Abstracts
Résumé
Malgré un nombre important d’études relatives à la thématique Parentalité alcool et drogue, le rôle du partenaire/père des mères consommatrices a été négligé. Le matériel présenté dans cet article est tiré d’une étude qualitative québécoise menée auprès de 20 pères et de 20 parturientes consommatrices abusives de SPA rencontrés à deux moments. Le but est de présenter le profil sociodémographique des parents, la consommation des mères dans les mois précédant la naissance de l’enfant, la consommation passée et actuelle des pères ainsi que certains éléments-clés de l’expérience parentale et conjugale des pères en contexte de consommation maternelle et de la trajectoire de consommation parentale.
Mots clés:
- parentalité,
- alcool,
- drogue,
- partenaires,
- consommation maternelle
Abstract
Despite a significant number of studies dealing with the theme of Parenthood, alcohol and drugs, the role of the paternal partner of consumer mothers has been neglected. The material presented in this article is taken from a Quebec qualitative study involving twenty fathers and twenty parturients with psychoactive substance abuse problems, and covers meetings with them at two different times. Our objective is to provide a sociodemographic profile of the parents, of maternal consumption in the pre-natal months, of previous and current paternal consumption levels, together with a number of key elements associated with the parental and conjugal experience of the fathers, both in the context of maternal consumption and of the parental consumer pattern.
Article body
1. Introduction
La consommation de substances psychoactives (SPA) est reconnue comme un sérieux problème social et de santé publique (Twomey, 2007). Au Canada et au Québec, la prévalence de l’exposition prénatale à la consommation abusive de substances psychoactives (SPA) reste à établir. Néanmoins, elle est assez significative pour que les femmes enceintes consommatrices fassent partie des sous-groupes prioritaires de la Politique de périnatalité 2008-2018 et du Plan d’action interministériel en toxicomanie : unis dans l’action 2006-2011 en raison des méfaits potentiels de la consommation sur le développement du foetus ou de l’enfant.
Un bon nombre de recherches nord-américaines indiquent que les enfants exposés in utero aux SPA sont plus à risque de recevoir des soins parentaux de moins bonne qualité (Hans, 2002; Street, Harrington, Chiang, Cairns et Ellis, 2004). Par ailleurs, malgré un nombre important d’études relatives à la thématique Parentalité alcool et drogue le rôle du partenaire/père[1] des mères consommatrices a été négligé. De surcroît, dans l’évaluation psychosociale du contexte d’une nouvelle maternité chez les consommatrices abusives de SPA les intervenants sociaux des milieux hospitaliers ou des centres de la Protection de l’enfance portent peu d’attention aux pères d’enfants exposés à l’alcool et aux drogues (Brown, Callahan, Strega et al., 2009). L’inclusion d’un parent seulement ne permet pas d’évaluer rigoureusement ce contexte, sachant que la consommation parentale a une large incidence sur la sécurité et le bien-être des bébés à naître ou qui sont nés (Morissette, Chouinard-Thompson, Devault et Rondeau, 2009). Dans une perspective de prévention et de soutien des deux parents dans leur engagement auprès des nouveau-nés, il importe de connaître l’apport du père biologique ou social dans la transition à la maternité des mères consommatrices. Bon nombre de partenaires pourraient se révéler une ressource même si certains pourraient présenter un risque pour l’enfant et la consommation de la mère ou de la future mère.
Contrairement aux premières études effectuées auprès des mères consommatrices recrutées dans les services en toxicomanie, les recherches qui ont élargi leur investigation aux mères consommatrices de la population en général ont permis de voir que les pères sont plus présents dans la vie des mères qu’on ne l’avait d’abord cru (Kearney, Murphy, Rosenbaum, 1994; Murphy et Rosenbaum, 1999; Taylor, 1993; Morissette, De Konink, Guyon et Lessard, 2003). Deux constats spécifiques émergent des recherches portant sur ces pères et sur les pères consommateurs en traitement : 1) le partenaire est un élément d’influence dans la dynamique de consommation des femmes et des mères à la période périnatale (Morissette, Chouinard-Thompson, Devault et Rondeau, 2009; Klee, Jackson et Lewis, 2002; Twomey, 2007); 2) il y a peu de connaissances sur le rôle des pères ayant de jeunes enfants en contexte de consommation abusive de drogues (McMahon, Winkel, Suchman et Rounsaville, 2007a, 2007b). Généralement, quand on aborde la consommation chez les pères, les travaux disponibles touchent l’alcoolisme et ses effets chez les enfants d’âge scolaire et les adolescents (Das Eiden et Léonard, 2000; El-Sheikh et Flanagan, 2001; El-Sheikh et Buckhalt, 2003). De toute évidence, beaucoup reste à faire pour en arriver à mieux connaître ces pères, et plus précisément à la période anté et postnatale. Dans cette veine, le matériel empirique présenté dans cet article est tiré d’une étude qualitative québécoise[2] menée auprès de pères et de parturientes consommatrices abusives de SPA. Cette étude voulait documenter l’expérience et l’engagement des pères auprès de leur enfant, leur rôle dans la famille et les facteurs qui renforcent ou inhibent leurs efforts à soutenir la mère au regard de sa consommation et de sa transition vers la parentalité.
Le contenu de cet article porte plus spécifiquement sur le profil sociodémographique des parents, sur la consommation des mères dans les mois précédant la naissance de l’enfant et sur la consommation passée et actuelle des pères ainsi que sur certains éléments-clés de l’expérience parentale et conjugale de ceux-ci en contexte de consommation maternelle et de la trajectoire de consommation parentale. Le texte est structuré selon trois moments du processus de paternité : 1) le début de la relation conjugale; 2) la grossesse; 3) la naissance et les mois suivant l’arrivée de l’enfant.
2. Survol de la littérature
Ce survol de la littérature issue d’une recension des écrits plus complète[3] s’est articulé autour de travaux faisant ressortir deux formes d’expérience des hommes en contexte de consommation abusive : celle de partenaire de la mère et celle de père.
2.1. Expérience en tant que partenaire de la mère
Cette recension des écrits a révélé certains éléments d’influence des partenaires sur la consommation des femmes et des mères et leur rôle dans les changements que ces dernières peuvent apporter à leur consommation durant la grossesse et dans les mois suivants la naissance d’un enfant. Ainsi, des auteurs notent que bon nombre de partenaires de mères consommatrices abusives de SPA sont eux-mêmes des consommateurs abusifs d’alcool ou de drogues (Stewart, Gossop et Trakada, 2007; Twomey, 2007; Frank, Brown, Johnson, Cabral, 2002). D’autres confirment que les femmes sont souvent initiées aux drogues par leur partenaire (Hohman, Oliver et Wright, 2004) et que des partenaires des femmes enceintes ont tendance à leur donner de l’argent pour acheter leur drogue ou à contrôler leur utilisation des substances et leur accès aux services en toxicomanie (Tuten et Jones, 2003; Astley, Bailey, Talbot, Clarren, 2000). D’autres encore concluent que les mères qui ont l’appui de leur partenaire ont davantage tendance à rester en traitement que celles qui ne l’ont pas (Knight, Hood, Logan et Chatham, 1999; Riehman, Hser, et Zeller, 2000; Tuten et Jones, 2003). L’étude de Klee et ses collègues (2002) effectuée auprès de femmes enceintes consommatrices d’opiacés qui suivent un programme de maintien à la méthadone révèle, quant à elle, que la présence d’un partenaire soutenant capable de joindre ses efforts à ceux de la mère pour apporter des changements à sa consommation, tel que s’inscrire à un programme de méthadone avec leur conjointe, serait l’élément déterminant de la capacité de celle-ci à faire des changements significatifs vis-à-vis de sa consommation et à éviter les rechutes durant cette période. Discutant des facteurs qui exacerbent les situations familiales, Velleman et Templeton (2007) attirent l’attention sur trois d’entre eux : les deux parents sont consommateurs, la consommation se fait à la maison et le niveau de consommation de l’un ou des deux parents est sévère.
En ce qui a trait aux relations entre les partenaires, on en connait peu sur la présence de la violence durant la grossesse en contexte de consommation maternelle de SPA. Toutefois, plusieurs auteurs ont rapporté des relations abusives à la période anténatale (Frank, Brown, Johnson et Cabral, 2002; Philpott et Christie, 2008). De même, dans leur étude, Velez, Montoya, Janson et al. (2006) concluent que les consommatrices enceintes et leur(s) enfant(s) sont exposés à tous les types de violence. D’autres auteurs ont aussi précisé que les femmes enceintes victimes de violence avaient un niveau de consommation plus élevé que celles qui n’en étaient pas victimes (Martin, English, Clark, Cilenti et Kupper, 1996).
2.2. Expérience en tant que père
Quelques études récentes explorent l’expérience de la paternité par la voix des consommateurs en traitement ou celle des mères recevant des soins prénataux. Elles révèlent une image moins stéréotypée et négative que celles des premières études menées auprès de mères recrutées dans les services en toxicomanie qui avançaient : « il est mort d’overdose » ou « il ne connaît pas son enfant » ou encore « il refuse de le reconnaître ». Parmi les dimensions de contribution positive des pères, Frank et ses collaborateurs (2002) rapportent par la voix de mères participant à une étude longitudinale que les partenaires ayant une histoire d’abus de substances étaient plus engagés dans les soins de leur bébé de six mois que les partenaires non-consommateurs. Se centrant sur l’influence potentielle de l’alcoolisme sur la paternité, Das Eiden, Edward et Leonard (2002) trouvent qu’un nombre substantiel de pères alcooliques étaient capables de relations émotionnelles positives avec leur enfant d’âge préscolaire. Dans une étude-pilote effectuée auprès de 50 pères inscrits dans un programme de substitution à la méthadone, McMahon, Winkel, Suchman et Rounsaville (2007a) rapportent que la majorité (72 %) était des consommateurs actifs au moment de la naissance de leur plus jeune enfant et que les trois quarts de l’échantillon ont exprimé que la naissance de l’enfant n’a pas eu d’effet sur leur consommation de drogue. Ces auteurs ajoutent qu’une majorité (60 %) reconnaît aussi avoir été intoxiquée tout en prenant soin de leur enfant et être restée dans la famille entre un an et quatre ans après la naissance de cet enfant. Comparant cette fois 106 pères en traitement à la méthadone à 118 pères vivant dans la communauté et sans histoire d’abus, McMahon, Winkel et Roussaville (2007b) ont obtenu les résultats suivants : les consommateurs sont devenus pères plus jeunes que ceux du groupe de comparaison; ils ont eu, en plus grand nombre, des enfants avec plusieurs femmes avec qui la relation n’a pas duré, ils se sont conduits eux aussi au début comme des pères responsables, mais ils n’ont pu poursuivre leurs efforts dans le temps en raison de la sévérité et de la chronicité de leur consommation. Centrant leurs résultats autour du plus jeune enfant (moins de deux ans), les chercheurs n’ont pas trouvé de différences significatives entre les consommateurs et les non-consommateurs ni au regard de la planification de la grossesse par le couple ni en ce qui a trait à leur présence à l’hôpital quand cet enfant est né. Les pères consommateurs évaluaient, par contre, leur performance comme père de cet enfant plus négativement que les autres pères et rapportaient être moins satisfaits de leur relation avec cet enfant. En s’appuyant sur une étude qualitative par focus group composés de mères consommatrices recevant des services cliniques, Gearing et ses collaborateurs (2008) ont trouvé que les mères représentaient un élément d’influence de l’engagement des pères auprès de leur enfant et que peu d’entre eux (5/14) étaient quotidiennement et positivement engagés auprès de leur enfant. Les barrières à leur engagement étaient, selon les mères, la consommation de substances psychoactives, l’égoïsme, la peur des responsabilités et la croyance que le soin des enfants revient à la mère. Leurs résultats indiquent aussi que la relation des pères avec les enfants était changeante évaluée sur plusieurs années.
Au-delà de ces expériences et perceptions, il importe de mentionner que la majorité des futures mères qui abuse des drogues continue à le faire durant leur grossesse (Kukko et Halmesmäki, 1999) et que l’exposition aux drogues durant la grossesse est considérée comme un facteur pouvant entraîner des conséquences négatives pour la mère et le nouveau-né (Meredith, Jaffe, Ang-Lee et Saxon, 2005; Jasinski, 2004; Miles, Lanni, Jansson et Svikis, 2006; Kuczkowski, 2007; Huxley et Foulger, 2008). Il est aussi reconnu que l’usage de drogues durant la grossesse apparaît en présence de facteurs environnementaux et contextuels (c.-à-d.déficit nutritionnel, pauvreté, polyconsommation, manque de soins prénataux) qui peuvent également affecter la mère et le nouveau-né (Jones, Finkelhor et Halter, 2006). En conséquence, plusieurs nouveau-nés peuvent présenter des caractéristiques particulières (c.-à-d. être nés prématurément, présenter des symptômes néonatals ou des anomalies congénitales, se montrer particulièrement irritables ou difficiles à consoler, avoir un sommeil perturbé) et nécessiter des soins spéciaux. Même si les études portant sur l’exposition prénatale aux drogues et à l’alcool ont rarement considéré l’influence des caractéristiques du nouveau-né sur le comportement des parents (Hans, 2002), nous pouvons faire l’hypothèse qu’être père dans un contexte de consommation maternelle peut être, dans ces cas, plus difficile à exercer.
3. Méthodologie
3.1. Collecte des informations
Les informations ont d’abord été recueillies à partir d’un questionnaire permettant d’établir le profil sociodémographique des parents et quelques caractéristiques antérieures de l’expérience parentale des pères et de leur relation avec la mère (c.-à-d. durée de la relation avec la mère de l’enfant). Ensuite, les chercheurs se sont attardés à l’expérience de la paternité et aux perceptions des mères par le moyen d’entrevues semi-structurées individuelles et thématiques. Les récits des pères et des mères ont été recueillis de façon séparée, à deux moments, soit dans les trois semaines qui ont suivi l’accouchement et six mois plus tard afin de comprendre l’évolution des différentes dimensions étudiées. Les chercheurs ont donc privilégié un devis de triangulation en interviewant les mères et les pères de façon indépendante et au même moment ainsi qu’un devis longitudinal et rétrospectif comme nous pourrons le voir ci-après. Au total, 20 pères et 20 mères ont été rencontrés au temps 1 et 16 pères et 16 mères, au temps 2, ce qui totalise 72 entrevues d’une heure et demie à deux heures. Quatre-vingts pour cent des pères et des mères ont donc été rejoints au temps 2. Les parents non rejoints présentaient les caractéristiques suivantes : instabilité de résidence récente (sans domicile fixe durant la grossesse de la mère), couple à haut niveau de consommation formé au moment de l’annonce de la grossesse, problèmes conjugaux sérieux dès la naissance, autres enfants placés par les services de protection de l’enfance, arrêt récent de la consommation du père et de la mère qui n’avait que quelques mois d’abstinence de plus que ce dernier.
Pour le père, l’entrevue (temps 1) a porté sur sa préparation à la paternité et son expérience de l’annonce de la grossesse jusqu’à l’accouchement. La deuxième rencontre (temps 2) couvrait le récit de son expérience paternelle de l’accouchement à six mois. Pour ce qui est de la mère, la première rencontre était principalement centrée sur sa consommation au cours de la grossesse, sa transition vers la maternité, ses attentes vis-à-vis du futur père et le soutien qu’elle a reçu ou non de lui au regard de sa consommation. Lors de la deuxième rencontre, l’accent a été mis sur ses perceptions quant à la façon dont le père a joué son rôle au cours des six derniers mois et sur les formes de soutien qu’il lui a fournies relativement à son expérience de la maternité et à sa consommation.
3.2. Le recrutement
Les couples ont été recrutés sur une base volontaire de juin 2006 à décembre 2008 grâce à la collaboration des intervenants des départements de néonatalogie et d’obstétrique de différents centres hospitaliers du Québec : Hôpital Saint-Luc du CHUM, Montréal, Hôpital Sainte-Justine, Montréal, Hôpital général juif, Montréal, Centre hospitalier des Vallées de l’Outaouais, Gatineau, Centre hospitalier Charles LeMoyne, Montérégie, Centre hospitalier de Lanaudière, Joliette. Ce choix des milieux hospitaliers a permis une diversité des régions de recrutement : rurale, semi-rurale et urbaine. Le dépistage des mères s’est fait à partir de la procédure habituelle (c.-à-d. tests biochimiques, informations au dossier). Les intervenants ont informé les pères et les mères de la recherche après s’être assurés que les deux conjoints étaient disposés à y participer, fait signer les formulaires de consentement et fourni les coordonnées des parents à l’équipe de recherche. À la première rencontre, qui avait lieu au domicile des parents, l’équipe de recherche vérifiait le niveau de consommation des mères au cours des derniers 12 mois à l’aide des outils de dépistage DAST (drogues illicites) (Skinner, 1982) et AUDIT (alcool) (Saunders, Aasland, Babor, De La Fuente et Grant, 1993). L’échantillon est composé de parturientes consommatrices abusives de SPA et des hommes qu’elles ont désignés comme étant le père de leur enfant. Les parents étaient tous deux âgés de 18 ans et plus et francophones. Leur enfant ne devait pas être placé en famille d’accueil à la naissance, puisque nous voulions comprendre l’expérience parentale.
3.3. L’approche théorique
L’approche écologique (Brofenbrenner, 1986) nous a inspirés pour cette étude. Nous avons privilégié cette approche pour plusieurs raisons. Tout d’abord, elle permet d’appréhender la consommation dans un cadre social et sociétal et de la considérer comme un élément parmi d’autres. Ensuite, cette perspective éclaire la complexité des conduites et des émotions qui entrent en jeu dans cette double question de l’expérience parentale et de la consommation de substances licites ou illicites. Ainsi, différentes dimensions affectives, psychologiques, relationnelles, économiques, sociales et culturelles ont été explorées et des informations de quatre niveaux d’influence ont été recueillies : 1) la personne de la mère et du père; 2) le père en relation avec la mère et en relation avec son enfant et son contexte de vie; 3) la mère, le père et le réseau des services; 4) la mère et le père comme membres de la société. Dans cet article, nous abordons les deux premiers niveaux d’analyses.
Le premier niveau concerne les perceptions de la mère et celles de son partenaire : par exemple la perception qu’ils ont d’eux-mêmes comme parents, celle qu’ils ont de leur bébé et celle qu’ils ont de l’expérience de la grossesse. On s’intéresse aussi, à ce niveau, aux désirs d’enfant, aux espoirs, aux attentes, aux préoccupations et aux difficultés que chacun des parents entrevoit pour jouer son rôle. À ce niveau se situe également le rapport qu’entretiennent la mère et son partenaire avec la ou les substances consommées. Le deuxième niveau fait référence aux informations relatives aux soins physiques et aux échanges affectifs prodigués par les parents et à certains indices qui servent à mesurer l’engagement paternel auprès de l’enfant (Lamb, 2004) : la capacité d’interagir directement avec celui-ci, l’accessibilité à l’enfant, la planification de la vie quotidienne de l’enfant et la capacité d’évocation (l’enfant prend une grande place dans l’esprit du père). On retrouve aussi le soutien conjugal dont les mères disposent pour les aider à assumer leurs rôles et les épauler dans leurs efforts pour modifier leur consommation ainsi que la relation entre les parents. Le troisième niveau se rapporte à des informations concernant l’articulation entre les besoins de la mère et de son partenaire, d’une part, et l’utilisation des services du réseau de la santé et des services sociaux, d’autre part. Le quatrième niveau fait référence, entre autres, à la tolérance sociale vis-à-vis de la consommation parentale et à la perception sociale des drogues.
3.4. L’analyse des données
Toutes les entrevues ont été enregistrées puis retranscrites intégralement. Elles ont été soumises à plusieurs types d’analyses qualitatives. La première, une analyse verticale (contenu de chaque entretien), permet de dégager les thèmes abordés et de les regrouper. De cette analyse, nous avons produit un document synthèse comprenant tous les thèmes de la dynamique de consommation de chacun des parents, de celle de l’expérience paternelle et de la dynamique relationnelle entre les parents. Pour bien saisir les changements entre le temps 1 et le temps 2 nous avons produit le même type de documents pour les entrevues temps 2. C’est à partir de ces documents que nous avons, par la suite, poursuivi les autres étapes d’analyses. La deuxième étape consiste en une analyse comparative entre le temps 1 et le temps 2 pour dégager les trajectoires de consommation et d’expérience parentale de chaque parent. À la troisième étape, une analyse comparative des récurrences et des différences entre ces trajectoires a été effectuée afin de faire émerger les facteurs qui renforcent ou inhibent les efforts des parents à se soutenir dans la transition vers la parentalité et au regard de leur consommation.
Pour chaque couple, nous avons confronté les documents synthèses du récit de la mère et du récit du père pour vérifier la concordance de leur discours. Les moyennes de concordance sont de 90 % sur tous les points d’importance au regard de nos objectifs de recherche. Un accord interjuges a été effectué pour chacune des dimensions des documents et pour l’ensemble des entrevues. Cette procédure a donné un accord de plus de 90 %. Tout au long de la recherche, il y a eu un échange constant entre les chercheurs et leurs assistants pour discuter des thèmes nouveaux émergents et voir à leur porter une attention dans les entrevues subséquentes. L’interprétation des données a également fait l’objet de nombreux échanges entre les chercheurs et les assistants de recherche afin de s’assurer de la validité des interprétations soutenues au regard des résultats obtenus.
4. Résultats
Quel est le profil sociodémographique et de consommation des mères et des pères avant la naissance de l’enfant? Quelle est la place de la consommation dans la rencontre des conjoints? Quel est le désir ou le projet d’enfant des pères dans un contexte de consommation maternelle? Les pères ont-ils des appréhensions associées à la consommation de la mère durant la grossesse? Comment évoluent la consommation et la relation parentale après la naissance de l’enfant? Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles nous avons tenté d’apporter des éléments de réponses.
4.1. Profil sociodémographique et caractéristiques de la situation parentale
Les caractéristiques sociodémographiques des pères et des mères sont résumées au tableau 1. L’âge des pères varie de 22 à 48 ans. Six sont âgés de 30 à 34 ans et cinq ont plus de 35 ans. L’âge des mères s’étend de 20 à 36 ans. Douze sont âgées de 25 à 29 ans et quatre d’entre elles ont 35 ans et plus à la naissance de leur enfant. Concernant la scolarité et la source de revenus, les pères et les mères ont une scolarité et une source de revenus semblables : plus de la moitié des pères et la moitié des mères ne détiennent pas de diplôme d’études secondaires; dix pères et treize mères vivent de l’aide sociale. Dans un cas comme dans l’autre, peu ont déclaré avoir une expérience de travail significative et qualifiante. L’ensemble des pères sont les pères biologiques et la majorité des mères sont primipares. Quelques pères et mères avaient des enfants issus d’une relation antérieure. Enfin, nous pouvons constater que la plupart du temps, l’enfant est le fruit d’une relation d’un soir, souvent de quelques mois et parfois d’une relation qui dure. À cet égard, dix couples ont déclaré être dans une relation de moins de quatre mois au moment de l’annonce de la grossesse et cinq couples ont déclaré être dans une relation de cinq ans et plus.
4.2. Caractéristiques de la consommation des mères avant la naissance de l’enfant
Selon les propos qu’elles ont tenus, toutes les mères ont eu avant leur grossesse une histoire de consommation significative et chronique. Le tableau 2 révèle les résultats de la consommation des mères à l’AUDIT (alcool) et au DAST (drogue). Ces résultats indiquent que la consommation était très présente durant les douze derniers mois même si plusieurs mères ont modifié leur consommation durant la grossesse. Selon ces dernières, modifier leur consommation signifie s’abstenir de leur première drogue de choix, la remplacer par de l’alcool ou par d’autres produits considérés moins nocifs par la mère et/ou le père, arrêter complètement de consommer, consommer de façon circonscrite à certains moments, consommer de plus petites quantités, ou encore calculer les quantités consommées. Seules trois mères sur vingt ont dit avoir été abstinentes de toutes substances à part la méthadone durant leur grossesse. D’autres mères étaient sous méthadone, mais elles ont déclaré avoir consommé de la cocaïne ou de l’héroïne de façon plus régulière ou en rechute. Quatorze mères ont présenté un risque allant d’intermédiaire à substantiel en consommant des drogues au cours des douze derniers mois. Sept mères ont été catégorisées comme ayant une consommation nocive ou une dépendance à l’alcool. Quatre mères présentaient une consommation sévère aux deux produits.
4.3. Caractéristiques de la consommation passée et actuelle des pères
La grande majorité des pères a aussi eu une histoire de consommation antérieure importante si nous nous fions à leurs propos, et presque tous disent, comme les mères, avoir commencé à consommer très jeunes. Deux pères participaient à un programme de méthadone et trois sont des ex-consommateurs. Les autres étaient des consommateurs actifs à des degrés variables au moment de la première entrevue. Un des ex-consommateurs veut répondre aux exigences d’une libération conditionnelle et à la DPJ pour ravoir la garde de son fils. L’autre a dû arrêter il y a quelques années pour des problèmes de santé et le dernier n’a consommé du cannabis que quelques mois au cours de sa vie. Les verbatim suivants illustrent des propos des pères concernant leur consommation actuelle ou passée :
Je suis revenu de loin, moi, là, je vendais de la drogue, je vivais dans la rue.
P11, T1, p. 38
Je connais ça un peu, l’alcoolisme.
P6, T1, p. 19
J’ai fait une thérapie, j’avais quinze seize ans.
P2, T1, p. 3
Durant la grossesse, je faisais juste boire de la bière, j’étais un soûlon, je buvais beaucoup, à tous les soirs.
P5, T1, p. 3
4.4. Éléments-clés associés au début de la relation conjugale
4.4.1. La place de la consommation dans la rencontre des conjoints
Lors du premier entretien, les intervieweurs ont invité les pères et les mères à dire comment ils se sont rencontrés. Ainsi, nous voulions mieux comprendre l’amorce de la relation de couple et bien saisir leur trajectoire de consommation. Dans l’ensemble, la drogue est l’élément fort qui s’inscrit dans la rencontre et généralement, les parents étaient des consommateurs indépendamment l’un de l’autre et de produits différents : « Dans le fond, elle se gelait autant que moi, là. Elle buvait autant. C’est pas moi qui lui ai fait connaître ça. »
Typiquement, les pères consommaient de l’alcool, du cannabis, parfois du speed ou de la cocaïne, alors que c’était l’héroïne, la cocaïne, le speed et l’alcool qui constituaient les choix des mères. Après la rencontre du couple et avant l’annonce de la grossesse, la consommation continue à prendre beaucoup de place dans la relation et dorénavant, le couple consomme ensemble comme l’indique cet extrait :
S’il y a eu une différence? Oui, mais c’est sûr qu’avant qu’elle sache qu’elle était enceinte, elle consommait à fond, on faisait des speeds ensemble pis des fois on passait des nuits… à triper pis à pas dormir. Pis on partait, on allait acheter des bouteilles de vin pis on… tu sais, on prenait un coup le vendredi soir pour tu sais… fêter avec les chums. Pis on invitait une couple d’amis, on jouait aux cartes, pis on prenait un verre, pis on s’amusait.
P15, T1, p. 13
En règle générale, nous constatons que des circonstances associées à la consommation de produits ont fait qu’ils se sont rencontrés : soirée bien arrosée dans un bar, party avec des amis consommateurs, rencontre lors d’achat de drogue dans un lieu d’approvisionnement, dans les raves ou dans un centre de réadaptation. Plusieurs couples sont nés du milieu de la drogue ou se sont construits sur la base de la consommation.
Dans un party, oui, c’est ça. Tu sais, elle avait besoin des affaires dans ce temps-là. J’ai appelé mon chum.
P16, T1, p. 9
Je m’en allais sur le Mont-Royal pour acheter du pot. Il se tenait là, à l’endroit où tu peux acheter.
M11, T1, p. 6
Un couple a amorcé ensemble sa consommation avant la naissance de son enfant, les mêmes produits et à la même fréquence. Il s’agit de ce que nous désignons une dépendance conjugale à un produit.
Nous, on a commencé ensemble, on a augmenté ensemble, on s’est rendus au fonds ensemble, on a culpabilisé ensemble durant la grossesse et on s’en est sorti ensemble. Nous, c’est une consommation de couple. Je n’aurais pas été capable d’arrêter si lui n’avait pas arrêté.
M4, T1, p. 12
Deux couples seulement se sont rencontrés quand la mère était bien, c’est-à-dire sous méthadone et que le père ne consommait plus. Pour ces pères, la consommation de la conjointe n’était pas considérée comme étant problématique et leur couple s’est construit sur la base d’un engagement amoureux.
4.4.2. Le désir et le projet d’enfant des pères
Le thème du désir et du projet d’enfants a fait émerger trois ensembles discursifs. Quelques pères cherchaient à ce que leur conjointe devienne enceinte et ressentaient même un désir d’enfant plus grand que celui des mères, comme le soutient cette participante :
C’est ça… Là… après ça, par la suite, tu sais, je voulais me faire avorter un moment donné. Je me disais que c’était peut-être pas la bonne idée, pis là, lui, il voulait pas parce que lui, il voulait le bébé. Pis là, un autre moment donné, tu sais, vu que ça s’est fait vite, là. Pis moi, j’ai voulu avoir cet enfant-là pas pour les bonnes raisons que, comme lui, tu sais. Parce que moi, je m’ennuyais de mes filles pis ça faisait comme un an que je les avais pas vues.
M18, T1, p. 6
Dans d’autres cas, la grossesse était non planifiée et représentait parfois une surprise. Ces pères voulaient éventuellement des enfants, mais pas à ce moment-là et surtout pas dans ces circonstances : « Peut-être un jour, mais tu sais, vu la consommation… » Toutefois, devant le fait accompli et après un moment d’ambivalence, leur désir initial d’enfant s’est actualisé et renforcé en intégrant celui-ci dans leur quotidien. À la première entrevue, ces pères se disaient contents.
Oui, oui, je m’en souviens certain! Au départ, j’en voulais pas d’enfants. Je pensais pas… j’en voulais pas jeune comme ça, et dans la situation financière que je suis – que j’étais […] C’est ça, on parlait de la consommation. Elle avait déjà eu un avortement avant ça et ça l’a bien affectée. Et finalement, ça adonne que c’est la meilleure chose qui pouvait m’arriver dans la vie. Au départ, je ne le voyais pas comme ça.
P2, T1, p. 4
D’autres pères n’avaient jamais parlé d’enfant avec leur conjointe, nous pouvons donc dire qu’ils n’avaient aucun projet d’enfant préétabli, comme le raconte ce père :
Je ne savais pas qu’elle consommait, je ne savais rien d’elle. En fait, si vous voulez, nous, on a eu une relation sans protection… je lui ai demandé, elle a dit oui. Avoir une femme, un bébé. Pour moi, c’était quelque chose qui me faisait très peur… Quand je lui ai demandé d’enlever l’enfant, elle m’a dit non… J’ai fini par accepter… Ça a commencé comme ça.
P7, T1, p. 2
Cet extrait montre que ce père a demandé l’avortement. D’autres ont été informés tardivement, soit vers cinq mois et demi, de la grossesse de leur conjointe. Il était donc trop tard pour l’avortement. Toutefois, devant la situation ils ont décidé de s’engager dans leur rôle parental tout en étant peu sensibilisés aux conséquences de leur décision. Dans ce cas où l’engagement du père est contraint par une grossesse non désirée, nous avons constaté que l’envie de vivre cette relation peut s’estomper rapidement à l’épreuve de la réalité quotidienne.
Moi, j’ai pas besoin de tellement de sommeil, mais j’aime pas être dérangé à toutes les cinq minutes. Moi, le bébé, ça me dérange. Elle, quand elle dort, elle oublie tout, OK. Des fois, elle pense que, comment je peux dire ça, quand je prends le bébé et reste comme ça, il pleure. Pour rien, OK! Et des fois, quand elle veut, elle pense que soit j’ai frappé le bébé ou qu’il y a quelque chose. Donc, ça nous amène à des discussions, disons-le, une dispute pour rien. Ça, c’est très dérangeant.
P7, T1, p. 18
4.5. Éléments-clés associés à la grossesse
4.5.1. Les appréhensions des pères
Il apparaît d’abord que des éléments concrets comme l’annonce de la grossesse, l’échographie ou le fait d’envisager des problèmes de santé chez l’enfant sont des éléments déclencheurs d’un changement de vision chez plusieurs pères par rapport à la consommation de la mère. Désormais, la consommation des mères ne les laisse plus indifférents.
Oui, oui, ç’a tout le temps été ça, mais je veux dire… ç’a juste été que ma petite a eu une grossesse que… qui était sur la méthadone, et c’est mon petit bébé. Ça m’a ben gros plus affecté. Qu’elle fasse qu’est-ce qu’elle faisait de son bord, ça passe, mais avec la petite, c’est une autre histoire […] toutes les chances à un bébé… J’ai gardé une petite blessure par rapport à ça…
P2, T1, p. 3
Avant la grossesse, la mère représentait, pour une majorité de pères, une partenaire sexuelle. Après l’annonce de la grossesse, elle devient la femme qui porte leur enfant. En conséquence, beaucoup de pères qui désapprouvent la consommation de la future mère deviennent plus protecteurs parce qu’ils ont peur et qu’ils sont inquiets des séquelles de la consommation de la mère sur leur enfant. À cet égard, des pères nous ont dit : « J’ai peur que mon enfant soit un monstre. » « J’ai peur que mon enfant soit handicapé. » « J’ai peur qu’il soit tout croche. »
La consommation de la mère devient aussi un problème pour plusieurs pères, soit parce que la consommation impose ses règles, c’est-à-dire qu’il faut trouver de l’argent parce que « la drogue, ça coûte cher », soit qu’ils n’acceptent pas le mode d’administration. À ce sujet, des pères peuvent accepter que la drogue soit inhalée. Toutefois, ils rejettent les drogues qui peuvent être injectées. Selon eux, c’est une preuve que la conjointe est à la recherche de sensations intenses et rapides, et donc qu’elle est toxicomane.
Nous constatons également que la consommation de méthadone dérange certains pères. Pour en saisir les raisons, il faut se rappeler que la consommation de ce produit est très susceptible d’engendrer des effets néfastes pour le foetus, qu’elle a ses exigences et qu’elle relève de protocoles souvent très contraignants. Par exemple, des mères consommatrices devaient se présenter quotidiennement et même plusieurs fois par jour à la pharmacie pour se procurer ce produit de substitution. De plus, les médecins ne connaissent pas la dose qui peut garantir que l’enfant n’aura pas de symptômes. Pour protéger l’enfant, plusieurs pères ont révélé devenir plus contrôlants : ils surveillent la dose, ils s’en enquièrent auprès des médecins. Ce contrôle est bien sûr basé sur l’espoir d’éviter à l’enfant les symptômes de sevrage à la naissance et la croyance que s’ils réussissent à faire diminuer la dose, les chances d’avoir un bébé en santé sont meilleures.
Dans d’autres cas, la méthadone rappelle l’héroïne et les pères n’acceptent pas l’identité et le statut de marginalité qui sont associés au style de vie antérieur connu de la mère. Selon un père, aller chercher sa méthadone quotidiennement a un effet de stigmatisation et de maintien dans un statut de droguée qu’il n’accepte pas. Il a peur que cela se sache et que leur image de parent acceptable en soit affectée. D’autres considèrent que la méthadone constitue un transfert de dépendance. Dans ces cas, la pression des conjoints vient de leur compréhension limitée de ce qu’est la méthadone. Ils ont les mêmes préjugés que tous ceux qui ont peu d’informations à cet égard. En résumé, la grossesse est souvent une période de grand stress pour les partenaires des mères consommatrices. Néanmoins, nos données indiquent que pour les pères qui ont peur des séquelles de la consommation des mères sur le foetus, l’échographie les a rassurés et la naissance les libère complètement quand le bébé est beau et en santé : « Quand je l’ai vu qu’il était correct, fiou! »
Certains pères sont prêts à des renoncements concernant leur consommation dès l’annonce de la grossesse, mais ils ont aussi besoin du soutien des mères pour la modifier. Dans le cas où elles continuent à consommer, c’est aussi difficile pour eux :
Non. Pas à ce moment-là, mais estic! je me disais : « Ben regarde, si elle se le permet, je vais me le permette moi aussi. » Tu sais, là, les idées qui nous passent dans tête, les consommateurs, là, tu sais. C’est l’enfer. Pis non, j’ai pensé à ma fille qu’elle avait dans le ventre, pis non.
P18, T1, p. 15
Par ailleurs, on retrouve une forte hiérarchisation des produits chez la majorité des pères. En effet, les drogues plus douces (cannabis, alcool) sont acceptées, alors que les drogues plus dures (cocaïne, héroïne) dérangent. Les dernières sont considérées comme destructrices et les autres pas. Les drogues douces sont considérées comme étant normales peu importe la quantité, puisque « Tout le monde le fait », mais pas la méthadone, l’héroïne, la cocaïne ou le crack.
Nos données montrent aussi que la plupart des pères acceptent de se dire consommateurs de drogue ou d’alcool, mais que pour plusieurs, il est plus difficile de se dire consommateur abusif. Ils veulent maintenir une identité positive devant les intervieweurs. Ils se présentent, dans l’ensemble, comme des consommateurs en contrôle, ne laissant pas interférer la drogue avec leur quotidien. Plusieurs soulignent qu’ils prennent leur responsabilité au sérieux vis-à-vis de leur enfant. Ceux-ci se disent capables de refuser des drogues ou de l’alcool, notamment lorsque consommer peut changer leur état d’esprit. Pour ces pères, consommer est un comportement normal si le consommateur reste en contrôle. Cette représentation vaut également pour la consommation des mères.
4.5.2. Le soutien des pères au regard de la consommation de la mère
Différents aspects de soutien positif du père envers la mère sont apparus à l’analyse. Par exemple, si certains pères acceptent mal la consommation de méthadone, comme nous l’avons déjà vu, d’autres comprennent très bien que chercher à s’en sortir par la méthadone est un parcours de combattant et montrent une empathie particulière envers cette démarche. Trois pères se sont dits conscients de cette situation. Ils l’ont appris de deux manières, soit par la connaissance (un est dans le domaine de la santé), soit par l’expérience : « Je suis passé par là. » Être informé ou consommateur de méthadone amène à se sentir expert et à faire confiance, ce qui a pour effet de diminuer le stress de la mère.
Oui. Mais pendant qu’elle consommait, j’en parlais. Je disais : « Comment est-ce qu’on peut diminuer ta dose? » C’était pas comme « arrête ça », c’était plus comme : « OK, on va le faire aujourd’hui, mais on ne va pas le faire demain, on va le faire après-demain. On va faire une dose aujourd’hui, une dose dans deux jours. Après ça, on va séparer les doses jusqu’à trois jours. On va faire ça lentement et si c’est correct, on va retourner à une dose sur deux jours. » Et on décalait ça pour que ce ne soit pas drastique pour le système. Comme ça, on était capable de totalement arrêter. Et le truc meilleur que j’ai trouvé, c’est qu’on n’a jamais dit que ça, c’était la dernière dose. Chaque fois qu’on disait que c’était sa dernière dose, elle voulait en faire une autre.
P10, T1, p. 9
Nous avons aussi des témoignages de pères qui acceptent de modifier leur consommation pour appuyer leur conjointe :
Ce que je faisais, je vais juste vous donner un exemple. Avant, j’étais quelqu’un qui pouvait boire, disons dix bières dans une soirée. […] je ne le fais plus. Je sais que quand elle boit de la bière, ça pourrait l’amener à la consommation. J’ai arrêté.
P7, T1, p. 12
Au sujet des formes de soutien offertes par les pères, des mères ont parlé des effets protecteurs de la communication avec leur conjoint quand elles avaient des cravings. D’autres ont dit être fatiguées de la vie de consommatrices et que leur partenaire les a crues. Des participantes ont aussi déclaré qu’être toujours avec leur conjoint qui ne consomme pas les a éloignées de la consommation :
Moi, je le savais tout de suite que si je consommais, lui, il voulait rien savoir de ça pantoute. Fait que ça m’a aidée à diminuer beaucoup. Tu sais, quand je consommais, mettons, je ne lui disais pas. Mais comme on était tout le temps ensemble, je consommais moins.
M2, T1, p. 2
Plusieurs catégories de soutien négatif sont aussi apparues dans les propos des participants. Une question s’est imposée : être un ex-consommateur est-il toujours aidant? La réponse est négative surtout si le partenaire se donne le rôle de « sauveur ». Cette conduite peut entraîner des conflits importants dans le couple. Le désir de vouloir sortir sa conjointe de la consommation peut le mener à adopter des stratégies punitives ou non aidantes telles que menacer de la quitter si sa consommation reprend ou faire preuve de violence envers elle.
Il y a le fait que lui est contre toutes les drogues que moi je fais et moi, j’aime pas les drogues que lui il fait. On se pompe, là, mais si je consomme, je vais le cacher. Mais moi, je sais que je vais perdre mon chum si je consomme. Une fois c’est arrivé qu’il m’a poigné à consommer et là, là ç’a vraiment… je me suis ramassée à l’hôpital parce que…
M2, T1, p. 14
D’autres stratégies de gestion de consommation de la conjointe par le père sont ressorties telles que l’isolement du couple ou l’isolement de la conjointe, comme l’illustre ce commentaire :
Je l’empêchais de sortir, j’avais trop peur qu’il arrive quelque chose, pis tout… Pis c’est moi qui l’a entraînée à sa rechute, tu sais… Je m’en veux pour ça, mais elle s’en est très bien sorti… Une semaine après, tu sais, elle était correcte tout ça, pis…
P14, T1, p. 12
La culpabilisation des mères basée sur leur consommation n’apparaît pas comme une stratégie qui fonctionne bien auprès de ces dernières. Elle est davantage vécue comme une source de souffrance importante pour certaines mères :
Là, comme d’avoir été en consommation enceinte, ben là, t’essaies d’expliquer ça à ton chum, genre. Je me sens mal de m’avoir gelée enceinte. Mais je me gèle encore pour pas y penser. « Ben, crisse, arrête. » Tu sais, lui, c’est ça qu’il me disait… Puis moi, je me demandais, qu’est-ce qui peut me passer par la tête pour ne pas penser qu’elle est dans mon ventre, tu sais, c’est quoi.
M6, T1, p. 13
Nos données montrent d’autres éléments de renforcement négatif ou d’autorisation de la part des pères. Les pères trouvent alors des moyens pour permettre à la mère de consommer. Par exemple, comme vendeur de cannabis, un père était une source d’approvisionnement constante pour la mère; un père cherchait un moyen pour freiner la consommation de sa conjointe, il lui a acheté de la méthadone de rue; un autre cherchait de la drogue de meilleure qualité pour que ce soit moins néfaste pour sa santé; un autre précise qu’il était permissif parce qu’il ne voulait pas que sa conjointe souffre d’un manque. Il y a aussi ceux qui voulaient préserver la stabilité du couple en permettant qu’elle consomme de temps en temps et ceux qui acceptent et minimisent les rechutes pour continuer à vivre en couple. Nous sommes ici dans une dynamique d’autorisation en raison de l’importance du bébé pour les pères. Bien sûr, ces stratégies sont utilisées seules ou en combinaison avec d’autres.
Pour compléter, quelques pères prennent une attitude de retrait et ne tentent pas ou plus de modifier la consommation de la mère pour conserver leur couple. Le désengagement complet se fait soit parce que la consommation de la mère est trop importante et installée depuis longtemps et qu’il n’y a plus rien à faire, soit parce qu’ils ont l’impression de ne pas avoir d’influence sur celle-ci ou qu’ils consomment autant qu’elle. Nous reconnaissons cette attitude dans ce témoignage d’un père :
Elle buvait. Elle fumait la cigarette, elle fumait du pot… Tu en glisses un mot : « Peut-être que tu devrais… » Tu sais, ça ne te donne rien commencer à chialer après quelqu’un à propos de ça, quand cette personne-là ne veut pas… « Fais qu’est-ce que tu veux. »
P3, T1, p. 10
Une seule exception illustre l’absence totale de soutien de la part du père comme le souligne cette mère :
Lui, il a pas arrêté parce que c’est pas lui qui était enceinte. Moi, il a fallu toute que je lâche, j’ai, je me suis forcée pour arrêter. Mais lui, tu sais, il buvait, il allait voir ses chums à trois heures du matin.
M20, T1, p. 27
4.6. Éléments-clés associés à la naissance et aux mois suivant l’arrivée de l’enfant
4.6.1. Des caractéristiques de l’enfant qui perturbent
En ce qui a trait aux caractéristiques de l’enfant, nos données se répartissent selon deux ensembles : les pères satisfaits et les autres. À la naissance, un enfant au tempérament plus facile, qui correspond à l’enfant idéal pour le père favorise l’engagement physique et émotionnel. Les bébés sont alors décrits en ces termes : « Bébé facile, il ne pleure pas. » « Il a l’air heureux. » « Elle a la joie de vivre, je suis content. » À cet égard, nous observons que lorsque les pères ont une perception positive de leur enfant à la naissance, cette perception est également présente lorsque l’enfant a six mois.
Néanmoins, l’accouchement est un moment de vérité et les émotions sont particulièrement intenses pour les pères quand un enfant présente des symptômes de sevrage, qu’il est prématuré, de faible poids ou qu’il a des malformations congénitales. Ces particularités des nouveau-nés bousculent les pères. Des pères ont dit avoir eu de la difficulté à accepter que le bébé soit dans un incubateur, car ils ne pouvaient le prendre et assumer leurs responsabilités. Lorsque le nouveau-né souffre d’un sevrage, il s’agit d’une source de stress si importante pour des pères qu’elle peut même faire regretter d’avoir mis un enfant au monde : « Avoir su que ça aurait été vraiment comme ça, peut-être qu’on en aurait pas eu. À ce point-là. » Le sevrage les place aussi dans un état d’extrême impuissance face à l’enfant : « Je ne savais plus que faire », et face aux décisions médicales à prendre durant cette période.
Un bébé qui n’est pas parfait à la naissance dans le sens qu’il présente des malformations congénitales représente une source de honte et de culpabilité pour certains pères comme l’illustrent ces propos :
Elle a beaucoup de… Pis ils ont pas relié ça nécessairement à la consommation ni à la génétique, mais tu sais à quelque part, on le sait pareil que… Tu sais, des amphétamines, là, ça doit pas être bon pour un bébé qui est dans le ventre, là, c’est ben sûr… Mais tu sais, on le savait pas pis c’est ça que je trouve plate, là. Elle va avoir sûrement des, des problèmes toute sa vie à cause de… de ça, tu sais… Moi, oui en tout cas, je me sens coupable de ça.
P20, T1, p. 40
Des parents établissent donc un lien direct entre les problèmes de santé de leur nouveau-né et la consommation auxquels s’ajoutent d’autres problèmes de vie comme le souligne cette mère :
Ben il y a eu une grosse augmentation à sa sortie, quand il est sorti de l’hôpital. Là, ça s’est mis à déraper. Oui. Ça s’est mis à déraper, là ça allait pu pis on en a eu besoin. Je pense, je ne le sais pas… on n’aurait pas été capable de passer au travers si ç’a avait pas été de cela… l’adaptation, les autres enfants qui lâchent pas, la Cour. Un moment donné, j’ai dit : « Faut pas que je l’assassine. »
M15, T2, p. 14
C’est donc dire que des parents en contexte de consommation peuvent devenir à bout. Deux pères attribuent des intentionnalités au nouveau-né. Ils trouvent l’enfant demandant et déclarent : « Elle veut nous faire marcher. » La tension dans les rapports avec le bébé est donc déjà parfois forte quand l’enfant à six mois.
4.6.2. L’évolution des pratiques de consommation parentale
Aux deux temps d’entrevue, chez la plupart des couples, nous remarquons qu’il n’y a pas de désengagement complet avec la drogue : les deux conjoints continuent à en prendre occasionnellement, des quantités variables et à en acheter ou à en vendre. Ils n’ont donc pas fait de choix ferme.
À trois semaines comme à six mois, chez la majorité des couples rejoints, la consommation abusive est remplacée par une routine familiale. Quand les deux consomment, ils le font le plus souvent en couple. Ils consomment le même produit et au même moment. La plupart révèlent avoir choisi le cannabis parce qu’il ne les rend pas dysfonctionnels. Le recours au cannabis est évoqué comme un moyen pour se détendre, pour se sentir dans une zone de confort en évacuant la fatigue quotidienne ou encore pour se retrouver comme couple. Ici, les couples consomment pour accéder à un bien-être. On reconnaît aussi une logique de compagnonnage et de répétition : « À chaque soir », et une logique de renforcement mutuel parce que la consommation est appréciée des deux personnes. Nous comprenons aussi que lorsque les couples trouvent du plaisir dans la parentalité ils ont davantage tendance à mettre de côté leur consommation antérieure.
Néanmoins, plusieurs de ces parents ont déclaré avoir eu des patterns de consommation fluctuants, et ceci mène à penser que cette période d’accalmie pourrait en fait être une sortie temporaire de la consommation, c’est-à-dire un épisode qui ressemble à d’autres épisodes dans leur trajectoire de consommation.
Nous reconnaissons aussi que malgré bien des efforts associés à une diminution de leur consommation, plusieurs mères et pères demeurent très fragiles par rapport à celle-ci, et ce, aux deux moments explorés. Nous avons parfois un père plus fragile que la mère, parfois une mère plus fragile que le père et parfois on a vu que les deux étaient fragiles. Plusieurs propos illustrent cette situation, dont celui-ci :
Non, non. Moi, c’est ça, tu sais, j’avais encore du fun là-dedans. Même si j’étais ben magannée pis que tu sais, j’aurais tout perdu. J’aimais encore ça, là. Fait que oui, ça me fait peur. Parce que je le sais que, tu sais, si tu me mettais un point d’héroïne en avant de moi, probablement que je serais pas capable de m’empêcher de le faire, tu sais.
M13, T2, p. 16
En outre, à six mois nous notons que des pères demeurent inquiets de la consommation des mères. La méthadone ne reste pas acceptée chez les pères qui souhaitent ardemment que leur conjointe cesse : « Maintenant, j’ai peur des mélanges au quotidien, comme l’alcool avec la méthadone ou… Tu sais, j’ai peur de d’autres choses maintenant, là, vu que je connais ça. (P6, T2, p. 15)
En résumé, nous constatons que les mères qui avaient un bas niveau de consommation durant la grossesse arrivent à l’abstinence ou à la quasi-abstinence quand l’enfant a six mois. Celles qui ne consommaient que de la méthadone font de même. Celles qui consommaient de la méthadone et qui ont déjà fait des rechutes en font encore. Celles qui ont eu une consommation problématique au cours de la grossesse sont parmi les mères les plus fragiles à l’égard de la consommation. Celles qui se donnaient déjà des permissions de consommer très tôt après la naissance continuent à s’en donner parce qu’elles restent préoccupées par la consommation.
Selon nos résultats, il semble donc que le comportement de consommation durant la grossesse serait un déterminant de la consommation des mères quand l’enfant a six mois. Par ailleurs, d’autres raisons de consommer ont été évoquées autant par les pères que par les mères : soit ils rapportent que leur consommation est associée à des expériences négatives de leur enfance, soit ils déclarent que la consommation est une manière de supporter leur vie de parent. Dans ces cas, nous avons pu constater que plusieurs facteurs contribuent à ce que les parents n’en puissent plus et à ce qu’une consommation abusive soit maintenue. Les parents ont parlé d’une prolifération de problèmes vécus simultanément : problème de garde et conflits avec les ex-conjoints, prématurité du nouveau-né, plusieurs enfants en bas âge à s’occuper, pression psychologique de devoir passer en Cour, périodes sans travail, etc.
Parfois, la consommation a inquiété l’entourage ou a inquiété les parents eux-mêmes. Des signalements à la DPJ ont eu lieu après la naissance de l’enfant dans cinq des seize couples rejoints au temps deux en raison de la consommation de l’un ou des deux parents au cours des six derniers mois.
4.6.3. Des relations conjugales qui se détériorent
Plusieurs couples affirment qu’ils vont bien et déclarent que « l’enfant les a rapprochés ». Nous notons chez eux, en plus de la consolidation du couple, une bonne adaptation parentale. Ces parents ont développé des moyens de gérer les difficultés telles que la division des tâches relatives à l’enfant et la communication. Chez d’autres couples, la détérioration des relations est très marquée. Par exemple, à six mois deux couples sont déjà ou ont été en rupture. Chez ces couples, la relation était particulièrement centrée sur la consommation et l’arrivée de l’enfant a tout fait chavirer.
Mais c’est ça dans le fond, à la fin c’était… je pense que ça a pas marché à cause, à cause que, genre, c’était soit toute elle qui s’en occupait ou soit tout moi. Tu sais, genre, ça venait comme chacun notre tour le faire ensemble. On a comme tombé fatigués un moment donné. Pis là, on voulait reprendre le sommeil, fait qu’on faisait des chiffres à la place. Moi, je pense que c’est ça qui a fucké le chien, là. Mais c’est ça, c’était l’adaptation dans le fond. Trop de changements en même temps.
P16, T2, p. 25
Plusieurs épisodes de colère et de violence semblent aussi secouer sporadiquement, et dans plusieurs cas régulièrement, les relations de couples. Une violence qui peut provenir autant du père que de la mère et qui se manifeste généralement lorsqu’un ou les deux sont sous l’effet d’une substance. Des parents nous ont raconté de ces épisodes et nous constatons que la violence peut prendre de multiples visages selon la forme, l’intensité, selon qui est l’agresseur ou la victime, mais au centre on retrouve toujours la consommation : « Elle a eu une bonne rechute, une bonne rechute. Elle m’a sauté à la gorge pis toute, pis… regarde, ça a reviré mal. (P17, T2, p. 7)
Nos données révèlent aussi que des enfants sont susceptibles de vivre les premiers mois de leur vie dans un climat extrêmement fragile et que certains y réagissent déjà. Généralement, les parents sont conscients de leurs conduites parentales sur les réactions de l’enfant. Parlant de son bébé une mère précise : « Parce qu’elle, elle aime pas ça quand qu’on se chicane, tu sais… Non, elle pleure automatiquement quand on se chicane pis on parle bête. (M20, T1, p. 15)
5. En conclusion : que retient-on de nos analyses?
Par cette recherche sur la paternité en contexte de consommation maternelle, nous voulions attirer l’attention des intervenants qui oeuvrent en périnatalité ou en protection de l’enfance sur le potentiel ou le risque des partenaires pour le bien-être de l’enfant et celui de la mère consommatrice. Nous avons ainsi l’espoir que des efforts plus substantiels seront déployés pour les rejoindre en vue d’évaluer leurs capacités et compétences à évoluer dans leur rôle de père et de partenaire d’une mère qui consomme. Cet article révèle plusieurs résultats qui devraient rendre les intervenants plus sensibles à certains aspects de leurs situations. Un résultat important est qu’il existe une diversité de situations paternelles en contexte de consommation maternelle. Quand le partenaire ne consomme plus ou qu’il n’a à peu près jamais consommé et qu’il a un emploi, la situation est meilleure. Toutefois, ce n’est pas le cas de la majorité.
5.1. Des aspects relatifs aux caractéristiques des pères
En ce qui a trait aux caractéristiques des participants en tant que pères, nous constatons, comme dans d’autres études effectuées auprès d’une population présentant des caractéristiques semblables (c.-à-d. faible niveau de scolarité, sécurité du revenu, instabilité conjugale), que l’avènement de la paternité constitue un événement important qui peut servir de déclencheur à une série de changements dans leur vie. Les études sur des pères en contexte de vulnérabilité (Allard et Binet, 2002; Devault, Milcent, Ouellet, Laurin, Jauron et Lacharité, 2008; Anderson, Kohler et Letiecq, 2002; Ouellet et Goulet, 1998) qui partagent certaines caractéristiques des pères de notre étude démontrent que devenir père induit chez ces derniers un rapport différent au monde et à leur entourage. Le nouveau titre de père appelle selon eux une exigence de responsabilité, non plus seulement financière, mais une responsabilité vis-à-vis d’une autre personne. Ils ont désormais une responsabilité envers leur enfant, soit celle de leur assurer une sécurité affective et physique, et de leur servir de modèle en adoptant un mode de vie stable et encadrant. Ils veulent, par la même occasion, développer une responsabilité vis-à-vis d’eux-mêmes, c’est-à-dire se prendre en main, changer leur mode de vie instable, diminuer les sorties et la consommation le cas échéant, en somme « devenir sérieux » (Devault et al., 2008). Le soin que prennent certains pères à soutenir leur conjointe durant la grossesse, le contrôle qu’ils tentent d’exercer sur la consommation de la mère, leur perception de devoir projeter une bonne image sociale et les inquiétudes qu’ils ont vis-à-vis du bon développement de leur enfant constituent tous des exemples de ces nouvelles responsabilités qui accompagnent le fait de devenir pères en contexte de consommation maternelle, exemples qui peuvent permettre à tout professionnel de la périnatalité ou de la petite enfance d’ouvrir avec eux le dialogue et d’instaurer une base de confiance qui pourra faciliter ultérieurement leur orientation vers des services d’aide répondant à leurs besoins.
5.2. Des aspects associés à la consommation parentale
Les résultats font aussi ressortir que la consommation du père et de la mère est un facteur qui influence la dynamique parentale et conjugale. À cet égard, nous avons identifié des tensions et même des conflits autour de la consommation de la mère durant la grossesse : qu’il s’agisse de l’inquiétude des pères par rapport à la santé du nouveau-né, de préoccupations par rapport au produit consommé, à la dose ou aux rechutes possibles. Ces inquiétudes sont présentes même chez les pères et les mères qui perçoivent que leur couple fonctionne bien. La majorité des pères, qu’ils soient consommateurs ou non, se positionnent très peu favorablement envers la consommation de la mère, surtout si elle consomme du crack, de la cocaïne, de l’héroïne ou de la méthadone. Clairement, ils critiquent surtout la consommation de drogues dures ou le produit qui leur rappelle ce type de consommation. L’attitude des pères vis-à-vis de la consommation d’alcool est remarquablement plus permissive et il semble qu’ils n’en saisissent pas tous les enjeux. Ceci pourrait refléter leur attitude vis-à-vis de leur propre consommation ou le fait que l’alcool, comparativement aux drogues, est perçu comme étant moins nocif pour le foetus. L’alcool est considéré dans les écrits scientifiques comme l’agent le plus tératogène pour le foetus et il semble que plusieurs pères ne le savent pas. Sur le plan de l’intervention, ceci indique, comme le propose Molénat (2009), que les professionnels de la périnatalité (médecins, infirmières, travailleurs sociaux, etc.) doivent non seulement écouter les pères concernant leurs perceptions quant à la consommation de leur conjointe et à ses impacts sur le foetus, mais donner des réponses pertinentes à leurs questions pour apaiser leurs inquiétudes de manière adéquate. Ceci nécessite, bien sûr, une mise à jour constante des connaissances de ces professionnels sur les conséquences de la consommation pour la santé de la mère, pour le foetus et l’enfant à naître. Ces résultats montrent aussi l’engagement des pères auprès de leur enfant dès la vie foetale. Cet engagement peut constituer un facteur de protection pour l’enfant lorsque la mère consommatrice est moins fonctionnelle.
On a aussi pu voir que la consommation à deux est présente dans l’histoire de plusieurs couples depuis l’amorce de la relation jusqu’à l’annonce de la grossesse pour diminuer, dans la majorité des cas, durant la grossesse et reprendre ensuite à divers niveaux après la naissance de l’enfant. Ce résultat est tout à fait central dans notre étude. Il traduit la nécessité d’explorer la consommation chez les deux partenaires dès le début de la grossesse, puisque des changements négatifs dans la consommation de l’un pourraient compromettre et même saboter complètement les efforts de l’autre à modifier sa consommation. Ces données font ressortir l’insuffisance d’un soutien individuel fourni à la mère, avant et après la naissance de l’enfant, dans le but de favoriser des changements positifs stables dans sa consommation et la modification de son style de vie. L’aspect « conjugal » de la consommation chez plusieurs couples incite plutôt à soutenir ensemble les deux partenaires.
5.3. Des aspects associés au soutien du père au regard de la consommation de la mère
Durant la grossesse, certains pères consommateurs ont fait des efforts pour diminuer leur consommation et ainsi soutenir ceux de leur conjointe. D’autres ont modifié leur consommation par ce que l’on appelle la maturation : « À un moment donné, t’as des choses plus importantes à faire que consommer. » Le soutien des pères aux mères dans cette étude a pris des formes très variées. Ces formes de soutien ont permis de dégager trois types principaux de partenaires au regard de la consommation de la mère. Premièrement, des pères engagés pour le meilleur et pour le pire (p. ex. quand ils deviennent trop contrôlants, comme on l’a vu dans les résultats). Deuxièmement, des pères permissifs et ambivalents : d'un côté, ils acceptent difficilement la consommation de la mère et de l’autre ils l’autorisent en lui fournissant les produits. Leur soutien est parfois très approximatif malgré leur bonne volonté et leurs raisons pour le faire. Troisièmement, des pères démissionnaires : ce sont ceux qui estiment avoir utilisé tous les moyens pour influencer la consommation de la mère, mais qui n’ont rien pu faire.
5.4. Des aspects associés à la qualité de la relation conjugale
Un problème qui semble se poser dans beaucoup de couples quand l’un ou les deux parents sont intoxiqués est l’émergence de différentes formes de violence. Plusieurs études l’ont indiqué (Philpott et Christie, 2008; Velez, Montoya et Jansson et al., 2006). La nôtre en montre l’intensité, peu importe l’agresseur. À cet égard, la littérature scientifique indique que les conflits conjugaux constituent un des obstacles les plus importants à l’engagement paternel (Fagan, Bernd et Whiteman, 2007).
5.5. Des aspects associés à l’histoire de la relation conjugale
Pour l’intervention, il est également important de situer la grossesse en lien avec l’histoire de la relation conjugale. Si certains couples ont appris à se connaître avant d’avoir un enfant, nos données indiquent qu’un grand nombre apprennent à se connaître avec l’arrivée de l’enfant en plus de chercher à modifier leur consommation. Il s’agit là de défis importants à relever de façon simultanée. Ces couples font parfois leur premier pas conjugaux en compagnie d’un enfant qu’ils n’ont pas réellement voulu. Sur cette base, on peut parler d’une construction conjugale et parentale très fragile. Ces pères connaissent peu leur nouvelle partenaire, n’ont pas l’habitude de vivre et de partager avec elle le quotidien. La naissance de l’enfant demande donc au couple d’apprendre à se connaître mutuellement tout en ayant à prendre soin d’une troisième personne qui en a grandement besoin, leur nouveau-né. Plusieurs facteurs contribuent donc à complexifier la situation de ces pères souvent déjà alourdie par des difficultés financières et d’emploi. Des situations complexes semblables ont été identifiées chez des jeunes pères vivant en contexte de vulnérabilité (Devault et al., 2008). Considérant ce contexte, les plans de services s’adressant aux pères devraient prendre en compte les diverses facettes problématiques de leur situation afin de les encourager à s’investir dans leur paternité. Voilà qui suggère l’importance du « travail ensemble » (Morissette, 2009), c’est-à-dire celle de développer des collaborations interétablissements et intersectorielles pour répondre à l’ensemble des besoins des adultes abusant de substances et de leur enfant.
5.6. Des aspects associés à la relation père-enfant
La question de la relation du père avec son enfant fera l’objet d’analyses subséquentes. Pour l’heure, ce qui émerge des résultats est la présence de certaines caractéristiques de l’enfant à la naissance (c.-à-d. symptômes de sevrage, malformations congénitales) qui l’ont rendu moins gratifiant qu’anticipé. Ces particularités peuvent amener des tensions relationnelles père/enfant parfois insupportables. Culpabilité, honte et impuissance troublent ces relations. Un cadre relationnel qui précarise le lien père-enfant. Dans ce contexte spécifique, l’évaluation du lien père-enfant, des ressentis parentaux et de leurs perceptions de leur devenir de parents d’enfants aux besoins particuliers nous paraît essentielle pour anticiper les signes de vulnérabilité potentielle de négligence ou d’autres formes de maltraitance des enfants. Le fait d’y faire allusion permet de soutenir le besoin de soutien émotif, concret et intensif de ces parents.
En bref, il semble inévitable qu’il faille briser les traditions d’intervention en périnatalité et en protection qui sont davantage orientées vers les mères et qu’il faut s’arrêter aux pères et particulièrement à ceux qui peuvent avoir des besoins différents des autres pères.
Appendices
Notes
-
[1]
Par la suite, nous utiliserons indifféremment partenaire ou père pour alléger le texte.
-
[2]
Dans cette étude, les partenaires en question pouvaient être le père biologique de l’enfant ou la figure paternelle désignée par la mère. Ils étaient selon le cas, consommateurs actifs ou non. Les mères consommatrices de cette étude étaient toutes des consommatrices abusives de substances psychoactives : alcool, drogues illicites ou les deux.
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[3]
Pour une recension plus complète des écrits, voir Morissette Pauline, Annie Chouinard-Thompson, Annie Devault et Gilles Rondeau (2009), « Le partenaire des mères consommatrices de SPA : un acteur-clé pour la sécurité et le développement optimal des enfants » dans Pauline Morissette et Marielle Venne (dir.), Parentalité : alcool et drogues, Montréal, Éditions Sainte-Justine.
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