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Introduction

Anthropologie du chez-soi, ailleurs

Lorsqu’un.e anthropologue part sur le terrain, la terre, le terreau, qu’elle ou il soit à l’autre bout du monde ou de sa rue, elle ou il acquiert un statut spécial, extraordinaire. Ce statut, cette place, ce rôle sont largement créés par les interlocutrices et interlocuteurs de l’enquête (Favret-Saada, 1985). À travers l’attribution de ce statut émique sur lequel elle ou il a peu de contrôle, l’anthropologue peut faire sens de la vision du monde des personnes avec lesquelles elle ou il va vivre, échanger, grandir, se nouer et se détricoter. Ces personnes sont représentées ici comme « des nexus composés de fils noués dont les extrémités détendues se répandent dans toutes les directions en se mêlant à d’autres fils dans d’autres nœuds » (Ingold, 2013 : 11). Certain.e.s anthropologues, comme Ingold (2013), voient dans l’expérience du terrain une rencontre avec l’autre qui permet finalement de se re-trouver, retrouver sa voie et sa voix. La notion de chez soi peut alors venir éclairer ce sentiment, voire celui d’appartenir à une communauté. Alors, comment résoudre ce paradoxe qui veut que le terrain change notre position (sans aucun ou presque contrôle) tout en nous faisant nous sentir à notre place ?

C’est en partant de cette apparente contradiction que je me suis d’abord intéressée aux rapports entre la famille et le hygge, pratique de bien-être danois, mon premier objet d’étude. Le hygge, présenté comme typiquement danois, se développerait dans une atmosphère agréable, chaleureuse, sécurisante et confortable, partagée avec des personnes aimant.e.s et aimé.e.s (Wiking, 2016). Une figure de proue de l’essor du hygge à l’international est le directeur de l’Institut de recherche sur le bonheur de Copenhague, Meik Wiking, qui a ouvert la voie à l’explosion de la marchandisation du hygge dans toutes les sphères de la vie[1]. Wiking commence son ouvrage en donnant un exemple personnel du hygge : quelque peu avant Noël, à la fin de la journée la plus courte de l’année et après une randonnée, son groupe d’ami.e.s et lui se réchauffent autour d’un feu et de vin chaud, emmitouflés dans des couvertures. Un de ses ami.e.s demande alors : « Est-ce que ça pourrait être plus hygge ? (…) Oui, dit une des filles après un moment. S’il y avait une tempête qui faisait rage dehors. Nous avons tous acquiescé » (2016 : 7). Le nom commun hygge se décline en verbe (at hygge sig) et en adjectif (hyggeligt). Si ses origines sont plutôt mystérieuses, son apparition, sa perception, sa saisie dans les situations quotidiennes le sont décrit tout autant. Le hygge trouverait son étymologie d’un vieux terme norrois, lui-même ayant des racines inconnues – le peu de recherches sur ses origines maintient d’ailleurs la mysticité du mot[2]. Il semble être devenu populaire au 19e siècle, « siècle d’or » au Danemark, notamment marqué par un foisonnement d’artistes et une nette amélioration des conditions de vie, créant une nouvelle classe bourgeoise (Wiking, 2016).

Le hygge a été étudié en anthropologie au travers de l’identité danoise (Jenkins, 2016 [2012]), de son rapport avec la question des affects[3] (Czuser, 2018), ou encore de son rôle structurant dans la société danoise (Linnet, 2011). Ce terme est largement commenté et exporté par différent.e.s acteur.trice.s comme Meik Wiking, ou dans des ouvrages comme ceux des journalistes danoises, Marie Søderberg (2016) ou Malene Rydahl (2014). Sa particularité a été mise en doute, le rapprochant notamment du homeyness américain[4] (Czuser, 2018). Les études du hygge sont souvent fondées sur la langue danoise, ses valeurs et ses symboles et prennent moins racine dans une ethnographie des instants de vie (familiaux) danois. Pourtant, mes observations ont montré que c’est bien dans cette étrange banalité, cet ordinaire peuplé d’habitudes, que se déploie toute la richesse du hygge. J’ai ainsi précédemment choisi la notion de « pratique de la vie quotidienne » pour le décrire – comme « une façon de penser, d’habiter et de faire » (Mignon, 2020).

À Hillerød, ville de province au nord de Copenhague, j’ai vécu neuf mois dans une famille danoise composée de Mette, la mère, Hans, le père (tous deux allaient avoir 40 ans), Simone, la petite fille de 7 ans et Anne et Rasmus, les jumeaux de 3 ans[5]. J’ai pu accéder à ce terrain en tant que « jeune fille au pair »[6] grâce à une annonce postée en ligne par Mette. Suite à cette annonce, j’ai rencontré Mette lors d’un court séjour au Danemark et présenté mes travaux de recherche. La notion d’échange était centrale entre nous : je rendais service en m’occupant des enfants et de la maison, et Mette m’autorisait à travailler sur le hygge en observant la famille. J’ai également eu la permission de Mette de traiter des informations récoltées dans un mémoire et autres productions scientifiques sous couvert d’anonymiser mes données. Mon arrivée dans la famille a été facilitée par la célébration de l’anniversaire des jumeaux où j’ai pu rencontrer les grands-parents ainsi que quelques amis de la famille, et Mette m’a très rapidement donné une place et un rôle quotidien. La plus grosse difficulté de mon entrée sur le terrain a été la langue que je ne maitrisais pas couramment, je pouvais cependant aisément passer à l’anglais ou au français avec les différent.e.s interlocuteur.trice.s. Mon genre (femme), mon âge (22 ans), ma nationalité (française) et mon niveau d’étude (finissant un master d’anthropologie) correspondaient aux attentes de la famille. J’avais précédemment habité pendant trois semaines à Odense pour acquérir des bases de langue danoise, qui me permettaient de comprendre notamment les échanges avec les jumeaux de 3 ans. La famille venait de déménager de Suisse francophone, où les jumeaux étaient né.e.s et où Mette travaillait. Sous l’impulsion de Mette qui voyageait beaucoup de par son métier dans les formations européennes de chirurgie et Hans qui était entrepreneur, la famille accueillait depuis la naissance des jumeaux des jeunes filles au pair pour aider quotidiennement et continuer la pratique du français avec les enfants. J’allais chercher Simone à l’école, parfois les jumeaux à la crèche, j’aidais avec les devoirs, je faisais des jeux, des gâteaux, des sorties, etc. Je parlais le français avec la mère et Simone, l’anglais avec le père, et je déchiffrais le danois avec les jumeaux. Si la famille se rattachait aux valeurs de la classe moyenne danoise que j’explicite par la suite, il est à noter qu’elle était financièrement confortable.

Les anthropologues ont de tout temps explicité la manière dont elles ou ils développaient des connexions avec les personnes étudiées, voire faisaient famille. Cet article vise à produire un autre récit, organique, vivant, en utilisant la notion de symbiose pour décrire les liens entre hygge et famille et les conséquences possibles de cette relation[7]. Au lieu d’interroger le déclin ou l’effritement de la famille comme institution[8] (Cicchelli, 2001), je souhaite plutôt penser à une recomposition du faire famille grâce au hygge. Les questions qui vont guider notre réflexion sont les suivantes : quelle est cette symbiose entre hygge et famille ? Comment le hygge et la famille se définissent-ils dans cette relation ? Plus particulièrement, pourquoi est-ce fructueux d’employer cette notion pour décrire les relations entre hygge et famille ? Quelles en sont les conséquences pour ma présence sur le terrain ?

Tout d’abord, je reviendrai sur le cadre théorique ainsi que sur les méthodes mises en place sur le terrain. Il s’agira par la suite d’argumenter sur la pertinence d’utiliser le concept de symbiose entre hygge et famille en étudiant dans un premier temps les pratiques parentales de la famille observée. Je m’intéressai ensuite en deux sous points à la nécessité de recourir à cette représentation pour décrire les enfants de la famille et pour ainsi commenter celle de l’enfant au Danemark. Enfin, je reviendrai sur les conséquences de l’emploi de l’idée de la symbiose sur ma présence dans la famille.

Cadre théorique et méthodologique

À l’occasion de mon séjour au Danemark, j’ai eu la chance de visiter une exposition dans le musée moderne d’Aarhus, le ARoS. Elle s’ouvre sur cette question : What is it going to take for you to feel home? (« Qu’est-ce que se sentir chez-soi implique pour vous ? »). Tout dans cette exposition se focalisait sur les ressentis des personnes par rapport à cette question du home, du chez-soi. Les formes de chez-soi étaient décortiquées, prenant des dimensions en dehors du domicile familial, de la maison, du pays d’origine, etc. Tout se passait comme si le chez-soi était transportable dans ses valises ou avec soi (Chollet, 2016). En creux, l’exposition explorait le sans-abrisme, les exodes, et les besoins et attentes de tout être humain face à ses conditions d’existence. Les crises, les manques, les blessures du chez-soi, qui peuvent se ressentir après une migration, des pertes, un traumatisme, etc. peuvent alors créer une bulle, un espace, un « lieu à soi » (Woolf, 2020) plus ou moins préservé du monde extérieur, invitant ou non d’autres personnes à nous y rejoindre.

Le Danemark, soutenu par un État-providence qui assure sécurité et confort à ses citoyen.ne.s, ne semble pas à première vue faire face à des crises de migrations ou de perte du chez-soi à l’intérieur de son territoire. Pourtant, le bonheur danois qui, à l’international peut s’afficher comme un modèle d’éducation, de parentalité, d’une « bonne vie », peut être perçu à la façon d’une performance parfois trop lourde à porter par certain.e.s. En d’autres termes, dans une perspective critique, le sociologue danois Anders Petersen appelle « la société de la performance » (2019), cette société libérale et individualiste, exemplaire à l’international. Les compétences individuelles au hygge peuvent alors devenir des signes de réussite sociale. Si Wiking parle du hygge comme possible « stratégie de survie » (2016 : 18) face à des éléments météorologiques extrêmes en hiver, le hygge pourrait être discuté comme cette stratégie au niveau social, à l’échelle de la société danoise. La dimension critique du hygge ne sera pas fortement développée dans cet article, bien qu’il serait nécessaire de poursuivre des recherches dans ce sens, notamment pour montrer les probables exclusions du hygge symboliques, mais aussi physiques, dans la lignée du travail de l’anthropologue Linnet (2011).

Ainsi, parce qu’il importe à la manière d’Haraway (2016) de penser aux histoires qu’on lie (ou lit) ensemble, j’emprunte la notion de symbiose discutée par la philosophe Olga Potot pour parler de la relation entre famille et hygge. Potot décrit les êtres humains comme profondément vivants grâce aux associations de divers organismes qui se développent en symbiose dans leur corps (2014). La symbiose est un phénomène organique qui se développe dans une « association physique durable au cours de la vie de deux organismes qui en tirent un bénéfice mutuel » (2014 : 137). Dans cette définition, l’individu ne préexiste pas aux symbioses qui le constituent et la symbiose n’institue pas une simple somme des parties. La symbiose est pensée par Potot comme une façon de contourner un vocabulaire scientifique « guerrier – invasion, menace de l’intégrité, protection et défense des frontières » (2014 : 139)[9]. Emprunter cette représentation permet de changer concrètement de regard sur le réel, de revaloriser un « compagnonnage » (Potot, 2014 : 142) ou une coévolution inter et intraespèce, où il n’y a ni « maîtres » ni « esclaves » (Potot, 2014 : 38), ni centres et périphéries, ni noyaux et satellites. J’utilise la symbiose comme outil méthodologique, au sens d’une lunette, pour observer et comprendre les pratiques parentales danoises et la représentation de l’enfant danois et également pour m’engager à créer cet autre récit. Cette vision guide notre article où les deux organismes étudiés sont le hygge et la famille.

Parce que j’avais l’intuition[10] que le hygge nécessitait une « prise » particulière (Favret-Saada, 1985), je me suis prise au jeu et j’ai observé mes propres réactions et évolutions au sein de la famille lors de moments de hygge. J’ai été largement inspirée par l’anthropologie existentialiste et son souci du détail (Piette, 2017), ainsi que par les techniques d’observation « flottantes » de Colette Pétonnet (1982). L’observation participante m’a paru être la méthode la plus pratique et praticable de par mon rôle de jeune fille au pair, présente au quotidien avec la famille. Ayant déjà lu des études qui s’intéressaient plutôt aux aspects linguistiques du hygge (Czuser 2012 ; Levisen 2013), j’ai préféré orienter ma méthodologie vers des observations quotidiennes, répétées, presque routinières, toujours dans une visée d’anthropologie existentialiste. Je voulais ainsi percevoir dans ces habitudes la place que prenait le hygge pour cette famille. Néanmoins, je n’ai analysé que quelques discours et je n’ai réalisé des observations que dans une seule famille composée d’un couple de parents hétérosexuels et de trois enfants issus du mariage, ce qui peut poser la question de la légitimité au regard du caractère représentatif de mon enquête[11]. Cette limite est réelle, cependant elle n’est pas forcément significative dans mon travail puisque j’essaye de comprendre la nature de la relation entre le hygge et la famille danoise. Après neuf mois d’observation (de septembre à juin), je suis rentrée en France et j’ai passé un an à écrire mon mémoire. Mon départ a été plus difficile que prévu de par les liens que j’avais tissés avec la famille et surtout avec Simone, la petite fille de sept ans. J’ai choisi de retranscrire mon expérience de terrain et d’analyse en première personne du singulier, notamment pour souligner mon implication en tant que membre des pratiques du hygge et de la famille.

Résultats

La symbiose hygge-famille et les pratiques parentales danoises

Un premier argument de la pertinence de l’utilisation de la symbiose hygge-famille pour comprendre la vie quotidienne de la famille est issu de mes observations et recherches sur les pratiques parentales danoises. Celles de Mette et Hans s’ancrent globalement dans une plus grande symétrie entre tous les membres de la famille. Les autrices danoises Alexander et Sandahl se réfèrent à la parentalité danoise comme à « la parentalité démocratique » (2020). Ce style de parentalité se fonde sur des valeurs d’authenticité, de réflexivité, de confiance, d’empathie et de bienveillance. Je n’ai jamais assisté à une scène de dispute entre les parents et les enfants, bien que des conflits étaient présents : leur résolution passait par l’écoute, la parole, la négociation. C’était d’ailleurs souvent dans les moments de conflits avec les parents que je sortais de mon rôle de jeune fille au pair pour devenir grande sœur, dans le rôle de confidente de Simone. De l’autre côté, le hygge est présenté comme porteur de valeurs, normes, attentes, représentations, fantasmes, etc. : « le hygge, selon Judith Hansen (1980 : 206), est une façon appréciée d’être ensemble qui n’est pas, en soi, une valeur culturelle implicite, mais qui représente plutôt des valeurs culturelles implicites, telles que l’équilibre et la modération » (Linnet, 2011 : 23). Quelles sont les valeurs que j’ai pu observer ? Comment s’expriment-elles dans les pratiques parentales ? J’ai choisi de rapporter ici deux scènes de la vie familiale (anniversaire des jumeaux et préparation du sapin de Noël) pour y montrer l’importance, voire la nécessité d’allier dans les analyses le hygge et les pratiques parentales.

L’anniversaire des jumeaux

Cette première scène prend place au tout début de mes observations. Anne et Rasmus, les jumeaux de la famille, fêtaient leur troisième anniversaire. Il était environ 6h30 du matin lorsque j’arrivai dans la cuisine pour préparer le petit déjeuner. Mette, la mère de famille, était déjà présente ; elle avait fait des crêpes pour le petit-déjeuner et elle fignolait deux gâteaux à emporter à la crèche pour les jumeaux[12]. Elle avait fait reposer la pâte toute la nuit. Les deux gâteaux, m’explique-t-elle tout en les gardant bien à l’œil, représentent une petite fille pour Anne et un petit garçon pour Rasmus : ils avaient la forme d’une silhouette « en robe » et d’une silhouette « en pantalon ». Elle colle ensuite des « boutons » à chacun grâce à un glaçage : des bonbons roses et violets pour la fille, verts et jaunes pour le garçon. Une chevelure de bonbons-fils recouvre la tête du gâteau-fille alors qu’un nœud papillon prend place sur le cou du gâteau-garçon. Ces gestes sont précis et concentrés, même lorsque Hans, le père de la famille, descend pour se faire un café, rapidement suivi de l’aînée de la famille, Simone, qui voulait bien voir ce qui se passait dans la cuisine ce matin-là.

Deux gros paquets cadeaux étaient disposés sur la table de la salle à manger. Des petits drapeaux danois étaient suspendus sur les plafonniers et posés sur la table. C’était un jour ensoleillé, et l’atmosphère était calme et joyeuse. En voyant les cadeaux pour sa sœur et son frère, Simone souhaite en avoir un pour elle. Mette avait déjà anticipé la demande, et prévu un cadeau pour Simone dans l’après-midi. Elle m’expliqua par la suite qu’elle ne voulait pas que Simone se sente mise de côté pour ce jour, en inégalité avec son frère et sa sœur. Les jumeaux étant descendu.e.s et les crêpes ayant disparues des assiettes, il fut temps d’ouvrir les cadeaux. Anne reçut une poupée avec des accessoires et des vêtements, et Rasmus eut un garage en bois pour jouer avec les petites voitures qu’il avait déjà. Les parents emmenèrent les jumeaux à la crèche (il fut difficile de laisser leurs nouveaux jouets à la maison), Simone à l’école, et je me retrouvai à nettoyer le petit-déjeuner.

Après la fin de l’école pour Simone, vers 16h, Mette et Hans invitèrent leurs parents respectifs à les rejoindre à la maison. L’ancienne jeune fille au pair, une danoise qui avait habité avec la famille en Suisse, ainsi que la gardienne d’enfants des jumeaux et les voisin.e.s les plus proches (parents et enfants) furent convié.e.s à partager un lagkage, un gâteau d’anniversaire que Mette avait fait maison en revenant de la crèche. Il s’agissait d’un gâteau composé de différentes couches de chocolats, d’avocat et de banane. Mette voulait une recette healthy ni trop sucrée ni trop grasse. Nous avons mangé le gâteau dehors, sur la terrasse, dans le jardin. La famille entonna le chant d’anniversaire traditionnel, échangeant des blagues en danois (tout ce que je comprenais étant les sourires et les rires – parfois, le langage du corps est tout ce qu’on a), alors que Hans avait préparé un barbecue pour les invité.e.s. C’était une belle journée de fin d’été, et Simone et les voisines jouaient, notamment sur le trampoline au fond du jardin.

Lorsque tout le gâteau fut mangé, et que le soleil commençait à décliner, les invité.e.s partirent. L’ancienne jeune fille au pair prit le train à la gare d’Hillerød, les voisin.e.s rentrèrent chez elles.eux, la gardienne d’enfants avait une voiture. Les grands-parents furent les derniers à regagner à Copenhague. La mère de Hans, sur le pas de la porte, s’écria : « Det var hyggeligt ! » (« C’était hyggeligt ! », adjectif dérivé de hygge) en embrassant chaleureusement son fils, sa belle-fille et moi-même.

Préparation du sapin de Noël

Un après-midi de début décembre, alors qu’il fait déjà noir, la famille revient du centre-ville avec le sapin qu’ils veulent installer dans le salon. Les enfants sont impatient.e.s, Mette sort les décorations du sous-sol pendant que Hans extrait le sapin du coffre de la voiture. Le sapin est positionné sur un pied entouré d’une couverture faite à la main par la mère de Mette, décoration que la famille place tous les ans dans le salon. Hans vient couper le plastique avec une paire de ciseaux, les enfants tournant autour de lui. Mette assise sur le canapé commence à déballer les deux cartons de décorations. Elle me montre une boîte remplie de porte-bougies de Noël de chez Georg Jensen (une célèbre boutique danoise). Chaque année, la tradition familiale est d’offrir à un.e autre membre de la famille un des porte-bougies. Mette me dit que cette pratique est typique au Danemark, la période de Noël étant valorisée comme créatrice de connexions entre générations. Simone nous rejoint pour me présenter avec fierté le porte-bougie qu’elle a reçu l’année passée. Les enfants aident à décorer le sapin, Simone voulant positionner l’étoile tout en haut tandis que les jumeaux perdent rapidement leur intérêt pour d’autres jouets. Après l’installation du sapin, Hans met au four des aebleskiver, spécialité danoise de gâteaux moelleux en forme de petite boule qui s’approchent du goût d’une crêpe épaisse. Il prépare en même temps un riz au lait, que Mette me décrit comme étant un plat phare de la période de Noël en famille.

Les valeurs du hygge familial et antique

Bien que cet article ne vise pas à interroger la dimension genrée du hygge, il parait néanmoins nécessaire, au regard du contenu de mes observations, de souligner l’intérêt que pourrait représenter une exploration plus poussée des liens fertiles entre hygge, care, domesticité, féminité et même maternité (comme proposé par Linnet et Bean, 2019).

Le travail créatif et manuel de Mette, par la prise en charge de l’organisation de la journée d’anniversaire des jumeaux et de la valorisation d’authentiques traditions familiales à Noël (recette, chanson, drapeaux, objets passés de génération en génération, etc.), correspond à ce que le chercheur Jonathan Bean (2011) qualifie de « hygge familial et antique ». Ce type de hygge trouve ses racines dans les années 1970 à 1980 (Bean, 2011). Les politiques publiques de cette époque montrent un intérêt certain pour équilibrer les temps de travail et de repos passés avec la famille, et le hygge devient alors un symbole de fierté, de statut social et de réussite de la classe moyenne danoise (Linnet, 2011). Ce hygge exprime une tradition familiale se nourrissant d’objets (les antiquités sont largement valorisées), de pratiques (recettes de cuisine, chansons, etc.), plus largement d’héritages culturels, sociaux, économiques, se fondant sur la nostalgie et l’admiration pour le passé et le présent. Ainsi, les porte-bougies transmises de génération en génération à l’occasion de Noël sont une grande source de fierté pour Mette. L’espace domestique est dans cette conception le lieu du hygge familial par essence. Le hygge n’est plus vu comme un régime de relaxation, de camaraderie (comme dans les années 1960/1970), mais plutôt comme un travail répété où la performance continue permet de maintenir une harmonie et un équilibre familial.

La « banalité » des pratiques de Mette pour l’anniversaire ou de Hans pour la préparation de Noël indique un véritable travail en amont d’anticipation, qui empiète sur le temps de travail à l’extérieur du domicile. Mette semblait avoir anticipé l’anniversaire des jumeaux avec beaucoup de minutie : gérer son temps devenait comme une sorte d’art pour elle, et elle ne montrait aucun signe de stress ou d’ennui sur le moment présent. Ayant une charge de travail assez importante et des voyages internationaux réguliers, elle me confia plus tard qu’il lui était parfois difficile de jongler entre sa vie professionnelle et personnelle.

« L’équilibre famille/travail »

Selon l’OCDE, le Danemark est second mondial dans le classement de l’équilibre entre « la vie professionnelle et privée » (Wiking, 2018 : 169). En effet, l’équilibre entre temps de travail/temps passé en famille est encore au cœur des réflexions publiques danoises[13]. Le hygge peut alors se définir comme conséquence directe de cette « bonne » gestion du temps : la danoise Malene Rydahl sous-titre son chapitre sur le hygge « l’équilibre famille/travail » (2014 : 89). Les Danois.es passent en moyenne 31 % de leur temps journalier sur leur lieu de travail (Rydahl, 2014 : 90). Il n’est pas rare que les heures de travail soient aménagées pour pouvoir laisser le temps aux parents d’aller chercher leurs enfants à l’école ou à la crèche. Même les commerces ferment plus tôt (vers 15-16h le samedi par exemple) pour que les employé.e.s puissent rentrer à leur domicile et profiter de leur famille. Le chercheur Meik Wiking l’ironise : « [s]i vous travaillez le weekend, les Danois vous soupçonneront d’être un forcené qui complote sur un projet secret » (Wiking, 2018 : 167). Si cette organisation de la société tend à se transformer avec des injonctions de productivité, de performance, de compétitivité du marché global, ou de tourisme, cette répartition du temps journalier est valorisée par la classe moyenne danoise (Rydahl, 2014 : 93). L’anthropologue Jenkins va jusqu’à parler du hygge comme un comportement « par défaut » de la classe moyenne (2016 : 48) tandis que l’anthropologue Linnet souligne que le hygge fait partie intégrante d’une vision de la classe moyenne danoise qui peut subvenir à ses besoins tout en évitant l’écueil de l’ostentatoire, figure redoutée qui ne laisserait pas de place au hygge. La recherche d’une authenticité dans les pratiques, les objets matériels, les discours, rencontre celle de la tradition qui vise à donner un cadre et donc à critiquer les comportements qui s’en détourneraient (l’absence prolongée d’un parent (et surtout la mère) dans la famille peut être un élément décrié par certain.e.s (Linnet, 2011 : 28). Même si elle avait un horaire du temps très chargé, Mette faisait d’une priorité de pouvoir cuisiner pour sa famille en suivant les traditions du kageman pendant que Hans entérinait la tradition de manger des æbleskiver et du riz au lait à Noël. Alors que j’ai décrit le hygge en introduction comme pouvant permettre un échappatoire à des normes de performance trop lourdes à porter, le hygge lui-même peut devenir une norme, comme la « bonne façon » de passer du temps au travail et en famille en respectant les valeurs de la classe moyenne danoise.

La mère de famille, Mette, était très consciente et frustrée de cette valorisation/injonction à trouver un équilibre durable et bénéfique entre son travail et sa famille. Ma présence résultait de cette potentielle tension, et la partie des tâches domestiques que j’effectuais (nettoyer la cuisine, aider à préparer les repas, faire le petit déjeuner, etc.) lui permettait de passer plus de temps avec sa famille. Cette valorisation de l’authenticité et de la tradition peut aussi être source de tensions au niveau politique. Si les parents (surtout la mère) n’arrivent pas à trouver un équilibre entre leur temps de travail et leur temps personnel, ils en sont les seuls responsables et sont exclu.e.s des valeurs de la classe moyenne, et donc du hygge. Une priorité différente (faire carrière à l’international par exemple) semble rendre d’autant plus compliqué un hygge authentique dans cette optique. Les chiffres et les descriptions idéalisées de cette société ne reflètent pas ou omettent de parler de l’engagement et du travail (domestique, d’anticipation, féminin) que cet équilibre demande.

Le hygge n’est alors pas seulement un cadre de référence pour les pratiques parentales, mais il est à la base de la construction familiale ; il ne dirige pas, il coévolue avec la famille. Dans ce sens, s’il s’inspire des pratiques du hygge familial et antique, il se codéveloppe avec la famille et la société, ce qui explique aujourd’hui qu’il soit à la fois présenté comme une stratégie de survie face à un monde extérieur trop violent (Wiking, 2016) tout en étant critiqué à la manière d’un symbole d’une classe moyenne supérieure danoise (Linnet, 2011). Notre analyse se veut plutôt ontologique et signifie plutôt qu’il n’y a pas de relation causale ou temporelle entre la famille et le hygge : le paradigme de la famille est intrinsèquement lié aux valeurs du hygge et ce dernier n’existe pas sans la famille. La remarque de la mère de Hans, « Det varhyggeligt », pourrait paraître anecdotique, néanmoins elle vient performer le réel et relie le temps passé en famille au hygge. Les valeurs mises en avant sont donc la tradition, l’authenticité, l’équilibre entre temps de travail et temps passé en famille et l’égalité entre les enfants et avec les parents. Nous avons vu que les pratiques parentales « démocratiques » reposent sur une plus grande symétrie entre les parents et les enfants, mais aussi entre les enfants eux-mêmes : comme lors de l’anniversaire des jumeaux où Mette avait pensé à acheter un cadeau pour la grande sœur. Un échange durable et bénéfique aux deux organismes (famille et hygge) se met en place. Pour le dire encore plus clairement, les pratiques du hygge et de la famille n’existent pas en elles-mêmes : elles sont possibles dans leurs échanges durables et bénéfiques, en symbiose.

La symbiose hygge-famille et la représentation des enfants danois.e.s

La représentation majoritaire de l’enfant au Danemark est celle de « l’enfant compétent.e ». On doit la diffusion de cette représentation au thérapeute familial danois Jesper Juul (2001), qui définit l’enfant compétent.e comme disposant de capacités d’agir par lui.elle-même, comme un.e enfant réflexif.ve, autonome, robuste (voir aussi Bremback, Johansson et Kampmann, 2008), et finalement capable d’identifier et de communiquer ce dont il et elle a besoin. Ces compétences sont innées et universelles, et ne dépendent en rien de l’environnement ou des parents. De plus, l’enfant danois.e est décrit.e comme étant un « expert.e du hygge » par la danoise Søderberg : « les enfants sont à bien des égards des experts naturels du hygge. Ils découvrent le monde avec un enthousiasme et un émerveillement inspirés et parviennent à créer du hygge : en cherchant des cachettes et des endroits pour jouer » (Søderberg, 2016 : 46). Lors de mes recherches conjointes sur le hygge et la représentation de l’enfant au Danemark, les ressemblances et analogies entre les deux énoncés m’ont donc amené à reconsidérer les rapports entre hygge et famille. Il s’agit donc de voir en quoi les enfants sont compétent.e.s et expert.e.s, et en quoi la symbiose hygge-famille vient encore une fois permettre une meilleure compréhension de la vie quotidienne danoise. Je m’intéresse d’abord aux compétences des enfants dans leurs façon d’habiter le monde et dans leurs façon de faire, au sens de création[14].

Une façon d’habiter, et d’être

Le rapprochement que j’effectue entre habiter et être tient à la représentation existentialiste d’Ingold : « je suis » signifie « j’habite » (2000). Si habiter exprime une vision très organique, il s’agit aussi de rendre familier ce qui est du domaine de l’étrange, produire des pratiques habituelles là où elles étaient précédemment étrangères. Les objets, leurs dispositions, tout ce qui fait un chez-soi matériel, « tout compose déjà un “récit de vie” avant que le maître de céans n’ait prononcé le moindre mot. » (de Certeau et al., 1994 : 206 ; voir également Miller, 2008). La notion d’authenticité ou d’harmonie est mise en avant entre le quotidien et le hygge : « le hygge nait d’une sincérité dans les choses dont vous vous entourez – le cadre et le décor de votre maison doivent refléter les choix que vous avez faits concernant votre vie et votre quotidien. » (Christina B. Kjeldsen, dans Søderberg, 2016 : 110). Il n’est d’ailleurs pas anodin que le Danemark soit renommé mondialement pour sa force architecturale – par exemple, avec Jørn Utzon ou Bjarke Ingels – et son design d’intérieur – les chaises et luminaires trônant comme les pièces phares d’Arne Jacobsen ou de Poul Henningsen. Un grand soin est apporté à la fois par les pouvoirs publics et les personnes dans les espaces publics et privés. Si le hygge peut être compris à la façon d’une condition de survie face à une extériorité menaçante (Wiking, 2016), habiter, à l’échelle d’une famille, se développe aussi dans un imaginaire, des envies, des désirs, des peurs, des rêves, des émotions[15]. Dans cette perspective, la façon d’habiter et donc d’être des enfants était plus que respectée, elle était valorisée comme un modèle. Juul le dit en d’autres termes : les enfants seraient « en mesure de nous apprendre ce que nous devons apprendre. Ils nous donnent un retour d’information qui nous permet de retrouver nos propres compétences perdues et nous aide à nous débarrasser de nos modèles de comportement infructueux, peu aimants et autodestructeurs » (Juul, 2001 : 18, n.t.). Une situation habituelle et probablement rituelle[16] de la famille consistait à la pratique du fredagshygge, le « hygge du vendredi soir ».

Fredagshygge

Mon premier fredagshygge se déroula début septembre. Chaque vendredi soir, après être rentrée de l’école et de la crèche, la famille mangeait en regardant la télévision. C’était l’unique moment de la semaine où les deux activités se rencontraient. Les enfants choisissaient successivement un film, le plus souvent un Disney, que la famille louait ou achetait. Souvent, les jumeaux s’endormaient avant la fin du film et Simone restait toujours jusqu’au bout, finissant son repas par des bonbons. Cette soirée était la seule qui durait aussi longtemps, les jumeaux allant, suivant les saisons, généralement au lit vers 18h-19h et Simone entre 20h et 21h.

Les enfants mangeaient habituellement autour de la table basse circulaire du salon puis pouvaient aller s’allonger sur des couvertures. Néanmoins, ils voulaient souvent faire les deux en même temps, ce qui nécessitait une certaine vigilance pour que les assiettes ne se renversent pas et que les couvertures ne soient pas tâchées. Chaque membre de la famille avait sa place attitrée, et j’héritai moi-même de celle dans le coin gauche du grand canapé blanc.

Alors que Mette préparait le repas pour toute la famille, il était courant qu’elle demande à Simone et aux jumeaux de s’occuper d’installer le salon, c’est-à-dire de mettre les deux grandes couvertures, les deux poufs (un rose appartenant à Anne et un bleu appartenant à Rasmus) et des coussins par terre pour s’y asseoir confortablement. J’aménageais parfois le salon, en allant chercher les couvertures qui pouvaient être dans la salle de jeu, notamment si une cabane avait été construite dans les jours précédents. D’ordinaire, les jumeaux prenaient leur bain, ou bien Hans était en train de les changer. Simone pouvait finir ses devoirs ou aider sa mère en cuisine, et dans ce cas j’étais seule en charge de réarranger le salon.

Après avoir choisi le film, c’est souvent Mette qui amenait le repas, et Hans et les enfants commençaient à regarder. C’était toujours un moment de détente physique pour les parents et les enfants. C’est d’ailleurs Mette qui me confia qu’elle pensait que ces soirées passées en famille permettaient de se créer des souvenirs, et que l’installation dans le salon, sur le sol pour les enfants, était la plus hyggeligt possible. Ce petit rituel hebdomadaire ne prenait pas trop de temps à concevoir et était un moment de partage pour les parents envers les enfants. Dans les premières semaines de mon observation, ce fut les moments les plus agréables que je passai avec la famille.

Il n’était pas rare qu’une négociation s’enclenche pour le choix du film : « si tu choisis ce film, alors on pourra regarder celui-là la prochaine fois », ou même pendant le repas « si tu m’aides à débarrasser la table, tu auras le droit à un bonbon de plus devant le film ». D’ailleurs, il existait un contrat tacite entre Simone et ses parents : si au cours de la semaine elle faisait des bêtises, elle avait droit à moins de bonbons le vendredi soir.

Le paradigme de l’enfant comme modèle d’habiter

Ces situations semblaient être de parfaits exemples des conseils donnés par Wiking pour amener du hygge chez-soi : une atmosphère détendue, agréable, confortable à la fois physiquement et psychologiquement, partagée entre des gens qui se connaissent et s’apprécient, avec de la bonne nourriture et boisson. Plus particulièrement, il s’agit pour lui d’un type de hygge spécifique : « [u]ne tradition de fredagshygge dans la famille était de manger des bonbons et de regarder un film de Disney » (Wiking, 2016 : 42). Si la concordance entre la description de Wiking et les pratiques de la famille peut étonner, la durée du terrain permet de lever en partie le doute sur une possible performance des pratiques émiques.

Les vendredis soirs formaient une coupure temporelle et spatiale dans le rythme de vie de la famille : ils annonçaient le weekend ; ils transformaient pour une soirée la composition du salon. Ces soirées étaient pour Mette indispensables, moments de retrouvailles avec ses enfants, et également avec son mari. Le partage de la même activité lui permettait de renforcer les liens familiaux. Ainsi, « pour de nombreuses familles, le hygge est la “colle” qui maintient la famille unie. C’est dans le hygge que nous sentons la présence des autres, que nous nous sentons connectés, et c’est là que chaque membre de la famille se retrouve » (Iben Sandahl in Søderberg, 2016 : 47). Cette pratique du hygge comme façon d’habiter les lieux ainsi que le temps – l’attente du vendredi par les enfants, le décompte des bonbons pour Simone, l’anticipation du film choisi des semaines à l’avance, les souvenirs des semaines passées, etc. – renforce la cellule familiale. La façon d’habiter ou d’être de l’enfant devenait la norme : même spatialement, le salon se transformait en une sorte de cabane géante, où les enfants pouvaient librement se mouvoir et se détendre. Chaque individu a une place attitrée dans ces situations, et pas seulement physiquement. C’est un des buts défendus du hygge : donner une place à chacun.e, en harmonie, en égalité, en respect d’une dignité partagée, en se sentant reconnu.e dans une communauté empathique (Wiking, 2016). Dans cette optique, chaque membre de la famille, y compris les enfants, sont des acteur.rice.s primordia.ux.les du bon déroulé du hygge. Cela rejoint une caractéristique de l’enfant compétent.e selon Juul : « l’enfant n’est pas vu comme un objet, mais bien comme un sujet, c’est-à-dire comme un individu à part entière, digne d’égalité avec l’adulte, force de propositions et de décisions » (Juul, 2001 : 25, 34-35).

L’espace-temps créé par ces soirées permettait de construire un chez-soi, à la fois physique, connecté à nos cinq sens, et aussi un lieu de développement de l’imagination, des rêves diurnes et nocturnes, un espace symbolique qui nous protège du monde tout en nous y reliant. L’odeur du repas en train de cuire dans le four de la cuisine, le goût des bonbons, la vue et l’écoute du film, le toucher des coussins et du sol, tout cela formait un moment à part, qui s’ancrait dans le domicile familial et la mémoire de la famille.

Si la façon d’habiter est aussi une question ontologique, c’est que l’étude du hygge peut permettre de s’interroger sur cette notion « d’habiter sa vie », comme un.e danseur.se ou un.e comédien.ne peut habiter un rôle le temps d’une représentation (qui déborde bien plus sur sa propre vie). Pour la chercheuse Maria Villela-Petit, « “[h]abiter sa vie” c’est alors se faire plus attentif à ce que l’on vit, à la façon que l’on a de se conduire, d’être-au-monde en étant présent à soi-même » (Villela-Petit, 2007 : 20). Dans cette optique, le hygge peut se rapprocher de certaines techniques de développement personnel de « pleine conscience » - et certains ouvrages de développement personnel ont d’ailleurs bien récupéré le hygge comme « recette du bonheur à la danoise » (Rydahl, 2014 ; Wiking, 2016). Dans leur texte sur les kolonihave, ces petites maisons de jardin danois, les anthropologues Linnet et Bean discutent des liens du hygge avec d’autres phénomènes. Ils définissent le hygge comme un état « vågen og venlig » (2019 : 271), qu’on peut traduire par « éveillé et bienveillant ». Linnet dresse rapidement une analogie entre hygge et méditation, puisque se sentir éveillé et bienveillant correspond précisément pour lui au but de la méditation. S’ancrer dans le monde, de par ses sens, sa conscience, être engagé.e tout en étant humble et bienveillant.e avec soi-même et son environnement, voilà les clés du hygge pour les deux chercheurs. Comme l’architecte Christopher Alexander, cité par la journaliste Mona Chollet, rapporte d’une de ses discussions avec une danoise sur son mode de vie : « [r]ien de superflu, mais tout ce que l’on fait, le faire totalement » (2016 : 323).

Or, Juul assure que nous savons maintenant que « l’enfant n’est pas seulement compétent, mais qu’il est un être social dès la naissance, qu’il peut exprimer pleinement son intégrité, coopérer avec des adultes (…), exprimer de façon verbale et non verbale la nature des dilemmes émotionnels et existentiels que leurs parents expérimentent » (2001, 72). Tout se passe comme si l’enfant agissait comme un catalyseur d’émotions que lui.elle seul.e pouvait comprendre, peut-être justement parce que ses parents auraient perdu cette capacité dans la vie d’adulte[17]. Pour Søderberg, les enfants « nous inspirent à être simplement dans l’ici et maintenant. Il est difficile de prévoir quoi que ce soit lorsque nous sommes avec des enfants » (Søderberg 2016, 46). L’enfant semble alors être par nature un être « éveillé et bienveillant » (Linnet et Bean, 2019), vivant dans le moment présent, s’imprégnant de son environnement. Dès la naissance, l’enfant connait et exprime ses besoins et est capable de comprendre et de manifester ceux des autres, d’abord par des cris, pleurs, etc., puis par le langage. Sa compréhension intuitive du monde en fait un expert des relations interpersonnelles (dans le classement des « intelligences multiples » d’Howard Gardner, 1983), et sa compétence est primordiale pour maintenir les échanges dans la famille.

Si l’installation dans le domicile familial équivaut à « la fondation d’un monde » (Eliade, 1965 : 47), le monde créé ici tient de cette symbiose entre hygge et famille, dans ces échanges durables et bénéfiques, notamment grâce à la notion de hyggekrog (des recoins de hygge), qui agissent comme des foyers, des diffuseurs d’hygge dans l’espace (Wiking, 2016 : 42). Le coin gauche du canapé du salon est rapidement devenu mon hyggekrog, même hors de ces soirées. Emmitouflé.e.s dans des couvertures, sur le sol du salon, calé.e.s dans de gros coussins, les enfants créaient ces hyggekrog et diffusaient le hygge dans l’environnement. Dans cet échange, les traces du hygge persistent dans les lieux. Les compétences de l’enfant rejoignent l’expertise du hygge. Comment alors différencier le hygge de la représentation de l’enfant, ou savoir ce qui tient à la compétence ou à l’expertise ? C’est ainsi que la représentation symbiotique hygge-famille nous permet de dépasser ces questions en exprimant la représentation de l’enfant comme à la fois compétent.e dans la famille et expert.e du hygge.

Une façon de faire de l’enfant

Enfin, un dernier argument pour souligner la pertinence de la symbiose hygge-famille tient dans la façon de faire de l’enfant. En tant que jeune fille au pair, j’ai passé beaucoup de temps avec les enfants, et surtout Simone, la petite fille de 7 ans. L’enfance est un thème récurrent au Danemark, notamment dans les arts.

L’auteur danois le plus connu du 19e siècle, H.C. Andersen est surtout renommé pour ses contes pour enfants, finissant souvent dans la mort, la maladie, le deuil. L’anthropologue danois Levisen le souligne :

« [l]’accent mis sur le barnet “l’enfant” est l’un des thèmes les plus caractéristiques de la littérature danoise, que l’on retrouve le plus ouvertement dans l’œuvre de Hans Christian Andersen qui a essentiellement écrit pour les enfants (des contes de fées), sur les enfants, et avec une forte idéalisation des enfants en tant que personnes capables et morales, possédant une connaissance profonde, pure et intuitive, que le monde devrait apprendre et écouter » (Levisen, 2013 : 116).

On retrouve dans la description de l’enfant par Levisen les thèmes déjà abordés de l’enfant comme ayant une connaissance « profonde, pure et intuitive » de monde, et également l’idée du modèle de l’enfant pour les adultes. Une représentation décoloniale de l’enfant[18] peut alors s’engager : il n’est plus « une créature dont la valeur est moindre que celle de l’adulte, plus cultivé, un peu à la manière dont le primitif était tenu pour inférieur au civilisé à une époque antérieure de l’anthropologie » (Ingold, 2013 : 10). De cette façon, les enfants sont représenté.e.s comme ayant des compétences de résilience, d’autonomie, et ils peuvent explorer plus facilement et en sécurité leurs capacités, assouvir leur curiosité, développer des compétences sociales, etc. La transmission et l’apprentissage du hygge peut s’ancrer dans la famille : ces pratiques sont apprises, de manière plus ou moins consciente, dans les premières années de vie des enfants et se recycle à l’infini. L’anthropologue Borish le souligne : « [l]’apprentissage des compétences informelles qui facilitent la compétence ultérieure en matière de hygge est une partie importante du processus de socialisation. Partout au Danemark, on peut voir de jeunes enfants apprendre ces compétences […] » (Borish 1991 : 277, dans Levisen, 2013 : 100). En conséquence, lorsque des enfants ont été élevés avec les pratiques quotidiennes du hygge, « ils savent ce que c’est que de se sentir confirmé d’une manière purement existentielle - j’ai été vu, entendu et rencontré » (Iben Sandahl, dans Søderberg, 2016 : 49). Une première situation à Halloween, puis une liste de moments hyggeligt de Simone permettent de finir de repérer les caractéristiques de la symbiose hygge-famille.

Halloween

Halloween, fêtée le 31 octobre, fut un des évènements les plus attendus de l’année pour le père Hans et la fille Simone. Hans avait déjà prévu à mon arrivée en septembre les plans pour construire les décorations devant la maison, tandis que Simone passait des soirées entières à sélectionner son costume. Elle voulait en parler avec ses parents dès qu’elle le pouvait, s’imaginant en sorcière-vampire-cheerleader-zombie. Je devais régulièrement inventer des histoires de loup-garou et autres habitant.e.s des bois lorsque je la mettais au lit. Le thème choisi pour décorer la maison fut celui du cimetière, en plantant dans le sol de fausses pierres tombales, des poupées décapitées ou encore des membres en cire (mains, jambes) de-ci de-là. Dans le grand sapin devant les escaliers était positionnée une grosse peluche d’araignée poilue avec des yeux globuleux. Quelques petits squelettes égayaient les autres arbustes. Si Simone adorait la décoration, Mette avait un peu peur de la réaction des jumeaux. Rasmus, dès qu’on ouvrait la porte, était complètement terrorisé et paralysé. Il ne voulait pas descendre seul les trois marches de l’entrée et avait besoin d’être porté jusqu’à la voiture, temps qu’il passait les yeux fermés à pleurer. Le soir même d’Halloween, les jumeaux sont allé.e.s rapidement au lit, et nous sommes parties avec Simone et d’autres enfants pour aller récupérer des bonbons chez les voisin.e.s (Simone m’avait prêté pour l’occasion quelques accessoires d’un costume de sorcière).

Prises du hygge

À la manière de l’anthropologue Françoise Héritier dans Le sel de la vie (2012), voici une liste non exhaustive des moments de hygge de Simone tirée de mes carnets de terrain : manger des bonbons colas devant la télévision, essayer de faire le tour complet de la balançoire en se balançant, regarder des vidéos d’Harry Potter dans son bain, décorer des gâteaux avec de la pâte d’amandes (marzipan), marcher dans le monticule de sable devant l’arrêt de bus, écouter de la pop sur son haut-parleur, jouer au jeu des châteaux, s’endormir dans le lit de ses parents, enfiler son costume de cheerleading, faire du slime[19] toute seule, construire des cabanes dans le salon, ouvrir son calendrier de l’avent, réfléchir au prochain gâteau dans le bus, se laisser porter en haut, choisir ses chaussures le matin en fonction de sa tenue, manger le plus de popcorn possible au bowling, regarder tous les soirs de décembre le feuilleton de Noël, faire des plans pour Halloween avec Hans, cuisiner un gâteau pour le retour de Mette, faire des roues dans le jardin, se cacher dans le placard secret du grenier, aller à un rendez-vous jeu (playdate) chez le voisin, faire de la trampoline jusqu’à épuisement, faire cuire des marshmallows dans le jardin, danser dans le salon, agiter des petits drapeaux danois, regarder avec de grands yeux les dessins de Jim Kay, réussir à faire un back flip over (un salto arrière), rester en pyjama le dimanche, boire du jus (juice), choisir les bonbons au magasin dans le centre, courir après les oiseaux dans le parc du château, essayer d’attraper la lune dans sa main, courir autour de la table du salon, s’asseoir au fond du bus, faire le plus de bulles possible dans son bain, prendre une glace au bord du lac, se faire des mèches bleues ou roses dans les cheveux, goûter la pâte crue des gâteaux, etc.

Uhygge et tryghed

Pendant la période d’Halloween, il n’est pas rare de voir des publicités affichant leur dernier produit accolé des mots uhygge ou uhyggeligt. S’il parait à première vue être l’antonyme du hygge, son sens est beaucoup plus nuancé. La définition directe de l’adjectif uhyggeligt est « effrayant ». Il ne s’agit donc pas du contraire de hyggeligt, mais d’un qualificatif portant sur un type d’épouvante bien particulier. Contrairement à une terreur paralysante ou qui contraint à réagir face à un danger imminent, ce moment effrayant crée de la distance avec les risques, comme lorsqu’un individu visionne un film d’horreur avec ses ami.e.s, bien au chaud et en sécurité chez-soi (Czuser, 2012). La description d’Halloween nous montre les deux facettes de cet effroi : pour Simone, les décorations de la maison étaient effrayantes tout en restant dans le domaine du supportable et même de l’amusement. Rasmus était paralysé et ne pouvait rien faire : nous n’étions plus dans le registre du uhygge, mais du ikke hygge (pas de hygge). Cette situation nous permet de percevoir aussi les limites de la symbiose : en sortant du hygge ou plus spécifiquement en empruntant son contraire, Rasmus n’avait plus la compétence de résilience et de robustesse de passer son chemin. Il avait pour autant encore la compétence d’exprimer ses besoins (c’est-à-dire d’être en sécurité, dans ce cas précis d’être porté pour aller jusqu’à la voiture). Pour Simone, cela était un instant agréablement uhyggeligt, alors que Rasmus n’en éprouvait aucun plaisir. La différence primordiale entre les deux expériences des enfants se loge dans la condition de possibilité même du hygge qu’est le tryghed.

L’anthropologue Bille souligne les relations intimes qu’entretiennent le hygge et le tryghed : « le hygge est intrinsèquement lié au mot tryghed (communément traduit par sécurité) » (2013 : 8). Plus qu’une simple sécurité, il évoque les mots anglais secureness, le sentiment de sheltered-ness et de nested-ness (2013 : 8-9). En français, cette traduction pourrait prendre le sens du sentiment d’être à l’abri, d’être en sureté, et même, d’après notre hypothèse de l’introduction, d’être chez-soi.

Tandis que Wiking fait de nombreuses références aux racines vikings des Danois.e.s et du hygge (2016), le chercheur Pessel rappelle l’origine plus probable du mot : « [p]lutôt que l’origine viking, promue par les médias (le vieux norrois hyggja signifiait penser ou tirer du plaisir de quelque chose), de meilleures interprétations sont offertes par la signification plus tardive et moderne du mot : protection, care (en particulier des enfants), ainsi que le sentiment de sécurité et de confiance sans limite (…) qui est le tryghed » (Pessel, 2018 : 39). Les valeurs du tryghed sont tout à fait en accord avec celles du hygge, bien qu’elles diffèrent légèrement : « [e]n combinant des aspects de “familiarité”, “prévisibilité”, “confiance”, “bien-être quotidien” et “liberté”, le tryghed constitue un concept unique qui explique les logiques sociales et la cognition quotidienne dans les discours de la communauté danoise » (Levisen, 2013 : 144). Le tryghed est omniprésent et rassure : il ne dérange pas l’ordre social, familial, il n’a pas attrait à l’étrange, au non-familier, à l’extraordinaire. Il est discret, c’est-à-dire qu’il permet à des personnes, surtout des enfants, de pouvoir vivre, jouer, s’épanouir sans interroger les possibles risques encourus : Simone avait la liberté de faire ce qu’elle voulait (du trampoline, aller dormir chez une amie, jouer avec les voisin.e.s dans la rue, etc.), tant que cela restait du domaine du tryghed. Rentrer à l’école seule, qui se trouvait à une quinzaine de minutes de la maison, ne correspondait par exemple pas au tryghed. Pour Czuser, le tryghed « émanerait plus facilement de la présence d’autres Danois, ou, mieux encore, d’amis proches ou de membres de la famille » (Czuser, 2018 : 89). S’il n’est pas présent, alors la situation ne peut être hyggeligt et l’enfant si présent.e saura communiquer son besoin de se sentir en sécurité.

Une compréhension intuitive du monde

Si les enfants sont des « experts naturels du hygge » (Søderberg, 2016 : 46), elles ou ils ne sont pas vraiment présent.e.s dans les ouvrages de vulgarisation du hygge, et encore moins dans les études ethnographiques. La famille est largement mise en avant, cependant les relations parents/enfants et la construction du faire famille avec enfants est moins étudiée. Pourtant, la petite enfance est très amplement valorisée au Danemark comme moment de découvertes et d’éveil et une grande partie est laissée librement aux enfants pour s’épanouir comme elles ou ils le souhaitent (tant, bien sûr, qu’ils restent dans le tryhged). Les compétences de Simone, Anne et Rasmus étaient nombreuses et mises en avant, même lorsque le résultat ne correspondait pas exactement aux attentes : par exemple, lorsque je réalisais un gâteau avec Simone, Mette donnait toujours à Anne un petit saladier avec des ingrédients où elle pouvait faire sa propre recette que Mette cuisait et goûtait consciencieusement. Pendant les repas, lorsque la famille parlait en danois, Mette me faisait souvent la réflexion que Rasmus, du haut de ses 3 ans, arrivait à formuler des phrases complexes, avec des propositions subordonnées. Simone, elle, développait notamment des compétences en cheerleading, s’entraînant parfois pendant des heures pour réussir à effectuer une pose particulière. Mette et Hans ne survalorisaient pas les compétences des enfants : ils reconnaissaient les efforts, les évolutions, les expériences de l’apprentissage, de l’acquisition de compétences.

Les prises du hygge de Simone montrent une autre façon de percevoir le monde, où des choses qui paraîtraient banales pour certains adultes deviennent tout un monde à explorer, découvrir, où se cacher, inventer des histoires, tisser des liens entre des lieux, des temporalités est possible, où l’imagination est maîtresse. Cette vision du monde n’est pas simplement reléguée à l’enfant « immature »[20], elle correspond à une autre compréhension du monde qui est tout autant valide et respectée. Les compétences de l’enfant s’expriment dans sa façon d’être et de faire les choses : le jeu est un exemple idéal pour montrer comment la réalité d’un enfant peut être très différente de celle de l’adulte, et illustre en tout cas dans la famille une réelle représentation reconnue et respectée. Le jeu au Danemark est largement valorisé. Il permet de mettre en mots et en actions la conception du monde de l’enfant et de plus ou moins l’encadrer avec des règles qui apprennent à l’enfant de futurs comportements au sein de la société.

La richesse des compétences de l’enfant, qu’elles soient sociales, pratiques ou techniques, est constatée et valorisée. Au sein de la famille observée, cette expertise enfantine est identifiée comme « compétence », et même comme modèle moral d’inspiration.

Conclusion

Le hygge regroupe une série de valeurs qui percolent la vie familiale – et inversement. Les valeurs qui sont ainsi développées dans le hygge et la famille sont : l’authenticité, la tradition, l’harmonie, l’égalité entre enfants et avec les parents et la « bonne » gestion du temps de travail/temps personnel. Si ces valeurs sont au fondement des deux organismes, elles ne peuvent exister sans un ancrage dans un écosystème particulier. La situation des fredagshygge explore cette impossibilité à décrire l’un sans l’autre et la nécessité de trouver d’autres modèles pour comprendre le monde de la famille. Le paradigme de l’enfant est reconnu et devient un modèle ontologique à suivre. Dans cette optique, la symétrie de définition de l’enfant comme « expert » du hygge et « compétent » dans la famille développe un sens nouveau, significatif de la symbiose et renforçant l’idée d’insécabilité des deux organismes. L’enfant compétent.e et expert.e du hygge devient alors un.e traducteur.trice qui permet de bonnes relations au sein de la famille, car, ayant une connaissance organique du monde, il ou elle peut transmettre et traduire aux adultes des situations qu’ils.elles ne comprennent pas.

Ainsi, la difficulté citée en introduction d’une délicate prise ou d’un insaisissable objet du hygge pourrait être résolue en adoptant cette représentation de la symbiose : le hygge est impossible à décrire comme entité indépendante, voire autonome d’un environnement, comme échantillon témoin d’une expérience. Le recours à la symbiose n’est pas anecdotique ou seulement descriptif. Il s’engage dans une envie de créer d’autres représentations, à l’instar des champignons d’Ingold (2013) ou d’Anna Tsing (2017) qui ne sont pas « juste » des êtres vivants séparés de leur environnement, mais qui vivent en laissant des traces, des indices de leurs présences, même si a priori non palpables ou saisissables par nos sens. Les deux organismes sont donc interdépendants et se nourrissent l’un de l’autre. La symbiose peut être le terreau de la construction de l’identité des personnes au sein de la famille, qu’elle soit sociale et économique (classe moyenne danoise), relationnelle (parents et fratrie), émotionnelle, dans les discours, les gestes, les attentions, etc. La symbiose permet d’isoler pour un temps la famille, hors d’une extériorité parfois menaçante, pour leur donner le temps, la place, l’énergie et l’envie de se développer. Cette symbiose autorise aussi de « survivre » dans cette société danoise, de pratiquer et de montrer les « bonnes » méthodes et de s’étendre selon un schéma qui correspond aux valeurs et normes de cette société.

Les relations entre les membres de la famille dépendent de cette symbiose, qui cultive plus d’horizontalité dans les rapports parents/enfants. Le hygge et la parentalité danoise sont intrinsèquement liés et développent une représentation de l’enfant comme « compétent.e » ou « expert.e ». La représentation de la symbiose permet une évolution possible des organismes, parties prenantes de cycles de la vie : le hygge d’aujourd’hui ne sera peut-être pas celui de demain alors même que les relations parents/enfants se transforment avec le temps.

Dans cette perspective, il semble compliqué de séparer mon statut de chercheuse de celui de personne : une certaine prise, un certain engagement apparait comme nécessaire pour poursuivre mes observations. La question épistémique est mêlée à la méthodologie : pour dépasser une analyse rhétorique, j’ai dû moi-même jouer le jeu, lâcher prise, accepter en réalité la place que la famille m’attribuait, justement comme donnée pertinente.

En d’autres termes, si je n’étais pas rentrée ou plutôt si Mette ne m’avait pas invitée dans cette symbiose, il aurait été plus ardu (voire impossible) d’en saisir les contours et les nuances. En effet, la symbiose est souvent réticente à s’ouvrir à d’autres éléments extérieurs. Ma présence aurait donc pu rester dans le domaine de l’étrange. L’invitation verbale de Mette de prendre le rôle de « grande sœur » pour les enfants, peut-être anodin ailleurs, relevait d’une invitation à partager pour quelques mois ce lien intime et quotidien, à me donner une place, à me permettre de me sentir « chez-moi ». En prenant pleinement un rôle dans la famille, je collaborais au rétablissement d’une cosmologie familiale connue et habituelle. Cette place venait néanmoins avec un coût : si je ne contribuais plus aux deux organismes, alors je devais sortir de la symbiose et redevenir la chercheuse anthropologue du début de notre rencontre. Si cette place est rendue possible, c’est bien parce que la symbiose n’est pas une simple somme des parties. Au lieu de ruptures ou de brèches dans la famille suite à un départ ou à l’arrivée d’un nouvel individu, cette vision symbiotique permet d’expliquer mon « incorporation » au sein de la famille de manière plus adéquate avec les pratiques mêmes du bien-être danois. Plus qu’une place, cette symbiose m’accorde également de pouvoir développer un « chez-soi » qui dépasse la cohabitation d’un « chez-eux » (la famille) ou d’un « chez-nous ». Elle devient ainsi le terreau fertile de la construction de mon « je », un lieu, un temps, un tissu de relations et d’échanges qui me donne l’espace pour m’investir, pour être « éveillée et bienveillante » comme chez Linnet et Bean (2019), et pour effectuer un retour réflexif sur mes pratiques de chercheuse et finalement de personne.

En ce sens, revenons sur une notion que nous avons rencontrée à deux reprises au cours de cet article. Il s’agit de l’intuition, d’abord vue avec Ingold (2013) puis avec Levisen (2013). La première occurrence a été employée pour décrire un outil de ma méthode, la seconde pour légitimer la vision de l’enfant danois. Ces deux usages ne sont pas anodins. En effet, le changement de mon statut de jeune fille au pair à grande sœur marque, en plus d’une acceptation dans la famille, un rapprochement du côté des enfants. Ainsi, si l’on pousse au maximum cette analogie, mes compétences en tant que personne et donc comme chercheuse dépendent de ma vision du monde qui découle de mon intuition, utilisée ici comme modèle scientifique désirable.