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CONTEXTE

La montée des inégalités, au Québec, au Canada et ailleurs dans le monde, s’impose depuis quelques années comme un enjeu prioritaire de recherche. À titre d’illustrations, on peut souligner le retentissant succès d’édition de l’ouvrage de Piketty, « Le Capital au xxie siècle », publié en 2013 ; la récente publication du rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) « L’ascenseur social en panne ? Comment promouvoir la mobilité sociale » ; et le lancement en mars 2019 de l’Observatoire québécois des inégalités.

Mettre en lumière les impacts néfastes des inégalités, comment elles se conjuguent dans le temps de façon multidimensionnelle, les populations qui sont le plus à risque d’en subir les conséquences et les logiques qui en sous-tendent l’évolution, représentent des défis de taille pour la recherche.

En permettant de prendre en compte les cheminements des individus et les transitions vécues au cours des différentes étapes du cycle de vie, les méthodes longitudinales qui se sont graduellement imposées en sciences sociales, et particulièrement en démographie, s’avèrent de puissants outils pour relever de tels défis. L’intérêt de telles perspectives longitudinales a bien été mis en évidence depuis plus de quinze ans, notamment lors de plusieurs colloques de démographie. À titre d’exemples, mentionnons le colloque de 2000 de l’Association des démographes du Québec (ADQ), Étude des transitions et des trajectoires en démographie ; celui de 2002 par l’ADQ, le Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales (CIQSS) et l’Association canadienne des sociologues et anthropologues de langue française (ACSALF) portant sur Changement social, politiques publiques et perspective longitudinale ; celui de la Fédération canadienne de démographie de 2005 intitulé Études longitudinales et défis démographiques du xxie siècle et enfin, le colloque de mai 2017 qui a porté spécifiquement sur L’apport du longitudinal dans l’analyse des inégalités. Ce dernier s’inscrivait dans la continuité des précédents et a été co-organisé par le CIQSS et l’ADQ lors du congrès de l’Association francophone pour le savoir (ACFAS) à l’Université McGill. Ce colloque, dont nous étions les co-responsables, a réuni une cinquantaine de participants, chercheurs, intervenants gouvernementaux et étudiants du Québec, du reste du Canada et de France, provenant de disciplines variées des sciences sociales (démographie, sociologie, anthropologie, géographie, histoire, économie, psychologie, droit, épidémiologie, etc.). Cette rencontre de deux jours a été l’occasion d’illustrer le fait que l’analyse des dynamiques de population que permettent les méthodes longitudinales révèle bien souvent des sources d’inégalités dans les parcours qui ne sont pas décelées par les approches transversales plus statiques. Quatre des cinq textes du présent numéro ont fait l’objet de communication lors de ce colloque.

PROBLÉMATIQUES ABORDÉES

Les thématiques des cinq articles se recoupent et concernent l’emploi, la reproduction sociale, l’éducation, la formation et les qualifications, les revenus d’emploi et les statuts de travailleur temporaire et d’immigrant. Plus particulièrement, Moulin étudie le chômage, le sous-emploi et l’inactivité, en particulier en ce qui a trait aux différences entre les hommes et les femmes telles qu’elles apparaissent dans les statistiques, selon que les données et méthodes sont transversales ou longitudinales. L’emploi est aussi traité dans l’article de Boudarbat et Montmarquette qui rendent compte de la fréquence de la surqualification professionnelle au Canada et les conséquences sur les revenus d’emploi des travailleurs. La rémunération des travailleurs est étudiée par Fleury, Bélanger et Haemmerli quand ils comparent les revenus des travailleurs temporaires étrangers au Canada avec ceux des autres immigrants, selon la durée de résidence au Canada et le niveau de qualification.

Remillon, Kempeneers et Lelièvre analysent la mobilité sociale intergénérationnelle en créant des « trajectoires professionnelles familiales ». Elles comparent ainsi les professions de Ego et de ses parents, entre la France et le Québec, à partir d’une nomenclature hiérarchique française. Laplante et Doray s’intéressent à l’effet de la segmentation scolaire par le choix des filières sur la reproduction sociale des inégalités au moment de l’accès à l’enseignement postsecondaire au Québec. Les filières étudiées sont les écoles publiques ou privées au primaire et au secondaire, les programmes ordinaires ou les projets pédagogiques particuliers tels que les programmes de sport études et internationaux.

MÉTHODES

Sur le plan méthodologique, chaque article comporte ses originalités. L’ensemble nous donne un petit aperçu de la variété des façons de traiter de la dimension longitudinale des phénomènes sociaux et démographiques. Tout d’abord, Moulin compare les définitions inclusives et exclusives du chômage et du sous-emploi, les périodes de référence longues par rapport aux courtes, et les méthodologies d’analyses longitudinale versus transversale.

Remillon, Kempeneers et Lelièvre comparent deux générations d’individus (Ego et ses parents), hommes et femmes, de manière identique, en France et au Québec. L’article rend compte des enjeux méthodologiques du processus laborieux de déconstruction et de reconstruction des catégories en usage au Québec dans un but de comparaison, mais aussi de l’intérêt d’articuler la profession de la personne enquêtée avec celle de son/sa ou ses conjoint.e.s ainsi que de celles de ses frères et soeurs.

Troisièmement, Laplante et Doray reconstituent la trajectoire scolaire des élèves dans l’enseignement secondaire et utilisent l’analyse de survie. Ils modélisent le parcours vers les études postsecondaires comme le résultat d’un processus en trois temps qui relie l’origine sociale, la filière d’étude fréquentée et l’accès aux études postsecondaires.

Quatrièmement, Fleury, Bélanger et Haemmerli comparent les caractéristiques et les revenus d’emploi des résidents temporaires et des immigrants économiques, en faisant varier la durée écoulée depuis leur arrivée au Canada.

Enfin, Boudarbat et Montmarquette développent deux modèles pour mesurer l’impact et l’évolution entre 2005 et 2010 (l’année avant chacun des deux recensements), de la surqualification et de la sous-qualification sur les salaires, en fonction du niveau de diplôme de l’individu d’une part (point de vue de l’individu), et du niveau de compétence requis pour l’emploi d’autre part (point de vue de l’entreprise).

DONNÉES

Les données quantitatives mobilisées dans ces cinq articles contribuent à l’identification des processus variés en oeuvre à des moments du parcours de vie des individus, entre générations, ou entre deux périodes. Les données proviennent d’enquêtes longitudinales (rétrospectives et prospectives) et transversales à passages répétés, des fichiers administratifs en éducation, et des données du recensement. Plus spécifiquement, Moulin utilise l’Enquête sur la population active 2010 (EPA) et l’Enquête sur la dynamique du travail et du revenu 2005-2010 (EDTR). Ces deux enquêtes présentent l’intérêt de mobiliser des conventions de mesure différentes et de fournir des données à la fois transversales et longitudinales. Les enquêtes rétrospectives Biographies et entourage 2001 (INED) et Biographies et solidarités familiales au Québec 2004 (Université de Montréal), permettent à Remillon, Kempeneers et Lelièvre de reconstituer les parcours professionnels de Ego et ses parents. Laplante et Doray ont apparié des données administratives et du recensement. Les données administratives sont extraites des fichiers du ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MÉES) du Québec, plus particulièrement de l’entrepôt de données ministériel (EDM). Ces données longitudinales permettent de connaître le cheminement scolaire des élèves et sont appariées, au niveau géographique, avec les données du recensement 2001 qui contiennent l’information sur l’origine sociale des élèves (origine scolaire et origine économique). Fleury, Bélanger et Haemmerli comparent l’évolution entre 2001 et 2016 des effectifs des non-immigrants, résidents permanents et résidents temporaires à partir des données de recensement, et des données du ministère de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada. Cependant, leur analyse approfondie porte seulement sur les données du fichier maître du recensement 2016 dans lesquelles, entre autres variables, la catégorie d’admission et le type de demandeur sont renseignés ainsi que la durée depuis l’arrivée au Canada.

Boudarbat et Montmarquette mènent leur analyse en comparant les données du recensement 2006 et de l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de 2011, dans lesquels chaque poste recensé ou « profession » peut être associé aux niveaux de compétences habituellement requis pour l’obtention de l’emploi, tels qu’établi dans la Classification nationale des professions (CNP).

RÉSULTATS PRINCIPAUX

Dans son article « Le genre du chômage : effets de perspective », Moulin montre que les mesures transversales du chômage et du sous-emploi diffèrent des mesures longitudinales. Une perspective longitudinale considère le fait que la personne peut changer d’état dans le temps ; on pourrait par exemple avoir une séquence de chômage, d’inactivité, et d’emploi. La manière de comptabiliser les raisons personnelles et familiales du non-emploi, et l’utilisation d’une approche transversale peut conduire à masquer certaines formes féminines de chômage. Des définitions plus inclusives, des périodes de référence plus longues et des analyses longitudinales montrent des risques de passage au chômage, et au sous-emploi, plus élevés pour les femmes que pour les hommes. Ainsi, l’auteur souligne le rôle déterminant des politiques de conciliation travail-famille pour faire en sorte de diminuer les formes masquées de chômage et de sous-emploi qui affectent plus de femmes que d’hommes.

Remillon, Kempeneers et Lelièvre ont créé une nomenclature socioprofessionnelle commune pour comparer les deux enquêtes biographiques et trouvent ainsi de grandes proximités entre la France et le Québec concernant les mécanismes de reproduction sociale. Elles visaient à rendre compte des questions méthodologiques pour l’étude de la mobilité sociale dans le contexte de la participation accrue des femmes aux emplois rémunérés dès les années 1960. Les auteures trouvent que pour la génération des hommes et des femmes enquêtées, la reproduction sociale par la profession des pères était la plus visible, surtout en France. Au Québec, l’origine la plus fréquente est « père ouvrier » pour toutes les catégories socioprofessionnelles des fils. Pour ce qui est de la transmission professionnelle des pères aux filles, les Québécoises cadres et professions intermédiaires ont très fréquemment un père cadre. En France et au Québec, la reproduction sociale passant par les mères est plus difficilement étudiée car les mères sont plus souvent déclarées inactives.

Laplante et Doray montrent que si le capital scolaire des parents joue le rôle attendu en augmentant la probabilité pour les enfants de suivre une filière enrichie, il n’en va pas de même du capital économique qui n’augmente pas la probabilité de fréquenter le secteur privé. Un meilleur capital économique semble seulement influencer le choix de la filière en diminuant la probabilité de fréquenter le programme d’éducation internationale d’une école privée et en augmenter la probabilité de fréquenter celui d’une école publique. Les auteurs concluent que la concurrence entre l’école publique et l’école privée favorise le développement d’une structure de ségrégation. Celle-ci accentue les inégalités par l’intermédiaire du choix de la filière.

Fleury, Bélanger et Haemmerli notent la forte croissance des effectifs de résidents temporaires au Canada entre 2011 et 2016. Leurs analyses montrent que le revenu d’emploi des travailleurs temporaires récents est plus faible que celui des immigrants économiques nouvellement arrivés au Canada. Toutefois, la durée de leur expérience canadienne permettrait aux travailleurs temporaires peu ou pas qualifiés résidant au Canada depuis plus de 5 ans de gagner un revenu plus élevé que celui des immigrants récents. Par contraste, les travailleurs temporaires qualifiés (niveaux postsecondaire ou universitaire) ont un moins bon revenu à plus long terme, ce qui accentue leur précarité. En conclusion, les auteurs lancent l’hypothèse d’un effet de sélection qui agirait différemment selon le niveau de qualification de l’emploi occupé. Ils rappellent toutefois que les données du recensement ne renseignent pas sur la durée de l’expérience de travail canadienne, ni sur les éventuels changements de statut de résidence parmi les personnes nées à l’étranger.

Boudarbat et Montmarquette trouvent que les travailleurs surqualifiés ont des revenus d’emploi plus élevés, en moyenne, que leurs collègues qui n’ont pas un niveau d’étude supérieur à celui nécessaire pour le même poste. Mais ces travailleurs surqualifiés gagnent moins que ceux qui ont le même niveau d’études et qui occupent des emplois correspondant à leur niveau de qualification. Les auteurs soulignent aussi le fait que les immigrants sont largement plus exposés à la surqualification que les autres travailleurs, alors qu’ils possèdent un grand potentiel en matière de production. Ils discutent aussi des enjeux concernant la formation en cours d’emploi et la progression de la rémunération en fonction des compétences acquises.

Ainsi, la perspective longitudinale contribue à modifier les connaissances démographiques ou sociologiques issues d’analyses transversales plus fréquemment utilisées, car plus de données transversales sont produites, ou parce que le traitement longitudinal des données quantitatives nécessite l’utilisation de méthodes plus complexes. Appréhender les dynamiques de population de manière longitudinale révèle bien souvent des sources d’inégalités dans les parcours, non décelées par les approches transversales.