Article body

Introduction

Si la question de la prématurité a été prise en compte dès les années 1960 en France (Carel, 1977), les innovations technologiques, notamment dans le domaine de la médecine, permettent de mieux prendre soin des nouveau-nés prématurés. Ces progrès ont contribué à améliorer la survie des enfants grands prématurés, c’est-à-dire nés avant 28 semaines de gestation. Par ailleurs, il est important de souligner que le nombre d’enfants prématurés ne cesse d’augmenter, en France, puisqu’un nouveau-né sur cinq est né grand prématuré (entre 26 et 28 semaines de gestation) (Ancel et al., 2015).

Dans la littérature scientifique française et internationale, les travaux recensés en psychologie, étudient essentiellement le vécu des mères lors d’une naissance prématurée (Laganière et al., 2009). Plus précisément, ils analysent la mise en place de la relation mère- enfant, les représentations maternelles vis-à-vis de l’enfant (Bekhechi-Mistycki et Guedeney, 2008 ; Müller-Nix et al., 2009), et leur lien avec la gravité de la prématurité, l’état de santé du nouveau-né et les séquelles éventuelles prévisibles (Ibanez et al., 2006 ; Macey et al., 1987 ; Zahr, 1991 ). Les pères, quant à eux, demeurent sous-représentés dans les études, sans doute en raison de la persistance de représentations traditionnelles quant aux rôle et place respectifs du père et de la mère. Si les recherches montrent que les mères construisent des représentations concernant leur conjoint en tant que père (Ibanez, 2003), il s’avère nécessaire d’explorer le vécu paternel lors de la naissance d’un nouveau-né prématuré et de préciser les représentations des pères.

Dans un premier temps, l’état de la recherche sur la question de la prématurité sera présenté afin de saisir la nécessité de l’étudier sous l’angle de la psychologie du développement. Ensuite, nous analyserons l’expérience paternelle ainsi que la relation avec l’équipe soignante afin de mieux comprendre le rôle du père et l’importance de sa relation avec le personnel soignant.

Gravité de prématurité

La prématurité est une naissance qui arrive avant le terme de la grossesse et selon la définition internationale adoptée par l’OMS (Organisation mondiale de la santé) en 1972 : « est prématuré tout enfant né au terme d’une grossesse inférieure ou égale à 37 semaines d’aménorrhée, soit huit moins de grossesse », la durée normale de la grossesse se situant à 40-41 semaines.

Actuellement, en France, les nouveau-nés prématurés représentent environ 7 à 8 % des naissances, soit plus de 55 000 enfants chaque année. Les naissances prématurées ont augmenté de près de 20 % entre 1995 et 2003. De plus, entre 1998 et 2008, on constate une hausse de 9 % du taux de natalité. Selon l’INSERM (2008), l’augmentation des grossesses multiples contribuerait à l’accroissement du nombre des naissances prématurées pour lesquelles le risque de prématurité est d’environ 50 %. En outre, les obstétriciens pratiqueraient des césariennes dans 40 % des cas (INSERM, 2008). Les naissances multiples représentent ainsi plus de 4 % des naissances ordinaires (Ancel et al., 2015).

Il existe différentes classifications de la prématurité. Les experts s’accordent toutefois pour distinguer trois groupes selon le poids et la maturité, à savoir l’âge gestationnel :

  1. La prématurité extrême, où le poids de naissance se situe entre 600 et 999 gr et où la gestation est de 25 à 28 semaines ;

  2. 2. La grande prématurité, où le poids de naissance se situe entre 1 000 à 1 500 gr et où la gestation est de 29 à 32 semaines ;

  3. 3. La prématurité, où le poids de naissance est compris entre 1 500 et 2 500 gr et où la gestation est de 33 à 37 semaines (Ibanez et al, 2006).

Expérience paternelle

Le terme d’« expérience paternelle » a été utilisé dans différents travaux (Devault et Gratton, 2003 ; Fresno, 2006 ; Zaouche Gaudron etal., 2003, 2005). Il analyse le vécu du père, le devenir père, et renvoie aussi à la représentation que se fait le père de lui-même et du monde qui l’entoure en tant que parent. Plus spécifiquement, cette expérience paternelle est déterminée par un ensemble de facteurs ou « trajectoires » qui sont à l’origine du processus de parentalisation et qui sont présentes tout au long du parcours parental. Zaouche Gaudron et al. (2005) proposent cinq trajectoires : personnelle, conjugale, paternelle, sociale et celle des projets à venir. Plus spécifiquement, la dimension personnelle examine les relations du père avec ses figures parentales et ses représentations des relations d’attachement ; la dimension conjugale analyse l’histoire du couple et la satisfaction conjugale ; la dimension paternelle réfère au désir d’enfant, à la relation du père avec l’enfant réel et imaginaire, au rapport du père à la mère en tant que parents ainsi qu’à la transmission des modèles parentaux ; la dimension sociale étudie les rapports du père avec son entourage social ; enfin, la dimension « vie actuelle et projets à venir » indique les éléments de la vie actuelle et la façon d’envisager l’avenir.

Selon Lacharité (2009), l’intérêt porté à l’expérience paternelle lors de la période périnatale a commencé lorsque les pères ont eu plus facilement accès aux lieux institutionnels de naissance, par exemple les centres hospitaliers ou les services de maternité. Dans ce cadre, l’expérience paternelle inclut la grossesse et l’accouchement, mais également la période postnatale et le retour au domicile. Le père éprouve toute une gamme d’émotions tout au long de la grossesse de sa compagne et lors de l’accouchement.

Relation père-nourrisson

La prématurité pose la question de la vie de l’enfant, voire de sa survie, inévitablement très médicalisée (Druon, 2012), mais peut-être plus encore celle de la qualité de cette survie et des relations parents-enfant construites au cours d’une période périnatale marquée par plusieurs caractéristiques telles que l’angoisse, la culpabilité, l’impuissance ou la frustration parentale. La séparation précoce, l’anxiété parentale, les difficultés du bébé à communiquer, le manque d’intimité au sein du service de néonatalogie, l’absence de contacts entre les parents et le nouveau-né, sont autant d’entraves à l’établissement d’une relation harmonieuse entre eux (Druon, 2012).

La naissance prématurée semble en quelque sorte inverser les rôles : une certaine primauté du père sur la mère est la marque spécifique des accouchements prématurés. En effet, c’est le père qui, la plupart du temps, sera reçu en premier par le médecin responsable du service de néonatologie pour être informé de l’état de santé de son enfant. Le père se retrouve alors en première ligne et, c’est à lui d’assurer la continuité de la relation parent-enfant. Pour lors, il reste partagé alors entre sa conjointe, qui se remet de l’accouchement, et son enfant qui se trouve parfois dans un état de santé très précaire (Druon, 2012).

Deux études, au Danemark et en Suède (Blomqvist et al., 2012 ; Helth et Jarden, 2013), mettent en avant l’importance de la pratique « peau à peau » entre le père et le nouveau-né, afin que le premier lien puisse s’établir entre eux. Ces deux études qualitatives ont eu recours à des entretiens semi-directifs (respectivement n =7 et n =5) et explorent le vécu des pères pratiquant ce contact peau-à-peau avec leurs bébés prématurés. Cette pratique leur fournit un sentiment de sécurité, voire de contrôle sur la situation. En effet, l’analyse du récit de ces pères révèle que cette pratique contribue à l’évolution favorable du lien parent-enfant. Cette méthode aide les pères à assumer leur rôle paternel, leur sentiment de compétence paternelle ainsi que la capacité à gérer la situation (Blomqvist et al., 2012 ; Helth et Jarden, 2013). De ce fait, la pratique du peau-à-peau agit comme un médiateur dans l’établissement des premières interactions et, au-delà, dans l’établissement du premier lien.

L’étude de Feeley et al. (2013) démontre qu’il existe une multitude de facteurs qui facilitent le rôle paternel. Selon ces auteurs, les facteurs relatifs au nouveau-né tels son état de santé, sa taille, la gémellité ou encore ses réactions, comme les sourires et l’accordage du regard (Stern, 1985), influencent l’implication paternelle. L’accordage du regard, qui renvoie aux premiers échanges entre nouveau-nés et parents, donne sens au lien en construction. Dans le cadre d’une naissance prématurée, les interactions « œil à œil » sont relativement désorganisées et les moments d’échange, de partage, de plaisir semblent moins présents dans les relations parent-enfant (Borghini et Müller-Nix, 2008). L’étude de Feeley et al. (2013) met également en évidence l’importance du soutien conjugal, étant donné que les mères jouent un rôle crucial dans l’implication paternelle, ainsi que l’importance du soutien apporté par la famille proche et les amis. Les facteurs environnementaux du service de néonatologie ont également un impact sur l’implication paternelle. Plus précisément, l’équipement médical va entraver la mobilisation du rôle paternel tandis que le personnel soignant va l’étayer (Feeley et al., 2013).

Expérience du devenir père d’un bébé prématuré

L’intérêt des chercheurs pour le vécu de la paternité en contexte de prématurité est très récent (Hollywood et Hollywood, 2011 ; Lindberg et al., 2007, 2008 ; Lundqvist et al., 2007 ; Lundqvist et Jakobsson, 2003).

Dans les études scandinaves, les analyses qualitatives (Lundqvist et al., 2007 ; Jackson et al., 2003) mettent en évidence que le père adopte une distance émotionnelle vis-à-vis de l’événement que représente la naissance avant de pouvoir ressentir une proximité émotionnelle. Il s’avère, en effet, que les pères de nouveau-nés prématurés mettent plus de temps à se saisir de leur rôle paternel. La mise à distance des émotions est liée aux multiples ressentis qui se bousculent face à cette situation : sentiment d’irréalité, d’étrangeté, de préoccupation et d’inquiétude. Par ailleurs, les sentiments de proximité émotionnelle renvoient progressivement à la réalisation de la situation, au devenir d’une famille et à la projection dans l’avenir en dehors du service de néonatologie. Il semble aussi que les pères ont tendance à minimiser leurs propres besoins et à mettre l’accent sur l’état physique et psychologique de leur conjointe et de leur bébé. Dans leur étude, Lindberg et al. (2008) signalent que bien que les pères aient pris du temps pour se percevoir comme pères ou assumer leur rôle de père, ils ont néanmoins vécu des émotions intenses à partir desquelles un lien a pu débuter et se construire.

En Irlande, Hollywood et Hollywood (2011) ont exploré le vécu de cinq pères de nouveau-nés prématurés d’un âge gestationnel de 24-30 semaines. Il apparait que les sentiments d’anxiété, de peur et d’incertitude sont en permanence présents pour les parents de prématurés. Si devenir père est une expérience riche en émotions, devenir père d’un nouveau-né prématuré peut être vécu comme un véritable traumatisme. Le père va alors concevoir son rôle comme étant de rassurer ou apaiser sa conjointe.

Dans l’étude d’Arockiasamy et al. (2008), il apparait que les pères remettent en question leur rôle au sein de la structure familiale et doivent ainsi assumer plusieurs rôles (père, conjoint) et fonctions (protection et soutien).

Par ailleurs, en s’appuyant sur l’équipe médicale, le père peut réaliser un véritable travail de liaison psychique entre sa compagne et son enfant (Herzog et al., 2003). L’étude d’Herzog et al. (2003) auprès de quatre pères de nouveau-nés prématurés indique que la blessure narcissique, la défaillance et la culpabilité sont moins évoquées dans le discours des pères que dans celui des mères. L’analyse du discours de ces quatre entretiens a mis en évidence l’acceptation du rôle paternel et la réalisation du devenir père d’un bébé prématuré, malgré la sidération du premier moment. Il semble que les pères puissent activer leurs mécanismes de défense de façon plus efficace que les mères. Herzog et al. (2003) ont pu dégager trois profils de pères : le père procréateur, le père comme tiers et le père comme partenaire de la mère. Le père procréateur, par définition, engendre l’enfant et lui transmet la moitié de son patrimoine génétique. La sidération initiale est exprimée par un sentiment d’impuissance, tandis que chez les mères, on observe davantage un sentiment de défaillance et de culpabilité. Dans ce premier cas de figure, avec le soutien du personnel médical, le père reste le garant du maintien de la vie de son enfant. Autrement dit, il s’identifie à l’enfant, cet être issu de lui-même, et forme de ce fait une dyade père-enfant. Le père comme tiers, quant à lui, renvoie à la théorie psychanalytique. Par sa fonction de tiers, il viendra rompre la relation fusionnelle entre la mère et l’enfant. Cette fonction permettrait à l’enfant d’entrer dans le monde du langage et elle concéderait à la femme la possibilité de devenir mère. Pour Herzog et al. (2003), le père, au lieu de séparer, fait le lien entre la mère et l’enfant. Comme l’évoquent Herzog et ses collaborateurs, le père « opère un travail psychique à la fois de réunification et de différenciation » (2003 : 98). Enfin, le père en tant que partenaire de la mère renvoie à une position d’altérité au regard de la mère. Le père devient partenaire actif dans la transition à la parentalité, il est appelé à assumer prématurément son rôle et ses responsabilités, d’autant plus lorsqu’il s’agit du premier enfant (Herzog et al., 2003).

Relation avec l’équipe soignante

Le rôle des soignants en néonatologie consiste également, au travers des soins donnés au nouveau-né, à soutenir les parents en leur permettant de s’adapter à ses particularités et en favorisant la relation parent-enfant. Selon Carel (1977), l’équipe fonctionne résolument sur elle- même, dans un espace géographique et psychique relativement isolé du monde extérieur, une « bulle », un « espace narcissique », important à prendre en compte. L’enfant y est investi par une infirmière ou une puéricultrice comme par une mère qui lui prodigue des soins, lui sourit, lui parle, le regarde. L’enfant est donc l’objet d’un véritable processus d’attachement, d’autant plus intense que le séjour est long.

Parents et infirmiers sont ensemble dans l’unité de néonatologie pendant des semaines voire des mois ; de ce fait, une relation de proximité s’établit, tant au niveau émotionnel que physique. Lorsqu’une relation étroite avec le personnel existe, les parents ont le sentiment d’être pleinement impliqués. Par conséquent, l’établissement d’une relation satisfaisante et d’une réciprocité entre les parents et les soignants facilite les soins donnés au nouveau-né (Fegran et al., 2008 ; Fegran et Helseth, 2009).

L’étude qualitative menée par Fegran et al. (2008) auprès de parents et de soignants a mis en évidence trois phases durant lesquelles la relation entre parents et soignants se développe. La première est nommée la phase critique aiguë, où les parents sont plutôt les observateurs du soin de leur bébé. Toutefois, si la communication avec le personnel soignant est satisfaisante et s’ils sont sollicités et encouragés à faire du peau à peau avec leur bébé et à avoir un contact physique avec lui, ils ne se sentent pas exclus. Pour autant, dans un premier temps, l’enfant est très immature et fragile, il nécessite une prise en charge médicale hautement spécialisée. Sa survie dépend des soins qu’il reçoit et l’équipe soignante est alors le plus souvent perçue comme très compétente (Borghini et Müller-Nix, 2008).

Au cours de la deuxième phase, dite de stabilisation, les soignants passent le relai aux parents en supervisant les soins qu’ils donnent à leur enfant (Fegran et al., 2008). Durant cette période, la relation parent-infirmier évolue, passant de l’implication parentale à la participation parentale (Hutchfield, 1999). Les soignants incitent les parents à devenir autonomes et indépendants par rapport aux soins. Et, lorsqu’il y a eu une amélioration de l’état de santé du bébé, les parents ont le désir de jouer un rôle plus central et actif. Certains sont hyper attentifs aux nuances du discours des médecins, cherchant à entrevoir au détour d’un mot si rien ne leur est caché. Durant cette phase, les parents se sentent plus directement responsables du bien-être et de la santé de leur enfant (Borghini et Müller-Nix, 2008). Enfin, au cours de la phase finale, qui précède la sortie, les parents sont les caregivers principaux du bébé et les soignants vont les soutenir afin de renforcer l’alliance thérapeutique (Hutchfield, 1999). Bien que les parents soient souvent stressés et effrayés, ils restent positifs lorsqu’ils coopèrent avec les soignants afin de planifier la sortie du bébé (Fegran et al., 2008).

La relation avec le personnel soignant a un impact positif sur les habiletés adaptatives des parents (Borghini et Müller-Nix, 2008 ; Tombeur et al., 2007). L’équipe soignante joue un rôle dans la création d’un environnement social positif pour les bébés mais aussi dans l’engagement parental (Borghini et Müller-Nix, 2008 ; Fraser et al., 2007). En conséquence, l’équipe soignante représente une source de soutien social très importante durant la période d’hospitalisation (Blanch D’Souza et al., 2009), perçue comme protectrice (Lasiuk et al., 2013). Les relations négatives augmentent le stress des parents tandis que les relations positives intensifient leur adaptation.

Ainsi, en participant à la prise en charge du nouveau- né, aussi bien que par la transmission d’informations, l’équipe soignante va aider les parents dans leur rôle parental et contribuer à diminuer leur stress. Les pères, plus spécifiquement, évaluent les informations fournies comme très importantes ; celles-ci ont un impact sur leur bien-être, mais aussi sur leur impression de contrôler la situation (Ignell-Modé et al., 2014). Des informations claires, compréhensibles et transparentes concernant le service de néonatologie, le personnel, l’équipement qui entoure le bébé sont qualifiées de capitales et facilitent l’implication paternelle. En revanche, des études rapportent qu’une surabondance d’informations pourrait être tout aussi nuisible qu’un manque d’informations, en provoquant chez les parents des sentiments d’anxiété, de panique et de confusion (Svensson et al., 2006 ; Wilkins, 2006).

La plupart des travaux, dans un contexte de prématurité, portent sur la mère, son vécu, sa relation au nouveau-né. Dans un service de néonatologie, le père se retrouve dans une place souvent imprévue en raison de sa présence souhaitée voire requise dès les premiers instants (Carel, 1977 ; Müller-Nix et al., 2009). Il semble, dès lors, important de mieux analyser son rôle dans un tel contexte.

L’objectif de cette étude est d’explorer l’expérience paternelle dans le cadre de la naissance prématurée.

En articulant l’expérience paternelle (Zaouche Gaudron et al., 2003, 2005), selon la définition mentionnée précédemment, avec la transition à la paternité dans le contexte de la prématurité, nous mettrons en perspective les éléments suivants : le facteur « paternel » à savoir la relation père-enfant et la présence du père auprès du bébé qui apparaissant comme des prédicteurs de l’évolution de la relation père et nouveau-né (Blomqvist et al., 2012 ; Helth et Jarden, 2013). Les sentiments ressentis en tant que père constituent le facteur « personnel » selon lequel le père décrit ses propres représentations en tant que parent. Le déroulement de la grossesse et de l’accouchement, la prise en compte du vécu de la conjointe et l’empathie que le père est capable d’éprouver renvoient au facteur « conjugal ». Enfin, la dimension « vie actuelle et projets à venir » comprend les éléments relatifs au vécu présent du père, de sa famille et aux projets futurs. La manière dont les différents groupes de prématurité vont influencer l’expérience paternelle sera également examinée. Nous analyserons, aussi, la dimension « sociale » au travers de la relation avec l’équipe soignante dans la mesure où, la satisfaction des pères envers le personnel semble être un facteur essentiel de leur communication effective (Lundqvist et al., 2007). Elle renvoie aux compétences, à l’écoute, à la disponibilité et à la sollicitation du personnel afin que le père puisse s’investir dans les soins prodigués aux nouveau-nés (Arockiasamy et al., 2008 ; Ignell-Modé et al., 2014 ; Lindberg et al., 2008 ; Lundqvist et al., 2007).

Méthodologie

Population

L’échantillon se compose de 48 pères de nouveau-nés prématurés, d’un âge moyen de 33.5 ans (σ =5.126). La rencontre a été effectuée par l’investigateur principal au sein du service de néonatologie du Centre Hospitalier Universitaire (CHU) Purpan à Toulouse durant une année. Les nouveau-nés souffrant d’une malformation, d’une anomalie chromosomique ou d’une fœtopathie ainsi que les bébés en soins palliatifs ont été exclu de notre échantillon.

Sans que ce soit contrôlé, les nouveau-nés font partie des groupes de prématurité les plus sévères : 25 nouveau-nés sont des extrêmes prématurés (26-28 semaines) et 20 des grands prématurés (29-32 semaines). Seuls trois bébés sont nés après la 33e semaine de gestation. Dans notre échantillon, un quart des naissances de bébés prématurés sont issues des naissances gémellaires.

Dans le tableau 1, nous présentons le récapitulatif des caractéristiques sociodémographiques des 48 pères de notre échantillon. La moitié d’entre eux a obtenu un diplôme équivalent ou supérieur à BAC+3, et approximativement la moitié occupe un poste de cadre ou exerce une profession intellectuelle supérieure.

Tableau 1. Récapitulatif des données démographiques[1]

Tableau 1. Récapitulatif des données démographiques1

-> See the list of tables

Recueil des données

La population des pères de bébés prématurés est accessible dans le service de néonatologie au CHU Purpan. En amont, nous avons sollicité l’accord du chef de service pour que nous puissions les contacter. Nous avons exposé notre sujet de recherche aux deux parents. Tous les pères contactés se sont portés volontaires pour participer, de même que leurs conjointes.

Nous avons utilisé un entretien semi-directif destiné aux parents d’enfants à risque élevé basé sur le Clinical Interview for Parents of High-Risk Infants (Meyer et al., 1993). Il s’agit d’un outil qui explore la relation des parents avec l’équipe soignante et avec la famille ainsi que le support social fourni par ces deux milieux de vie. Cet entretien propose les axes suivants :

Premières réactions avec le bébé et sentiments en tant que parent : cette piste recouvre les sentiments paternels lors de la première rencontre avec son enfant.

L’état actuel du nourrisson : au-delà du recueil d’informations médicales (problèmes respiratoires éventuels, difficultés d’allaitement etc.) est introduite la dimension émotionnelle.

La grossesse de la conjointe : cet axe explore la sensibilité paternelle, à savoir la place que le père occupe durant la grossesse et son implication en post-natal précoce.

L’accouchement : cette question fait référence à la présence du père au cours de l’accouchement et cherche à savoir s’il était le premier à voir l’enfant.

Projections dans l’avenir : cet axe vise à saisir comment le père se projette dans le futur.

Réactions envers le personnel et l’entourage du service de néonatologie : cet axe recouvre les relations et les réactions envers l’équipe soignante aussi bien que celles face à l’équipement de l’unité de néonatologie.

La durée des entretiens a varié : de 20 minutes à 1h30, avec une durée moyenne de 30 minutes. Les analyses ont été réalisées avec le logiciel Nvivo 10. Cet outil s’appuie sur une logique réflexive qui assiste la création des catégories d’analyse sans déléguer la moindre tâche à la machine. Les logiciels réflexifs semblent adaptés à l’application d’une grille d’analyse préétablie et ils permettent simultanément l’attribution des catégories tout au long du processus (LeJeune, 2010). Nous avons utilisé la méthode inter-juge à partir de deux entretiens pour lesquels le calcul du coefficient de kappa de Cohen a permis de noter un accord fort : sur le premier entretien κ =0.68 et sur le second, κ =0.81. De ce fait, tous les entretiens ont pu être été codés de la même manière. Afin d’illustrer les résultats, nous utiliserons des verbatim extraits des entretiens réalisés.

Résultats

L’expérience paternelle

La relation avec le nouveau-né prématuré

Pour les pères de notre échantillon, la construction du premier lien s’avère difficile à commenter. Parmi eux, cinq évoquent l’accordage du regard qui constitue un signe d’évolution favorable du bébé. De façon générale, le lien en construction est décrit de façon abstraite. Pour autant, la manière dont les pères parlent de leur bébé est également un indicateur de ce lien. Dans notre échantillon, 36 pères tiennent un discours assez médicalisé, empreint d’une distance affective et émotionnelle, en insistant sur les problèmes digestifs et respiratoires, ainsi que sur la présence ou non d’éventuelles séquelles. Seuls sept pères sur 48 utilisent un discours teinté émotionnellement en décrivant leur enfant de façon plus personnelle comme étant « fort », ou « qui fait sa propre bataille », soit des adjectifs ou des phrases qui caractérisent les bébés.

Par rapport à la prématurité du nouveau-né, pour 40 pères le discours reste positif et ils parviennent à envisager une bonne évolution de leur enfant : « ça va, oui ça va mieux » (père 23). Pour autant, les pères de nouveau-nés extrêmes prématurés (26-28 semaines de gestation) et ceux de nouveau-nés de moindre prématurité (<33e semaines de gestation) s’avèrent plus préoccupés par la construction de la relation avec leur enfant que ceux des nouveau-nés grands prématurés (29-31 semaines de gestation).

Le contact du « peau-à-peau » est évoqué par la quasi-totalité des interviewés (47/48). Bien qu’un peu stressant au début, les pères semblent apprécier ces moments d’intimité privilégiés et exclusifs qu’ils ont avec le nouveau-né. « Oui, je fais du peau-à-peau. Au début, j’étais stressé, il ne faut pas le cacher… et un peu hésitant avec tous ces fils autour de mon bébé, le CPAP[2] etc. donc au début, j’étais stressé mais, là, on a enlevé le CPAP, ça reste encore des fils mais pas autant » (père 46). « Non, je ne fais pas de peau à peau. J’ai peur de lui faire mal, il est tout petit ! Et fragile… j’attends qu’il grandisse un petit peu encore pour que je le prenne et m’en occuper bien sûr » (père 42). En outre, lorsqu’on leur demande de décrire leur première rencontre avec leur nouveau-né, 22 pères relatent être venus seuls voir leur bébé dans le service malgré le stress engendré, tandis que16 pères disent être venus voir leur enfant accompagnés de leurs conjointes, soit parce qu’ils ne supportaient pas de venir seul, soit parce qu’ils ne souhaitaient pas laisser leur compagne seule. Deux pères sont venus accompagnés d’autres membres de la famille, et cinq pères avaient déjà vu le nouveau-né lors de l’accouchement.

Pour 36 pères de notre échantillon, des préoccupations en termes de reprise de leur activité professionnelle sont présentes. Ces préoccupations étaient notamment de nature organisationnelle, à savoir la façon dont ils allaient aménager leur emploi du temps afin d’être le plus présents possible auprès de leur enfant et leur conjointe. Parmi eux, 16 ont repris leur activité à temps partiel, et 20 préservent leurs congés de paternité pour la sortie du service afin de pouvoir aider leur conjointe au moment du retour au domicile. La sortie de l’hôpital semble être bien préoccupante : « Ça me tarde de rentrer à la maison et avoir la vraie vie de famille » (père 34). Par ailleurs, les pères ont l’impression que seule la date de sortie permettra de concrétiser la famille en tant que telle : « On n’a pas encore passé un moment tous les cinq comme une famille. Ça va arriver mais on se projetait même pas, on ne se projetait pas dans le futur. Là maintenant oui, on peut se projeter, on peut anticiper… » (père 44). « Je peux pas encore me sentir bien dans mon rôle de père. Je me rends compte que tout ce qui est paternité se met en place mais en restant dans l’hôpital, je ne le ressens pas 100 %... » (père 21). Quand les pères évoquent l’avenir proche, ils pensent à leurs congés afin d’être plus proches de leur famille, seulement cinq d’entre eux élaborent sur le développement de l’enfant à long terme et expriment leur angoisse et l’incertitude quant à l’avenir du bébé.

Le devenir père : les sentiments en tant que père, le vécu de la grossesse, l’accouchement et la relation conjugale

Dans notre échantillon, 17 pères ont exprimé des sentiments. Ils évoquent tout autant un sentiment de bonheur que de la peur quant au devenir de leur enfant. Parmi les 48 interviewés, 26 étaient plus focalisés sur l’aspect stressant et anxiogène de la situation et ont insisté sur l’aspect « traumatisant » de la situation : « C’est particulier, la naissance prématurée… On ne ressent pas l’euphorie comme à la naissance à terme. Quand C. était née, j’ai envoyé des sms pour dire qu’elle est née mais au bout d’un moment, j’ai arrêté parce que je ne savais pas si c’était une bonne nouvelle ou une mauvaise nouvelle. Là, ça va mieux parce qu’on voit qu’elle va bien. » (père 44).

Des sentiments de manque et de douleur liés à la séparation sont aussi évoqués. « Pour moi, le plus dur n’était pas les machines ou les écrans, on s’y habitue. Pour moi, le plus dur était de passer dans la chambre (comment s’appelle ?), la chambre post-natale sans mes bébés. » (père 41). Dans les mots d’un autre père : « Oui, oui, le plus dur je vous dis était de ne pas avoir les bébés quand ils sont nés. On se sent séparés, déchirés. » (père 43).

Quant à la grossesse, les pères restent assez descriptifs. Trente pères décrivent la grossesse comme s’étant bien déroulée, « nickel, très bien passée, super », toutefois, l’accouchement a tout de même été vécu pour ces pères comme un véritable choc. Pour autant, parmi ces 30 pères, au cours de l’entretien, 21 décrivent la grossesse comme étant très compliquée et difficile. Vingt-cinq pères sur 48 évoquent leur expérience lors de l’hospitalisation de leur conjointe dans le service de grossesses pathologiques. Les raisons des complications, durant la grossesse sont variées, à titre d’exemple des vomissements, une irritabilité de la conjointe, l’alitement de cette dernière pour cause de problèmes de santé tels que le diabète, etc. Parmi les interviewés, seuls quatre élaborent peu sur la grossesse, mais énumèrent les problèmes éventuels, à titre d’exemple : « il y avait des risques accrus à cause de la grossesse gémellaire » (père 1). Enfin, parmi cinq pères de jumeaux, trois évoquent le syndrome transfusion-transfusé, raison du déclenchement de l’accouchement.

Nous n’avons pas pris en compte la présence ou l’absence du père lors de l’accouchement car les conditions ne l’ont pas toujours permis. Dans notre échantillon, 37 pères expriment le fait de ne pas avoir eu le temps de s’y préparer, l’accouchement s’étant déroulé en toute urgence. Uniquement trois pères s’attendaient à la survenue d’un accouchement prématuré, en raison d’une grossesse gémellaire et d’un retard de croissance in utéro. Quoi qu’il en soit, 30 pères ont décrit l’accouchement comme « rapide, traumatisant, stressant ».

Tous les pères déclarent que le vécu de leur conjointe a été plus douloureux que le leur. Les émotions prépondérantes évoquées sont l’anxiété, le stress, la culpabilité et l’angoisse mais également le sentiment qu’on les a séparées de leur bébé, évoquant ainsi une véritable déchirure. Nous retrouvons ces émotions dans le propos de 41 pères. Les autres livrent un discours plutôt descriptif. Trois pères soutiennent qu’ils n’ont pas eu l’impression d’avoir eu un bébé, en raison d’un accouchement rapide et par césarienne avant terme. Enfin, certains se sentent partagés entre le bébé hospitalisé dans le service de néonatologie et leur conjointe souvent hospitalisée dans le service de maternité. « D’après ce que je ressens et d’après ce qu’elle me dit, c’est très, très dur pour elle. Si vous voulez, on a pas l’impression d’avoir un enfant. On rentre chez nous, on dort bien la nuit, pas de pleurs, pas de cris. C. reste là, prise en charge, et nous on peut s’oxygéner et rentrer dans le service. » (père 44).

Enfin, 17 pères évoquent des sentiments de culpabilité très présents chez leurs conjointes. « Après, elle se culpabilise aussi parce qu’elle n’a pas pu mener à terme sa grossesse mais ça arrive… C’est la nature. Elle ne pouvait faire rien d’autre. Mais les mères sont comme ça… elles se culpabilisent et on ne peut pas l’empêcher… » (père 48). « Mon épouse l’a vécu de façon plus difficile… Beaucoup de culpabilité... Qu’est-ce qu’on aurait pu faire autrement… ? Où est-ce que c’est notre faute… ? Il doit y en avoir une quelque part… C’est dur pour elle de voir d’autres femmes enceintes parce qu’elle en était aussi et elle n’est pas arrivée à terme… » (père 6). « Ma femme a vécu cette expérience plus mal. Il n’est pas facile pour moi non plus, mas ma femme se culpabilise beaucoup… Elle ne comprend pas pourquoi ça a été (la prématurité) arrivé… » (père 7).

Premières réactions et relation avec le personnel soignant du service de néonatologie

Tous les pères disent être satisfaits de l’équipe soignante. Plus précisément, 10 pères évoquent la disponibilité de la part du personnel, 12 décrivent le personnel comme étant à l’écoute et 33 parlent également de leurs compétences indiscutables pour et sur les soins des nouveau-nés prématurés. Le soutien informationnel clair, compréhensible et transparent, fourni par l’équipe est qualifié de très important par les pères. Seuls deux ont eu le sentiment de ne pas être bien renseignés sur la condition de leur enfant. De plus, tous les pères se sentent sollicités de façon bienveillante par le personnel, intégrés dans les soins et incités à y participer. « Le personnel très compétent, trop dans l’écoute, gentil, rien à dire. » (père 34). « Le personnel ici, c’est génial, chouette parce qu’on nous donne notre place pour qu’on assume notre rôle en tant que parent. Nous venons quand on veut et nous participons quasiment à tous les soins. » (père 22).

Un des inconvénients répétés dans les récits des pères réfère au manque d’une personne attitrée pour s’occuper de leur enfant. Mise en place pour des raisons de logistique et d’organisation, la rotation du personnel déstabilise d’autant plus les pères qu’ils vivent une période instable dans leur vie. Dans notre échantillon, neuf pères ont exprimé de façon explicite leur souhait d’avoir une ou deux personnes de référence pour leurs bébés afin de les rassurer davantage. « Le personnel bien sûr est très compétent, agréable mais ça tourne beaucoup. Je comprends d’un côté qu’il faut qu’ils fassent le tour et de ne pas trop s’attacher aux bébés. Mais quand même c’est fatigant tous les trois jours d’avoir une nouvelle personne qui arrive… » (père 19).

Discussion

Les recherches internationales mettent en évidence que la naissance prématurée constitue un traumatisme pour le père et l’enfant (Halpern et al., 2001 ; Pierrehumbert et al., 2003) mais relèvent aussi une sorte de défi pour son expérience paternelle (Lindberg et al., 2007), ce que nous constatons également à travers nos analyses.

La relation avec le nouveau-né prématuré

Dans notre échantillon, le premier lien s’établit par la pratique du peau à peau (Anzieu, 1985) ainsi que par l’accordage du regard (Lundqvist et al., 2007 ; Feeley et al., 2013 ; Fegran et al., 2008 ; Lee et al., 2013 ; Stern, 1985). Bien que les pères soient au début hésitants ou stressés, ils entrent en relation avec leur bébé par ces échanges corporels particuliers. Nos résultats qui ont mis en évidence la facilité avec laquelle les pères de notre étude ont accepté la pratique peau-à-peau s’accordent avec ceux de Blomqvist et al. (2012). De même, Helth et Jarden (2013) ont souligné le renforcement du sentiment de compétence paternelle par le biais de ce contact, les pères acquérant alors des connaissances et des compétences sur la manipulation du bébé de façon à mieux communiquer avec lui. Dans notre étude, les pères sont impliqués avec leurs bébés en pratiquant le peau-à-peau et en participant aux soins, et cet engagement va réduire les sentiments de peur de faire mal au bébé à cause de sa fragilité physique (Gooding et al., 2011). Quant à la présence immédiate auprès de leur bébé, les pères de notre échantillon étaient divisés : quasiment la moitié d’entre eux étaient directement présents auprès du bébé dans le service de réanimation ou le service de néonatologie, mais si la situation l’exigeait, ils restaient auprès de leur conjointe. Ce choix opéré dans notre échantillon a peut-être été fait de façon inconsciente, les pères n’ayant pas eu le temps nécessaire pour y réfléchir (Lasiuk et al., 2013).

Nous constatons la difficulté qu’éprouvent les pères pour attribuer à leur nouveau-né prématuré les caractéristiques propres à une personne. Peu d’entre eux ont, en effet, pu les qualifier et les présenter comme acteurs de leur vie. Ce résultat coïncide avec celui de Druon (2012) pour lequel les pères restent davantage « accrochés » au jargon médical et se rapproche moins de la recherche lausannoise dans laquelle était mise en évidence l’attribution des caractéristiques idéalisées par les parents pour leurs bébés prématurés (Borghini et Müller-Nix, 2008). Pour autant, cette difficulté n’empêche pas les pères d’établir une relation avec leur enfant.

Les pères de notre échantillon se projettent dans le futur surtout en termes organisationnels. Dans la majorité des cas, ils travaillent toujours ou ont repris leur activité salarié à temps partiel. La focalisation opérée sur la gestion du temps laisse supposer une culpabilité liée au fait d’aller travailler et de se séparer ainsi de leur bébé et conjointe. Pohlman (2009) relève aussi cette place prédominante de l’activité professionnelle chez les pères de bébés prématurés, mais la conçoit en raison de leur position de pourvoyeur de revenus, et de la même manière, nous ne pouvons éliminer cette hypothèse.

Les sentiments en tant que père de nouveau-né prématuré

La trajectoire du devenir père est un processus personnel prenant en compte divers facteurs (Houzel, 1999, 2002, 2003 ; Le Camus, 2000 ; Zaouche Gaudron et Le Camus, 1993), d’autant plus lorsqu’on devient père d’un bébé prématuré. L’expérience du devenir père d’un bébé prématuré renvoie, en effet, à un bouleversement encore plus intense (Ben Soussan, 1996 ; Borghini et al., 2006). Le niveau discursif n’est pas très élaboré et les pères s’appuient sur des signes directement observables afin de décrire la grossesse de leur conjointe. Tout comme les pères « tout venant », les hommes de notre échantillon apparaissent davantage comme des observateurs de la grossesse, ne pouvant la vivre dans leur propre corps. Néanmoins, les représentations par rapport à la grossesse et au bébé se mettent en place chez les pères lors du troisième trimestre de la grossesse (Pryor et al., 2014 ; Vreeswijk et al., 2014). Or, étant donné la situation de prématurité, la grossesse a été interrompue peu après la 26e semaine, laissant peu de place à leur imaginaire et à leurs représentations (Vreeswijk et al., 2014), raison pour laquelle les propos n’ont pu être plus élaborés. Ainsi, le père se trouve encore plus tôt dans une situation inattendue et un rôle imprévu.

En ce qui concerne l’accouchement, il s’est déroulé dans l’urgence et bien souvent dans un climat d’anxiété voire de trauma (Borghini et al., 2006). Les pères relatent le manque de préparation pour faire face à cet événement rapide et de survenue intempestive, tout comme dans les études de Blomqvist et al. (2012) et Fegran et al. (2008).

Les sentiments d’ambivalence et d’incertitude mis en avant par les pères de notre échantillon se retrouvent également dans la majorité des recherches internationales (Borghini et Müller-Nix, 2008 ; Hollywood et Hollywood, 2011 ; Jackson et al., 2003 ; Lundqvist et al., 2007). Ces sentiments se déclinent d’un côté par un stress permanent, de l’anxiété, de la peur et de la culpabilité, et de l’autre, par le plaisir d’avoir eu un enfant. En dépit de ce bonheur immédiat, les pères évoquent bien le stress relatif à la relation avec leur bébé, à son apparence fragile et aux questionnements que soulève sa naissance prématurée, notamment en termes de développement.

Dans cette situation bien singulière, le père vient prématurément assumer son rôle et trouver une place de manière fort différente que lors d’une naissance à terme. Il se perçoit non seulement comme la personne qui va soutenir, rassurer la conjointe, mais aussi comme un partenaire de la mère, comme proposé par Herzog et al. (2003). Nous proposons de situer le père d’un nouveau-né prématuré comme un « passeur de vie » (Zaouche Gaudron et al., 2014), à savoir un « pont » entre la mère, l’entourage et le nouveau-né, mais également « un pont de vie » pour le nouveau-né.

Tous les pères de notre échantillon estiment que le vécu de leur conjointe était plus douloureux que le leur en raison de leur expérience singulière vécue au niveau corporel et intime (Lundqvist et al., 2007). La majorité des pères évoque également la culpabilité et la douleur en raison du sentiment de déchirure que les mères ont ressenti lors de la séparation avec le nouveau- né (Borghini et Müller-Nix, 2008).

La relation avec l’équipe soignante

La relation avec l’équipe soignante est évaluée comme « satisfaisante » par la majorité des pères. La satisfaction renvoie non seulement, à la prise en charge de leur bébé, aux informations fournies, à la disponibilité et à l’écoute de la part du personnel mais également à la sollicitation des pères par l’équipe pour les inviter à assumer leur rôle. Nos résultats sont en accord avec de nombreuses recherches internationales (Arockiasamy et al., 2008 ; Borghini et Müller-Nix, 2008 ; Lindberg et al., 2007 ; O’Brien et Warren, 2014 ; Tombeur et al., 2007) s’intéressant aux naissances prématurées, où le rôle de l’équipe médicale est prépondérant. Ainsi, la relation et la communication qui s’instaurent avec l’équipe soignante rassurent les pères. O’Brien et Warren (2014) démontrent que 86 % des pères, vivant la situation de prématurité, évaluent l’équipe soignante comme une source de soutien très important. Arockiasamy et al. (2008) soulignent que les pères recherchent la communication avec l’équipe médicale afin d’avoir un sentiment de contrôle de la situation. Dans la recherche suédoise de Lundqvist et al. (2007), les pères se sentent sollicités par le personnel, bien intégrés dans les soins et incités à s’occuper du bébé, notamment par la technique du peau-à-peau (Blomqvist et al., 2012). De même, dans l’étude de Lindberg et al. (2008) les pères attendaient d’être sollicités par l’équipe soignante.

Les pères décrivent le personnel comme empathique, attentif et disponible. L’empathie, le respect et l’engagement de la part de l’équipe soignante sont également relevés dans d’autres études (Jackson et al., 2006). Nous émettons l’hypothèse, sans pouvoir la confirmer, que les pères qui sont en lien étroit avec le personnel seront plus motivés pour participer aux soins du bébé et s’impliqueront davantage avec le bébé.

Dans notre recherche, les pères sont satisfaits de l’équipe soignante du CHU de Toulouse ce qui corrobore la politique de soins menée par le service de néonatologie de ce CHU, à savoir donner de la place aux pères, aux parents, privilégier la pratique du peau-à-peau et se rendre disponibles pour et auprès des parents.

Conclusion

La prématurité constitue un événement bien particulier dans la vie de la famille qui touche aussi bien les pères, les mères, les bébés, la famille élargie et l’entourage social. La dynamique qu’elle induit peut ainsi entraver la place et le rôle des pères dans ce contexte potentiellement anxiogène voire traumatisant. Les pères deviennent en quelque sorte des pères « prématurés » devant assumer leur rôle de façon brutale (Zaouche et al., 2014).

Les principaux résultats de notre étude indiquent que la majorité des pères sont impliqués dans les soins prodigués à leur bébé prématuré et qu’ils essayent de construire rapidement un lien avec lui, même si l’expérience du devenir père demeure stressante et éprouvante. Présents auprès de leur conjointe, tout en s’occupant de leur bébé, ils trouvent auprès de l’équipe soignante une source majeure de soutien et un étayage essentiel de cette paternité prématurée.

Pour autant, nous avons réalisé une étude transversale, à savoir une étude portant sur des pères interrogés à un moment donné. De ce fait, elle n’aborde pas le caractère évolutif du développement de l’individu et ne permet pas de tester la stabilité des résultats dans le temps. Nous n’avons rencontré que les pères qui étaient présents de manière très régulière dans le service et pas ceux qui ne venaient que très ponctuellement (à cause de la distance géographique, leur travail ou l’existence d’une fratrie à gérer et dont il faut s’occuper). Une limite importante de cette étude est que les entretiens étaient menés par une femme comme investigatrice principale. Selon Arockiasamy et al. (2008) et Feeley et al. (2013), les pères apprécient de parler avec le personnel soignant masculin par rapport à l’état de santé du bébé. Ainsi, nous supposons qu’éventuellement, nous aurons pu obtenir d’autres types d’informations si l’interviewer avait été un homme. Pour autant, nous considérons que le sexe de l’intervieweur n’a que peu influencé le recueil des données (réalisé par une seule investigatrice), puis que les pères disent être habitués à la présence féminine dans un service de néonatologie.

De plus, les pères percevaient l’investigatrice principale comme faisant partie du personnel soignant, ce qui pourrait introduire un biais dans leurs réponses, notamment par rapport à la satisfaction évoquée de la relation à l’équipe (malgré la présentation claire de notre étude et de notre position de chercheure).

En termes de pratiques professionnelles, notre étude confirme la nécessité de porter une attention particulière au vécu paternel en initiant des programmes d’intervention qui viseraient, entre autres, à améliorer l’implication paternelle affective dans la prise en charge du bébé au niveau des soins à prodiguer. Ces interventions vont à la fois soutenir le sentiment de leur compétence en tant que parent et favoriser l’établissement de la relation précoce père-bébé malgré une situation initiale potentiellement traumatisante. À titre d’exemple, des groupes d’échanges ou groupes de paroles durant l’hospitalisation du nouveau-né pourraient être des pistes précieuses pour diminuer le stress paternel et aider à la construction des premiers liens. Un suivi régulier pourrait aussi être proposé après la sortie. L’objectif poursuivi s’inscrit dans une visée préventive afin de faciliter et de consolider les liens et de limiter les effets délétères de la situation traumatisante que représente une naissance prématurée. Le programme de Newnham Mother-Infant Transaction Program trouverait avantage à être entrepris non seulement auprès des mères mais aussi auprès des pères, si on les considère vraiment comme les premiers partenaires des bébés. Si les résultats indiquent bien que des liens se tissent entre les pères et leur nouveau-né, il n’en demeure pas moins que le vécu traumatique peut entraver leur mise en route. In fine, des interventions à visée préventive[3] s’avèrent nécessaires pour améliorer la parentalité et les liens d’attachement à construire avec l’enfant mais aussi, et surtout, pour améliorer le bien-être physique et psychique du nouveau-né et son développement.