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INTRODUCTION

Le Bénin est bien connu pour sa diversité ethnolinguistique, largement décrite tant dans la littérature anthropologique ou ethnologique (Dévérin, 2004 ; Péhaut, 1964) que par les travaux quantitatifs récents (Amadou Sanni et Atodjinou, 2012 ; INSAE, 2016). Les recensements de la population du pays dénombrent une soixantaine de groupes ethniques avec leurs langues nationales. Classiquement, ces divers groupes ethnolinguistiques vivaient assez cloisonnés et évoluaient chacun de façon différente sur le plan culturel (Dramani-Issifou, 2008 ; Péhaut, 1964). Aujourd’hui, les frontières des aires culturelles du pays ne coïncident plus avec celles des langues nationales parlées et plusieurs langues distinctes cohabitent dans des endroits que l’on doit pourtant considérer comme appartenant à une communauté unique, ayant sa langue spécifique (Amadou Sanni et Atodjinou, 2012). Dans ce contexte pluriethnique et de coexistence de plusieurs langues distinctes, il est possible que les individus soient progressivement enclins à reléguer leur langue maternelle de socialisation au second rang face à la nouvelle langue de contact, qui devient leur principale langue utilisée au sein du ménage. Ils subissent ce que nous nommons l’assimilation linguistique, pour désigner leur abandon de la langue maternelle au profit de la nouvelle langue.

L’assimilation linguistique a-t-elle cours dans les sociétés béninoises ? Quelles sont sa fréquence et ses variations ? A-t-elle une influence sur la dimension démolinguistique des groupes socioethniques du pays ? Telles sont les questions qui sous-tendent les analyses effectuées dans cet article. L’objectif du travail est de mettre en évidence la prévalence de l’assimilation linguistique ainsi que son influence en termes d’augmentation ou de diminution du nombre des locuteurs naturels de chacune des langues nationales du pays. Les locuteurs naturels d’une langue nationale (ou ethnique) sont les individus de ce groupe ethnique. Une comparaison du nombre de locuteurs déclarés[1] à celui des locuteurs naturels donne une indication de la vitalité culturelle (expansion ou extinction) du groupe socioethnique. Les analyses sont donc exclusivement descriptives. Elles s’inscrivent dans une exploration des opportunités qu’offrent les données du recensement du Bénin sur ce phénomène qu’est l’assimilation linguistique. Ces descriptions précèdent des analyses approfondies envisagées ultérieurement concernant ses facteurs et ses conséquences. On identifie comme victime d’assimilation linguistique tout individu qui parle, principalement au sein de son ménage de résidence, une langue différente de celle de son groupe ethnique d’appartenance.

Les données du dernier recensement béninois, celui de 2013, seront mises à profit. Contrairement aux trois recensements précédents, le recensement béninois de 2013 introduit la question sur la principale langue parlée au sein du ménage par les individus. Du coup, il offre la possibilité d’évaluer le pouvoir d’assimilation de certaines langues parlées au Bénin dans le cadre plus intime du ménage. C’est l’intérêt de cette étude, la toute première à explorer cette opportunité d’amélioration des connaissances démolinguistiques que favorise le questionnement récent sur les langues dans les recensements africains (Marcoux et Konaté, 2008). Elle ouvre notamment des perspectives d’investigations scientifiques pertinentes pour des politiques linguistiques plus intégrées et des programmes plus efficaces de promotion des cultures béninoises.

concepts, données et méthodes

Tout individu, dans sa vie, a comme première langue, ce que l’on nomme « langue maternelle », c’est-à-dire, la langue dans laquelle sa mère et son entourage maternel communiquent avec lui dès sa prime enfance. Habituellement, c’est la langue du groupe socioethnique d’appartenance, systématiquement, celle du groupe ethnique du père dans les sociétés béninoises patrilinéaires et virilocales (Amadou Sanni, 2009). Au Bénin, le ménage est le lieu familial ou familier d’activités et de relations les plus favorables à l’usage de la langue maternelle, c’est-à-dire, la langue de socialisation, la première langue dans la vie des individus. Grâce à la question sur la principale langue parlée au sein du ménage, le quatrième et dernier Recensement général de la population et de l’habitation du Bénin (RGPH4) de 2013 permet de distinguer les individus de deux façons différentes : selon que la principale langue déclarée correspond ou non à la langue maternelle ou langue du groupe ethnique d’appartenance de l’individu. Ces deux catégories sont équivalentes ; elles sont utilisées indistinctement dans la suite de ce papier.

À partir des réponses fournies sur une même personne dans le tableau de composition des ménages aux deux questions qui nous intéressent, soit celle concernant l’appartenance ethnique ou la langue maternelle et celle sur la principale langue parlée au sein du ménage, on définit si l’individu est en état de continuité linguistique, ou, plutôt, d’assimilation linguistique. Ainsi, lorsque la langue maternelle ou celle du groupe ethnique d’une personne demeure celle principalement parlée au sein du ménage, il est en continuité linguistique ; sinon, il est en assimilation linguistique, c’est-à-dire que la principale langue qu’il utilise au sein du ménage diffère de la langue de son groupe ethnique d’appartenance. Les unités statistiques d’analyse ici sont donc les individus membres des ménages recensés dans le pays. La base de données du quatrième et dernier Recensement Général de la Population et de l’Habitation (RGPH4) réalisé au Bénin en 2013 a été exploitée.

S’appuyant sur ces données du dernier recensement, l’objectif de cet article est d’offrir une analyse démolinguistique primaire du phénomène d’assimilation linguistique au Bénin. Notamment, on procèdera à une analyse de l’état de la population selon les principales langues parlées au sein du ménage et on calculera l’intensité de l’assimilation linguistique. En démographie, pour une telle analyse, les taux, c’est-à-dire les pourcentages, sont les indicateurs requis. Il s’agit des taux de prévalence du phénomène, non seulement au niveau national, mais également au niveau des départements, des agglomérations urbaines et des groupes ethniques. Ces taux permettent d’examiner les risques relatifs à l’assimilation linguistique d’un groupe ethnique par rapport à un autre ou d’un milieu à un autre (département ou ville de résidence). Eu égard à la taille de chacun des groupes ethniques, ils offrent la possibilité de décrire les situations démolinguistiques, notamment de distinguer les langues nationales en expansion, des langues en régression. Une langue en expansion est une langue dont le nombre de ses locuteurs déclarés augmente significativement, c’est-à-dire, supérieur au nombre de ses locuteurs naturels (la taille du groupe ethnique correspondant). Si, au contraire, le nombre de locuteurs déclarés est plutôt significativement à la baisse par rapport à la taille du groupe ethnique correspondant, la langue est dite en régression. Avant d’aborder concrètement ces analyses, examinons le paysage ethnique national et les langues parlées, telles que décrites dans la littérature, ou mises en évidence statistiquement par l’exploitation des RGPH.

ethnies et langues parlées au bénin

Pays d’Afrique de l’Ouest avec une population estimée à un peu plus de dix millions d’individus au dernier recensement (INSAE, 2016), le Bénin est un territoire chargé d’histoire largement décrite dans la littérature sociohistorique (Bio-Bigou, 1995 ; Débourou, 2015 ; Dévérin, 2004 ; Soumonni, 2000 ; Péhaut, 1964). On retient, particulièrement ici, que son peuplement s’est réalisé avec les migrations successives des peuples, c’est-à-dire les groupes ethniques, souvent poussés vers les territoires, soit en raison des guerres, soit en quête des conditions socioclimatiques favorables à l’épanouissement collectif ou à la pérennité des règles sociales, économiques et démoculturelles (Dévérin, 2004).

Sans entrer dans les détails de cette histoire du peuplement, remarquons toutefois qu’on ne peut pas aborder la question du peuplement et la description des groupes ethniques qui le composent sans faire référence à des aires culturelles dont les limites transcendent non seulement les limites géoadministratives actuelles du pays, mais aussi les frontières entre les États héritées de la colonisation. De ce point de vue, on retient de la littérature deux principales aires de peuplement du Bénin. La partie méridionale du pays, d’une part, c’est-à-dire le Sud-Bénin, puis, celle septentrionale, d’autre part, notamment, la région du Nord-Bénin (Péhaut, 1964). Les groupes ethniques s’y sont progressivement installés depuis le 15e siècle et leur histoire permet de retracer les itinéraires migratoires et l’émergence des royaumes ou des différents groupes ethniques qui composent le Bénin d’aujourd’hui.

L’exploitation des données du dernier recensement donne une description du peuplement actuel du pays ainsi que les langues parlées au sein des ménages. Cette description est reprise dans la Figure 1 qui confirme cette structure géospatiale dichotomique du peuplement ethnique du pays et, en conséquence, de la distribution spatiale des langues parlées. C’est une indication à l’effet que le peuplement classique du pays, tel que décrit dans la littérature socioanthropologique et historique, n’a pas changé.

Il ressort de la Figure 1 que le Sud-Bénin est largement peuplé par trois principaux groupes ethniques, à savoir, les Adja, les Fon et les Yoruba. Il s’agit bien de la description faite du peuplement classique du Bénin dans la littérature sociohistorique qui, en outre, retrace bien l’histoire de son installation. En fait, note Péhaut (1964), les Adja sont les peuples primitifs de cette partie du Bénin au 15e siècle. Ce sont des descendants des immigrants du Nigeria « vers – et – de » Tado, localité togolaise à la frontière Togo-Bénin au sud-ouest du Bénin. Au moment de leur mouvement vers Tado, une partie d’entre eux s’installa entre le fleuve de la Volta et celui du Mono où ils s’organisèrent en communautés indépendantes ; ils forment aujourd’hui, le groupe ethnique Ewe (du département du Mono) et le groupe ethnique Adja (du département du Couffo).

De Tado (du côté du Togo), d’autres partirent immédiatement vers Allada (département de l’Atlantique du Bénin) où ils fondèrent le royaume d’Allada. Les querelles de succession entraînèrent leur dispersion vers 1600, conduisant au royaume fon d’Abomey (département du Zou) et au royaume Gun de Xogbonou, ou Porto-Novo (département de l’Ouémé au Bénin). On comprend bien, dans le recensement du Bénin, que les Ewe appartiennent au groupe ethnique « Adja et apparentés » alors que les Gun et plusieurs autres mini-peuples du Sud (Mahi, Aizo, Toffin, etc.) soient classés comme « Fon et apparentés ».

Plus tard, au 16e siècle, viennent du Nigeria d’importants groupes yorubas qui s’installèrent dans le sud-est du Bénin (départements de l’Ouémé et du Plateau) et dans la région moyenne du pays, c’est-à-dire, au Centre-Bénin (département des Collines, notamment) tel qu’il en ressort de la Figure 1. Le Sud-Ouest, par contre, ne fournit que de petits groupes ethniques : Guin, Baséda, Ouatchi et autres qui se retrouvent sous le vocable de « Mina » et classés dans les recensements dans le groupe ethnique « Adja et apparentés » ; ce sont les Gâ d’Accra (Ghana) qui arrivèrent à la fin du 17e siècle où ils établirent le royaume Guen d’Aneho (département du Mono au Bénin).

Figure 1

Poids relatifs, par département, des ethnies et des principales langues parlées

Poids relatifs, par département, des ethnies et des principales langues parlées

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Les Paragourma, les groupes Mossi et les Groussi (Gourounsi) et les Songhaï représentent les groupes ethniques autochtones du Nord-Bénin (actuels départements Alibori-Borgou et Atacora-Donga) installés depuis le 15e le siècle. Ce sont des groupes apparentés au groupe ethnique Dendi, très majoritaire dans le département de l’Alibori, mais aussi, dans le Borgou et la Donga (Figure 1). Les Batonum, localisés dans les départements du Borgou, de l’Alibori et de la Donga ainsi que les Somba (Otamari/Ditamari) de la chaîne de l’Atacora, rejoignent plus tard au 16e siècle les premiers peuples du Nord-Bénin (Bio-Bigou, 1995 ; Débourou, 2015). Cette région accueille aussi les Peulhs, ainsi que les Yoa et les Lokpa (Dramani-Issifou, 2008). Ces mêmes peuples ou groupes ethniques sont en nombres importants dans certains pays de la sous-région ouest-africaine, notamment, au Burkina Faso, au Niger, au Nigeria, au Mali, au Sénégal, au Togo et au Ghana.

Il y a donc une mosaïque d’ethnies avec de nombreux sous-groupes culturels, plus d’une soixantaine selon les statistiques des recensements de la population du pays. Dans ce contexte de multiplicité ethnique, et pour une exploitation statistique opérationnelle des données collectées, ces ethnies, sur la base de l’histoire linguistique et géoculturelle décrite ici, sont regroupées en sous-ensembles tels que décrits par Amadou Sanni et Atodjinou (2012) et reproduits ci-après (Tableau 1).

On distingue ainsi neuf groupes ethniques, soit neuf groupes de langues nationales habituellement parlées au sein du ménage. Globalement (Tableau 1), les groupes gardent les mêmes poids démographiques au niveau national entre les deux derniers recensements. Toutefois, alors que les poids démographiques relatifs des Batonum (9 % à 10 %) et des Peulh (7 % à 10 %) ont augmenté légèrement entre les deux recensements, les Yoruba (14 % à 12 %) ainsi que les « Autres ethnies » (2 % à 1 %) voient leur nombre relatif diminuer en 2013 comparativement à 2002.

Lorsqu’on s’intéresse aux langues apparentées parlées dans chaque groupe ethnique, les groupes les moins nombreux au plan national, tels que les Yoa/Lokpa (4 %) et les Ottamari (6 %) sont ceux qui voient cohabiter en leur sein les plus grands nombres de langues ethniques apparentées, avec respectivement, treize langues et dix langues, justifiant par ailleurs cette nécessité des regroupements sociolinguistiques. Par contre, il ne cohabite chez les groupes dendi que deux langues ethniques apparentées, puis que trois langues distinctes au sein des Batonum ou des Peulhs.

Les langues nationales fon, groupe ethnique majoritaire, soit 39 % de la population nationale, sont parlées dans tous les départements du pays (Figure1 ; Tableau A1b). Il en est de même du groupe ethnique Yoruba, dont les langues nationales, tout comme le français, sont parlées dans tous les départements du pays au sein du ménage. Rappelons que, dans la mesure où tous ces groupes ethniques sont par ailleurs localisés dans d’autres pays de la sous-région ouest-africaine, toutes ces langues nationales sont transfrontalières ; elles sont parlées dans les localités du Nigeria, du Togo, du Ghana, du Burkina Faso, du Mali ainsi qu’au Niger et même certaines, telle que le Songhai, se retrouvent au Sénégal.

Un examen comparatif du Tableau 1 mène au constat que les poids démographiques relatifs des groupes ethniques sont quelques fois différents pour l’usage communicationnel de leurs langues nationales au sein du ménage. Alors que les poids démographiques relatifs des locuteurs fon et dendi sont supérieurs à ceux de leur groupe, c’est la situation contraire qui s’observe chez les locuteurs adja, batonum et yoruba. Cette diminution du nombre relatif de locuteurs par rapport à l’effectif relatif groupe, est une indication de la manifestation de l’assimilation linguistique au sein de celui-ci. Nous l’examinons ci-après.

Tableau 1

Langues parlées par groupe sociolinguistique, effectif et pourcentage

Langues parlées par groupe sociolinguistique, effectif et pourcentage

I-J : Différence entre le poids démographique du groupe dans le pays en 2013 et en 2002

Sources : (Amadou Sanni et Atodjinou, 2012 : 21) ; (tableaux A1a et A1b, en annexe)

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principales langues parlées et assimilation linguistique

Connaissant les langues parlées principalement dans le ménage par les individus, le taux d’assimilation linguistique (Tableau 2) dans un groupe ethnique donné est le rapport de l’effectif des personnes du groupe qui ne parlent pas la langue nationale de ce groupe par l’effectif total des membres du groupe.

Tableau 2

Taux (en %) d’assimilation linguistique par groupe ethnique et selon le statut au sein du ménage et en agglomérations urbaines

Taux (en %) d’assimilation linguistique par groupe ethnique et selon le statut au sein du ménage et en agglomérations urbaines
Sources : Tableaux A2 et A3 en annexe

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Le tableau 2 fait observer qu’aucune des langues nationales n’est parlée à cent pour cent par les membres des groupes ethniques. L’assimilation linguistique toucherait ainsi tous les groupes ethniques du pays ; elle est, toutefois, relativement faible au niveau national (7 %). Elle est presque exclusivement urbaine (2,4 fois plus), particulièrement, dans les grandes villes ou les agglomérations urbaines (17 %). Le phénomène concerne sérieusement les groupes minoritaires, c’est-à-dire les « autres ethnies du Bénin » (27 %) et les « Yoa/Lokpa » (13 %). C’est un résultat qui confirme bien que face à la diversité linguistique, la tendance est au recul des langues nationales minoritaires au profit de la langue nationale dominante et du français dans les pays d’Afrique francophone (Ouédraogo et Marcoux, 2014).

Mais, curieusement, ici ces langues minoritaires ne sont pas les seules affectées, les taux d’assimilation des groupes ethniques tout de même importants, tels que, les Adja (12 %) et les Yoruba (10 %) ne sont pas négligeables. Un examen du statut des individus dans leur ménage mène au constat que les personnes n’appartenant pas au même groupe ethnique que leur chef de ménage sont plus concernées par l’assimilation linguistique. Environ une personne non apparentée au chef de ménage sur deux ne s’exprime pas dans la langue de son groupe ethnique d’appartenance. Cet effet du statut des individus semble plus renforcé, non seulement par l’urbanisation, mais également, et surtout, par la migration. Le Tableau 2 est, à cet égard, éloquent et instructif.

Tableau 3

Répartition, par langue nationale ethnique et par département, des différences entre le poids relatif national des locuteurs déclarés et le poids relatif du groupe ethnique (c.-à-d. locuteurs potentiels)

Répartition, par langue nationale ethnique et par département, des différences entre le poids relatif national des locuteurs déclarés et le poids relatif du groupe ethnique (c.-à-d. locuteurs potentiels)
Source : Tableau A5 en annexe

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D’abord, la fréquence du phénomène parmi ces personnes qui ne sont pas d’un même groupe ethnique que leur chef de ménage augmente systématiquement dans les villes ou agglomérations urbaines. Considérant ce statut, si les groupes ethniques Adja, Yoruba et Yoa/Lokpa, ainsi que les « autres ethnies du Bénin » sont les plus touchés par l’assimilation linguistique, c’est toujours ces trois groupes de langues nationales qui présentent les risques plus élevés à ce phénomène dans les grandes villes ou agglomérations urbaines du pays. Par ailleurs, le taux d’assimilation linguistique dans chacun de ses groupes est d’autant plus élevé que la ville ou agglomération urbaine de résidence est éloignée de l’aire géoculturelle de concentration de chacun, d’où le rôle de la migration. Mais l’assimilation linguistique a-t-elle un impact sur le nombre de locuteurs naturels de chacune de ces langues nationales ? Le Tableau 3 donne une illustration des évidences qui découlent du traitement des données du recensement à cet effet.

Deux langues nationales se révèlent en expansion, soit la langue fon, dont le poids relatif de ses locuteurs déclarés au niveau national est de 1,4 % supérieur au poids relatif du groupe ethnique « Fon et apparentés » dans le pays, puis la langue nationale dendi pour laquelle cet écart se révèle tout aussi positif à 0,6 %. Les écarts les plus élevés pour la langue fon s’observent dans presque tous les départements du Sud-Bénin, notamment, dans l’Atlantique (5,4 %), dans le Littoral (c.-à-d. la ville de Cotonou) avec 4,8 %, dans l’Ouémé (2,6 %), et dans le Zou (1,1 %). Des écarts positifs pour le dendi sont enregistrés dans le Borgou et dans l’Alibori au niveau du Nord-Bénin, mais également dans l’Atlantique au niveau du Sud-Bénin. À l’opposé, si les langues adja, yoruba ainsi que le yoa/lokpa sont celles qui se sont révélées plus touchées par l’assimilation linguistique, ce sont ces trois langues qui connaissent une régression importante du nombre de leurs locuteurs, non seulement au plan national, mais également dans plusieurs départements.

Un constat général intéressant et instructif se dégage du Tableau 3. Lorsqu’une valeur positive est identifiée dans une case, elle est celle d’une langue ethnique dans un département relevant de l’aire culturelle classique d’implantation ou de concentration de cette ethnie. C’est dire que le recours majoritaire à la langue d’un groupe ethnique ainsi que sa force d’assimilation sont favorisés dans des environnements des aires géoculturelles spécifiques au groupe d’appartenance de cette langue. Cela semble plus systématique lorsque ces environnements sont ruraux et relativement isolés. Dans ces milieux plus communautaires, les gens habitent plus près les uns des autres et se voient fréquemment. Par ailleurs, les mariages ainsi que les ménages mixtes y sont peu courants et l’organisation domestique encourage l’usage de la langue ethnique du milieu. La taille du groupe ou la concentration ethnique semble donc être là un facteur favorable au maintien de la langue nationale (Zerva, 2011).

C’est là le paradoxe que suscite la situation des langues adja et yoruba. Bien que négligeable (-0,3 %), en effet, cette langue perd de son importance démographique dans son aire culturelle de concentration et d’implantation, le département du Couffo. L’usage courant au sein du ménage des langues yoruba semble subir le même sort. Le nombre de locuteurs de cette langue régresse également en importance numérique, notamment dans presque tous les départements du pays, y compris même dans l’une de ses aires géoculturelles de concentration et d’implantation traditionnelles, le département du plateau (-0,1 %). Quant à l’ensemble de ces langues nationales, les estimations du Tableau 3 attestent bien qu’à l’extérieur des aires géoculturelles de chaque groupe ethnique, l’assimilation de la langue associée est systématique, parfois considérable, sauf la langue fon qui résiste, et même s’impose dans toutes les villes du Sud-Bénin. Assimilation linguistique et aire géoculturelle comptent donc pour une part importante dans la réduction des principaux locuteurs des langues nationales, d’où, une fois encore, le rôle important des migrations.

L’assimilation linguistique : De quelles langues, vers quelles langues ?

Les langues d’assimilation linguistique ne peuvent être appréhendées que par la structure de la population de chaque groupe ethnique selon les langues parlées. Évidemment, toutes les langues ne peuvent pas être intégrées dans cette structure démolinguistique des groupes ethniques. On sait que la langue fon et la langue dendi sont les deux langues nationales qui semblent en expansion. En outre, le français est la langue officielle du pays. En conséquence, la structure démolinguistique des groupes ethniques comprend cinq modalités : langue ethnique, le fon, le dendi, le français et les « autres langues ». La Figure 2 en donne une illustration pour les différents groupes ethniques du Bénin.

La langue fon semble redoutable dans la mesure où elle est parlée au sein du ménage par les Béninois de toutes les nationalités ethniques du Bénin. La Figure 2 indique nettement à cet effet que cette langue fon assimile systématiquement les assimilés tant du groupe ethnique « Adja et apparentés » que de celui « Yoruba et apparentés ». La langue dendi assimile plutôt toutes les langues nationales du Nord-Bénin, mais aussi, les langues nationales « Yoruba et apparentés » du Sud et du Centre-Bénin. Les citoyens yoruba sont exceptionnels ; ils parlent toutes langues nationales du pays, y compris, évidemment, le français, qui assimile également ces langues en régression, ainsi que d’autres, dans le pays. Mais, comment l’importance de cet usage du français dans la sphère domestique se répartit-elle selon les groupes ethniques et les aires géoculturelles ?

l’assimilation linguistique : la place du français

On ne peut nier l’intérêt et l’impact du français en matière d’assimilation linguistique au Bénin. Dans les faits, c’est la langue de travail du pays ; il est systématiquement d’usage exclusif dans l’administration et dans les espaces publics. Qui plus est, c’est la langue qui bénéficie d’une expansion permanente et progressive, de génération en génération, notamment, par le truchement de son usage largement prépondérant dans l’enseignement scolaire, de plus en plus universel et précoce dans le pays, d’où la pertinence du français dans toute analyse démolinguistique nationale.

Figure 2

Pourcentage, par groupe ethnique, des individus selon la principale langue parlée au sein du ménage et l’identité par rapport à la divergence ethnique avec le chef de ménage

Pourcentage, par groupe ethnique, des individus selon la principale langue parlée au sein du ménage et l’identité par rapport à la divergence ethnique avec le chef de ménage

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Le Tableau 3, dans sa dernière colonne, indique que 0,5 % des Béninois parlent principalement le français dans leur ménage, en lieu et place de leur langue ethnique ou d’une autre langue nationale. Ainsi, cette langue pourrait aussi contribuer à l’assimilation linguistique dans le pays. Certes, ce résultat est une indication que l’usage courant du français au sein des ménages est relativement très faible, voire peu signifiant. C’est tout de même un résultat intéressant dans la mesure où ce taux, non négligeable statistiquement, est une évidence de la prévalence du français dans des milieux familiaux béninois.

Du coup, la langue française est, à juste titre, à considérer dans l’analyse des assimilations linguistiques des individus dans le pays ; elle pourrait être la troisième langue d’assimilation linguistique au Bénin, après le fon et le dendi. L’examen attentif de la Figure 2 montre, en effet, que l’expression en français concerne toutes les ethnies du pays, plus remarquablement les Gua/Otamari et les Yoa/Lokpa des départements de l’Atacora et de la Donga (Nord-Ouest/Bénin), groupes ethniques généralement moins scolarisés et linguistiquement fermés.

Figure 3

Pourcentage de locuteurs en français au sein du ménage par département

Pourcentage de locuteurs en français au sein du ménage par département

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La Figure 3, en outre, amène au constat que le pourcentage de personnes qui s’expriment en français au sein du ménage est plus élevé dans le département du Littoral, c’est-à-dire dans la ville de Cotonou, capitale économique du Bénin. Des pourcentages non négligeables sont enregistrés également dans les départements de l’Atlantique, de l’Ouémé, (notamment dans la ville de Porto-Novo) et du Borgou (notamment à Parakou). Ces régions/localités, essentiellement urbaines, concentrent 78 % des personnes qui parlent français à la maison, dont 61 % pour la seule ville de Cotonou. La prévalence du français dans la sphère familiale semble, du coup, quasi urbaine.

Si la ville favorise l’usage du français au sein du ménage, l’expression dans cette langue dans la sphère familiale concerne quasi systématiquement les personnes n’appartenant pas au groupe ethnique de leur chef de ménage ; on dénombre notamment neuf (9) personnes non apparentées au chef de ménage pour une (1) personne de même groupe ethnique (Tableau 4).

Le phénomène des employés domestiques, des enfants confiés ou des personnes hébergées est une piste explicative plausible à cet effet. La main-d’oeuvre qui alimente la filière des employés domestiques dans les villes du Bénin, et même de la sous-région ouest-africaine, est composée d’enfants déscolarisés ou non scolarisés, provenant généralement de ces groupes sociolinguistiques (Kouton, Affo et Amadou Sanni, 2009). Or, ils sont quasi systématiquement des analphabètes en français et ils ne sont pas capables de s’exprimer dans les langues parlées au sein des ménages urbains d’accueil. Du coup, ils s’expriment souvent en « français populaire », c’est-à-dire le français de la rue qui favorise leur insertion socioéconomique. Le développement du système éducatif scolaire et universitaire dans ces agglomérations urbaines est, en outre, une possibilité évidente pour des ménages urbains d’accueillir ou d’héberger des personnes non apparentées (écoliers, élèves/étudiants, apprentis/domestiques), justifiant cette prévalence du français au sein des ménages hétéroethniques urbains et, du coup, sa contribution à l’assimilation linguistique dans le pays.

Tableau 4

Répartition des locuteurs en français au sein du ménage selon le département et statut dans le ménage

Répartition des locuteurs en français au sein du ménage selon le département et statut dans le ménage
Source : Tableau A5 en annexe

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Toutefois, seules des études spécifiques permettront de certifier ce statut du français au sein des ménages béninois. La norme de socialisation linguistique est en évolution et avec l’urbanisation, les brassages ethniques et le développement de l’hétérogamie ethnique, l’émancipation/occidentalisation des couples, la systématisation/prématurité scolaire des enfants, etc., de plus en plus de mères ou de couples optent pour la communication avec leurs enfants en français dès leur naissance.

CONCLUSION

L’intégration des questions directes sur les langues parlées dans les questionnaires des recensements de la population se généralise en Afrique. Grâce à la question sur la principale langue parlée par chacun des individus au sein de leur ménage, posée dans son dernier recensement de la population de 2013, le Bénin vient rejoindre plusieurs autres pays, comme le Sénégal, le Rwanda, les Comores, les Seychelles, le Niger, la Mauritanie, l’île Maurice, le Maroc, le Gabon, etc. (Marcoux et Konaté, 2008). Il devient ainsi possible non seulement d’examiner la configuration des groupes sociolinguistiques et des langues parlées, mais aussi, et surtout, d’étudier ou de comprendre leurs interactions dans un contexte de diversité ethnique. Cet article, par exemple, s’est intéressé à l’assimilation linguistique au Bénin. À partir des déclarations extraites du tableau de composition des ménages, il établit que l’assimilation linguistique n’épargne aucune des langues nationales du pays et qu’elle est plus fréquente au fur et à mesure que l’on s’éloigne des aires d’implantation ou de concentration de chacun des groupes ethniques, particulièrement dans les agglomérations urbaines et parmi les personnes n’appartenant pas au même groupe ethnique que le chef de ménage.

Une comparaison de l’ethnie des individus à la principale langue qu’ils parlent au sein du ménage conduit à la tendance nette des groupes ethniques Adja et Yoruba à s’exprimer en langue fon ou en français ; la diminution des effectifs de locuteurs adja et de locuteurs yoruba se trouve favorable à l’augmentation des locuteurs en fon, mais aussi, en français. Il en est de même du dendi, qui assimile la plupart des langues nationales du Nord-Bénin. Par contre, les langues fon et française semblent relativement plus attractives ; elles prévalent dans tous les départements du pays. Plus remarquable est le français qui se trouve être la première langue d’assimilation parmi les personnes non apparentées au chef de ménage. L’usage du français au Bénin connait alors une expansion progressive certaine, non pas seulement dans les espaces publics de travail, du commerce et des services modernes divers, mais aussi dans les milieux familiaux, précisément au sein des ménages où cohabitent deux ou plusieurs groupes ethniques.

Doit-on ainsi comprendre que les efforts de promotion du français dans le pays produisent déjà leur effet ? La modernisation de l’environnement sociofamilial des ménages ainsi que leur tendance systématique à scolariser leurs enfants constituent des évolutions récentes du système des perceptions, des croyances et des attitudes des individus et des ménages, particulièrement en milieu urbain. Dans un tel contexte, de plus en plus de ménages, en particulier les mères, choisissent de transmettre directement le français comme langue maternelle. C’est un phénomène qui, probablement, se développe et qui pourrait se généraliser, notamment avec la diversité des formes de mariage et de mode résidentiel des conjoints. En outre, on peut s’interroger sur le rôle joué par le phénomène des employés domestiques ou des enfants confiés, ainsi que le développement de l’hétérogamie ethnique.

C’est dire que la question de l’assimilation linguistique n’est pas simple et son analyse peut être compromise par la complexité des évolutions récentes, tant du mariage que de l’environnement socioéconomique des individus et des ménages. Le peuplement est complexe et il devient difficile de pénétrer les univers humains et de comprendre les dynamiques sociales, tant dans leurs diversités que dans leurs nuances en termes de conservation de l’ordre ancien et d’appréciation des changements en cours. Il est probable que les pratiques et stratégies classiques s’affaiblissent et que l’hétérogamie, contrairement au passé, favorise l’émergence des langues maternelles différentes de celles des groupes ethniques des individus. En effet, l’assimilation linguistique ne peut être spontanée ; elle est censée se manifester graduellement dans la vie des individus et au fil des générations, du fait des changements environnementaux et sociaux continus. Répondre à ces différentes interrogations nécessite, en conséquence, la prise en compte de l’âge, mais bien possiblement également du sexe.

Malheureusement, la seule question sur la principale langue parlée par l’individu au sein du ménage ne permet pas de cerner ces différentes dimensions fondamentales de l’assimilation linguistique. Le questionnement sur les langues parlées nécessite ainsi d’être enrichi. Par exemple, il est indispensable d’interroger systématiquement sur toutes les langues parlées par chaque individu pour mieux cerner, non seulement la manifestation de ce phénomène, mais également ses différentes formes.