Abstracts
Résumé
Cette étude examine les facteurs associés au recours à l’avortement à Lomé, la capitale et principale ville du Togo, en modélisant l’avortement comme une séquence d’étapes débutant par l’exposition au risque de grossesse jusqu’au recours à l’avortement, en passant par l’absence de pratique contraceptive et le fait qu’une grossesse qui survient soit déclarée comme étant « non désirée ». L’Enquête sur la planification familiale et l’avortement provoqué (EPAP) réalisée en 2002 auprès de 4 755 femmes âgées de 15-49 ans à Lomé fournit des caractéristiques au moment des grossesses et sert de base aux analyses. Les résultats révèlent que la religion, le statut matrimonial, l’âge, le niveau d’instruction et la parité sont associés aux quatre étapes de la séquence. Ainsi, plusieurs grossesses non désirées surviennent aux âges jeunes. Toutefois, c’est principalement le caractère « hors union » de la grossesse qui fait qu’elle est considérée comme étant « non désirée » et qu’elle est interrompue. Bien qu’étant moins à risque de grossesse, les femmes qui ont au moins deux enfants en vie sont plus susceptibles que les nullipares d’utiliser une contraception, moderne ou non, de déclarer une grossesse comme non désirée et d’avorter. À la lumière de ces résultats, une campagne de prévention efficace auprès des groupes à risque d’avorter devra également prendre en compte leur risque aux étapes antérieures à l’avortement.
Abstract
Based on original data from a 2002 survey on family planning and induced abortion, conducted among 4755 women aged 15-49 in Lomé, the Togolese main and capital city, this study approaches abortion as a sequence of stages beginning with exposure to a pregnancy, going through a lack of contraceptive use and a declaration of a pregnancy as “unwanted” by the woman, and ending with abortion. Results show that women’s religion, marital status and age, educational attainment and parity have significant associations with all four stages. Thus, while several unwanted pregnancies occur at younger ages, it is mainly the “out of wedlock” character of the pregnancy that leads it to be considered as unwanted and to be interrupted. Even if they are less at risk of a pregnancy, women who have at least two children are more likely to use modern contraception, to declare a pregnancy as unwanted and to end it through abortion, compared to childless women. In light of these results, effective programmatic intervention for groups at risk of abortion should also take into account their risk at the earlier steps.
Article body
INTRODUCTION
Contexte et objectif de l’étude
Les motifs des avortements sont habituellement liés à la « situation socio-économique [des femmes], à l’acceptation sociale de l’activité sexuelle chez les adolescentes et des grossesses hors mariage, à la législation sur l’avortement et aux conditions d’accès à la planification familiale » (Guillaume, 2004 : 84). L’avortement serait guidé par les circonstances socialement acceptables d’une grossesse et par le « bon moment » pour avoir des enfants. Or, les grossesses hors mariage, rapprochées ou survenant à des âges jugés « trop avancés » sont fortement stigmatisées dans certaines sociétés africaines, et conduisent à la crainte d’un rejet social (Rossier, 2007). Des avortements clandestins et à risque sont, par conséquent, fréquents en Afrique subsaharienne (Amegee, 1999 ; Guillaume et Desgrees Du Loû, 2002 ; Henshaw et collab. 1998 ; Sedgh et collab. 2011 ; Singh et collab. 2010 ; Singh et collab. 2005).
Le contexte légal et social est par conséquent un déterminant majeur des avortements à risque (Mundigo, 2006). Pourtant, le sujet de l’avortement n’a été explicitement abordé que lors de la Conférence internationale sur la population et le développement (CIPD) du Caire en 1994 et la Quatrième conférence mondiale sur les femmes de Beijing en 1995. La disponibilité des méthodes contraceptives et des soins post-avortement, ainsi que la révision des lois sur l’avortement y ont été suggérées entre autres. Sur cette lancée, l’Union africaine (UA) a adopté le 11 juillet 2003 à Maputo le protocole relatif aux droits des femmes en Afrique. Les États ont retenu dans l’article 14 du protocole de prendre les mesures pour « protéger les droits reproductifs des femmes, particulièrement en autorisant l’avortement médicalisé, en cas d’agression sexuelle, de viol, d’inceste et lorsque la grossesse met en danger la santé mentale et physique de la mère ou la vie de la mère ou du foetus » (Union africaine, 2003). Toutefois, ces engagements ont suscité plusieurs contestations. Par exemple, une tentative de réforme de la loi au Nigéria en 2007 a rencontré l’opposition de groupes de femmes (Okonofua et collab. 2009). De plus, des dirigeants catholiques, tels que le pape Benoît XVI, des évêques et cardinaux africains, avaient contesté certains aspects du Protocole de Maputo, en affirmant que le recours à l’avortement est incompatible avec l’enseignement, la tradition et la pratique de l’Église catholique, et que l’avortement est un crime aux cultures africaines, sociétés et religions traditionnelles (Human Life International, 2009).
En Afrique, la plupart des lois sur l’avortement sont restrictives. Une pénalité est prévue aussi bien pour la femme que pour le prestataire des services d’avortement en dehors du cadre de la loi. Toutefois, la loi de plusieurs pays a dernièrement progressé. Parmi ceux-ci se trouvent le Bénin, l’Éthiopie, la Guinée, le Mali, le Niger, le Swaziland, le Tchad et le Togo (Boland et Katzive, 2008). Malgré l’évolution des lois, plusieurs femmes ont toujours recours à des avortements à risque (Singh et collab. 2009) puisque leurs situations ne correspondent pas souvent aux rares cas autorisés pour une pratique légale.
Le Togo est passé par plusieurs lois (figure 1). Le Code pénal français de 1810, qui était en vigueur dès l’indépendance, condamnait l’avortement. Le nouveau Code pénal togolais de 1980 ne fait aucune référence à l’avortement, mais la loi française de 1920, qui autorisait l’avortement seulement si la vie de la femme était en danger, était en vigueur jusqu’en 2006. De plus, la loi du 16 mai 1984 condamne toute personne qui contribuerait à faire avorter une fille inscrite dans une école ou un centre de formation professionnelle. Néanmoins, ces lois seraient inappliquées, car les personnes impliquées dans des avortements ne reçoivent presque jamais de sanction (Amegee, 2002).
Après la ratification du protocole de Maputo par le Togo en octobre 2005, la loi française de 1920 a été abrogée et une nouvelle loi sur la santé de la reproduction a été adoptée en décembre 2006[1]. Par contre, cette loi autorise toujours le recours légal à l’avortement sous des conditions : uniquement sur prescription d’un médecin et en cas de viol ou d’inceste, dans un cas de grossesse mettant en danger la vie et la santé de la femme, ou lorsqu’il existe un haut risque pour l’enfant à naître d’être atteint d’une maladie grave.
Les restrictions légales et les tabous relatifs au recours à l’avortement créent un accès différentiel des femmes à l’avortement. Pourtant, le recours à l’avortement serait fréquent dans la capitale togolaise, Lomé, en particulier chez les jeunes (Amétépé et Béguy, 2004 ; N’bouke et collab. 2012). Les études qui ont porté sur l’avortement à Lomé ont pu mettre en évidence certaines caractéristiques des femmes qui avortent (Amegee, 1999 ; 2002 ; Amétépé et Béguy, 2004 ; Gbétoglo et Boukpéssi, 2004 ; Urd et Dgscn, 2001 ; Vignikin et Adjiwanou, 2004). Trois de ces études se sont basées sur les mêmes données que celles utilisées dans cette étude : les données de l’Enquête sur la planification familiale et l’avortement provoqué (EPAP) de 2002. Bien qu’elles informent sur des facteurs associés au recours à l’avortement, ces études ne s’inscrivent pas dans un cadre explicatif global qui prend en compte les étapes séquentielles qui conduisent à l’avortement. Elles ne permettent donc pas de distinguer l’influence différentielle de ces facteurs explicatifs à chaque étape. Dans le contexte d’accès légal restrictif à l’avortement et de hausse du recours à l’avortement qui caractérise Lomé, la présente étude se propose d’examiner les facteurs démographiques et socio-économiques associés au recours à l’avortement en modélisant ce recours comme une séquence d’étapes.
Les facteurs associés au recours à l’avortement en Afrique
Deux groupes de facteurs déterminent le recours à l’avortement. Le premier groupe comprend les facteurs contextuels (Mundigo, 2006) qui regroupent la législation en matière d’avortement, la religion, des facteurs socioculturels, le contexte sanitaire et socio-économique et des facteurs géographiques.
La religion influence souvent la façon de penser et d’agir, et la vie reproductive des individus qui y adhèrent. Une étude réalisée dans certaines régions du Ghana a montré que les femmes se déclarant être de confession musulmane avaient un risque moins élevé de recourir à un avortement que celles des autres religions (Ahiadeke, 2001). Dans le même temps, une étude réalisée à Abidjan a révélé que les femmes se déclarant être de confession musulmane étaient moins susceptibles que celles se déclarant être chrétiennes d’utiliser une forme de contraception, en particulier la contraception moderne (Guillaume, 2003). Probablement que l’interdiction de l’activité sexuelle hors du cadre du mariage par la religion musulmane implique que les jeunes femmes célibataires ne reçoivent pas toujours l’éducation sexuelle nécessaire et n’ont pas accès à l’information ni à la contraception (Turki et collab. 2002).
Des facteurs socioculturels, qui varient selon l’appartenance ethnique, influent également sur la pratique contraceptive et le recours à l’avortement. Le discours sur l’avortement est souvent fondé dans les sociétés africaines sur le prestige des familles de grande taille (Braam et Hessini, 2004). Ce discours considère l’avortement comme « un crime » et est renforcé par des législations restrictives. Toutefois, même si l’activité sexuelle et la maternité des célibataires sont tolérées dans certaines sociétés (Calvès, 2002 ; Johnson-Hanks, 2002 ; Thiriat, 1998), les grossesses issues de relations réprouvées par les normes sont souvent stigmatisées et poussent les femmes à les interrompre par avortement. Les grossesses rapprochées révèleraient, par exemple, des comportements postpartum inopportuns du couple puisqu’une activité sexuelle pendant la période d’allaitement est couramment perçue comme souillant le lait maternel et pouvant rendre l’enfant malade (Van De Walle et Van De Walle, 1991).
Enfin, d’après deux études réalisées à Abidjan, les femmes des générations récentes, surtout celles qui sont âgées de moins de 25 ans, ont un risque plus élevé que les femmes âgées de 35 ans et plus de recourir à l’avortement (Desgrees Du Loû et collab. 1999 ; Guillaume, 2003).
Le second groupe de facteurs qui influencent le risque d’avorter comprend les caractéristiques des individus (femme et partenaire) ou du ménage. Parmi celles-ci figurent l’âge de la femme, son statut matrimonial, son niveau d’instruction et surtout le fait d’être toujours à l’école ou non, et la parité.
Des études menées sur le continent africain suggèrent un recours fréquent aux jeunes âges (N’bouke et collab. 2012 ; Oye-Adeniran et collab. 2004) et un risque d’avorter plus élevé chez les femmes non mariées que chez celles en union[2] (Ahiadeke, 2001 ; Guillaume, 2003). La principale explication est que le recul de l’âge au mariage et la prévalence accrue de l’activité sexuelle prénuptiale exposent les jeunes au risque de grossesses non désirées, pouvant entraîner un recours à l’avortement (Mensch et collab. 2006).
Les femmes ont parfois recours à l’avortement afin de limiter la taille de leur famille. Des études ont montré que le risque d’avorter est plus élevé chez les femmes qui ont plusieurs enfants en vie que chez celles qui n’en ont pas ou qui en ont peu (Ahiadeke, 2001 ; Calvès, 2002). Probablement que les femmes sont plus réticentes à avorter les toutes premières grossesses par peur d’une éventuelle stérilité faisant suite à un avortement et que les femmes très âgées avortent une fois qu’elles ont atteint le nombre d’enfants souhaité ou par crainte de risques élevés de complications que peut parfois présenter leur grossesse (Oye-Adeniran et collab. 2005). Cela peut enfin être lié à une absence d’utilisation ou à une moindre efficacité des modes de contraception utilisés par les femmes qui ont plusieurs enfants. Une étude a d’ailleurs montré, en contrôlant l’effet de l’âge, que la chance d’utiliser une contraception traditionnelle au Togo, méthode probablement moins efficace, augmentait avec le nombre d’enfants (Gage, 1995).
Plusieurs études ont également montré que les femmes instruites sont plus susceptibles que les non instruites d’interrompre une grossesse (Desgrees Du Loû et collab. 1999 ; Guillaume, 2003). Dans le même temps, la probabilité d’utiliser une forme de contraception serait plus élevée chez les femmes instruites que chez les non instruites (Guillaume, 2003 ; Vignikin, 2007). Mais un échec, une mauvaise utilisation ou une absence d’efficacité de la contraception utilisée augmente le risque d’avorter à travers la survenue d’une grossesse non prévue. En effet, une étude réalisée au Nigéria a montré que les femmes instruites ont un risque plus élevé que les non instruites de déclarer une grossesse non désirée (Okonofua et collab. 1999).
De plus, la poursuite de la scolarité constitue un motif fréquent d’avortement chez les élèves et les étudiantes, car la maternité chez les jeunes filles complique souvent la poursuite des études dans plusieurs pays africains (Amegee, 2002 ; Bankole et collab. 1999 ; Urd et Dgscn, 2001). Les jeunes qui aspirent à un niveau élevé de scolarisation mènent alors rarement leur grossesse à terme.
Enfin, une étude réalisée par Ahiadeke (2001) au Ghana a montré que le fait d’avoir avorté est associé à un risque plus élevé d’avorter à nouveau, comparativement au fait de n’avoir jamais avorté.
Par ailleurs, une majorité de grossesses non désirées ou non planifiées sont interrompues par des avortements provoqués (Bongaarts et Westoff, 2000). En fait, le risque d’avorter est plus élevé chez les utilisatrices de contraception que chez les autres (Gbétoglo et Boukpéssi, 2004 ; Guillaume, 2003). Les échecs contraceptifs augmentent le risque de recourir à un avortement en cas de grossesse non prévue chez ces femmes (Ahiadeke, 2001). Toutefois, dans les contextes à faible prévalence contraceptive, des grossesses non désirées surviennent également en l’absence d’utilisation de méthodes contraceptives modernes, et conduisent elles aussi à un avortement.
Sur la base de ce contexte, cette étude se penche sur la manière dont les facteurs tels que le groupe ethnique, la religion, la génération, le niveau d’instruction, le statut matrimonial, l’âge, le nombre d’enfants en vie, la pratique contraceptive et le fait d’avoir déjà avorté sont associés au recours à l’avortement à Lomé et ce en se basant sur les données de l’EPAP.
CADRE D’ANALYSE : SÉQUENCE D’ÉTAPES MENANT À L’AVORTEMENT
Selon le désir ou non d’avoir un enfant, la perception du risque de grossesse et la perception sociale de la grossesse, l’avortement provoqué a généralement lieu si certaines conditions préalables sont remplies. Selon le cadre proposé par Rossier et ses collègues (2007) dans un contexte de pays développé, les « déterminants proches » de l’avortement sont : l’exposition au risque de grossesse non prévue, l’utilisation ou non de la contraception, la survenue d’une grossesse non prévue, la prise de décision d’avorter et l’accès aux services d’avortement[3], l’influence des autres déterminants passant nécessairement par les cinq ci-dessus. En adaptant le cadre de Rossier et de ses collègues à son étude portant sur les déterminants des avortements provoqués en Inde, Elul (2004) a décomposé la probabilité d’avorter en seulement deux événements séquentiels et interreliés : la survenue de grossesse chez des femmes mariées et le recours à l’avortement en cas de grossesse. Le cadre d’analyse retenu ici est plus complet, car il prend en compte l’ensemble des femmes. Il permet de modéliser les étapes séquentielles suivantes : l’exposition au risque de grossesse[4], l’utilisation ou non d’une forme de contraception, le fait qu’une grossesse qui survient soit déclarée « non désirée » [5] et le recours à l’avortement. La probabilité P(A) de recourir à l’avortement serait alors la somme des probabilités suivantes (équation 1) :
P(GD/contraception) ≈ 0 dans le dernier terme de l’équation 1 et P(GD/pas contraception) ≈ 1 dans l’avant-dernier terme puisqu’une femme qui souhaite tomber enceinte n’utilise généralement pas de contraception. De plus, P(A/GD) ≈ 0 dans les deux derniers termes de l’équation, car peu de grossesses désirées sont interrompues. Par conséquent, les deux derniers termes de l’équation 1 s’annulent. En estimant que seule une grossesse non désirée est à risque d’être interrompue, il reste à modéliser la probabilité d’être à risque de grossesse, la probabilité d’utiliser une contraception sachant que la femme est à risque de grossesse, la probabilité qu’une grossesse soit déclarée « non désirée » sachant qu’on a eu une grossesse, et la probabilité d’avorter sachant que la grossesse est déclarée « non désirée ». Le cadre d’analyse utilisé dans la présente étude se résume comme suit (figure 2) :
En se basant sur ce cadre, nous examinons comment des facteurs démographiques et socio-économiques sont associés non seulement au risque d’interrompre une grossesse non désirée, mais également aux trois étapes qui lui sont antérieures.
MÉTHODOLOGIE
Source de données
Nous utilisons les données de l’EPAP, organisée en 2002 par l’Unité de recherche démographique (URD) de l’Université de Lomé et l’Organisation mondiale de la santé (OMS). L’enquête portait sur les circonstances des avortements et sur les relations existant entre la pratique de la planification familiale et le recours à l’avortement (Urd et Oms, 2002). Un avantage de l’EPAP est d’avoir ciblé les femmes de la population générale. La méthodologie directe en « face à face » ayant été utilisée, il se pourrait que les avortements soient sous-déclarés au regard de la restriction imposée par la loi à la pratique et de la réprobation sociale de l’avortement. Cependant, les enquêtes en « face à face » présentent des avantages pour les déterminants des avortements, alors qu’une combinaison de méthodes indirecte et directe est utile pour l’estimation de l’ampleur ou de l’évolution du recours à l’avortement tel que nous l’avions fait dans une étude antérieure (N’bouke et collab. 2012). En l’absence de statistiques sanitaires, hospitalières ou officielles sur l’avortement, il ne nous est pas possible de mesurer l’ampleur de la sous-déclaration, ni de connaître le profil des femmes qui sont plus susceptibles de sous-déclarer leurs avortements. Mais, puisque certaines grossesses peuvent être stigmatisées chez toutes ces femmes, nous supposons que la sous-déclaration est autant présente chez les jeunes que les femmes plus âgées et tant chez les célibataires que celles en union. Afin de minimiser cette sous-déclaration, il a été recommandé aux enquêtrices d’établir un rapport de confiance avec les enquêtées, de les interviewer seules, de mettre l’accent sur le caractère confidentiel des réponses et d’être neutre pendant l’interview (Urd et Oms, 2002).
Le volet quantitatif de l’enquête, utilisé dans cette étude, est basé sur un questionnaire administré à 4 755 femmes retenues dans 3 266 ménages. L’échantillon est autopondéré et représentatif de la population féminine âgée de 15-49 ans à Lomé et dans ses environs. Les deux premiers modules du questionnaire fournissent des informations sur les caractéristiques démographiques et socio-économiques des femmes au moment de l’enquête ainsi que sur la connaissance et l’utilisation passée ou actuelle de la contraception.
Même si d’éventuels oublis peuvent découler du caractère rétrospectif de l’enquête, le troisième module fournit l’historique complet des grossesses des enquêtées avec leur rang, leur issue et la date de l’issue des grossesses. Il a été demandé aux femmes si elles désiraient la grossesse au moment où elle a débuté. Cette information, bien que subjective, permet de distinguer une grossesse que la femme définit « non désirée » d’une autre qu’elle déclare « désirée ». Toutefois, le fait que la grossesse ait été déclarée « désirée » ou « non désirée » à postériori, au moment de l’enquête, constitue une limite. L’utilisation d’une méthode de contraception par la femme, son âge, son niveau d’instruction et son statut matrimonial au moment des grossesses ont été recueillis. Les caractéristiques du partenaire et celles de la relation dans le couple influencent le risque d’avorter (Calvès, 2002), mais en leur absence et en l’absence des caractéristiques du ménage dans nos données, les analyses porteront uniquement sur les caractéristiques des femmes.
Le dernier module renseigne entre autres sur les conditions de l’avortement le plus récent des enquêtées qui ont déjà avorté, à partir des questions : « qu’avez-vous fait principalement pour interrompre cette grossesse ? », « où a eu lieu cet avortement ? », et « qui a procédé à l’intervention ? ».
Caractéristiques des femmes enquêtées
Environ 40 % des enquêtées étaient âgées de moins de 25 ans et près de 44 % étaient catholiques à l’enquête (tableau 1). Un peu plus de 70 % appartiennent au groupe ethnique Adja-éwé. Plus du tiers (38 %) étaient célibataires alors que 54 % étaient soit mariées, soit en union libre. Une proportion importante d’entre elles étaient instruites (77 %), avec au moins un niveau d’instruction primaire, et avaient au moins un enfant en vie (59 %). L’âge médian au premier rapport sexuel est de 17,8 ans, alors que l’âge médian à la première union y est plus élevé (21,5 ans).
En comparaison avec les données des deux plus récentes enquêtes démographiques et de santé, l’EPAP semble avoir sur-enquêté les femmes mariées et sous-enquêté les femmes en union libre (tableau 1). Toutefois, cette différence n’affectera pas nos analyses puisque ces deux modalités ont été regroupées afin de mesurer l’effet du fait d’être en union (mariée ou en union libre) sur nos variables dépendantes. Les autres informations sont du même ordre dans les trois sources de données ou vont dans le sens d’une évolution des caractéristiques dans la population de Lomé.
Variables
Quatre étapes séquentielles sont examinées. Ne disposant pas de biographies complètes, deux moments d’analyses sont considérés. Les probabilités des deux premières étapes (être à risque de grossesse et utiliser une méthode contraceptive) sont modélisées pour le moment de l’enquête, alors que celles des deux dernières étapes (déclarer une grossesse comme étant non désirée et interrompre une grossesse non désirée par un avortement) sont modélisées pour toute la période de vie féconde.
Toutes les femmes enquêtées (n = 4 755) sont à risque d’être sexuellement actives, donc à risque de tomber enceinte. La première variable dépendante « être à risque de grossesse » prend la valeur 1 si la femme déclare avoir eu des rapports sexuels au cours du dernier mois précédant l’enquête, mais n’est pas enceinte, n’allaite pas, n’est ni stérile, ni ménopausée au moment de l’enquête. Elle prend la valeur 0 sinon. Pour la seconde étape de la séquence, les analyses porteront sur les femmes qui sont à risque de grossesse (n = 2 303) et donc susceptibles d’utiliser une contraception. La deuxième variable dépendante « pratique contraceptive » a trois modalités : déclarer utiliser principalement une forme de contraception moderne au moment de l’enquête, une forme de contraception non moderne ou ne rien utiliser. Les méthodes contraceptives modernes comprennent le dispositif intra-utérin (DIU), l’injection, le norplant, le condom, le préservatif féminin, la pilule ou les spermicides. Les méthodes non modernes sont le retrait, l’abstinence périodique, la méthode traditionnelle ou autres. Certaines femmes ont justifié l’absence de pratique contraceptive en déclarant souhaiter être enceintes. Ces femmes sont à risque de grossesse et pourraient être à risque d’utiliser une méthode contraceptive, mais ne l’ont pas utilisée.
Par la suite, l’unité d’analyse est la grossesse et toutes les grossesses survenues au cours de la vie féconde des 3 230 femmes ayant été enceintes au moins une fois sont prises en compte (n = 10 646). Les femmes qui n’ont eu qu’une seule grossesse apparaîtront une fois dans les données. En revanche, celles qui ont été enceintes à plusieurs reprises contribueront à plusieurs observations. En supposant que le type de grossesse (désiré ou non) déclaré par la femme au moment de l’enquête reflète la réalité à la grossesse, la troisième variable dépendante, « grossesse déclarée non désirée », prend la valeur 1 si la grossesse a été déclarée non désirée et 0 sinon. En considérant enfin les grossesses non désirées (n = 3 159), la quatrième variable dépendante, le fait qu’une « grossesse non désirée soit interrompue par un avortement provoqué » prend la valeur 1 le cas échéant et 0 sinon.
Les variables indépendantes sont mesurées à l’enquête dans l’analyse des deux premières étapes. Elles sont de deux niveaux pour les deux dernières étapes : des variables de niveau 1 qui varient dans le temps et des variables de niveau 2 qui sont constantes pour chaque femme à travers le temps. L’utilisation de variables variant dans le temps permet de prendre en compte le problème de causalité inverse que posent des études qui ont modélisé le fait d’ « avoir avorté au moins une fois » ou d’ « avoir avorté au cours d’une période » en fonction des variables indépendantes recueillies à l’enquête (Desgrees Du Loû et collab. 1999 ; Guillaume, 2003 ; Rossier et collab. 2007) puisque l’avortement a eu lieu avant l’enquête.
La religion, le groupe ethnique et la génération permettent de placer les femmes dans leur contexte socioculturel. Les autres variables utilisées se rapportent au niveau d’instruction atteint, l’âge, le statut matrimonial et la parité. Puisque le statut matrimonial aux âges jeunes semble affecter le recours à l’avortement, nous introduisons une interaction entre l’âge et le statut matrimonial dans les analyses. Nous nous intéressons enfin à l’association entre l’utilisation de la contraception ou le nombre d’avortements précédant les grossesses et le recours à l’avortement. Le tableau A1 en annexe présente les variables retenues selon les populations soumises au risque à chaque étape.
Méthodes
Des régressions logistiques binomiales sont utilisées pour modéliser la probabilité de la première étape, soit être à risque d’avoir une grossesse. Le modèle s’écrit :
Pour la deuxième étape, des régressions logistiques multinomiales non ordonnées sont utilisées. Ces régressions modélisent la probabilité d’utiliser soit une méthode moderne de contraception, soit une méthode non moderne, versus ne rien utiliser, qui est la catégorie de référence. Le modèle s’estime suivant la même procédure que le modèle logit, mais il suppose une indépendance des termes d’erreurs à travers les catégories de la variable. Nous utilisons l’option « cluster » du logiciel Stata afin de calculer des erreurs types robustes à des corrélations dans le terme d’erreur des régressions, car plusieurs femmes ont été enquêtées dans un même quartier.
Nous modélisons par la suite les probabilités des deux dernières étapes (grossesse non désirée, interruption d’une grossesse non désirée) en utilisant des régressions logistiques multiniveaux à effets aléatoires puisque la femme a pu avoir plusieurs grossesses ou plusieurs grossesses non désirées. Ces modèles, réalisés avec la commande « xtlogit » du logiciel Stata, ont l’avantage d’estimer correctement les erreurs types des variables du niveau 2 (constantes pour chaque femme) et d’ajuster les erreurs corrélées pour les grossesses de la même femme. Le modèle s’écrit :
Les résultats sont présentés sous forme de rapport de risques relatifs ou de rapport de chances. Un rapport supérieur à 1 signifie que les personnes ayant la modalité considérée sont plus susceptibles de connaître l’événement examiné que celles ayant la modalité de référence, toutes choses égales par ailleurs. Un rapport compris entre 0 et 1 indique l’effet inverse.
RÉSULTATS
Recours à l’avortement
Les données montrent que le recours à l’avortement provoqué est assez prévalent à Lomé. Parmi les 3 230 enquêtées qui ont été enceintes au moins une fois ou qui l’étaient au moment de l’enquête, 32,4 % ont déclaré avoir déjà eu recours à un avortement (figure 3). Une proportion non négligeable des femmes ayant avorté ont eu des avortements répétés : 24,7 % ont eu recours à deux avortements et 9,7 % en ont eu plus de deux. De plus, environ 43,2 % des enquêtées ont déclaré connaître une parente ou amie qui avait déjà avorté.
Une de nos études antérieures, qui a estimé l’évolution du recours à l’avortement à Lomé ainsi que son rôle dans la réduction de la fécondité à partir des mêmes données de l’EPAP, a révélé un taux annuel d’avortement de 25,9 ‰ et un indice synthétique d’avortement (ISA) de 0,66 avortement chez les femmes âgées de 15 à 44 ans au cours de la période 1997-2002 (N’bouke et collab. 2012). À titre de comparaison, l’ISA obtenu à Lomé est proche de l’indice obtenu pour la région d’Accra (0,6) au cours de la période 2005-2007 (Gss et collab. 2009). Une hausse du recours de l’avortement a été confirmée par les deux méthodes d’estimation utilisées : la méthode indirecte (résiduelle) et la méthode directe (en face à face), avec des niveaux plus faibles dans l’estimation directe. L’application de différentes méthodes indirectes dans d’autres villes africaines a également fourni des taux annuels d’avortement plus élevés que le taux de 25,9 ‰ obtenu à Lomé avec la méthode directe : 49 ‰ en 2008 à Addis-Abeba (Singh et collab. 2010) ou 40 ‰ en 2001 à Ouagadougou (Rossier et collab. 2006).
Conditions des pratiques
Comme présenté dans le tableau 2, plus du tiers des avortements les plus récents des femmes ont été effectués dans les hôpitaux et centres de santé privés (37,1 %) ou publics (2,6 %). Dans le même temps, près de 40 % des avortements ont été effectués par un personnel médical, dont 14,9 % par des médecins. Pourtant, tout le personnel de santé n’est pas qualifié pour pratiquer des avortements sécuritaires.
L’intervention gynécologique (curetage ou aspiration) a été utilisée dans près de la moitié des cas (44,7 %). Toutefois, cette technique a autant été utilisée pour provoquer, avec succès, l’avortement en une seule tentative (22,5 %), que lors d’une deuxième tentative après l’échec d’une méthode non médicale (22,2 %). Les professionnels de la santé semblent ainsi fournir des services d’avortement en même temps que la prise en charge de complications liées à des avortements incomplets.
En outre, près de 36 % des avortements ont eu lieu à la maison et 24,5 % à d’autres endroits, notamment chez des tradi-thérapeutes. Des femmes avorteuses ont ainsi fait avorter les femmes dans 36 % des cas et le mari/partenaire l’a fait dans 18,2 % des cas. Il est possible que la femme n’ait pas donné son accord pour l’avortement pratiqué par le partenaire. Seuls 3,8 % des femmes ont procédé à leur propre avortement.
Des prises orales de médicaments (17,9 %), la prise orale la plus répandue étant de l’aspirine combinée à de la bière, des méthodes à base de plantes (15,0 %), des injections (11,7 %), et l’insertion d’une tige de plante (8,2 %) ont également été utilisées pour provoquer les avortements. Ces conditions révèlent le caractère clandestin des avortements qui pourrait présenter un plus grand risque pour la santé.
Description des différentes étapes de la séquence
Être à risque de grossesse et utiliser une méthode contraceptive
Parmi les 4 755 enquêtées, 48,4 % étaient à risque de tomber enceinte au moment de l’enquête (figure 4). Ces femmes ont déclaré avoir eu des rapports sexuels au cours du dernier mois précédant l’enquête alors qu’elles n’étaient pas enceintes, n’allaitaient pas et n’étaient ni stériles ni ménopausées.
Au moment de l’enquête, près de 38,5 % de ces femmes à risque de grossesse utilisaient une méthode contraceptive moderne, alors que 23 % utilisaient une méthode non moderne. Environ 38,5 % d’entre elles n’en utilisaient aucune (figure 4).
La plupart des femmes à risque de grossesse qui utilisaient une contraception moderne se sont procuré la méthode soit à travers leur partenaire (36,1 %), soit auprès d’une pharmacie (19,9 %) ou d’une formation sanitaire (19,2 %). La méthode la plus utilisée était le préservatif masculin (67,2 %) qui est souvent choisi et payé par le partenaire. Les deux autres méthodes fréquemment utilisées étaient l’injection (12,6 %) et la pilule (8,8 %), et qui sont souvent payées par la femme elle-même. Ces trois méthodes sont les plus utilisées à Lomé (Mpdat, MS et ICF international, 2015 ; Urd et Dgscn, 2001).
Il existerait néanmoins des « besoins non satisfaits » importants en matière de contraception à Lomé. Plus de la moitié des femmes à risque de grossesse qui n’utilisaient aucune contraception ont principalement justifié l’absence de pratique par le fait qu’elles souhaitaient avoir un enfant (51,8 %). Toutefois, on se demande si ces femmes avaient voulu fournir une justification qui passerait mieux ou si leur souhait de tomber enceinte était réel. Les autres raisons mentionnées étaient : l’opposition du partenaire (10,6 %), l’opposition des femmes à la contraception (8,7 %), le fait qu’elles pensaient que la contraception est « mauvaise pour la santé » (6,9 %), le manque d’informations (6,0 %) ou l’opposition de la religion (5,6 %). La peur des effets secondaires des contraceptifs a également été citée dans d’autres études (Rasch et Lyaruu, 2005 ; Sedgh et collab. 2007).
Grossesses déclarées non désirées et recours à l’avortement
En considérant la période de vie féconde des 3 230 femmes qui ont été enceintes au moins une fois, un total de 10 646 grossesses ont été recensées, dont 70,3 % ont été déclarées « désirées » (figure 5). La majorité des grossesses « désirées » ont abouti à des naissances vivantes (80,9 %). Même si certaines grossesses désirées peuvent être interrompues pour des raisons de santé ou quand de tierces personnes interviennent dans la prise de décision (Elul, 2004), les enquêtées en ont seulement interrompu 1,2 %.
Parmi les 3 159 grossesses « non désirées », 46,9 % ont abouti à un avortement provoqué. Néanmoins, contre toute attente, un pourcentage similaire (43,8 %) a abouti à des naissances vivantes.
Les grossesses interrompues représentent 14,7 % des grossesses recensées. La quasi-totalité de ces grossesses a été déclarée non désirée (94,3 %), alors que la majorité des naissances vivantes a été déclarée désirée (81,4 %). Le caractère « non désiré » des grossesses semble ainsi pousser de façon primordiale les femmes à aller jusqu’au bout de l’avortement. Cependant, 18,6 % des grossesses ayant abouti à des naissances vivantes ont également été considérées comme étant non désirées. Les 1 383 femmes qui ont mené à terme des grossesses non désirées étaient principalement en union (62,3 %) et âgées de moins de 25 ans (78,2 %), tombaient enceintes pour la première fois (60,0 %) et n’utilisaient aucune méthode contraceptive au moment de la survenue de la grossesse (86,3 %). Le moment d’une première grossesse dans l’union serait probablement mis en cause par le jeune âge de ces femmes.
Plus de 8 grossesses non désirées sur 10 sont survenues en l’absence de pratique contraceptive, et 15,8 % en cas d’utilisation de contraception non moderne (figure 5). Seuls 2,6 % étaient imputables à un échec ou à une discontinuité dans l’utilisation d’une méthode contraceptive moderne. Les 81 femmes qui en utilisaient ont expliqué la survenue de la grossesse par une mauvaise utilisation (35,8 %), un oubli (24,7 %) ou un arrêt de la contraception (23,5 %). L’importance de la pratique contraceptive non moderne révèle néanmoins une volonté des femmes d’avoir un contrôle sur leur calendrier des naissances.
Facteurs associés aux différentes étapes de la séquence
Facteurs associés aux deux premières étapes
Le tableau 3 présente les résultats des régressions de la probabilité qu’une femme soit à risque de grossesse et de celle qu’elle utilise une méthode contraceptive sachant qu’elle est à risque de grossesse. Les modèles 1 incluent les variables socioculturelles et individuelles. Les effets de ces variables changent peu dans les modèles 2, qui ajoutent aux modèles 1 l’interaction entre l’âge et le statut matrimonial. Le tableau 4 présente les rapports de risques recalculés en tenant compte de cette interaction.
Toutes les variables considérées sont significativement associées aux deux premières étapes de la séquence. Les risques sont élevés pour des femmes des ethnies autres que adja-éwé, catholiques, instruites, âgées de 20-29 ans et qui ne sont pas en union, alors qu’ils sont moindres pour les femmes appartenant aux religions de type « pentecôtiste » [6]. Peut-être que certains groupes ethniques du Togo, qui autorisent la preuve de la fertilité de la fille avant le mariage (Thiriat, 1998), seraient plus ouverts à l’utilisation des contraceptions. En revanche, les femmes âgées de 30 ans et plus non en union et celles qui ont débuté leur vie féconde ont un moindre risque lors de la première étape, mais sont plus susceptibles d’utiliser une contraception, moderne ou non.
Facteurs associés aux deux dernières étapes
Le tableau 5 présente les résultats des régressions logistiques multiniveaux de la probabilité qu’une grossesse soit déclarée comme étant non désirée ou qu’une grossesse non désirée soit interrompue par un avortement. Plusieurs modèles sont estimés ici aussi. Les effets des variables variant dans le temps changent peu dans les modèles 2, révélant que les modèles ont bien pris en compte la corrélation entre les grossesses d’une même femme. Le modèle 3, estimé uniquement pour la dernière étape, examine l’association entre le recours à l’avortement et la pratique contraceptive (toutes méthodes confondues). Les modèles 4 incluent l’interaction entre l’âge et le statut matrimonial. Le tableau 6 présente les rapports de chances recalculés en tenant compte de cette interaction.
D’après les analyses, les femmes des générations récentes (nées après 1967), instruites, celles qui ont au moins deux enfants en vie ou qui ne sont pas en union excepté celles qui sont âgées de 25-29 ans, ont des risques élevés lors des deux dernières étapes de la séquence. En revanche, les femmes appartenant aux religions traditionnelle ou musulmane présentent de moindres risques.
En outre, certaines variables ne sont associées qu’au fait d’interrompre une grossesse non désirée. Une grossesse non désirée qui survient est plus susceptible d’être interrompue par un avortement chez les femmes kabyè-tem que chez les adja-éwé, toutes choses égales par ailleurs. Toutefois, l’appartenance à un groupe ethnique n’est pas toujours synonyme d’une adoption totale de ses normes. De plus, les femmes qui ont eu recours à exactement un avortement sont plus susceptibles d’interrompre une grossesse non désirée que celles qui n’ont jamais avorté. Enfin, les femmes qui utilisaient une contraception avant la survenue de la grossesse non désirée ont significativement plus de chance de l’interrompre que celles qui n’en utilisaient aucune.
DISCUSSION ET CONCLUSION
Bien que peu étudiée en Afrique, la question de l’avortement constitue un enjeu démographique et social majeur, ainsi qu’un enjeu de santé publique. Cette étude visait à examiner les facteurs démographiques et socio-économiques associés au recours à l’avortement à Lomé et aux trois étapes qui lui sont antérieures : l’exposition au risque de grossesse, la pratique contraceptive et la considération d’une grossesse comme étant « non désirée ». Sa contribution majeure est la prise en compte de ces quatre étapes. Dans un contexte de rareté de données sur l’avortement, l’étude s’appuie sur les données de l’EPAP, réalisée en 2002 à Lomé et dans ses environs. Ces données sont originales et leur caractère biographique offre la possibilité d’inclure des variables variant selon les grossesses et de bien circonscrire les dynamiques qui conduisent à la pratique de l’avortement provoqué.
Même si l’approche directe peut sous-estimer le niveau réel des avortements à cause d’une éventuelle sous-déclaration ou omission, les résultats montrent que le recours à l’avortement est fréquent à Lomé. Près de 30 % des grossesses recensées auprès des enquêtées ont été déclarées « non désirées » et près de la moitié de ces dernières (47 %) ont été interrompues par un avortement provoqué. En outre, la majorité des grossesses non désirées (82 %) sont survenues en l’absence d’une pratique contraceptive. La séquence des étapes conduisant au recours à l’avortement passerait, principalement, par une absence de pratique contraceptive et par la survenue de grossesses déclarées comme étant non désirées. Pourtant, les méthodes contraceptives seraient disponibles dans les formations sanitaires de Lomé (Urd, 2004). Il serait alors utile de renforcer la connaissance des couples sur les méthodes contraceptives et sur leurs éventuels effets secondaires réels afin d’en accroître l’utilisation et de prévenir les grossesses non désirées.
Le fait que les grossesses aient été déclarées « désirées » ou « non désirées » à postériori constitue une limite. Plusieurs femmes pourraient en effet être réticentes à déclarer « désirées » des grossesses qui ont été interrompues (6 %) ou à déclarer « non désirées » des grossesses qui ont abouti à des naissances vivantes (19 %). Le terme « non désiré » semble refléter autant des grossesses effectivement non désirées, des grossesses désirées, mais non planifiées, ainsi que des grossesses désirées, mais socialement stigmatisées. Puisque les femmes comprennent et interprètent les termes « non désiré », « non planifié » ou « non intentionnel » de diverses manières (Barrett et Wellings, 2002), il serait utile de distinguer ces situations dans les enquêtes et programmes, et de mieux adapter les termes aux contextes. Une moindre stigmatisation sociale des grossesses issues de relations « réprouvées » par les normes et, surtout, un soutien de l’entourage dans ces situations pourraient aider les femmes à avoir une vision différente de leur grossesse et à limiter leur recours aux pratiques d’avortements risquées.
Le risque d’avorter est plus élevé chez les femmes d’ethnie Kabyè-tem, de confession catholique ou les générations récentes. Il est également plus élevé chez celles qui étaient instruites au moment de la grossesse, n’étaient pas en union, mais qui avaient au moins un enfant en vie, avaient déjà avorté ou utilisaient une contraception, principalement non moderne. Seuls la religion, le statut matrimonial, l’âge, le niveau d’instruction et la parité sont associés aux quatre étapes considérées dans les analyses.
Même si la religiosité reflète mieux la fréquence d’assistance aux services religieux et l’adhérence aux points de vue des religions (Mundigo, 2006), on s’attendait à ce que le risque d’avorter soit moins élevé chez les musulmanes. En confirmant cela, nous montrons que ces femmes, et celles de religion traditionnelle, sont moins susceptibles que les catholiques d’utiliser une contraception, moderne ou non, de déclarer une grossesse comme étant « non désirée » et d’avorter. Ces résultats peuvent être liés au fait que les religions musulmane et traditionnelle autorisent la polygynie et une nuptialité précoce (Kuate-Defo, 2000), et que les femmes déclarant ces religions poursuivraient plus souvent leur grossesse[7]. Néanmoins, contre toute attente, les femmes appartenant aux nouvelles églises de type « pentecôtiste » sont plus enclines que les catholiques à déclarer une grossesse comme non désirée alors qu’elles étaient moins à risque d’avoir une grossesse et moins aptes à utiliser une contraception moderne.
En étant moins à risque d’avoir une grossesse, les femmes qui ont au moins un enfant en vie sont plus aptes à utiliser une contraception, moderne ou non, et à avorter alors que seules celles qui ont au moins deux enfants sont plus susceptibles que les nullipares de déclarer une grossesse comme étant non désirée. Les femmes qui ont amorcé leur vie féconde semblent vouloir la réguler en utilisant l’avortement pour espacer et/ou limiter les naissances (Calvès, 2002 ; Desgrees Du Loû et collab. 1999).
Par ailleurs, les femmes qui utilisent une contraception ont un désir élevé d’éviter la survenue d’une grossesse. Mais, elles utilisent souvent des méthodes non modernes qui ont un risque élevé d’échec. Ainsi, et tel que présumé, une moindre efficacité, une mauvaise utilisation ou un échec de la méthode utilisée augmente le risque d’interrompre une grossesse non désirée. Néanmoins, cet effet est à prendre avec précaution en raison de la coexistence de l’avortement et de la contraception (Guillaume et Desgrees Du Loû, 2002), et du fait que la variable contraception est susceptible d’être endogène[8]. Le risque de recourir à un deuxième avortement étant en même temps élevé, le renforcement des conseils visant l’adoption et une meilleure utilisation des contraceptions après les accouchements et les avortements serait utile pour réduire les avortements répétés.
Tel que l’ont montré d’autres études (Ahiadeke, 2001 ; Desgrees Du Loû et collab. 1999 ; Guillaume, 2003), plusieurs grossesses non désirées surviennent aux âges jeunes (surtout avant 25 ans). Toutefois, c’est principalement le caractère « hors union » de la grossesse qui fait qu’elle est interrompue.
À défaut de déceler l’effet du fait d’être en cours de scolarité (Calvès, 2002) ou de l’activité économique (Ahiadeke, 2001) sur le recours à l’avortement, nos résultats montrent que le risque élevé d’avorter attendu chez les femmes instruites découle en fait de leur risque élevé d’être exposées à une grossesse, d’utiliser la contraception, surtout moderne, de déclarer une grossesse comme non désirée et d’interrompre cette dernière. Ces risques augmentent avec le niveau d’instruction, et suggèrent une forte motivation des femmes plus instruites à réguler leur fécondité (Okonofua et collab. 1999).
Les résultats montrent enfin que le risque présumé élevé d’avorter au sein des générations plus récentes est dû au fait que les risques de déclarer une grossesse « non désirée » et d’avorter augmentent au fur et à mesure que la génération est récente. La plus longue durée d’exposition au risque de grossesses prénuptiales entre l’âge à la puberté et l’entrée en union chez les jeunes filles qui chercheraient le bon moment pour devenir mères (Johnson-Hanks, 2002), le fait qu’elles soient encore à l’école et engagées dans des relations instables (Calvès, 2002), de même que leur accès difficile à la contraception et aux centres de planification familiale (Zabin et Kiragu, 1998) expliqueraient leur risque élevé d’avorter. Les jeunes cacheraient également leur activité sexuelle hors union, qui est souvent socialement mal perçue, à leur entourage, en particulier à leurs parents dont ils craignent la réaction s’ils découvraient leur grossesse (Guillaume, 2003). Un renforcement de l’éducation sexuelle des jeunes ainsi qu’un meilleur accès aux contraceptions et aux informations sur leur utilisation permettraient de réduire ces risques chez les jeunes. La création d’autres centres de la jeunesse ATBEF (Association togolaise pour le bien-être familial) à Lomé serait d’ailleurs utile pour accroître l’accès des jeunes aux services de santé sexuelle et reproductive (Speizer et collab. 2004).
À la lumière de ces résultats, une campagne de prévention efficace auprès des groupes à risque d’avorter devra également prendre en compte leur risque aux étapes antérieures à savoir, l’exposition au risque de grossesse, l’utilisation ou non d’une forme de contraception efficace, selon que le couple souhaite ou non planifier une naissance et la considération qui est faite des grossesses. De même, des mesures supplémentaires devront être prises par rapport aux services post-avortement ou de contraception d’urgence.
Appendices
Annexe
Remerciements
Nous remercions l’Unité de recherche démographique (URD) de l’Université de Lomé de nous avoir permis d’accéder aux données de l’Enquête sur la planification familiale et l’avortement provoqué, réalisée en 2002 dans le cadre du projet « Mesure de l’impact de l’avortement sur la réduction de la descendance des femmes à Lomé ». Cet article a été rédigé dans le cadre du Programme population et santé en Afrique (PPSA) financé par la fondation Bill et Melinda Gates et conjointement mis en oeuvre par l’Institut supérieur des sciences de la population (ISSP) de l’Université de Ouagadougou et l’Université de Montréal. Nous remercions enfin Agnès Guillaume, Thomas LeGrand et Nathalie Mondain d’avoir lu et commenté des versions antérieures de cet article.
Notes
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[1]
La peine est un emprisonnement d’un à cinq ans et une amende de 500 000 à 1 500 000 FCFA (environ 855,54 à 2 566,61$ US) pour une incitation ou une contribution concrète à l’avortement dans des conditions autres que celles autorisées par la loi. En cas d’invalidité grave et permanente, la peine est doublée. En cas de décès de la victime, la peine est un emprisonnement de cinq à dix ans et une amende de 1 000 000 à 3 000 000 FCFA (environ 1711,07 à 5 133,22 $ US).
Le convertisseur de devise en ligne http://www.xe.com/fr/currencyconverter/ a été utilisé en mai 2016.
-
[2]
Les femmes en union regroupent les femmes mariées et celles qui sont en union libre.
-
[3]
Dans la présente étude, l’accès aux services d’avortement ne peut être mesuré, vu le contexte d’illégalité dans lequel se déroule la grande majorité des avortements en Afrique. Nous assimilons alors la prise de décision d’avorter et l’accès aux services d’avortement à une seule étape : le recours à l’avortement. En revanche, la description des conditions des avortements les plus récents de nos enquêtées donne une idée de l’accès aux services d’avortement à Lomé.
-
[4]
Nous retenons le terme « l’exposition au risque de grossesse » plutôt que « l’exposition au risque de grossesse non prévue », cette dernière pouvant être difficile à appréhender de façon rétrospective.
-
[5]
Nous retenons le terme « grossesse non désirée » qui désigne la non-acceptation de la grossesse par la femme elle-même et par son entourage (Amegee, 2002), plutôt que le terme « grossesse non prévue » qui renvoie souvent à un échec contraceptif à cause de la faible prévalence contraceptive dans le contexte africain.
-
[6]
Elles regroupent ici les Adventistes du 7e jour, Aladoura, Aller les chercher, Amis du Christ, Apostolique, Brotherwood, Christianisme céleste, Église la vie profonde, Église Maison du Christ, Jésus Reviendra, La renaissance, Ministère de la foi agissante, Ministère de la foi chrétienne, Nouvelle alliance apostolique, Pentecôtiste et les Saints de Dieu.
-
[7]
Peut-être à cause d’une compétition entre coépouses ou du statut social qui dépend du nombre d’enfants mis au monde.
-
[8]
Il existerait une causalité inverse entre l’utilisation d’une contraception et le recours à l’avortement. L’effet de cette variable sur le recours à l’avortement pourrait être surestimé (biaisé vers le haut).
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