enseignement » (Larose et al., 2002, p. 27; Pudelko, 2017). Il semble bien, au contraire, que ces nouvelles stratégies technologiques renforcent la posture transmissive et magistrale lorsque celle-ci n’est pas questionnée (Albero & Dumont, 2002; Lameul et al., 2014; Zemsky & Massy, 2004).

Il y a bien quelques remises en question de l’exposé magistral (Exley & Dennick, 2004; Gibbs & Jenkins, 1992), mais c’est rarement pour sortir du modèle transmissif. Les suggestions vont dans le sens d’utiliser des techniques de communication plus vivantes ou plus sophistiquées, de varier les médias de transmission, de stimuler l’intérêt et l’attention de l’étudiant, de l’inviter à s’engager en posant des questions ou en prenant des notes de manière efficace sur le plan de la rétention. « L’animation du cours et les activités proposées cherchent à intéresser l’étudiant et à rendre le cours moins rigide et ennuyeux » (Paivandi & Younès, 2019, p. 93). Il est plutôt rare qu’il soit question d’autres perspectives que celle de la transmission du savoir. Les discussions et les conflits d’écoles de pensée se situent toujours à l’intérieur de la mission de la transmission.

De plus, il arrive que dans les débats argumentatifs sur cette question, on fasse référence aux premières universités pour y identifier la mission fondatrice de cette institution séculaire. Par contre, comme le soulignent Paivandi et Younès, la référence aux origines repose souvent sur un mythe :

la culture universitaire semble être largement influencée par un mythe fondateur médiéval qui a traversé les temps de l’université et a été renforcé par le modèle Humboldt depuis le début du 19e siècle : être savant constitue une condition nécessaire et suffisante pour transmettre son savoir. Selon la culture universitaire, la capacité à transmettre un savoir aux étudiants est toute contenue dans les connaissances scientifiques (Allègre, 1993). Dans cette perspective, l’universitaire se perçoit et est perçu avant tout comme chercheur et « savant » qui n’a pas besoin d’une formation pédagogique dans la mesure où la maîtrise d’un savoir rend légitime l’acte de le transmettre

2019, pp. 113-114

Dans la croyance généralement diffuse, pour reprendre la formule de Ardoino (1971), les maîtres en leur matière sont de facto qualifiés pour transmettre leurs savoirs à leurs étudiants. De plus, les enseignants du supérieur, en général, ne voient pas la nécessité de fonder leurs pratiques pédagogiques sur des recherches qui porteraient sur la pédagogie, et « l’idée de se développer professionnellement et de se former tout au long de la vie dans le domaine de la pédagogie serait étrangère aux universitaires » (Institut français de l’éducation, 2015, p. 53).

Par ailleurs, une certaine hausse dans la valorisation de la fonction pédagogique en enseignement supérieur prend la forme d’un accroissement de l’offre d’activités de formation pédagogique pour les enseignants. Mais force est de constater que cette offre, là où elle existe à l’attention des enseignants du supérieur, « tend à se réduire à des aspects plutôt “techniques” (apprendre à utiliser un outil numérique, apprendre une technique pédagogique pour mieux organiser son cours…) » (Paivandi & Younès, 2019, p. 125). En outre, les activités demeurent plutôt ponctuelles, sont de courte durée et demeurent dans la logique du modèle transmissif. L’argumentaire de la pertinence du contenu de formation est généralement fondé sur les bonnes pratiques autoproclamées, sur les conseils d’enseignants ayant un certain nombre d’années d’expérience, de même que sur les sondages de satisfaction de la « clientèle » estudiantine. Il y a aussi de nouvelles initiatives, comme le mentorat durant les années d’insertion professionnelle, l’embauche de conseillers pédagogiques (le plus souvent des conseillers technopédagogiques), les communautés de pratiques, etc. (Bédard & Béchard, 2009; Biémar et al., 2015; De Ketele, 2010; Lebrun et al., 2016; Poumay, 2006). Pour Pudelko (2017), la formation devrait mettre l’accent sur la recherche des stratégies pédagogiques qui favorisent le plus l’apprentissage et la réussite des étudiants (Witman & Richlin, 2007).

L’absence de formation pédagogique sérieuse a comme conséquence que les pratiques d’enseignement demeurent « impensées ». Dans le monde universitaire francophone, il n’existe pas vraiment de tradition institutionnalisée de réflexion un tant soit peu systématique sur ses pratiques pédagogiques et encore moins de confrontation avec les résultats de la recherche pédagogique (De Grandpré, 2017; Kugel, 1993).

Par ailleurs, de plus en plus de chercheurs francophones, surtout depuis une trentaine d’années, s’intéressent à la pédagogie en enseignement supérieur et à la formation en ce sens (Bireaud, 1990, 1996; De Ketele, 1998; Donnay & Romainville, 1996; Kiffer, 2016; Lison & Jutras, 2014; Loiola & Romainville, 2008; Rege Colet, 2015; Rege Colet & Berthiaume, 2014), mais leurs appels à des réflexions en profondeur et leurs suggestions restent lettre morte, sauf exception. L’UNESCO a rappelé l’importance « des connaissances approfondies, des qualifications spécialisées et des compétences pédagogiques » (2017, p. 25) pour tout enseignant, y compris dans les institutions postsecondaires, mais les réformes en cette direction ne sont pas au rendez-vous.

Comme le souligne Hattie, les enseignants ont tendance à se libérer de toute responsabilité en disant à propos des étudiants :

S’ils ne font pas leurs devoirs, n’exécutent pas leurs travaux, ne se présentent pas en classe, alors pourquoi les enseignants devraient-ils être tenus responsables de l’atteinte des objectifs des étudiants? Les enseignants estiment que leurs objectifs visent davantage à assurer la couverture du contenu du programme, à proposer des ressources et des activités utiles, et à maintenir l’ordre et l’équité dans la classe

2017, p. 33

L’esquive des enseignants, sur le plan pédagogique, passe par la croyance que l’apprentissage – et donc la réussite – dépend uniquement des étudiants. Ils sont censés être autonomes et motivés suffisamment pour une prise en charge de leurs études (Donnay & Romainville, 1996).

2. Méthodologie

La méthodologie qui a été utilisée pour en arriver aux résultats de cette recherche est une méthodologie de recherche-action, d’abord dans le sens de la tradition méthodologique qui remonte à Kurt Lewin (Baribeau, 1992) et qui consiste à comprendre, par l’observation et l’analyse, un changement social qui arrive dans une collectivité plus ou moins nombreuse. Dans cette approche, il s’agit pour un chercheur de documenter et d’analyser les traces du cheminement (Morin, 2010) d’un groupe engagé dans un changement (Allard-Poesi & Perret, 2003; Barbour, 2008; Berg, 2007; Burns, 2000).

Dans cette recherche, la communauté est l’Université de l’Ontario français (UOF) et le changement est celui de l’adoption d’une orientation pédagogique fondamentale par laquelle les enseignants et les personnes impliquées en pédagogie de l’UOF, autant sur le plan des programmes que sur le plan de l’enseignement comme tel, passeront du paradigme de la transmission au paradigme de l’apprentissage guidé. Le chercheur est l’auteur de cet article. Il a collecté les données dans les nombreux documents produits par l’UOF durant le processus de mise en place de cette nouvelle université et il a participé à de nombreux échanges synchrones durant ce processus. Notons, au passage, que le caractère participatif et collégial du processus lui-même a fait en sorte que cette recherche en a été une de type recherche-action participative (Argyris & Schön, 1989; Kemmis & McTaggart, 2000). De plus, le chercheur ayant été impliqué en tant qu’expert à qui on demandait de faire des recommandations au terme du processus, on peut considérer que cette recherche est une recherche-action-formation selon la démarche proposée par Guay et al. (2016).

Nous ne pouvons pas nous étendre ici sur la description diachronique du processus de changement, mais rappelons que, dès l’étape du conseil de planification en 2016, des orientations précises ont été décidées sur le plan pédagogique. Ces orientations ont fait l’objet de nombreuses consultations auprès de plus d’une centaine de personnes, soit dans des groupes de discussion, soit dans des entretiens individuels, soit dans des avis écrits, soit dans des comptes-rendus de réunions. Des rapports officiels, notamment à l’attention du gouvernement de l’Ontario, sont accessibles sur le site de l’UOF. Le conseil de planification a été suivi par un comité technique; puis, par le conseil de gouvernance. Les résultats présentés dans cet article sont l’aboutissement de toute cette démarche, mais ils n’en constituent pas le point final. Ils seront intégrés à la démarche dynamique de mise en place des premières activités avec les étudiants.

Dans les parties suivantes, nous présentons les résultats de notre démarche de recherche-action en présentant deux orientations fondamentales empruntées par l’UOF, soit celle de sortir du modèle transmissif et celle d’entrer dans un modèle de pédagogie.

3. Sortir du modèle transmissif

Pour chacune des orientations, nous débutons par la préciser en opérant une clarification conceptuelle et nous poursuivons en explicitant l’orientation dans ses composantes.

3.1 Clarification conceptuelle

En sciences de la communication, en sciences cognitives, en neurosciences, en sciences de l’éducation, nulle recherche ne fonde le modèle transmissif, c’est-à-dire la croyance que des connaissances peuvent se transmettre d’un émetteur à un récepteur.

Comme nous l’avons vu dans la partie sur la problématique, les croyances pédagogiques associées au modèle transmissif ont la vie dure, par exemple celle qui pense que l’émetteur n’a qu’à soigner son émission et ses médias pour que la transmission soit bonne; ou la croyance que le récepteur n’a qu’à porter attention au message pour le recevoir comme il se doit. Le modèle transmissif repose sur l’illusion que le savoir se transmet d’une personne savante à une personne ignorante. De plus, il réduit souvent l’apprentissage à la rétention. Dans la taxonomie de Bloom (Anderson et al., 2001; Bloom & Krathwohl, 1956), la rétention est le plus « bas » niveau de l’apprentissage. C’est le seul niveau d’apprentissage que les humains partagent, au moins en partie, avec les animaux.

Au 21e siècle, à l’université, on a beaucoup moins besoin de cette rétention. On a besoin de développer des compétences en recherche d’informations et de développer des compétences (ou des schèmes d’action) qui intègrent une bonne mobilisation des connaissances. Et puis, cette réduction de l’apprentissage à la rétention est le résultat d’une mauvaise compréhension du fonctionnement de la mémoire. Déjà – au moins depuis Piaget –, on sait que la mémoire reconstruit sans cesse les informations et les algorithmes de mobilisation des « souvenirs ».

Il faut résolument viser plus « haut » que la rétention et aller du côté de l’apprentissage du jugement, de la créativité, de l’originalité, etc.

Par ailleurs, le modèle transmissif a prouvé son efficacité.

Les recherches de Bourdieu et Passeron (1964) ont montré que les universités reproduisent les inégalités sociales, principalement à cause de la manière dont l’enseignement et l’évaluation fonctionnent.

À tout seigneur tout honneur, l’ouvrage fondateur de la sociologie de l’éducation supérieure – Les héritiers : les étudiants et la culture, de Bourdieu et Passeron (1964) – a prétendu lever le voile sur la fonction de reproduction des inégalités sociales que les enseignants-chercheurs exerçaient, « à l’insu de leur plein gré » et donc de manière particulièrement efficace, selon ces auteurs

Romainville, 2019, p. 11

À l’UOF, le refus du modèle transmissif n’est pas purement enraciné dans un désir d’originalité ou d’innovation. Il est enraciné dans une volonté de changer le présent et l’avenir des étudiants pour les mettre résolument sur une voie de réussite progressive tout au long de la vie. Ce refus est enraciné aussi dans une adhésion aux résultats de la recherche scientifique qui permettent de faire en sorte que la réussite pour tous ne soit plus un slogan, mais une réalité concrète.

Dans les résultats de la recherche en éducation, il y a une condition qui ressort clairement : la réussite de tous et chacun dépend, entre autres, de la conviction chez l’enseignant qui leur enseigne que tous et chacun peut réussir s’il est guidé d’une bonne façon. La méga-analyse de Hattie (2017) le souligne, de même que Schleicher dans son livre qui fait le bilan de plus de 20 ans à la direction de l’éducation et des compétences de l’OCDE : Quelle école pour demain? Bâtir un système scolaire pour le XXIe siècle (Schleicher, 2019).

3.2 Recommandations en termes de pédagogie

Il ne suffit pas de refuser le modèle transmissif. Il faut choisir le modèle approprié. Globalement, ce changement consiste à passer du modèle du maître au modèle du pédagogue (Lison & Jutras, 2014; Pudelko, 2017).

Le pédagogue (païdagôgos en grec, paidagogus en latin) était l’esclave chargé de mener (ageïn) l’enfant ou l’adolescent de son domicile à l’école. Il guidait ses pas, partageait ses jeux et sa conversation. En conduisant son petit maître, il lui apprenait à se conduire

Vallet, 1999, p. 157

Dans le modèle du maître (ou le modèle transmissif), celui qui sait transmet son savoir à celui qui ne sait pas; l’apprenant est passif, surtout s’il n’a qu’à retenir le contenu qui lui est exposé pour qu’il puisse rendre ce contenu lors d’un examen. La recherche a montré, et ce, depuis longtemps, que la rétention ne dure que très peu de temps après avoir servi et après que l’apprenant ait livré le contenu retenu, lors d’un examen, par exemple.

Dans le modèle du pédagogue, l’enseignant est un guide. Il ne se positionne pas en possesseur du savoir, mais il guide l’apprenant dans sa relation au savoir.

Le rôle de pédagogue est au service de l’apprenant, en soutien; il assure le pilotage. Il est essentiel à l’apprentissage parce que c’est lui qui conduit. Le mot conducteur est de la même famille latine qu’éducateur (et que duce, en italien, docentes en espagnol). C’est le leader. Le suffixe gogie dans le terme pédagogie est très rare en français. Il vient du grec aγωγός (agogos) qui signifie guide ou conducteur

Guillemette & Luckerhoff, 2016, pp. 2-3

Un des passages fondamentaux à faire pour sortir du modèle transmissif est de penser l’enseignement en modèle trinaire (ou triangulaire) plutôt qu’en modèle binaire.

Dans ce modèle trinaire, l’enseignant est un passeur culturel. Hamelin (2015) explique cette notion de passeur culturel :

Selon Zakhartchouk (1999), le terme passeur est un vieux mot déjà utilisé à l’époque du Moyen Âge qui désignait celui qui fait franchir un obstacle. Ainsi, le passeur culturel est cette personne qui, par divers moyens, permet l’accès des élèves à la culture. […] Dans cette perspective, l’enseignant s’inscrit dans un rapport vivant avec la culture et propose un réinvestissement historique, social et culturel des savoirs scolaires (Sorin, Pouliot, & Dubois, 2007). […]

Hamelin, 2015, p. 158

Tout en demeurant dans un modèle trinaire, d’autres auteurs parlent du rôle de l’enseignant comme médiateur culturel :

l’enseignement est médiation à la culture du présent, médiation qui s’impose comme tâche d’éducation et d’instruction des nouvelles générations aux connaissances et aux normes sociales contemporaines qui président à l’exercice de la citoyenneté, c’est-à-dire au savoir-vivre ici et maintenant dans notre société

Tardif & Mujawamariya, 2002, p. 5

L’important ici est de remarquer qu’il y a trois éléments dans la relation. Chevallard (1985) parle du triangle didactique dont les trois éléments sont les savoirs, l’apprenant et l’enseignant. Plusieurs auteurs ont écrit sur ce concept de triangle didactique ou pédagogique. On en trouve une synthèse dans le livre de Houssaye (2014). Pour Zakhartchouk (1999), il y a l’enseignant, l’apprenant et la culture. Selon Legendre (1988, 2005), la première composante est le « sujet » ou l’« apprenant » dans une situation d’apprentissage (désigné par S). Le second pôle constitue l’« objet » (O) ou « l’ensemble des objectifs d’une situation pédagogique » (Legendre, 2005, p. 962). Le troisième pôle est l’« agent » (A), c’est-à-dire « l’ensemble des ressources humaines, matérielles et pédagogiques offertes au sujet dans une situation pédagogique » (Legendre, 2005, p. 34)[3].

Incidemment, cette vision trinaire nous permet de renouer avec ce qu’étaient les universités aux origines et pendant plusieurs siècles.

Le terme juridique d’universitas n’apparaît qu’en 1208 pour l’université de Paris, vers 1215 pour l’université de Bologne. L’université médiévale européenne est ainsi initialement une communauté, et non des bâtiments. Par exemple, les premiers cours de l’université de Paris sont dispensés dehors (« la rue du Foir rappelle que les étudiants s’asseyaient là sur des bottes de foin »), dans les salles communales des villes ou dans des salles de tavernes louées pour l’occasion.

Wikipédia, 2020

La recherche historique nous apprend que, dans les universités médiévales, le rapport au savoir et la relation pédagogique ne correspondaient pas à la dynamique « magistrale » (et binaire) – le professeur qui sait transmet le savoir aux apprenants qui vont ainsi savoir –, mais plutôt à une dynamique trinaire où l’enseignant, notamment par le « commentaire » et la « disputatio » aide l’apprenant dans sa relation aux « textes » savants et sacrés. C’est un triangle avec trois relations (chacune étant réciproque) entre les sommets : l’enseignant, l’étudiant et le savoir. Et non un couple avec une relation unilatérale (non réciproque) comme dans le modèle transmissif.

Dans les universités médiévales européennes, la « dispute » était l’une des principales méthodes d’enseignement, de recherche et d’évaluation, en théologie, mais aussi en médecine, droit et arts (Weijers, 2002). Il s’agissait d’un débat oral entre l’enseignant et ses étudiants autour d’une question nouvelle comportant plusieurs étapes : Une question sur un texte (étudié en amont) était émise par l’enseignant, ensuite un des étudiants (un opponens) formulait des objections, auxquelles un autre étudiant (un respondens) était chargé de trouver des contre-arguments de manière à générer une discussion. Celle-ci revêtait différentes formes et se pratiquait durant les cours ordinaires ainsi que dans des moments solennels où participaient plusieurs maîtres et bacheliers. Les historiens montrent cependant la place prépondérante donnée progressivement au maître et au formalisme dans cet exercice qui ne laissa finalement que peu de place à la participation active des étudiants et à la discussion (Weijers, 2002). L’analyse par l’auteure des statuts de la faculté des arts de Paris aux 14e et 15e siècles est que l’interdiction de dicter, qui y figure, semble témoigner de l’ancrage de cette habitude chez les maîtres

Paivandi & Younès, 2019, p. 23

L’histoire nous apprend aussi que, dès le 13e siècle, et longtemps par la suite, il était interdit de dicter les « lectios » du professeur, ce qui témoigne d’une tentation à transformer une dynamique trinaire en dynamique binaire et magistrale (Charle & Verger, 1994).

On retrouve cette interdiction de la « dictée » dans la réforme très importante de l’enseignement universitaire réalisée par les jésuites au 16e siècle et qui a duré jusqu’au 20e siècle (Vachon, 1995).

Non seulement la dynamique est trinaire, mais l’apprentissage est conçu comme une action, au contraire d’une réception passive. On peut parler sans hésitation et sans anachronisme d’une pédagogie où l’apprenant est engagé dans une action et d’un apprentissage expérientiel[4].

Il est à maintes reprises affirmé que l’enseignant doit aiguiser le débat, attiser les esprits, relancer les questions. Il y a là tout un style. Ce style est caractérisé également par des mots très jésuites : « exercices », « s’exercer soi-même ». « Les étudiants se forment en faisant par eux-mêmes » […]. Il faut « exercer » les étudiants; ils doivent « être exercés », ils doivent « s’exercer eux-mêmes »

Calvez, 2001, p. 211; voir aussi Thomas, 1984

Paolo Freire propose lui aussi de passer d’un modèle binaire à un modèle trinaire. Il commence par dénoncer ce qu’il appelle la conception « bancaire » de l’éducation. Dans cette conception, l’enseignant est celui qui possède le savoir et qui le « dépose » dans l’élève par un procédé de narration ou de dissertation.

Le discours que développe le narrateur conduit les élèves à enregistrer mécaniquement le contenu raconté. Plus encore, la narration les transforme en « bouteilles vides », en récipients que l’éducateur doit « remplir ». Plus celui-ci remplit les récipients avec ses « dépôts », meilleur éducateur il est. […] De cette façon, l’éducation devient un acte de dépôt où les élèves sont les dépositaires et l’éducateur le déposant. […] La seule marge de manoeuvre qui s’offre aux élèves est celle de recevoir les dépôts, de les garder et de les archiver

Freire, 1974, p. 51

Dans la logique de cette métaphore, les étudiants sont considérés comme des ignorants qui ne peuvent que recevoir passivement la « donation » que l’éducateur veut bien leur faire.

La conception « bancaire » de l’éducation « se fonde sur une vision mécaniste, statique, localisée, de la conscience et elle transforme par elle-même les élèves en récipients, en “quasi-choses” » (Freire, 1974, p. 59).

C’est ici que la perspective de Freire apparaît trinaire : « Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde » (Freire, 1974, p. 62).

Il ne s’agit donc pas d’opposer un paradigme de l’enseignement (magistrocentré) à un paradigme de l’apprentissage (pédagocentré), mais bien de redéfinir les rôles de chacun dans un modèle où toute l’importance est mise sur la progression, le développement, l’empowerment de tous pour la transformation du monde. Le modèle à emprunter « combine, au lieu d’opposer, l’enseignement centré sur l’enseignant et l’apprentissage centré sur l’élève, et le savoir » (Hattie, 2017, p. 24).

Dans la perspective de Freire, nul ne peut apprendre seul, il doit être guidé. L’enseignant prépare, guide et reconnaît l’apprentissage. Il n’abandonne jamais l’apprenant à lui-même. Dans son rapport au savoir, il ne se considère pas comme un propriétaire qui partage ni comme un canal entre le savoir et l’apprenant. L’apprentissage n’est pas vu non plus comme une acquisition progressive ou une accumulation de connaissances. Le pédagogue est un accompagnateur. Il est avec l’apprenant pour l’aider dans sa progression. Pour mieux guider l’étudiant, il prend une posture d’apprenant plutôt qu’une posture d’expert qui sait tout.

4. Entrer dans une pédagogie active

Après avoir tourné le dos au modèle transmissif, l’UOF s’est résolument engagée dans l’approche de l’apprentissage expérientiel, de même que dans une pédagogie où l’enseignant est un guide de l’apprentissage actif des étudiants.

4.1 L’apprentissage expérientiel

Sur la notion d’apprentissage expérientiel, il y a de nombreuses confusions. Ici aussi, et peut-être plus qu’ailleurs, il faut faire des choix. Le premier problème se situe dans le choix des mots. Lorsqu’on parle d’apprendre par l’expérience, ou de pédagogie expérientielle, on ne fait pas nécessairement référence à la théorie de Kolb (1984, 2015) qui a proposé la notion d’apprentissage expérientiel (experiential learning). Mais à l’UOF, le choix a été fait très clairement pour l’approche de Kolb.

4.1.1 Clarification conceptuelle

Pour la tâche de la clarification conceptuelle, on a la chance, depuis 1984, d’avoir un livre de Kolb qui explique en long et en large ce qu’il entend par apprentissage expérientiel (Kolb, 1984). Comme pour bien d’autres théories qui sont populaires, il y a de très nombreuses interprétations de la théorie de l’apprentissage expérientiel. À partir de la décennie de 1990 et pendant plus de 30 ans, Kolb a été témoin de ce que l’on disait de son approche et il a publié une deuxième édition de son livre en 2015, notamment pour dénoncer un certain nombre de mauvaises interprétations et pour clarifier sa pensée. Entre 1984 (1re édition) et 2015 (2e édition), et jusqu’à aujourd’hui, Kolb et son épouse enrichissent un site internet de dizaines de publications qui nous permettent de mieux comprendre l’apprentissage expérientiel.

La théorie de l’apprentissage expérientiel est très riche. Nous ne pouvons pas ici en montrer toutes les facettes et toutes les nuances, mais nous voulons lever certains malentendus qui sont très répandus et persistants.

Premièrement, plusieurs comprennent que c’est dans l’expérience qu’on apprend, comme dans l’expression : « c’est en forgeant qu’on devient forgeron ». Le malentendu vient d’une mauvaise compréhension de l’expression de Dewey « learning by doing ». En fait, Dewey a bien précisé que ce n’est pas l’expérience comme telle qui fait appendre, mais la réflexion sur l’expérience.

Pour Dewey, l’expérience est essentielle à l’apprentissage – on n’apprend qu’à partir d’une expérience – mais on n’apprend pas « de » l’expérience. En tant que telle, l’expérience ne mène pas nécessairement à l’apprentissage (Bouclet & Huguet, 1999; Calderhead, 1989; Fernagu-Oudet, 1999; Pastré, 1999; Pelpel, 1995).

Ainsi, pour Dewey, et pour Kolb à sa suite, il y a une différence fondamentale entre avoir de l’expérience et avoir appris ou progressé dans la voie de l’expertise. L’expérience sans la réflexion – et sans une certaine qualité de réflexion – sur l’expérience n’est pas source d’apprentissage. Il y a même un danger qu’elle soit une régression, une sécurisation dans la reproduction, une mécanisation à la limite abrutissante, une superficialisation. Il y a aussi un danger qu’elle soit traumatisante et paralysante, voire mortifère (Pelpel, 1995) dans le sens qu’elle tue l’apprentissage. On le voit, par exemple, lorsqu’un stagiaire en enseignement est littéralement abandonné dans sa classe. Il n’apprend pas; il régresse. Il se réfugie dans des stratégies de survie et dans des justifications de son esquive qui sont nuisibles à son développement professionnel (Pelpel, 1995).

Deuxièmement, il y a un malentendu sur le terme lui-même d’expérience. Plusieurs se servent du terme pour parler de tout ce qui est « actif » ou « participatif ». Pour Dewey, et pour Kolb à sa suite, l’expérience ne peut être à la source de l’apprentissage que si elle est « perçue » par les sens. Elle ne se limite pas à l’observable, mais elle ne peut servir à l’apprentissage que si elle est observée et objectivée par ces deux phases de la réflexion que sont la prise de conscience (réfléchissement selon Piaget) et l’abstraction (la conceptualisation, l’objectivation). Dans tout ce courant psychologique et philosophique, ce qui fait qu’un évènement devient une expérience, c’est la conscience que la personne en a. Ainsi, et par exemple, ce n’est pas parce que quelqu’un est dans une activité de travail qu’il apprend nécessairement. Si son activité est machinale ou pure obéissance à un protocole de comportements, cette activité ne constitue nullement une expérience ni le point de départ d’un apprentissage.

De plus, pour Dewey, et Kolb à sa suite (en lien avec le pragmatisme philosophique de William James, avec la psychologie sociale de Kurt Lewin, avec la psychologie cognitive de Piaget, avec la philosophie de l’éducation de Paolo Freire), toute expérience humaine est une action, une adaptation, une transformation. C’est ce qu’on appelle le pragmatisme en philosophie. Le pragma en grec, c’est l’action en tant qu’elle se fait réellement. C’est pour cela qu’en français, le mot pragmatique signifie « concret » et est souvent opposé à théorique. Ainsi, pour Dewey, James, Lewin, Piaget, Freire (Kolb, 2015), l’expérience est une pratique au sens propre du terme en français (Rocher, 2006), c’est-à-dire une action concrète, une activité, pourrions-nous dire. Comme chacun sait, le mot pratique est souvent placé sémantiquement en opposition avec le mot théorie, et souvent aussi dans le sens de « concret » vs « abstrait ». Pour l’approche kolbienne de l’apprentissage expérientiel, cela signifie que tout apprentissage mène à une régulation de ses actions, de ses pratiques, de ses stratégies, et à des décisions-planifications de la « prochaine » expérience.

Troisièmement, il faut lever une certaine confusion qui se produit lorsqu’on réduit l’apprentissage expérientiel à l’une de ses phases ou à une partie de son cycle, qui a quatre phases (1. l’expérience concrète; 2. l’observation réflective; 3. la conceptualisation abstraite; 4. l’expérimentation active). Par exemple, comme c’est souligné plus haut, lorsqu’on pense qu’il suffit de vivre une expérience pour apprendre. Par exemple encore, lorsqu’on pense qu’il suffit de comprendre ce qui s’est passé dans l’expérience pour apprendre de cette expérience, ou encore qu’il suffit d’améliorer l’expérience pour progresser dans l’apprentissage. En fait, dans l’approche kolbienne de l’apprentissage expérientiel, il faut passer par les quatre phases sans en négliger aucune pour que l’apprentissage ait lieu et pour progresser vers des apprentissages plus avancés.

Quatrièmement, il y a un risque de compréhension erronée du modèle de Kolb lorsqu’on pense que l’apprenant peut « sauter » une des phases, ou plus d’une phase. Dans les faits, la phase la plus souvent absente est la deuxième : l’observation réflective qui est une phase de description très proche de la concrétude de l’expérience, description essentiellement sensorielle. Nous avons conservé la forme anglaise réflective, qui est très peu usitée en français, pour bien indiquer qu’il s’agit de regarder l’expérience comme dans un réflecteur, un miroir. En termes psychologiques, Piaget parle de réfléchissement. Nous allons ainsi réserver le terme réflexion à la phase d’abstraction, de conceptualisation.

Cinquièmement, il y a beaucoup de malentendus qui viennent d’une survalorisation d’une phase par rapport aux autres ou par rapport à l’ensemble du cycle. Par exemple, lorsqu’on survalorise la phase de l’expérience concrète, un danger potentiel est de considérer l’apprentissage comme une imitation de cette expérience. Lorsqu’on survalorise la phase d’observation, on risque d’en rester à l’extériorité de l’expérience sans tenir compte de sa dimension intérieure. Lorsqu’on survalorise la phase de conceptualisation abstraite, on risque de se contenter d’une explication rationnelle et de fuir dans les théories sans s’engager dans la transformation, dans l’amélioration. Enfin, lorsqu’on survalorise la phase de l’expérimentation active, on risque de figer l’apprentissage dans des protocoles ou des routines à reproduire à répétition.

Sixièmement, dans le modèle de Kolb, des conditions existent pour que l’expérience soit favorable à l’apprentissage. Il faut qu’elle soit préparée (consignes claires, séquence claire et logique, planification des ressources, clarification des limites et paramètres, etc.). Il faut qu’elle soit guidée; il ne faut jamais que l’enseignant abandonne l’apprenant à lui-même. Il faut que la responsabilité éthique des conséquences de l’expérience ne repose pas uniquement (ni ultimement) sur l’étudiant. On fait diminuer la charge de stress si on expérimente des réussites (par ex., en donnant comme exemples des problèmes solutionnés au lieu de donner des exemples d’erreurs). Il faut qu’elle permette les erreurs, sans conséquence, par exemple dans une simulation, à condition qu’on les corrige au fur et à mesure, au lieu de les souligner et de les analyser. Il faut que l’expérience soit poursuivie jusqu’à la réussite.

Septièmement, la réflexion sur l’expérience doit être structurée. Dewey dirait « comme une enquête » (Dewey, 1938) ou comme dans un processus de résolution de problème. Le processus proposé par Kolb est l’aboutissement de l’intégration de plusieurs théories concernant la réflexion sur l’expérience : celle de Dewey d’abord (observation-description, identification de la problématique ou du questionnement, élaboration d’hypothèses de solutions, tests et analyses, décisions), celle de Piaget (réfléchissement-miroir-description, prise de conscience, réflexion-abstraction, théorisation des invariants, adaptation, action-transformation), celle de Lewin (monitoring de la situation, jugement ou analyses, décisions-changements), celle de Freire (prise de conscience, analyses, transformation du monde).

Huitièmement, on est en présence ici d’une approche de pédagogie inductive, en ce sens que l’on est dans une logique où la théorie n’est pas présentée en premier lieu pour ensuite faire passer l’apprenant à des exercices d’application de cette théorie. Dans l’approche inductive, l’expérience précède la théorisation, ou la conceptualisation, au contraire d’une approche déductive.

4.1.2 Recommandations en termes de pédagogie

Toutes les activités pédagogiques à l’UOF devraient se dérouler selon les quatre phases du cycle de l’apprentissage expérientiel (Kolb, 2015) : 1) Phase de l’expérience concrète (actualisation d’une pratique passée ou pratique au présent); 2) Phase de l’observation réflective (processus d’explicitation de l’expérience et du discours intérieur durant cette expérience [Vermersch, 2017), l’implicite est rendu explicite); 3) Phase de la conceptualisation abstraite (faire des liens avec des savoirs plus généralisables, des invariants, des principes théoriques, voire des lois); 4) Phase de l’expérimentation active (prendre des décisions et planifier les expériences futures). C’est la phase de transformation des savoirs, la phase du retour à l’action pour relancer une nouvelle boucle.

4.2 Pédagogie de la pratique guidée

Dans la logique de l’apprentissage expérientiel, il y a une approche qui se démarque nettement dans les recherches sur l’efficacité pédagogique, c’est-à-dire sur ce qui favorise la réussite de tous.

4.2.1 Clarification conceptuelle

L’approche pédagogique dont on parle ici est celle qui considère que l’apprentissage est une pratique et qui considère que l’enseignement consiste à guider ou diriger explicitement cette pratique[5]. Les publications importantes sur cette approche viennent de Rosenshine (2007, 2010, 2019; Rosenshine & Stevens, 1986).

Le coeur et l’essentiel de cette approche sont la pratique guidée. Il s’agit pour l’enseignant de « diriger » l’apprenant dans sa pratique, dans son apprentissage actif, sans apprendre à sa place. Le principe est que c’est l’étudiant qui apprend, mais qu’il ne peut pas apprendre seul ou sans être guidé.

La caractéristique principale de cette pédagogie est qu’elle est « visible »[6]. C’est le sens premier de l’adjectif explicite. Elle est visible pour l’apprenant et pour l’enseignant. Les consignes sont claires et mènent les apprenants à l’action. Elles sont rappelées souvent pour guider les apprenants de telle sorte qu’ils ne sont jamais laissés à eux-mêmes, ni laissés dans une voie erronée.

Les interventions pour guider – par exemple, les rétroactions – sont fréquentes et portent sur ce qui est observé (et non sur des inférences purement subjectives du genre « vous ne faites pas suffisamment d’effort d’attention »). Elles sont cohérentes avec les visées d’apprentissage, de même qu’avec les consignes, selon le principe de l’alignement constructif (Biggs, 1999, 2003). Elles consistent à reconnaître et à faire reconnaître par l’apprenant chaque progression significative. Il s’agit d’indiquer explicitement les progrès accomplis, les rendant ainsi visibles pour l’apprenant. Elles consistent aussi à suggérer des stratégies pour avancer dans l’apprentissage sans aucune complaisance avec les erreurs ni avec les difficultés et sans compromis par rapport aux exigences dans les visées d’apprentissage. L’enseignant s’assure de maintenir tous les apprenants dans la voie de la progression et de la réussite, permettant les erreurs, mais en les faisant rectifier au fur et à mesure afin de prévenir une avancée dans une voie erronée.

La pratique de l’apprenant est préparée par un modelage. Il existe beaucoup de confusion autour du concept de modelage. Certains pensent qu’il est synonyme de modélisation (construire un modèle) alors que ce n’est pas le cas. D’autres pensent qu’il s’agit de se donner en modèle alors que ce n’est pas le cas non plus. Le mot modelage est le substantif du verbe modeler et non du verbe modéliser. Le modelage est le début du guidage. Il ne s’agit pas de donner une démonstration d’expert que l’apprenant devra imiter du mieux qu’il pourra, dans une expérience qui risque fort d’être vécue comme un échec en comparaison de la démonstration. Dans le modelage, il s’agit, pour l’enseignant, de se mettre à la place des apprenants et de « modeler » (comme dans l’expression pâte à modeler) la pratique des apprenants; leur montrer ce qu’il ferait s’il était à leur place. Il ne s’agit pas ici, pour l’enseignant, de présenter ou d’expliquer les consignes, mais de donner des exemples de ce qu’il ferait s’il était à la place de l’apprenant, notamment en fractionnant la tâche en étapes simples, en identifiant les diverses procédures, en verbalisant le raisonnement qui se passe dans l’esprit en mettant un « haut-parleur » sur sa pensée (questionnement intérieur, stratégies pour réussir, ressources mobilisées, etc.).

Une fois que la réussite est atteinte, l’enseignant fait vivre d’autres réussites semblables en modifiant un peu les situations d’apprentissage et en laissant plus d’autonomie à l’apprenant. Ainsi, la répétition de la réussite enracine plus solidement l’apprentissage de telle sorte qu’il devient stable et durable.

Après la pratique guidée et après la pratique autonome, l’enseignant passe à la phase d’objectivation, c’est-à-dire à une phase au cours de laquelle il va aider l’apprenant à prendre conscience objectivement du « contenu » de ce qu’il a appris dans sa pratique précédente. Cette phase d’objectivation en est une de conceptualisation, de théorisation. On voit bien ici que la séquence habituelle en enseignement supérieur est inversée, c’est-à-dire qu’habituellement on commence par la théorie et on poursuit par des exercices d’application de la théorie. Ici, c’est l’inverse : on commence par la pratique, l’expérience, et on poursuit en faisant des liens avec les théories, les explications de l’apprentissage. Cette séquence n’est pas faite d’étapes exclusives les unes aux autres, mais elle met quand même la théorisation dans la suite de la pratique-expérience. C’est là la caractéristique inductive de la pédagogie à l’UOF[7].

Dans cette approche générale de pratique guidée, il est très important que les relations entre les étudiants soient empreintes de collaboration et exemptes de compétition ou de comparaison. L’approche collaborative en pédagogie a été choisie par l’UOF. Cela signifie d’abord que les étudiants vont souvent être invités à s’entraider, c’est-à-dire à s’enseigner mutuellement afin que chacun puisse apporter sa contribution, avec ses ressources propres, à la progression de tous et chacun. À l’UOF, il n’y aura aucune relation fondée sur la comparaison entre les étudiants. Ainsi, jamais on n’invitera un « fort » à aider un « faible ». Dans l’entraide, chacun sera invité à mettre ses forces à contribution et à reconnaître les forces et les apports de ses collègues. La recherche en sciences de l’éducation montre déjà depuis quelques décennies qu’une des stratégies d’apprentissage les plus efficaces consiste à enseigner à ses pairs, c’est-à-dire à partager des pratiques ou des stratégies qui ont été expérimentées comme étant efficaces dans des situations précises (Fiorella & Mayer, 2013). Ainsi, si tant est que l’on puisse identifier des « faibles », une des meilleures stratégies à leur proposer pour qu’ils progressent jusqu’à la réussite, c’est qu’ils enseignent à leurs pairs (Galbraith & Winterbottom, 2011; Mastropieri et al., 2000).

Cette approche résolument collaborative est liée à un système d’évaluation radicalement différent des systèmes chiffrés et hiérarchisés que l’on voit habituellement. Au lieu d’un système vertical (en échelles), on trouve un système d’évaluation horizontale, c’est-à-dire un système de reconnaissance de l’avancement dans les stades de progression jusqu’à l’atteinte par tous du stade final prévu pour une activité d’apprentissage.

4.2.2 Recommandations en termes de pédagogie

Les enseignants de l’UOF pourront s’engager dans des stratégies de pratique guidée. Le guidage prend différentes formes selon les étapes du déroulement d’une période d’enseignement-apprentissage qui se trouvent en amont et en aval de la pratique guidée. Ici encore, les phases et les étapes sont à prendre avec flexibilité et adaptation aux situations concrètes. La séquence aussi doit être adaptée. Pour ne donner qu’un seul exemple, il arrive que l’enseignant juge que le modelage n’est pas nécessaire et va lancer immédiatement la pratique guidée.

En entrant dans l’étape spécifique de la pratique guidée, l’enseignant rappelle les apprentissages visés. Puis, il présente les consignes. Enfin, il présente les indicateurs de réussite.

Durant la pratique guidée, l’enseignant accompagne les étudiants :

  • en leur rappelant les consignes au besoin;

  • en leur posant des questions qui vont les aider à progresser;

  • en les réorientant sur une voie de réussite lorsqu’il constate qu’ils ont pris une voie erronée;

  • en leur donnant souvent des rétroactions positives à partir des indicateurs de réussite;

  • en faisant des suggestions pour progresser.

L’enseignant, de temps à autre, demande à un étudiant de verbaliser ses stratégies, ses pensées durant qu’il apprend, ses décisions, ses procédures.

L’enseignant propose aussi l’entraide entre étudiants par l’enseignement réciproque.

Il est important de « situer » l’apprentissage dans une famille de situations en précisant aux étudiants les caractéristiques concrètes de cette famille de situations. Il peut s’agir d’indiquer les autres situations où ils vont avoir à mobiliser cet apprentissage dans leur expérience académique ou des situations du contexte de travail (métier, profession) où ils auront à mobiliser cet apprentissage.

Conclusion

À l’UOF, les personnes engagées dans l’élaboration de tous les aspects organisationnels de cette institution naissante sont entrées dans l’adoption d’une orientation pédagogique générale qui constitue, à certains égards, une véritable révolution, notamment parce qu’elle va à contre-courant de ce qui est considéré comme l’essentiel de la mission pédagogique des universités, la transmission des connaissances.

Il s’agit d’une situation unique qui méritait l’attention d’un projet de recherche-action pour comprendre cette révolution et en tirer des recommandations éventuellement pertinentes pour la réflexion des institutions d’enseignement supérieur qui sont engagées dans un mouvement mondial de professionnalisation de la fonction pédagogique des professeurs. On sait que ces derniers sont embauchés d’abord et avant tout pour la richesse et la qualité de leur savoir et de leur expertise. Il peut sembler logique de demander à ces professeurs de transmettre leurs connaissances, mais la recherche montre depuis des dizaines d’années que l’apprentissage des étudiants ne progresse pas dans la réception passive de l’exposé de contenus. Au contraire, le processus cognitif de l’apprentissage est dynamique et actif. Nul ne peut apprendre à la place de l’apprenant. Pour apprendre, chacun doit s’engager dans une action, une pratique. En même temps, nul ne peut apprendre seul. Pour apprendre, il faut être guidé. C’est là le rôle essentiel de l’enseignant.

Dans un prochain article, nous présenterons une autre partie des résultats de notre recherche-action qui portent sur la programmation des activités académiques en cohérence avec l’orientation pédagogique générale de l’UOF, telle qu’elle a été exposée dans cet article.