Abstracts
Résumé
Dans cette étude, 187 pères de jeunes enfants ont rempli des questionnaires évaluant le stress paternel, le sentiment de compétence paternelle, l’engagement paternel et la situation socio-économique familiale. Si les pères en situation de précarité se sentent plus stressés et moins compétents dans leur rôle paternel, ils s’engagent auprès de leurs enfants autant que les pères plus aisés. En outre, la perception de la contrainte financière s’avère centrale dans l’explication du vécu de la paternité. Au regard des résultats obtenus, des pistes d’intervention seront avancées afin de proposer à ces pères des modes de soutien et d’accompagnement socio-éducatif appropriés.
Mots-clés :
- engagement paternel,
- stress paternel,
- sentiment de compétence paternelle,
- précarité socio-économique,
- accompagnement socio-éducatif
Abstract
In the following study, 187 fathers of young children contributed by completing questionnaires assessing paternal stress, paternal sense of competence, father’s involvement and socioeconomic situation. If disadvantaged fathers feel less competent and more stressed in their paternal role, they are as much involved as wealthier fathers. Furthermore, financial constraint perception seems to play a central role in the explanation of how fathers experience their paternity. Following these results, some suggestions regarding interventions towards these fathers will be offered.
Keywords:
- paternal involvement,
- Paternal stress,
- Paternal sense of competence,
- Socioeconomic disadvantage,
- Socio-educational accompaniment
Article body
Si certaines représentations encore solidement ancrées laissent supposer que les pères qui connaissent la précarité professionnelle et financière sont défaillants ou démissionnaires, encore trop peu de travaux s’intéressent à la façon dont ces hommes vivent leur paternité. Cependant, un nombre croissant d’études récentes, majoritairement nord-américaines, nous éclairent sur le sujet, soulignant l’importance du rôle de pourvoyeur de revenu pour les pères et notant que les difficultés à subvenir aux besoins économiques de la famille sont vécues, pour beaucoup, comme un obstacle à l'épanouissement de leur paternité (Allard et Binet, 2002; Devault et Gratton 2003; Devault et al., 2008; Ouellet et al., 2006; Williams, 2008). En France, les travaux sur le sujet sont rares (Kettani, 2009; Kettani et Zaouche-Gaudron, 2011; Kettani et al., 2010; Zaouche-Gaudron et al., 2005; Zaouche-Gaudron et al., 2007) et ces lacunes privent les acteurs socio-éducatifs des informations nécessaires à la compréhension de ces pères et à l’élaboration de pratiques adaptées à leur problématique spécifique. En effet, lorsque les services d’aide à la famille et d’action sociale tentent de mettre en place des programmes d’intervention socio-éducative en direction des pères en situation de précarité, ceux-ci s’avèrent le plus souvent inefficaces, ces pères ayant peu tendance à recourir à l’aide institutionnelle proposée. De ce fait, les professionnels se sentent souvent impuissants face à des pères qu’ils trouvent difficiles à impliquer. Ainsi les équipes, en difficulté dans les projets qu’elles mettent en oeuvre, focalisent leurs interventions davantage sur la relation mère-enfant.
Dans un contexte où la précarité touche un nombre croissant de familles en France (CERC[1], 2004), il paraît essentiel de s’interroger sur l’expérience paternelle des hommes qui connaissent des difficultés socio-économiques. Une meilleure compréhension de leurs spécificités est nécessaire à l’élaboration de moyens de prévention et d’accompagnement socio-éducatif appropriés pour les pères.
1. La problématique paternelle en situation de précarité socio-économique
De plus en plus de recherches en psychologie s’intéressent à l’effet du contexte socio-économique sur les conduites paternelles. Une première génération de travaux, majoritairement américains et canadiens, observe un effet négatif de la précarité (Burbach et al., 2004; Elder et al., 1992; McLoyd, 1990; Simons et al., 1990). McLoyd (1990) explique que la pression inhérente à une situation financière fragile peut influer négativement sur la qualité des interactions père-enfant par le biais des sentiments de stress qu’elle est susceptible d’engendrer. Les pères en situation de précarité auraient tendance à être moins soutenants, moins cohérents et moins impliqués dans l’éducation de leurs enfants. Ainsi, sur un échantillon de 136 pères de jeunes enfants, Burbach et al. (2004) indiquent un niveau de stress parental plus élevé lorsque le revenu est faible. Ils estiment que leurs enfants ne répondent pas à leurs attentes et qu’ils ne parviennent pas à interagir avec ces derniers comme ils le souhaitent. Même si quelques études indiquent que les pères sans emploi s’impliquent davantage dans le caregiving que les pères qui en ont un (Cabrera et al., 2004; Radin et Harold-Goldsmith, 1989), Johnson et Abramovitch (1985) notent qu’ils trouvent peu de valorisation dans ce rôle qu’ils sont forcés de jouer et pour lequel ils se sentent peu compétents. Si certains pères sont quantitativement plus disponibles, cet avantage ne semble pas amoindrir les difficultés de rester à la maison sans travail. À ce propos, Jones (2001) ajoute que cette disponibilité potentielle serait minimisée par le stress de la perte d’emploi, surtout lorsque le chômage se prolonge. Les pères auraient alors tendance à avoir une image négative de leurs enfants (Simons et al., 1990), qu’ils perçoivent comme moins obéissants et moins respectueux envers eux (Devault et Gratton, 2003). Leur autorité remise en cause, ils se sentent dévalorisés, sont moins patients et ressentent de la frustration (Elder et al., 1992; McLoyd, 1990). Nait alors un sentiment de dépossession de leur rôle de père qui peut générer en eux un sentiment d’incompétence les rendant plus à risque de se désengager (Allen et Dally, 2002, cité dans Devault et Gratton, 2003).
Si cette première génération de recherches, utilisant en majorité des méthodologies quantitatives, conclut le plus souvent à une paternité « déficiente » en contexte de précarité, peu d’entre elles s’interrogent sur la façon dont les pères vivant en milieu défavorisé vivent leur paternité. En 1994, lors du colloque Père à part entière, Lévesque déclarait :
On ne sait pratiquement rien de l’expérience de paternité chez les hommes vivant en milieu défavorisé. Les recherches ont plutôt démontré les effets désastreux de leur « absence » sur le développement des enfants. Il est temps d’essayer de comprendre ce que vivent ces hommes et que signifie l’enfant pour eux.
Dans le prolongement de ces propos, quelques recherches se sont employées, depuis les années 2000, à préciser le vécu de la paternité pour les pères en situation de précarité (Allard et Binet, 2002; Asdih et Gez, 2001; Devault et Gratton, 2003; Devault et al., 2008; Ouellet et al., 2006; Zaouche-Gaudron et al., 2005; Zaouche-Gaudron et al., 2007). Cette nouvelle génération d’études tente de comprendre et d’analyser comment se construit l’identité paternelle quand le père n’occupe pas cette place de pourvoyeur de revenu, quand les liens sociaux sont affaiblis et quand il n’existe pas ou peu de liens et de ressources professionnels. Donnant la parole aux pères, elles mettent en évidence une problématique paternelle spécifique en situation de précarité. En effet, Zaouche-Gaudron et al. (2003) émettent l’hypothèse selon laquelle les pères « précaires » n’ont pas nécessairement la même conception du rôle paternel que les pères « tout-venant ».
Un certain nombre de travaux révèlent ainsi que le rôle de pourvoyeur de revenu est une dimension fondamentale de l’identité des pères (Allard et Binet, 2002; Asdih et Gez, 2001; Devault et Gratton, 2003; Devault et al., 2008; Williams, 2008; Zaouche-Gaudron et al., 2005; Zaouche-Gaudron et al., 2007). Dans la recherche réalisée par Zaouche-Gaudron et son équipe (Zaouche-Gaudron et al., 2005; Zaouche-Gaudron et al., 2006; Zaouche-Gaudron et al., 2007) auprès de 17 pères d’enfants âgés de 3 à 5 ans en situation de précarité, des entretiens menés sous forme de récits de vie indiquent que cette dimension est renforcée chez les pères malmenés par leurs conditions de vie. Ceci apparaît comme une particularité de la paternité en situation de précarité. En effet, beaucoup conçoivent le père comme étant le principal responsable du fait de subvenir aux besoins matériels de la famille. Les pères gèrent leurs difficultés économiques de manière à se sentir responsables et en ressentent une grande fierté lorsqu’ils réussissent. Beaucoup d’entre eux indiquent que la venue de l’enfant renforce leur motivation à se prendre en main, à se trouver un emploi afin de s’assurer qu’il ne manque de rien. Il semble important pour eux de fournir à l’enfant un modèle de père qui assume ses responsabilités et qui est présent pour ses enfants. Ils sont soucieux de répondre de façon adéquate aux nécessités éducatives et affectives de leurs enfants (Allard et Binet, 2002; Devault et al., 2008; Zaouche-Gaudron et al., 2005; Zaouche-Gaudron et al., 2007). Lorsqu’ils éprouvent de la difficulté à y arriver, dans l’ensemble, ils préfèrent se débrouiller seuls et limitent volontairement l’aide provenant de la sphère relationnelle. Malgré leur situation difficile, peu font appel aux institutions sociales, le fait de réclamer de l’aide étant associé à un sentiment d’indignité et de honte (Devault et Gratton, 2003; Zaouche-Gaudron et al., 2007).
Ainsi, les nouvelles recherches ne notent pas de dysfonctionnement majeur chez les pères en situation de précarité quant à leur place, leur statut et leur rôle auprès de l’enfant. La paternité semble être une dimension constitutive de l’identité de la plupart des hommes en situation de précarité. Beaucoup sont très engagés dans la vie de leurs enfants, les éduquent, préparent leur avenir et se sentent pleinement responsables de leur bien-être éducatif et matériel (Devault et al., 2008; Ouellet et al., 2006; Zaouche-Gaudron et al., 2005; Zaouche-Gaudron et al., 2007). Toutefois, si la problématique paternelle en situation de précarité est de mieux en mieux analysée, un nombre encore insuffisant de travaux nous éclairent sur le sujet, et les résultats sont encore parcellaires, sinon contradictoires. Il est donc nécessaire de développer des mesures plus fines et mieux adaptées de l’expérience paternelle en contexte de précarité en mettant à contribution sur un mode convergeant des méthodologies quantitatives et qualitatives.
2. Le concept d’expérience paternelle
À l’origine de l’expérience paternelle se trouve le concept relativement récent d’engagement paternel. Lamb et ses collègues (1987) ont été les premiers à aborder cette notion qui renvoie au partage des tâches parentales exigées par l’éducation et les soins du jeune enfant, à commencer par l’activité nourricière. Les auteurs suggèrent trois dimensions pour définir l’engagement paternel appelées interaction[2], disponibilité[3] et responsabilité[4]. Plus tard, l’élargissement du concept d’engagement s’est traduit par l’élaboration d’outils de mesure évaluant, de façon distincte, les différents types d’activités qui caractérisent les interactions du père avec son enfant (Palkovitz, 1997). Cette vision multidimensionnelle visait ainsi à quantifier l’engagement des pères dans des sphères spécifiques d’activités parentales. De nombreuses recherches se sont alors attachées à mettre en évidence les ressemblances et les différences entre les styles paternel et maternel afin de pouvoir inférer les processus qui sous-tendent la psychogenèse de l’enfant. Nous savons à présent que, par delà des similitudes qui tiennent au rôle partagé de caregiver, les deux parents sont différents à de multiples points de vue (Le Camus et Zaouche-Gaudron, 1998).
Toutefois, les outils utilisés jusque-là se sont inspirés essentiellement d’instruments validés auprès des mères en procédant à de légères adaptations pour prendre en compte les réalités paternelles. Aussi le père est observé dans des situations pour l’essentiel identiques à celles dans lesquelles sont classiquement étudiées les mères. Dans cette démarche, certaines activités paternelles effectives ne sont pas prises en compte dans l’estimation des interactions parents-enfant. La référence est toujours la mère, et le père n’est évoqué qu’à travers la logique du « plus » ou « moins » que la mère sans que l’on puisse saisir la spécificité de l’engagement paternel. Or toutes les méthodes créées pour étudier les mères ne sont pas aussi bien adaptées à l’étude des pères, dans la mesure où elles ne reflètent pas leur façon de penser, de ressentir ou d’agir (Dubeau et al., 2009; Le Camus et Zaouche-Gaudron, 1998; Roggman et al., 2002).
Pour pallier cette lacune, l’équipe ProsPère a élaboré et validé le « questionnaire d’engagement paternel » (QEP), adoptant la définition suivante :
L’engagement paternel, c’est la participation et la préoccupation continues du père biologique ou substitut à l’égard du développement et du bien-être physique et psychologique de son enfant. Cet engagement s’exprime de différentes façons et se développe pas à pas et à sa manière. Un père engagé est un père en interaction (une présence à l’enfant directe ou indirecte), un père qui prend soin (des tâches quotidiennes à partager), un père affectueux (des gestes et des mots qui rassurent et encouragent), un père responsable (des tâches pour le développement de l’enfant), un père pourvoyeur (un soutien financier pour les besoins de l’enfant), un père évocateur (des pensées tournées vers l’enfant) (Dubeau et al., 2009 : 75).
Outre sa dimension comportementale, l’engagement paternel comprend une composante intrapsychique qui renvoie à la nature affective de la relation à l’enfant et aux sentiments qu’elle implique, tels que les sentiments de stress ou de compétence que le père peut ressentir dans l’exercice de son rôle (Lacharité, 2004). De plus en plus d’auteurs soulignent l’importance de prendre en considération le vécu psychologique de la paternité, qui peut agir sur la qualité de l’engagement paternel (Le Camus et Zaouche-Gaudron, 1998; Palkovitz, 2002; Roggman et al., 2002; Schoppe-Sullivan et al., 2004). Le concept d’« expérience paternelle », qui rajoute à l’engagement paternel une dimension subjective, conduit à appréhender la paternité à travers le rapport de l’homme à sa propre expérience de père. Celle-ci permet de concevoir le père, non plus comme un objet, mais comme un sujet, et la paternité non plus comme un rôle à jouer ou des tâches à accomplir, mais comme une expérience personnelle. Elle est « constituée de l’ensemble des pratiques, mentales et comportementales, que l’homme dirige vers lui-même dans le but d’agir en conformité avec la conception qu’il se fait d’un père » (Lacharité, 2004 : 30).
La présente recherche a pour objectif de vérifier, à l’aide d’une méthodologie quantitative appliquée à un échantillon plus important, les résultats obtenus à travers les discours des pères par les recherches réalisées depuis les années 2000. Nous proposons d’étudier l’expérience paternelle en situation de précarité socio-économique par l’analyse de la façon dont les pères vivent leur paternité et s’engagent auprès de leurs enfants dans ce contexte. Cette information contribuera à une meilleure compréhension de la problématique qui leur est propre et conduira à proposer des pistes d’intervention mettant en oeuvre des moyens appropriés de prévention et de soutien socio-éducatif pour les pères.
3. Population et procédure
Cent quatre-vingt-sept pères de famille ayant au moins un enfant âgé de 2 à 6 ans ont répondu à un questionnaire autoadministré. Dans toutes les familles, les deux parents vivaient en couple dans le même foyer avec l’enfant[5]. Ceux-ci ont été contactés à travers des lieux d’accueil enfants-parents (LAEP), des écoles maternelles, mais aussi des maisons de chômeurs[6] et du Secours populaire, beaucoup de ces structures se situant dans des quartiers classés zones urbaines sensibles (ZUS) de Toulouse[7]. Le bouche-à-oreille a permis d’élargir l’échantillon à d’autres pères, les familles que nous rencontrions nous mettant en contact avec des familles de leurs connaissances. Le questionnaire était accompagné d’un courrier explicitant la démarche à suivre et était contenu dans une enveloppe prévue pour être refermée avant de nous être retournée, ce afin de permettre la confidentialité des réponses.
Les 187 pères sont répartis en deux groupes que nous nommerons « groupe précaire » (G1) et « groupe contrôle » (G2). Le groupe précaire est composé de 82 pères âgés de 19 à 54 ans (m = 37,04; σ = 7,44), leurs enfants (41 filles, 41 garçons) étant âgés de 24 à 79 mois (m = 45,30; σ = 15,16). Le groupe contrôle est constitué de 105 pères âgés de 27 à 57 ans (m = 37,64; σ = 5,87), leurs enfants (50 filles, 55 garçons) étant âgés de 22 à 78 mois (m = 45,76; σ = 14,77). Parmi les sujets, 80 % résident en zone urbaine. Notons également que le groupe précaire comprend une forte proportion de pères originaires de pays hors de l’Union européenne. En effet, la moitié d’entre eux (49,4 %) sont originaires d’un pays hors de l’UE (contre 9,5 % dans le groupe contrôle), dont près des trois quarts (70 %) sont d’origine maghrébine.
4. Instruments
4.1. La précarité socio-économique
La précarité socio-économique a été évaluée à travers un questionnaire de données sociodémographiques. Quatre indicateurs ont été retenus pour la construction de cette variable et ont été évalués comme suit :
Le revenu familial[8] par unités de consommation (UC)[9] est inférieur au seuil de pauvreté[10] s’il ne dépasse pas 10 560 euros annuels (INSEE).
Le statut d’emploi du père est évalué sur la base du statut d’activité du père (sans emploi, travail à temps partiel, travail à temps complet) et de son type de contrat de travail (contrat à durée indéterminée, à durée déterminée, emploi intérimaire…). Le statut d’emploi du père est reporté dans trois catégories ordinales cotées de 1 à 3 : 1 = sans emploi; 2 = emploi précaire[11]; 3 = contrat à durée indéterminée à temps plein. Le statut d’emploi du père est dit précaire lorsque le père est sans emploi ou occupe un emploi précaire.
Les conditions de logement ont été évaluées à partir de la surface du logement par habitant et du nombre de pièces par habitant. Le logement de la famille est insuffisant s’il ne présente pas le minimum d’une pièce de séjour pour le ménage, une pièce par couple ou adulte seul, une pièce par enfant (ou une pièce pour deux enfants s’ils sont de même sexe ou ont moins de 7 ans) et au moins 18 m² par personne (Insee-Dros-Région Paca, 2008).
La perception de l’aisance financière est évaluée à travers la réponse du père à la question « Comment percevez-vous votre situation économique? » La réponse est cotée sur une échelle de 1 à 4 : 1 = se considère à l’aise financièrement; 2 = considère les revenus suffisants pour répondre aux besoins fondamentaux de la famille; 3 = se considère pauvre; 4 = se considère très pauvre. Un score de 3 ou 4 correspond à une précarité perçue, contrairement à un score de 1 ou 2.
Le groupe précaire regroupe les familles qui présentent au moins un indice de précarité, alors que les familles du groupe contrôle ne sont concernées par aucun indice de précarité.
4.2. L’engagement paternel
Le questionnaire d'engagement paternel (QEP), élaboré par l’équipe québécoise ProsPère (Dubeau et al., 2009), vise à évaluer l'engagement du père envers son enfant sur la base d’une définition particulière de l’engagement paternel adaptée aux réalités spécifiques vécues par les pères (cf. partie 2). L’instrument est composé de 47 questions réparties en six échelles d’engagement paternel : soutien affectif, discipline, ouverture au monde, soins physiques, jeux physiques et évocation. Les pères doivent estimer la fréquence à laquelle ils réalisent les activités énoncées sur deux types d’échelles de cotation : une échelle absolue (1 = jamais; 2 = une fois par mois; 3 = deux à trois fois par mois; 4 = une fois par semaine; 5 = plusieurs fois par semaine; 6 = chaque jour) et une échelle relative pour les activités plus occasionnelles ou difficilement quantifiables (1 = jamais; 2 = à l’occasion; 3 = régulièrement; 4 = souvent; 5 = très souvent). Un score élevé indique un niveau élevé d'engagement paternel.
Les auteurs ont validé le questionnaire auprès d’un échantillon de plus de 800 pères de jeunes enfants âgés de 1 à 5 ans. Les six échelles de l’engagement paternel présentent une excellente consistance interne (alpha de Cronbach variant de .72 à .86).
4.3. Le sentiment de compétence paternelle
Afin de mesurer le sentiment de compétence paternelle, nous avons utilisé la version française du Parenting Sense of Competence Scale (PSOC) élaboré par Johnston et Mash (1989) et traduit par Charbonneau et Robitaille (1988). Il s’agit d’un questionnaire autoadministré qui comporte 16 énoncés recouvrant deux dimensions de l’exercice du rôle parental : la satisfaction et le sentiment d’efficacité. L’échelle satisfaction (9 items) évalue la frustration parentale, l’anxiété et la motivation, alors que l’échelle sentiment d’efficacité (7 items) mesure les aptitudes, la capacité à résoudre les problèmes et les compétences. Les items sont évalués sur une échelle de Lickert en 6 points allant de « tout à fait d’accord » à « pas du tout d’accord ». Un score élevé indique une meilleure estime de soi parentale.
Les auteurs de la version originale ont validé l'instrument auprès d’une population de 297 mères et 215 pères d’enfants de 4 à 9 ans[12]. Des analyses de consistance interne ont permis d'obtenir des résultats satisfaisants, avec un coefficient alpha de Cronbach de .79 pour l'ensemble de l'instrument (Johnston et Mash, 1989). Les analyses de consistance interne effectuées par Charbonneau et Robitaille (1988) révèlent un coefficient alpha de Cronbach de .84.
4.4. Le stress paternel
Afin d’évaluer le stress paternel nous avons utilisé la version courte de l’« indice de stress parental » (ISP, Lacharité et al., 1992), version française du Parenting Stress Index – Short Form (PSI-SF, Abidin, 1995). L’ISP est un instrument de mesure utilisé dans l’évaluation du stress parental en lien avec les caractéristiques de l’enfant, du parent et certaines dimensions de la relation parent-enfant. Comme défini par Abidin, le stress parental est un état de malaise psychologique relié au domaine spécifique de l’éducation de l’enfant, soit le stress que le parent vit lorsqu’il élève son enfant. Cet instrument se fonde sur l'hypothèse que le stress intégral ressenti par le parent dépend de certaines caractéristiques de l'enfant, du parent et des situations reliées au rôle de parent.
La version courte utilisée (PSI-SF) peut être administrée à des parents d’enfants âgés de 1 à 12 ans. Il s’agit d’un questionnaire composé de 36 items que le parent complète en fournissant des réponses sur une échelle de type Likert en 5 points, qui représente le degré d’accord ou de désaccord du répondant avec chacune des propositions énoncées. Le questionnaire livre un score total de stress parental à partir de trois échelles : détresse parentale, dysfonctionnement des interactions parent-enfant et enfant difficile, chacune étant composée de 12 items. Le score total de stress paternel résulte de la somme des scores aux trois sous-échelles du questionnaire. Il varie de 36 à 180. Un score élevé indique un haut niveau de stress parental.
Le PSI-SF a été validé par Reitman et al. (2002) sur un échantillon de 196 mères d’enfants âgés de 3 à 5 ans en situation de pauvreté. L’échelle présente une excellente consistance interne (alpha de Cronbach = .95).
5. Résultats
L’analyse de la situation socio-économique des familles du groupe précaire révèle que 63 % perçoivent un revenu inférieur au seuil de pauvreté, le statut d’emploi est instable pour 57 % des pères (soit 26,6 % de pères sans emploi et 30,4 % de pères en emploi précaire), le logement est insuffisant pour 37,2 % des familles et 36 % des pères se perçoivent en situation de précarité.
Afin d’étudier l’effet de la précarité socio-économique sur les pères, nous avons comparé l’engagement paternel, le sentiment de compétence paternelle et le stress paternel dans le groupe précaire et dans le groupe contrôle. Pour cela, les moyennes des scores obtenus par les deux groupes aux questionnaires PSOC, QEP et PSI-SF ont été comparées (cf. Tableau 1). Dans notre échantillon, les pères du groupe précaire présentent un score d’engagement paternel en moyenne aussi élevé (M = 186,02, ÉT = 28,37), voire un peu plus élevé, que les pères du groupe contrôle (M = 183,86, ÉT = 24,21). Néanmoins, un test de Student pour deux groupes indépendants ne permet pas de conclure à une différence significative entre les deux groupes (t(185) = 0,563, p = ,574; ns). Les scores de sentiment de compétence paternelle sont en moyenne moins importants dans le groupe précaire (M = 68,73, ÉT = 10,04) que dans le groupe contrôle (M = 71,78, ÉT = 8,88). La différence observée entre les moyennes des deux groupes est significative (t(185) = - 2,20, p = .029). Enfin, les pères du groupe précaire se sentent en moyenne plus stressés dans leur rôle paternel (M = 74,01, ÉT = 15,77) que les pères du groupe contrôle (M = 66,94, ÉT = 14,59), cette différence de moyenne étant significative (t(184) = 3,163, p = .002).
Dans un second temps, nous avons souhaité analyser sur l’ensemble de notre échantillon les liens différenciés entre les quatre indicateurs de précarité – revenu familial, conditions de logement, statut d’emploi du père, précarité subjective – et nos variables d’étude. Notons que les liens entre les indicateurs de précarité pris deux à deux sont tous significatifs, mais faibles, voire moyens (cf. Tableau 2). La matrice des corrélations révèle, par ailleurs, que l’engagement paternel n’est significativement lié qu’au statut d’emploi du père (r = - .18, p < .05). À noter ici que la corrélation est négative, ce qui indique que les pères qui sont en situation de précarité vis-à-vis de l’emploi (temps partiel, chômage…) sont plus engagés auprès de leurs enfants que les pères dont le statut est stable. Le sentiment de compétence paternelle, quant à lui, est uniquement lié à la précarité subjective (r = - .19, p < .05), les corrélations avec les indicateurs objectifs de précarité étant non significatives. Ainsi, plus la précarité subjective est importante, moins les pères se sentent compétents dans leur rôle de père. Enfin, le stress paternel est significativement lié aux quatre indicateurs de précarité, soit au revenu familial (r = - .21, p < .01), aux conditions de logement (r = - .19, p < .05), au statut d’emploi du père (r = - .18, p < .05) ainsi qu’à la précarité subjective (r = .29, p < .01). Ainsi, plus le revenu familial est élevé, le logement est confortable, le statut d’emploi du père est stable et la précarité subjective est faible, moins les pères se sentent stressés dans leur rôle de père.
Enfin, nous avons réalisé une régression linéaire des quatre indicateurs de précarité sur le score de stress paternel afin de déterminer la force de prédiction relative de chacun des indicateurs de précarité (cf. Tableau 3). Celle-ci indique que le modèle explique 9,7 % de la variance du stress paternel. En outre, parmi les quatre indicateurs, seule la précarité subjective prédit le stress paternel (p < .01). Les coefficients de régression des indicateurs objectifs de précarité ne sont pas significatifs. Ainsi, les liens entre le stress paternel et le revenu familial, les conditions de logement et le statut d’emploi du père s’expliquent entièrement par la précarité subjective dans le modèle. Lorsque celle-ci augmente d’un écart-type, le stress paternel augmente de 0,28 écart-type. Ainsi, parmi les quatre indicateurs de précarité, la précarité subjective est celui qui prédit le mieux le stress paternel.
6. Discussion
Dans notre échantillon, nous observons très peu de différences entre les pères du groupe précaire et les pères du groupe contrôle en termes d’engagement paternel, les premiers étant autant engagés que les seconds. Nos résultats s’opposent ainsi à la théorie de McLoyd (1990), selon laquelle les pères en situation de précarité seraient moins engagés auprès de leurs enfants du fait du stress lié à leur situation. De plus, l’analyse des associations de l’engagement paternel avec chacun des quatre indicateurs de précarité indique qu’il est corrélé au statut d’emploi du père (et uniquement avec cet indicateur) de façon négative : plus le statut d’emploi des pères est défavorable, plus ils sont engagés auprès de leurs enfants. On peut penser que les pères au chômage ou les pères qui travaillent à temps partiel sont plus disponibles pour s’occuper de leurs enfants que ceux employés à temps plein. Certains auteurs ont d’ailleurs souligné qu’ils s’impliquent davantage auprès de leurs enfants et que certains voient le chômage comme une occasion de passer plus de temps avec leurs enfants et de mieux les connaître (Devault et Gratton, 2003; Radin et Harold-Goldsmith, 1989; Turcotte et al., 2001). Zaouche-Gaudron et ses collaborateurs (2007) expliquent que ces pères, privés d’une activité professionnelle stable et structurante, se sentiraient utiles par le rôle et la place qu’ils occupent auprès de leurs enfants. Le fait d’investir leur identité paternelle conforte, en quelque sorte, leur identité personnelle quelque peu malmenée au plan professionnel. Nos résultats rejoignent ainsi ceux d’études (Allard et Binet, 2002; Devault et al., 2008; Ouellet et al., 2006; Zaouche-Gaudron et al., 2005; Zaouche-Gaudron et al., 2006; Zaouche-Gaudron et al., 2007) ayant montré, à travers les récits de pères dans ce contexte, que la plupart d’entre eux accordent une valeur importante à leur paternité, témoignent de leur fierté d’être père, du fait que leurs enfants donnent un sens à leur vie, manifestant leur envie de donner de l’affection à leurs enfants et de s’engager auprès d’eux. Selon Gershoff et son équipe (2007), les parents peuvent compenser les difficultés économiques et le stress inhérent à leur situation par un parentage de qualité.
Si les pères en situation de précarité socio-économique sont aussi engagés envers leurs enfants que les pères plus aisés, ils se sentent, en moyenne, plus stressés et moins compétents dans leur rôle de père. Ces résultats semblent en accord avec les données de la littérature. En effet, plusieurs écrits ont déjà souligné le stress inhérent à une situation financière fragile et la présence d’un stress parental plus élevé dans ce contexte (Burbach et al., 2004; Gershoff et al., 2007; McLoyd, 1990). Les résultats de Burbach et ses collègues (2004) indiquent un niveau de stress paternel plus élevé lorsque le revenu est faible, qui se manifesterait particulièrement dans les interactions parent-enfant. Certaines études expliquent que le fait de pourvoir aux besoins des enfants représente une dimension fondamentale de l’identité paternelle, exacerbée chez les pères en situation de précarité socio-économique dans la mesure où ils éprouvent des difficultés à subvenir aux besoins de base de leurs enfants (Allard et Binet, 2002; Asdih et Gez, 2001; Devault et Gratton, 2003; Williams, 2008; Zaouche-Gaudron et al., 2003; Zaouche-Gaudron et al., 2005; Zaouche-Gaudron et al., 2007). Certains pères se sentiraient alors incompétents dans leur rôle paternel en raison de leur incapacité à répondre aux besoins familiaux (Kettani et Zaouche-Gaudron, 2011; Kettani et al., 2010; Williams, 2008). Notre étude montre que ces résultats sont expliqués par la dimension subjective de la précarité. En effet, parmi les quatre indicateurs de précarité, le sentiment de compétence paternelle est lié uniquement à la perception qu’a le père de sa situation socio-économique. Et si les quatre indicateurs de précarité sont liés linéairement au stress paternel, lorsque leurs effets sont analysés de façon combinée dans un même modèle, seule la précarité subjective prédit cette variable. Ainsi, les effets de la précarité socio-économique sur le stress paternel dépendent de la façon dont les difficultés financières sont perçues par les pères.
Nos résultats rejoignent les conclusions de Mistry et ses collaborateurs (2004) qui proposent que la perception de la contrainte financière joue un rôle plus central dans l’étude de l’impact de la précarité socio-économique sur le bien-être des familles et les processus familiaux que des mesures plus objectives de pauvreté. Le fait d’être en situation de précarité socio-économique ne doit pas être confondu avec le fait de se sentir dans cette situation. En effet, nos résultats confirment les données de la littérature qui indiquent que la précarité subjective est faiblement, voire modérément, corrélée avec les indicateurs objectifs de précarité, qui sont eux-mêmes faiblement corrélés entre eux (Lollivier et Verger, 1997). Ceci implique qu’ils constituent des entités conceptuellement distinctes éclairant différents aspects de la précarité. Ce résultat confirme, par ailleurs, la pertinence d’une approche multidimensionnelle de la précarité socio-économique intégrant l’aspect psychologique, qui permet d’étudier les effets différenciés des diverses dimensions qui constituent le phénomène.
Mentionnons que les résultats issus de notre recherche n’échappent pas à certaines limites. Notamment le fait que notre étude ne prend pas en compte la dimension temporelle de la précarité. Or la mesure instantanée de la situation socio-économique des familles, en particulier du revenu, ne rend compte du niveau de vie réel des familles et de ses effets qu’imparfaitement. En effet, il est possible que des pères vivant dans une pauvreté persistante ou chronique présentent une expérience paternelle plus fragile que celle de pères connaissant une pauvreté transitoire, dans la mesure où la qualité de leur environnement est plus sévèrement affectée.
En outre, beaucoup de pères en situation de grande pauvreté n’étaient pas aptes à remplir le questionnaire du fait de difficultés face à l’écrit. Par conséquent, notre étude ne prend pas en compte les pères les moins instruits, et les familles les plus démunies sont, de fait, sous-représentées dans notre échantillon. Il y a donc un risque de sous-estimation du phénomène de précarité socio-économique.
Enfin, étant donné la forte représentativité des familles d’origine étrangère issues de groupes ethniques différents dans la population précaire, il s’avère essentiel que des recherches s’intéressent aux spécificités de ces pères et de leurs expériences, inévitablement teintées de la culture qui leur est propre. Ce travail semble nécessaire si nous souhaitons mieux comprendre la problématique des pères défavorisés et adapter les interventions auprès des pères d’origine étrangère (Bizot et Forget, 2009).
7. Conclusion
Notre étude se situe dans le prolongement des recherches réalisées depuis les années 2000 analysant le vécu des pères en situation de précarité à travers leur discours propre et mettant en exergue des phénomènes particuliers à l’oeuvre chez les pères dans ce contexte. Elle confirme sur un échantillon plus important que les pères en situation de précarité sont autant engagés (voire plus engagés lorsque leur statut d’emploi est défavorisé) auprès de leurs enfants que les pères plus aisés. En revanche, ils se sentent plus stressés et moins compétents dans leur rôle de père. Notre recherche contribue à la littérature existante sur plusieurs points : 1) en produisant et en étudiant des données spécifiques à la situation française sur l’expérience paternelle en situation de précarité socio-économique; 2) en analysant l’expérience paternelle en situation de précarité à travers une méthodologie quantitative adaptée aux réalités spécifiques vécues par les pères; 3) en examinant le rôle de la précarité subjective comme un médiateur important de l’impact de la précarité sur l’expérience paternelle.
Dans le cadre des actions sociales menées auprès des pères en situation de précarité socio-économique, nos résultats suggèrent plusieurs pistes d’intervention. En effet, les professionnels témoignent du fait qu’ils se sentent souvent frustrés, voire démunis, face aux difficultés des pères dans ce contexte avec les moyens dont ils disposent, et cette situation d’impuissance les amène parfois à décrire les liens père-enfant comme étant fragiles, altérés ou en rupture (Zaouche-Gaudron et al., 2006). Or, contrairement à ces représentations répandues, notre étude indique que les pères, malgré leurs difficultés socioprofessionnelles et financières, investissent leur identité paternelle et remplissent leur rôle auprès de leurs enfants, et ce d’autant plus lorsque leur situation vis-à-vis de l’emploi est précaire. Nous supposons alors que l’identité paternelle est surinvestie chez ces pères, ceci leur permettant de compenser une identité professionnelle fragile en trouvant une autre forme de valorisation sociopersonnelle dans le fait d’être un « bon père ». En revanche, si les pères sont autant engagés, voire plus engagés auprès de leurs enfants que les pères plus aisés, nos résultats indiquent qu’ils se sentent plus stressés et moins compétents dans leur rôle paternel.
Il serait alors bénéfique qu’ils puissent disposer d’écoute et de soutien dans le vécu de leur paternité. Or nous savons que les pères (et les hommes de façon plus générale) en situation de précarité ont peu tendance à recourir aux aides institutionnelles (Zaouche-Gaudron et al., 2006). En effet, la plupart refusent d’aller chercher de l’aide de peur d’être jugés et préfèrent se débrouiller seuls. À noter aussi que les codes sociaux des quartiers concernant les images du père et de l’homme peuvent freiner ces derniers à se rendre dans les services d’aide aux familles, souvent considérés comme réservés aux femmes et aux mères.
La crainte du jugement social peut ainsi pousser les pères à se replier sur eux-mêmes. Il serait alors peut-être pertinent de rejoindre les pères en leur proposant un soutien à domicile. Ce type d’intervention pourrait ainsi constituer une forme de prévention pour que la précarité ne se prolonge pas dans l’exclusion sociale, ce qui rendrait plus difficile l’exercice de la paternité. Elles pourraient également être l’occasion de faire connaître aux pères le fonctionnement des lieux d’accueil aux familles et les diverses activités qu’ils proposent en direction des pères.
Par ailleurs, afin d’encourager les pères à faire appel aux services d’aide aux familles, il est important qu’ils puissent sentir qu’ils ont leur place dans ces lieux d’accueil et qu’ils y sont considérés dans leurs spécificités. Pour cela, il faudrait ouvrir davantage ces lieux aux pères, en leur proposant des espaces et des activités dans lesquelles ils peuvent se reconnaître et se réaliser. À ce titre, il serait intéressant de repenser l’aménagement des espaces et leurs couleurs, en proposant par exemple des espaces extérieurs dans lesquels les pères se sentent généralement plus à l’aise, en exposant des illustrations de pères avec leur(s) enfant(s) sous forme de photos, de dessins d’enfants ou de tableaux. Il est également possible de proposer des activités pères-enfants telles que des ateliers de bricolage, de jardinage ou des rencontres sportives. En outre, ces programmes donneraient l’occasion aux pères d’être en contact avec d’autres pères dans leur situation et de nouer un lien social.
Il serait également bénéfique de proposer aux pères un temps de rencontre durant lequel ils pourraient venir échanger en groupe avec d’autres pères connaissant des difficultés socio-économiques à propos de leur expérience paternelle. Allard et Binet (2002) soulignent ainsi le bénéfice que peut apporter le soutien d’un parent de même sexe en contexte de précarité : les conseils d’autres pères en qui ils ont confiance sont en faveur d’un engagement paternel, dans la mesure où ils permettraient de diminuer le stress et de mobiliser les compétences du père.
Il serait également pertinent d’accorder à ces pères une attention particulière en les sollicitant dans ce qu’ils savent faire, en mettant en valeur leurs compétences et en les aidant à les développer. À titre d’exemple, des ateliers « trocs de compétences » durant lesquels les pères pourraient à tour de rôle venir apprendre à d’autres, avec la participation des enfants, des activités dans lesquelles ils se sentent compétents. Le fait de s’intégrer dans leur milieu pour y jouer un rôle actif leur permettrait non seulement d’en retirer une valorisation et un certain statut, mais également une image positive d’eux-mêmes et au regard de leurs enfants, ce qui pourrait diminuer le stress lié à leur rôle paternel.
Enfin, notre étude souligne que la dimension subjective de la précarité joue un rôle plus central dans l’impact de la précarité socio-économique sur le stress paternel et le sentiment de compétence paternelle que des mesures plus objectives. C’est dire l’importance de prendre en considération l’aspect psychologique de la précarité socio-économique dans les interventions auprès des pères de familles défavorisées. Ce résultat souligne ainsi le danger de projeter une problématique présumée et des schémas généraux de pensée sur les pères en contexte de précarité alors que chacun, selon son histoire personnelle, ses choix de vie, ses valeurs, l’importance qu’il accorde aux aspects matériels et économiques, sa culture, aura une conception particulière de sa situation. Il suggère qu’il est essentiel de recueillir la perception propre qu’ont les pères de leur situation socio-économique afin de mieux examiner leur problématique spécifique. Il serait alors bénéfique d’interroger les pères, individuellement ou en groupe, à propos de leurs besoins et de leurs attentes en termes de soutien et d’accompagnement.
Au final, il semble essentiel que les professionnels de l’enfance et de la famille, les travailleurs sociaux, les institutions remettent en question les représentations produites par le système social lui-même, à l’égard des pères en situation de précarité, et qui peuvent constituer des messages implicites disqualifiants à leur encontre. Cette prise de recul semble nécessaire afin de pouvoir repérer ce qui est mobilisable par les sujets et renouveler les pratiques (Zaouche-Gaudron et al., 2006).
Appendices
Notes
-
[1]
Conseil de l’emploi, du revenu et de la cohésion sociale.
-
[2]
L’interaction correspond au contact direct observable dans les soins et les autres activités concernant l’enfant.
-
[3]
La disponibilité fait référence à l’accessibilité potentielle du père, qu’il y ait ou non interaction.
-
[4]
La responsabilité désigne la prise en charge effective des tâches relatives à l’enfant telles que le choix d’une babysitter, l’accompagnement chez le médecin ou la décision d’achat de vêtements.
-
[5]
Les familles monoparentales ayant été exclues afin de contrôler l’impact du stress socio-économique spécifique à ce type de configuration familiale.
-
[6]
Les maisons de chômeurs ont généralement pour mission d’accueillir, de connaître, d’orienter, de conseiller les publics chômeurs ou précaires qui les fréquentent, d’aider à leur socialisation ou resocialisation. Elles accueillent tous ceux qui recherchent ponctuellement ou de manière plus durable de la convivialité et un soutien. L’objectif est d’aider chacun, avec ses problèmes spécifiques, à retrouver un emploi satisfaisant et de soutenir et promouvoir toutes les initiatives contribuant à une plus grande solidarité.
-
[7]
Quatrième ville de France, comptant 439 453 habitants (données INSEE 2007).
-
[8]
Le revenu familial est estimé à partir de la médiane de la tranche de revenu déclarée par le père parmi des tranches croissantes de 6000 euros nets annuels.
-
[9]
L’échelle de l’OCDE définit le premier adulte du foyer comme comptant pour une UC, les autres adultes de plus de 14 ans comptent pour 0,5 UC et les enfants de moins de 14 ans, pour 0,3 UC. L’échelle de l’OCDE est une échelle d’équivalence permettant d’obtenir un revenu par équivalent-adulte, de façon à pouvoir comparer le niveau de vie de ménages de compositions différentes. Elle précise comment les besoins d’un ménage augmentent en fonction de sa taille, en rendant compte des économies qu’il réalise, principalement grâce au partage de biens à usage collectif.
-
[10]
Seuil à 60 % du revenu médian de la population nationale. En 2006, ce seuil est fixé par l’INSEE à 10 560 euros annuels.
-
[11]
Sous le terme « emplois précaires » sont regroupés les statuts d'emploi qui ne sont pas des contrats à durée indéterminée à temps plein, selon la définition de l’INSEE.
-
[12]
Bien que validé sur une population de parents d’enfants âgés de plus de 4 ans, le contenu des énoncés de l’échelle est assez général pour être approprié à des enfants plus jeunes. En outre, Roggers et Matthews (2004) ont validé l’outil sur une population australienne de parents d’enfants âgés de 6 mois à 15 ans.
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