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Apparue en novembre 2019 à Wuhan, dans la province chinoise d’Hubei, la COVID-19, maladie infectieuse provoquée par le coronavirus SARS-CoV-2, s’est répandue en l’espace de quelques mois sur l’ensemble de la planète. Au Québec, le premier cas est relevé le 27 février 2020, puis un deuxième le 5 mars, un troisième le 7 mars. Le 11 mars, l’Organisation mondiale de la santé déclare que la COVID-19 peut être qualifiée de pandémie. Le lendemain, le Premier ministre du Québec François Legault annonce des mesures restrictives pour contrôler la propagation du virus, avec notamment l’interdiction de rassemblements intérieurs de plus de 250 personnes, puis de 50. Une grande part des salles de concert et des espaces de diffusion musicale sont ainsi directement touchés dès les premières mesures. Au cours des semaines suivantes, les restrictions concernant les rassemblements intérieurs et extérieurs se précisent et se renforcent, tant pour les acteurs des industries du spectacle que pour les individus. La pandémie a, évidemment, des impacts majeurs pour l’ensemble des mondes de la musique, tant professionnels qu’amateurs. Si l’enregistrement musical a pu se poursuivre avec des aménagements, la musique live a particulièrement pâti des restrictions sanitaires. D’abord interdits, les rassemblements pour écouter de la musique sont à nouveau possibles à partir du 5 août 2020. Au Québec, l’essentiel des concerts a été annulé, mais une minorité d’événements sont reprogrammés dans des conditions d’accueil du public drastiquement réduites. La pratique de musique en groupe est également bouleversée. Selon l’évolution des règles de rassemblement (nombre de personnes, nombre de foyers, etc.), des répétitions, des sessions de pratique et d’enregistrement doivent s’annuler. Le milieu professionnel réagit en adoptant des règles pour permettre la poursuite des activités. Mais, pour les musiques amateurs, les conditions concrètes de pratique ne peuvent souvent être considérées comme conformes aux recommandations sanitaires. Certains abandonnent donc leur pratique musicale temporairement tandis que d’autres poursuivent soit en présence soit en tentant la voie numérique. En effet, s’il n’est pas possible d’être dans le même lieu, la création musicale peut toujours se partager dans un (presque) même moment, par le recours à des dispositifs, des outils, des applications, des logiciels.

Des formes de musique live à distance via Internet ont été adoptées à travers le monde : concerts à distance, concerts de chambre, de salon. En guise d’exemple, à Montréal, la radio étudiante CISM propose des prestations musicales depuis la chambre des artistes ; la Fabrique culturelle lance les Sessions de salon ; et à l’échelle fédérale, le Centre national des arts du Canada soutient financièrement les musiciens pour produire des concerts maison diffusés en direct et qui se retrouvent sur les réseaux sociaux grâce au mot-clic #Canadaenprestation. Concernant les musiques électroniques, Transmission MTL a permis à la scène underground locale de s’exprimer (DJ sets en direct) de façon quasi hebdomadaire pendant le confinement. En Europe, des initiatives comme United We Stream, produit par la chaine télévisée Arte, offrent aux artistes des musiques électroniques une plateforme de diffusion au rayonnement international. Dans tous les cas, les prestations se font dans des espaces sans public. En marge des institutions, les amateurs aussi s’organisent en créant des groupes Facebook dédiés à la diffusion de DJ sets en direct.

Jammer en ligne ?

Ce bouleversement s’est retrouvé aussi dans le monde des soirées de micro ouvert (open mic) et des jam-sessions, concerts publics collectifs improvisés où les musiciens ne se connaissent pas tous au départ et où la musique, bien que cadrée dans des standards ou des règles partagées minimales, s’écrit en général pendant qu’elle se joue[1]. L’histoire des jam-sessions est ancrée dans la musique jazz, elle prend ses sources dans les temps de jeu musical collectif auxquels s’adonnaient les musiciens professionnels après ou entre leurs engagements dans des orchestres (Herzig et Baker, 2014). Initialement, les jams rassemblent plutôt des musiciens de haut-niveau qui cherchent dans ces moments à pousser leur virtuosité plus loin que ce que les standards de la musique d’orchestre imposent au nom de l’appréciation du public (Cameron, 1954). L’ouverture des jams au public non-participant, mais aussi l’ouverture à des musiciens aux niveaux de maitrise variés ne se fera pas simplement, Gooley notant plutôt qu’on assiste à l’apparition de restrictions dans la participation selon les genres et sous-genres et selon les niveaux (Gooley, 2011). Hors du jazz, les jams se popularisent : musique afro-cubaine, bluegrass, hip-hop (il est alors question ici plutôt de freestyle et d’open mic) et une grande diversité de format s’établissent. Les raisons d’être du jam rejoignent ce qu’Alfred Schütz (2006) théorise sur la musique faite ensemble. Schütz prend l’exemple de l’expérience musicale pour déployer une pensée plus large des relations sociales. Le langage musical dépasse selon lui le partage ancré dans la connaissance technique de la musique et intègre tout ce que les musiciens échangent dans la matérialisation d’un morceau de musique. Il écrit ainsi : « le système de notation musicale n’est qu’un appareil technique et accidentel pour le lien social qui existe parmi les exécutants» (Schütz, 2006, p. 14). Il montre que ce qui compte, au-delà de la reproduction d’un morceau déjà existant, c’est le « Nous » qui se crée par différents modes de communication entre les musiciens lors du jeu musical. À ce titre, le concept de musicking de Small, traduit en français par le verbe musiquer, semble pertinent pour comprendre la profondeur des liens qui se créent quand la musique est faite en groupe. Les jam-sessions constituent un terrain particulièrement fertile pour l’observation et la compréhension des liens sociaux entre musiciens dans les processus de création et de jeu en temps réel. À Montréal, les soirées jam sont courantes, et dans des styles musicaux divers : bluegrass, jazz, hip-hop, musiques électroniques, etc. Or, les contraintes sanitaires liées à la pandémie ont représenté un défi majeur pour ces événements. Ces soirées reposent sur la performance et sur la nécessité pour les musiciens de produire de la musique en temps réel, ce qui suppose de l’improvisation et de la collaboration sur le vif. Si la plupart de ces événements ont été mis en pause, certains ont essayé de transformer leurs initiatives pour l’adapter aux pratiques musicales numériques à distance. Comment en effet, s’il est impossible de se retrouver en nombre dans un même lieu, peut-on jouer ensemble ?

Cette recherche vise à comprendre comment les pratiques d’improvisation musicale collective d’une communauté de musiciens se transforment par la mise en ligne forcée de leurs activités. L’improvisation est entendue ici comme une création musicale en temps réel, qui résulte d’une performance dans laquelle la ou les personnes participantes ne suivent pas une composition préétablie. Dans notre recherche, le concept de composition n’est pas abordé en opposition de celui d’improvisation. En écho aux travaux de Carl Dalhaus, nous ne proposons pas une séparation rigide entre les deux catégories, mais plutôt une approche dans laquelle elles sont considérées comme deux pôles complémentaires dans la création musicale (Dalhaus, 2010). Notre recherche repose sur deux questions principales :

  • qu’est-ce que la transposition dans l’environnement numérique fait à la création collective en direct?

  • quels sont les dispositifs techniques, les outils de création, de partage et de diffusion mobilisés pour reproduire ou compenser le jam dans cette transition numérique?

Nous faisons l’hypothèse que le contexte sanitaire et social ainsi que les outils numériques participent à une recomposition du sens du jam par la transformation numérique de la pratique collaborative en direct passant de l’improvisation collective à la composition collective.

Passe le Beat

Cet article porte sur le projet Passe le Beat, décrit ainsi par ses organisateurs dans leurs réseaux sociaux : « Le principe : On suit un projet musical du début à la fin, en passant par 5 studios différents, chacun en live stream pendant 1 heure pour apporter sa recette avant de passer la main au suivant. Fin de journée, on a un morceau complet[2] » À l’origine de Passe le Beat, il y a le label Unlog et le collectif Silicon Beats. Né d’un blog musical collaboratif entre la France, la Belgique et le Canada, Unlog se définit comme un label de musique et un collectif d’artistes basé à Montréal dont les propositions, ancrées dans la culture DJ et l’échantillonnage, se concentrent sur les formes musicales expérimentales entre l’électro et le hip-hop. Sa mission et les dynamiques de la scène locale[3] ont suscité une collaboration avec un autre collectif, Silicon Beats. Silicon Beats est une initiative d’improvisation live qui invite les participants à apporter dans un lieu (bar, salle, etc.) des instruments de musique électroniques (séquenceurs, échantillonneurs, boîtes à rythmes, synthétiseurs, etc.) afin de participer à de la création musicale collective en direct. Plusieurs formules d’événements ont été développées conjointement par les deux organisations : des ciné-concerts[4], des jams, des participations à des soirées de musique live ou DJ sets. La prestation en direct est au cœur de l’identité des collectifs et de leur collaboration. Le public de ces événements participe souvent directement à la musique qui y est créée, il est ainsi constitué de musiciens/producteurs, de passionnés et de curieux. La pandémie a amené les organisateurs à réfléchir à des façons de pouvoir continuer à créer ensemble à distance. Le même noyau dur de personnes dans l’organisation de Passe le Beat se trouve aussi dans les soirées de Silicon Beats. Dans l’esprit des jam-sessions, les organisateurs· sont aussi participants à l’événement. Entre avril et septembre 2020, il y a eu six éditions de Passe le Beat, 18 participants, environ 45 heures de diffusion live pour un total de six compositions, dont quatre disponibles publiquement sur la plateforme de musique en ligne Bandcamp, les deux restantes n’ayant pas été mixées. La volonté de transposition des activités en ligne est clairement marquée, et les organisateurs s’adressent à la même base de participants.

Méthodologie

Pour documenter ce projet, nous avons opté pour une méthode mixte : collecte de documents numériques et entrevues avec les organisateurs. Ainsi, nous avons pu mener une discussion de groupe avec les quatre organisateurs principaux du Passe le Beat dont trois d’entre eux ont aussi participé aux sessions, afin de mettre en perspective leur implication dans la conception et l’organisation des événements et leur expérience en tant que participants. Les soirées de jam reposent en général sur un travail de groupe, puisque le succès et la pérennité de ces événements se nourrissent de la force des liens dans les communautés de musiciens et d’amateurs. Nous avons donc opté pour une entrevue principale en groupe. Ce mode de collecte de données permet aussi de créer une dynamique de groupe qui permet à chacun de rebondir sur les idées des autres. Comme les participants se connaissaient déjà, le groupe de discussion s’approche de la recréation d’un milieu où ils interagissent (Geoffrion, 2016). Les questions ouvertes offrent une compréhension plus profonde de l’objet de recherche et un niveau de richesse des données qui ne serait pas atteint avec un questionnaire. Nous avons obtenu un complément d’information lors d’une entrevue individuelle avec l’un des participants présents à la première rencontre.

Après la rencontre individuelle, nous avons pu accéder au Discord[5] de la communauté Unlog. Cet espace d’échange nous a donné de précieuses informations sur le rôle de la plateforme et l’organisation de la communauté pour faire advenir, à distance, un événement comme Passe le Beat. L’un des organisateurs nous a également donné accès aux enregistrements de ses passages lors des différentes sessions du Passe le Beat. Nous avons pu consulter six vidéos. Elles nous fournissent des informations sur le cadre de diffusion et la façon dont les interactions entre participant et spectateurs se déroulent. Ces vidéos ouvrent une fenêtre sur le producteur et sa station de travail audionumérique. Les spectateurs peuvent donc suivre en direct le travail, le processus de création du musicien. Tous les participants ne semblent pas avoir conservé d’enregistrements de leur passage à Passe le Beat. Nous pouvons émettre l’hypothèse qu’il s’agissait pour eux d’un moment destiné à être vécu de façon éphémère qui n’aurait pas d’intérêt à être enregistré comme le fait comprendre Jérôme, organisateur-participant lorsqu’il affirme que « c’est vraiment l’expérience pour le présent, avec les gens qui sont là ». Un même commentaire peut être fait concernant l’absence de l’ensemble des morceaux réalisés lors des Passe le Beat sur la plateforme Bandcamp qui occupe le rôle d’espace de diffusion post-événement principal.

Figure 1

Passe le Beat #1. Capture d’écran de l’enregistrement vidéo du passage de Viñu-Vinu

Passe le Beat #1. Capture d’écran de l’enregistrement vidéo du passage de Viñu-Vinu

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Penser la musique numérique

Un écueil important de la compréhension fine des dynamiques musicales en contexte numérique s’ancre dans l’impression de changement radical où révolution et crises semblent dessiner une rupture entre un monde prénumérique et la réalité actuelle. L’impact du numérique est souvent difficile à quantifier dans les changements des pratiques des musiciens et du reste de l’écosystème de la musique :

Identifier un changement, c’est toujours s’exposer à l’hyperbole, et les nouvelles technologies nous en fournissent le meilleur exemple : leur pouvoir de transformation est souvent exagéré comme si la numérisation représentait “l’année zéro” de l’histoire de la musique populaire. (Prior, 2012, p. 5)

Il n’est pas question de supposer que rien ne change structurellement en fonction des outils existants, tant dans la production, l’écoute, la diffusion ou même le partage de la rémunération. Il est cependant plus pertinent à nos yeux de regarder ce qui se transforme, ce qui s’adapte plutôt que d’envisager des pratiques mobilisant le numérique comme étant « hors-sol », sans ancrages historiques profonds.

Dans le même ordre d’idée, il est important de garder une vigilance face au déterminisme technologique. L’idée selon laquelle un outil numérique porte en lui l’intégralité de ses usages possibles, ou pour le dire plus spécifiquement ici, l’idée selon laquelle un musicien ne peut faire que ce qui est prévu par l’outil est régulièrement réfutée par la recherche (Prior, 2012). La dimension sociale doit absolument être considérée, tout comme les usages en eux-mêmes (ce qui inclut les erreurs, les détournements, les combinaisons d’outils, etc.). Philippe Le Guern (2012) nous encourage ainsi à ne pas négliger la réflexion critique sur le déterminisme technologique lors des travaux mêlant production culturelle et outils techniques. Se référant à Jacques Ellul (1977), il rappelle qu’on ne peut prescrire par principe les possibilités de l’adoption d’une technique par les individus ou les groupes humains. Cet appel à la prise en compte de la complexité des relations entre technologies et pratiques s’étend à l’ensemble de l’écosystème musical, des artistes aux auditeurs en passant par les industries culturelles du disque et du spectacle ou encore la représentation médiatique de la musique. Le travail sur la numérimorphose de Granjon et Combes (2007), bien que portant sur les pratiques de consommation musicale, montre que les formats numériques et leurs supports sont à la fois liés aux attachements des amateurs, mais aussi à l’écosystème de la production et de la diffusion musicale dans son ensemble. L’adoption d’un outil ou d’un ensemble d’outils techniques dans la création et la diffusion musicale ne peut être comprise pleinement qu’en retissant les liens des pratiques précédentes, qu’elles soient le fait des mêmes musiciens ou des générations précédentes. Josianne Jouët, une chercheuse majeure du courant de la sociologie des usages parle de « généalogie des usages » (2000) pour décrire les références symboliques mobilisées par les utilisateurs lors des phases d’adoption et de stabilisation de l’utilisation de nouveaux dispositifs techniques. L’appropriation par un individu ou un collectif d’un dispositif technique nécessite alors à la fois une prise en compte des relations entre le dispositif et les utilisateurs, mais aussi des usages sociaux qui en sont fait. Denouël et Granjon, dans la présentation de l’ouvrage Communiquer à l’ère numérique. Regards sur la sociologie des usages (2011), montrent que le courant de la sociologie des usages permet un regard privilégié sur ceux-ci :

S’opposant aux visions déterministes de la technique, elle va établir une distinction entre les usages strictement fonctionnels des TNIC[6], c’est-à-dire relatifs à leur utilité pratique, à la morphologie des activités qui leur sont liées (fréquence, durée, etc.), et ce que l’on qualifie plutôt d’usages sociaux, c’est-à-dire les pratique en tant qu’elles sont liées aux caractéristiques sociales des individus, collectifs et institutions qui les mobilisent. (Denouël et Granjon, 2011, p. 5)

L’appropriation de nouveaux usages se greffe ainsi sur des pratiques, habitudes et représentations culturelles déjà existantes qui perdurent et peuvent se transmettre dans les incarnations présentes et futures. Les dispositifs techniques qui sont alors utilisés sont mobilisés à la fois pour leurs dispositions propres, mais aussi pour reproduire (en les transformant) des actions, des pratiques, des relations qui existent dans d’autres modes de création collective.

Plusieurs approches théoriques et empiriques suivent la voie visant à considérer les relations entre êtres et dispositifs technique comme primant sur l’essence, la raison d’exister de ces dispositifs. Souvent rassemblés sous le terme d’approches sociotechniques (Coutant, 2015), elles ont comme dénominateur commun de chercher à dépasser à la fois les déterminismes technologiques et sociologiques. À ce titre, ils peuvent être reliés à la pensée de Gilbert Simondon, exprimée notamment dans Du mode d’existence des objets techniques (1958), pour qui l’existence d’un objet technique est une forme d’expression culturelle, tant dans sa genèse que dans ses usages. Les approches sociotechniques qui s’inspirent notamment de ces travaux fondamentaux proposent de voir l’objet technique comme intégré aux sociétés et cultures dans lesquelles il apparaît et se transforme. Il existe une diversité dans ces approches notamment sur les conceptions de ce qu’est la technique, l’individu, la société, cependant, il nous semble particulièrement intéressant pour cet article de les mobiliser en lien avec l’approche de la sociologie des usages pour comprendre ce que la transposition numérique représente à la fois dans les pratiques et les relations aux dispositifs mobilisées pour celles-ci.

Le terme de médiations sociotechnique (Jouët, 2000) vient souligner un double rapport entre technique et social. Nous ne pouvons, pour comprendre un groupe ou un phénomène social, négliger les dispositifs techniques et leurs effets ; nous ne pouvons pas davantage comprendre un dispositif technique sans considérer les dimensions culturelles et sociales qui s’incarnent dans les usages, les pratiques et les représentations. Les différents dispositifs mobilisés pour organiser les sessions Passe le Beat et créer collectivement ne sont, au départ du projet, pas connus, ou, en tout cas, pas connus pour ces activités par les organisateurs. C’est l’intention de créer, en ligne, une activité sociale de création musicale collective en direct qui explique la mobilisation de certains dispositifs. Les participants et organisateurs découvrent les possibilités et limites des dispositifs et de leurs combinaisons au fur et à mesure de l’avancée des sessions. Le mode de création qui découle de ces différents agencements et appropriations a un impact sur ce qui est fait, sur les façons de faire, mais aussi sur le cadre d’interprétation de son déploiement.

Enfin, il semble pertinent de s’intéresser à la nature de la musique numérique. Prior (2018, p. 63) propose une définition large de la musique numérique (« digital music ») : « music made using digital processes, devices and platforms. » Ces processus, outils et plateformes peuvent être mobilisés tout au long du développement du morceau de musique ou simplement à l’une de ses étapes. La numérisation est le processus qui permet à de la musique analogique d’être « comprise » dans un environnement informatique par la traduction de l’onde sonore dans une forme lisible binairement. La musique créée avec le recours d’outils numériques n’a pas à connaitre cette étape de numérisation. Le développement de la musique numérique tire ses sources à la fois dans des programmes de recherche informatiques souvent liés à des institutions et universités (Chadabe, 1997) et à la fois dans la musique expérimentale d’avant-garde (Holmes, 2002). Aujourd’hui, l’immense majorité de la musique en écoute est numérique, soit intégralement, soit partiellement, soit dans la numérisation qui précède sa diffusion et mise en circulation. Dès lors, la musique live enregistrée par des outils numériques ou diffusées ainsi, qu’elle soit produite par des instruments analogiques ou non, est techniquement de la musique numérique. Ce détour sur la nature du morceau de musique est particulièrement intéressant à considérer lorsque l’on aborde les musiques électroniques. En effet, il est important de souligner que la musique électronique connaît à la fois des formes numériques ou des formes analogiques et que dans le processus de création, d’enregistrement et de diffusion, les artistes sont confrontés à des choix qui les font consciemment penser la musique numérique. C’est particulièrement le cas dans l’utilisation ou non d’instruments analogues ou de samplers, mais aussi le recours à des plug-ins VST, modules de conversion de données audio et MIDI en temps réel qui permettent d’émuler numériquement des instruments et des effets. Les organisateurs ont du faire le choix de plusieurs outils et dispositifs numériques tant pour la création musicale, que pour l’organisation, la communication ou la diffusion de la musique. Chaque outil, chaque dispositif numérique mobilisé a un impact à la fois sur ce qui est créé, sur les modes de création et plus largement sur le type de création.

La dimension sociale de la pratique musicale, essentielle dans la vie musicale d’un ensemble, d’un groupe ou d’une communauté (Perrenoud, 2007) se retrouve ici aussi transformée à travers différents dispositifs techniques. Loin d’envisager que la transposition en ligne ne fasse disparaître cette dimension (Internet étant historiquement un espace propice aux échanges sociaux), nous cherchons à comprendre comment la discussion sur la musique et autour de la musique se développe. Les organisateurs ont dû combiner différentes applications et services pour permettre une expérience à la fois en direct et participative. Il nous a alors semblé judicieux de chercher à mieux comprendre les dispositifs techniques mobilisés, leurs potentialités et limites.

Les dispositifs de production musicale : le studio numérique personnel

Les travaux de Théberge (2004, 2015) montrent que l’histoire de la musique populaire enregistrée est grandement liée au studio d’enregistrement, à son équipement technique et aux compétences des personnes l’utilisant. Le mode d’enregistrement le plus courant repose sur le multipiste, une approche qui apparait dans les années 1950-1960. Au départ ancré concrètement dans des équipements, des consoles multipistes, ce mode permet d’enregistrer ensemble ou de manière séparée plusieurs instruments (et voix) puis de les assembler, de les mixer ensemble. Une piste peut être reprise indépendamment des autres, la retravailler. Il est possible d’ajouter davantage de pistes. La maitrise de ces outils et dispositifs est au départ réservée à des travailleurs spécialisés. Les musiciens ne sont pas celles et ceux qui enregistrent leurs pistes, ils les jouent et travaillent avec des techniciens du son, des ingénieurs du son et des producteurs. Cependant, dans les années 1980 et 1990, deux changements majeurs apparaissent : d’une part des enregistreurs multipistes destinés au grand public arrivent sur le marché (plus petits, légers, parfois portables et à l’interface simplifiée) ; d’autre part, des outils informatiques, des logiciels destinés à l’enregistrement sonores sont développés et circulent à la fois dans les milieux de la musique, de l’informatique et peu à peu vers le grand public. L’engouement pour l’enregistrement numérique est lié au développement de la puissance et des capacités de stockage des ordinateurs, tout comme à leur accessibilité progressive. Mais, il est également entrainé par la relative simplicité d’utilisation, la polyvalence des outils (qui permettent souvent à la fois d’enregistrer, d’échantillonner, de mixer, etc.).

Le studio personnel, pour Le Guern (2012, p. 4) peut être considéré comme « un méta-dispositif qui réunit plusieurs technologies complémentaires dans un même ensemble, et dont l’épicentre est l’ordinateur. » Plus ou moins complexe et donc plus ou moins coûteux, il permet aux musiciens, amateurs comme professionnels d’enregistrer des maquettes ou des morceaux complets. Le terme générique de studio personnel recouvre une grande diversité de configurations et de dispositifs qui permettent une production musicale autonome. Cette autonomie vis-à-vis du studio d’enregistrement professionnel s’appuie et s’ancre sur des outils technologiques facilement assimilables et appropriables par des néophytes. Les outils de création musicale assistée par ordinateur, au départ destinés à des professionnels de l’enregistrement spécifiquement formés, se sont en effet largement démocratisés. Cela s’explique à la fois par l’accessibilité générale d’une part croissante de la population à des appareils suffisamment puissants pour permettre la manipulation sonore (ordinateurs et téléphones intelligents), mais aussi par le développement de logiciels et d’applications de création musicale misant sur la simplicité voire la ludicité de leur usage. Ceux-ci peuvent être à la fois utilisés par des professionnels, mais aussi par des amateurs. On parle de manière générique de DAW, soit Digital Audio Workstations ou stations audionumériques. Une seule interface permet alors de jouer, d’enregistrer, d’éditer et de mixer. D’autres logiciels peuvent être nommés, dont Pro Tools d’Avid Technology, Logic Pro d’Apple, FL Studio d’Image Line, Cubase de Steinberg, ou encore Live d’Ableton. Ces dispositifs permettent des usages simples comme extrêmement complexes selon le niveau de compétence et de compréhension de l’usager. Les modes de travail sont flexibles selon les habitudes et compétences des utilisateurs, les plugiciels, les effets, les modules et toutes les combinaisons imaginables entre dispositifs techniques de production. Les producteurs développent des préférences selon leur compréhension des limites et potentialités des dispositifs, apprenant souvent en les utilisant. Pour Nick Prior, l’avantage de ces logiciels,

[C]’est qu’ils permettent une malléabilité instantanée de la musique sur l’écran sous forme de segments mobiles, au lieu des laborieuses manipulations de bandes audios. En particulier, la fenêtre “Arrangement” offre un espace numérique composé de plusieurs compartiments qui font apparaître la structure du morceau ainsi que les plus infimes possibilités de modifications lorsque ces compartiments sont agrandis et retravaillés. Le logiciel permet ainsi de bénéficier d’un maximum de rapidité et de flexibilité textuelle grâce à la fragmentation visuelle de la composition. (Prior, 2012)

Par ailleurs, la compartimentation du morceau couplé à la dimension visuelle permise par ces outils facilite le partage du travail sur la musique qui est réalisé lors des sessions de Passe le Beat.

C’est le logiciel Live d’Ableton que les organisateurs ont plébiscité comme dispositif de base. Au-delà des potentialités, c’est d’abord en échangeant avec les potentiels participants que le choix de station audionumérique s’est cristallisé, puisqu’il était le plus largement utilisé, ce qui permet alors de réduire les opérations de traduction des formats entre les différents dispositifs. Les défis techniques étant déjà nombreux, les organisateurs ont également mis en place un cadre de création, avec des règles à la fois sur les étapes à suivre et les logiciels à avoir pour participer. Ce choix est défendu par les organisateurs d’abord pour des raisons techniques et pratiques. En effet, cela permet de « s’assurer que la personne, dans sa demi-heure qu’elle avait pour se setter entre les deux streams, était pas en train de se battre avec une session ». Les questions d’ordre technique ont un impact sur la forme de la musique produite, mais surtout sur les processus de production et de partage.

L’arrimage des workflows ou des façons de travailler est nécessaire dès qu’il y a collaboration à distance. Les techniques utilisées pour y arriver font partie d’apprentissages contextuels et deviennent ensuite des habitudes de travail avec le temps et l’expérience, comme l’explique Jérôme :

J’ai un duo de musique électronique, on n’est plus trop actifs, mais on travaillait souvent à distance et on s’envoyait ce genre de projets-là, pour que l’un travaille sur l’autre, etc. Assez rapidement, on était obligés de développer un code couleur pour essayer de régler les problèmes de trouver qu’est-ce qui était où. Alors assez rapidement j’ai vu le truc arriver [nda : pour les Passe le Beat] et j’ai dit « regarde faut qu’on se dise que les 5 à 10 dernières minutes servent à nettoyer ta session pour la passer à la prochaine. »

Si l’expérience acquise dans d’autres projets collectifs en ligne participe à la réussite de la conception de Passe le Beat pour les organisateurs, l’expérience acquise au fil des sessions de Passe le Beat s’avère également pertinente pour améliorer l’efficacité du processus global. On le comprend dans la suite de l’échange avec Jérôme :

La nomenclature et le formatage, tu sais c’est pas tout le monde qui travaille de la même façon on s’entend. Les gens qui étaient habitués au Passe le Beat étaient relativement conscients de ça, les nouveaux étaient beaucoup plus dans l’excitation du projet : « j’ai qu’une heure, je vais vous en balancer le plus que je peux. » Alors que la gang qu’on est on était un peu plus dans le « il va y en avoir un autre la semaine prochaine, si j’ai d’autres idées je vais pouvoir les présenter fait que c’est correct. »

Grâce à la M.A.O[7] devenue plus populaire et accessible, et avec le soutien des autres membres des communautés de musiciens soit en personne soit via des espaces de discussions et de ressources en ligne (Martet, Lussier, Bélanger, 2020), il est peu à peu devenu possible pour un seul musicien de maitriser l’ensemble du processus de conception et de production, là où auparavant un morceau de musique nécessitait l’implication d’un ensemble de personnes, de travailleurs et de ressources diverses et complémentaires. Ainsi, sans être identifié comme un prérequis dans la participation à l’événement, chaque participant du Passe le Beat doit être capable de produire un morceau, de le mixer, et de le matricer de manière autonome. Cependant, il peut compter sur la communauté rassemblée lors de l’événement pour l’aider, l’aiguiller et l’accompagner dans la section de la production musicale qui lui est dévolue.

Le problème du direct

La capacité de jouer ensemble en se voyant, d’improviser en direct, bref, de reproduire un jam en temps réel, pose un défi technique majeur : la latence. Ce terme désigne le temps que prend l’information pour être transmise, ce peut être aussi aussi de délai de transit, de retard ou, en anglais de lag. Quoiqu’il en soit, le son peut difficilement[8] parvenir au même moment qu’il est émis. Des outils comme Jamulus, JackTrip ou JamKazam tentent de répondre à cet enjeu en proposant des interfaces adaptées aux besoins des musiciens. Leur objectif principal est de réduire la latence à son minimum. Un serveur Jamulus est l’équivalent d’un studio virtuel qui peut être rendu accessible, de façon à ce que sans pour autant être dans la même pièce, les artistes puissent faire de la musique en direct. Si l’équipe de Passe le Beat a exploré la possibilité d’utiliser un dispositif qui permettrait le jam en direct, il semblerait que les membres de la communauté n’y aient vu que peu d’intérêt, comme l’explique Mourad, le coorganisateur des Passe le Beat et membre fondateur de Unlog :

On n’a pas réussi à avoir assez de monde intéressé avec ce set up là pour pousser l’expérience, pour faire du jam synchronisé avec une fausse synchronisation c’est à dire que la clock est la même pour tout le monde, mais on peut avoir 1, 2, 6, 7 mesures d’écart, on est en connexion réseau on peut pas faire beaucoup mieux.

Configurer à la fois l’audio et la vidéo de toutes les personnes participantes demandent des compétences, du temps et des accès à Internet haute-vitesse fiables. Et, si ce type d’outil permet de connecter les musiciens entre eux, il ne permet pas facilement de voir les autres, la perte du contact visuel rend impossible la lecture du langage non-verbal, un élément important de l’improvisation collective.

Dès lors, la dimension live de la création collective se déplace, passant de la musique faite ensemble à la musique composée et produite ensemble. Les organisateurs préfèrent mettre leur énergie sur le projet Passe le Beat car l’initiative s’était formée « organiquement ». Passe le Beat couvre la totalité du processus de création d’un morceau, la dernière heure de l’événement étant même consacrée au mixage et au matriçage. Par le choix des logiciels utilisés tant pour la production que pour le transfert d’un producteur à l’autre, le format de Passe le Beat comporte certaines limites. Quelques éléments comme le BPM[9] choisi ou l’ordre de passage des producteurs ont été laissés au hasard avec l’utilisation d’un randomizer, un outil numérique qui va aléatoirement classer les informations qui lui sont données, une sorte de tirage au sort. La créativité des participants a cependant largement la place de se développer à l’intérieur de ce cadre, notamment par les échanges qui y surgissent et qui forment la création collective.

L’attachement à la création dépasse le moment de création individuel, chaque participant étant relié au projet dans son ensemble et poursuivant sa participation sous d’autres modalités, soit en regardant le direct, en donnant des conseils, des encouragements, en écoutant les différentes versions. Parlant de la communication lors des sessions, Gabriel indique que cela permet d’aider le producteur· du segment : « “c’est à droite là”, “tu peux faire ça”,“tu pourrais rajouter une note au-dessus”, je sais pas peu importe, tu peux un peu communiquer, orienter un peu, en tout cas échanger sur la pièce qui se bâtit en direct. » Les participants s’impliquent dans l’événement au-delà de leur tour de production. Ainsi, afin que le premier producteur ait le temps de transmettre les fichiers de sa composition au deuxième producteur et ainsi de suite, les organisateurs ont décidé de laisser 30 minutes de pause entre chaque passage. Lors des premiers Passe le Beat, pour occuper ce temps et les spectateurs·, Mourad décide d’une programmation musicale, comme pourrait le proposer une station de radio. Naturellement, avec le temps, les participants se sont appropriés cet espace libre pour le rendre plus interactif :

Au bout d’un moment quand tout le monde s’est senti à l’aise, ceux qui étaient là depuis suffisamment longtemps c’est devenu une routine donc ils pouvaient très bien prendre cette demi-heure de battement pour présenter un autre outil et faire l’animation eux-mêmes, effectivement on sortait de la technique pure, c’était plus l’intelligence de groupe de dire ça se serait peut-être une meilleure solution. 

L’expérience collective vient nourrir l’événement

Le projet Passe le Beat s’insère dans une lignée plus large qui vise à apprendre des techniques des autres par le biais de la collaboration et de la création collective. Gooley (2011) montrait que les jam-sessions dans le monde du jazz ont eu historiquement tendance à se structurer autour de groupes restreints notamment autour des capacités et des connaissances musicales. Le jam est alors un lieu de l’entre-soi où l’intégration d’un public non-participatif n’est pas nécessairement recherchée (car l’objectif n’est pas de lui plaire) et où l’intégration de musiciens de niveau moins développée n’est pas souhaitée. Le projet Passe le Beat, même s’il nécessite des connaissances techniques certaines, est cependant davantage ouvert en cela qu’il offre des espaces de communication pour la résolution de problèmes ou l’exploration de nouvelles pistes de création. Un des organisateurs souligne que les jams de Silicon Beats avaient aussi comme vocation de permettre aux musiciens « d’ouvrir le capot » de leurs machines électroniques afin de partager leurs connaissances et de développer les pistes créatives lors des événements dans les bars et disquaires.

À la possibilité d’apprendre de nouvelles choses, s’ajoute le défi que présente le format pour éviter de reproduire des schémas habituels, pour chercher de nouvelles voies créatives. Jérôme nous dit ainsi: « tu te retrouves à sortir tes outils qui sont les plus efficaces, la première fois ça va, la deuxième fois ça va, puis à un moment donné tu fais comme : je vais-tu encore contribuer exactement la même chose à cette pièce-là ? ». Les participants aux différentes éditions Passe le Beat se connaissant pour la plupart, le besoin de se renouveler se fait particulièrement ressentir. Le format, qui laisse une heure de travail à chaque participant, offre pourtant peu de place à l’exploration, comme l’explique Jérôme :

faut que t’ailles rapidement vers des choses que tu sais qui fonctionnent, sans être redondant et rester pertinent pour le reste de la track parce que les gens que tu connais vont être comme : « oh non il va encore sortir son ostie de sampler et son arpeggiator et ça va encore être la même façon qu’il va le mettre… et on va encore entendre la même affaire. »

Les organisateurs soulignent alors que cette forme de pression du groupe des participants les encourage à tester de nouvelles fonctionnalités ou sonorités. Le BPM obligatoire, mais aussi les étapes produites avant eux par les autres participants nécessitent également d’aller dans des directions artistiques nouvelles. Ainsi, si le morceau prend une teinte house, et que le producteur suivant œuvre d’habitude davantage dans le hip-hop, il devra s’adapter ou trouver des moyens de relier ses habitudes de production au morceau en construction. Les dernières étapes de mix et de matriçage laissent moins de place à la création, mais davantage au « nettoyage » comme le précise l’un·e des participants. Le travail du musicien est alors de « faire sonner » le morceau au mieux, indépendamment de ses goûts individuels. Lui revient parfois la tâche « d’arranger la tune aussi parce que des fois il y a plein d’idées et il n’y a pas d’intro, il n’y a pas de fin » et relever le défi de « créer une structure ». Pour Mourad, coorganisateur, cette étape :

Ça faisait partie de l’expérience aussi de la même façon que faire du nettoyage, il y a un côté didactique. Il y a peut-être des gens qui n’y pensent jamais, mais de voir quatre, cinq, six personnes qui font ça, effectivement tu vois la différence entre un projet qui a bien été nettoyé et un projet ou il y a beaucoup de chutes pas utilisables. C’est des choses qu’on a vraiment voulu garder dans le stream […] on trouvait pertinent de pouvoir faire un wrap-up, de faire un bilan, constater, d’avoir une vue d’oiseau de tout le matériel qui a été produit, que ça fasse partie intégrante du projet. 

Les organisateurs expliquent que si les places sont tirées au sort, ils s’assurent que la dernière étape est mise dans les mains de quelqu’un sachant la réaliser, car elle est sensiblement différente puisqu’elle ne vise plus à rajouter des couches, mais plutôt à sortir un produit fini du processus de composition collective.

Dispositifs d’organisation et de communication

Afin de pouvoir organiser un événement qui permet à plusieurs participants de se « passer un beat », c’est à dire de pouvoir travailler sur un même fichier, les uns après les autres et de diffuser chaque intervention en direct, il est nécessaire de mobiliser différents types de dispositifs techniques. Ils peuvent n’avoir qu’une seule fonction ou en remplir plusieurs. Parmi ces outils, certains seront détournés de leur fonction première, une pratique essentielle à l’évolution de l’histoire de la technologie et de celle de la musique (Grint et Woolgar, 1997). Ici, l’usage qu’en font les utilisateurs prime. Le Tableau 1 ci-dessous répertorie les différents outils utilisés dans ce cadre.

Tableau 1

Logiciels mobilisés pour l’organisation d’un Passe le Beat

Logiciels mobilisés pour l’organisation d’un Passe le Beat

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Crée en 2015, Discord est un logiciel conçu pour permettre aux joueurs en ligne de pouvoir discuter ensemble pendant leurs parties. Il est compatible avec les principaux systèmes d’exploitation (Windows, OS, Android, iOS) et accessible par les navigateurs web. Depuis le début de la pandémie, son utilisation s’est démocratisée, comme l’illustre le changement de slogan, passé de « Chat for Gamers » à « Chat for Communities and Friends » en mars 2020. Les communautés musicales se sont approprié l’outil pour y créer des espaces de discussion et de collaboration, gravitant autour d’un artiste, d’un organisme (label), d’un genre musical (hip-hop, électro) ou d’une pratique artistique (production musicale, beatboxing).

Figure 2

Le Discord du Passe le Beat. Capture d’écran du salon consacré au Passe le Beat sur le serveur créé et modéré par Unlog

Le Discord du Passe le Beat. Capture d’écran du salon consacré au Passe le Beat sur le serveur créé et modéré par Unlog

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Pour communiquer entre eux et faciliter la collaboration, les membres des deux collectifs et leurs amateurs, qui forment une communauté, partagent un espace de discussion sur la plateforme publique Discord. Les cofondateurs d’Unlog ont créé, avant même la pandémie, un espace dédié à leur communauté sur la plateforme. Il faut être invité pour pouvoir en faire partie. Ces espaces d’échange sont appelés des « serveurs » à l’intérieur desquels peuvent être créées des salles de discussion autour de thèmes précis. Sur le serveur du collectif Unlog, il y a des channels aussi appelées des « salons » de conversation, organisés par thèmes et activités identifiables avec un mot-clic (#) : ventes et conseils pour achat de matériel de production musicale, sessions d’écoute, partage de balados et organisation des Passe le Beat, du recrutement des participants aux discussions post-événement (Tableau 1). Jérôme, coorganisateur de Passe le Beat, cofondateur de Silicon Beats et membre de Unlog explique que cet espace a plusieurs fonctions :

Le Discord est l’initiative de Unlog, c’est vraiment plus un endroit où tu vas hang out ou chiller, c’est cet espèce d’endroit où ça parle de plein de choses, autant random que musique. C’était l’endroit où les gens retournaient après que la session Twitch se soit passée, pour discuter, pour se donner le défi, c’était pas mal le point d’ancrage pour attiser la suite.

Cet espace est avant tout social et il permet les interactions informelles qui se retrouvent dans un contexte de prestation en coprésence.

Dispositifs de diffusion

La question de la diffusion des Passe le Beat est double : il s’agit d’abord de diffuser en direct l’événement. Une fois l’événement terminé, il faut diffuser les morceaux de musique créés, produits, mixés et matricés dans le processus. Pour diffuser la captation vidéo en direct sur Internet, les participants ont utilisé OBS, un logiciel open source qui permet d’enregistrer de la vidéo et de l’audio de sources multiples. Il reproduit les multiples écrans et la console qu’un réalisateur sur un plateau de télévision aurait devant les yeux. L’aiguillage peut être fait entre les différentes sources vidéo. Dans le cas de Passe le Beat, cela signifie qu’il est possible de retransmettre ce qui se passe sur son écran d’ordinateur, le flux vidéo de sa webcaméra, le son produit par le logiciel et celui du micro qui enregistre la voix. OBS permet de rediriger la captation vers différents réseaux sociaux.

L’équipe de Passe le Beat a choisi de diffuser en direct sur la plateforme Twitch, un service de streaming vidéo en direct qui, comme Discord a pu l’être, était en premier lieu destiné aux joueurs en ligne. Mourad, coorganisateur du Passe le Beat et cofondateur de Unlog souligne qu’au-delà des aspects techniques, c’est-à-dire la diffusion en continu d’un flux audio et vidéo – choisir Twitch leur a permis d’élargir leur cercle, c’était « pour essayer de rejoindre un autre public […] Ce qui est cool c’est que ça a ouvert à d’autres musiciens et producers qui étaient pas déjà dans Silicon Beats ».

Figure 3

Interface OBS. Capture d’écran de la page d’accueil du site

Interface OBS. Capture d’écran de la page d’accueil du site

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La diffusion du processus de création fait l’objet d’un apprentissage constant pour les participants, jusqu’au moindre détail. Après le premier Passe le Beat, Gabriel remarque que l’emplacement de son image cache une partie importante du logiciel de production : les instruments et effets choisis. Pour y remédier, il consulte des tutoriels afin d’apprendre à intégrer sa vignette directement dans la station audionumérique et ainsi offrir un meilleur rendu aux spectateurs. Il explique lui-même, au début du Passe le Beat 3, comment il a trouvé l’information et la partage avec les autres participants, supposant qu’elle sera bénéfique à tous. Si cet acte peut paraitre anodin, il est l’expression des valeurs qui animent les communautés numériques : la débrouillardise et le partage des connaissances dans une volonté de rendre accessible l’information. La figure 4 nous permet d’apprécier l’apprentissage fait par Gabriel.

Figure 4

Évolution du placement de l’image du participant. Captures d’écran du passage de Gabriel à la première édition Passe le Beat (haut) et la troisième (bas)

Évolution du placement de l’image du participant. Captures d’écran du passage de Gabriel à la première édition Passe le Beat (haut) et la troisième (bas)

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Figure

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Gabriel met en lumière la difficulté d’expliciter ses intentions en narrant ses propres actions en temps réel, puisque c’est aussi l’objectif de Passe le Beat : montrer et expliquer aux spectateurs comment le producteur travaille. La mise à nu du processus créatif est au cœur du projet et tous les participants ne sont pas rompus à l’exercice. Cela leur demande un effort supplémentaire :

Des fois t’es comme tellement concentré dans ton truc que tu parles pas du tout, c’est pas comme naturel de t’auto faire une narration quand t’es en train de créer, c’est comme un autre truc en parallèle que tu dois te familiariser avec qui est pas si facile, que de tomber dans ta bulle et de pas regarder le chat.

La numérisation des industries culturelles permet également de plus en plus souvent une distribution et une diffusion qui échappent aux rôles traditionnels de l’écosystème des industries musicales. Et, au-delà des gros joueurs dans la diffusion (Facebook, YouTube, Spotify, Bandcamp), c’est l’implication même des musiciens dans leur mise en ligne qui représente un changement majeur. En effet, le développement d’outils numériques s’accompagne d’une transformation des fonctions et des rôles qui touche l’ensemble du monde de la musique. Les nouvelles possibilités techniques permettent davantage de latitude pour les créateurs, mais nécessitent des formations continues. Dans un article centré sur les pratiques des musiciens professionnels (Martet, Lussier et Bélanger, 2020), nous avons ainsi pu montrer que le développement de nouvelles connaissances s’imposait dans le temps de travail, tant pour la production musicale que pour sa diffusion ou encore pour le développement de projets collaboratifs ou pour la promotion :

Dans un contexte où les travailleurs.euses du milieu musical ont tendance à occuper plusieurs fonctions sans avoir nécessairement de formation dans chacune des dimensions de leur métier, les recours aux communautés de pratiques, aux ressources en ligne, à l’expérimentation et à l’autoformation sont légion, tant pour s’adapter au contexte numérique qu’aux nouveaux modèles et rapports d’affaires. […] Cette circulation des connaissances est une tactique de résistance à la précarisation du milieu, mais aussi une tactique d’adaptation à ces changements. La notion d’expérience qui se forge en partie de manière autonome en ligne se couple avec la formation par les pairs, qu’elle soit institutionnalisée par des associations ou informelle, liée à une situation particulière ou à un travail presque imperceptible de veille et de formation continue. (p. 184)

La diffusion de musique par le musicien autonome depuis son home studio apparait comme une extension du mouvement d’autonomisation de la production, reproduction et diffusion de la musique. Albin Zak (2007), cité dans Le Guern (2012, p. 7), souligne l’effet du home studio dans la remise en question des catégories de la pratique musicale issues du processus d’industrialisation de la musique: « Aujourd’hui, le studio d’enregistrement s’implante là où l’on peut enregistrer ou modeler du son, et le personnel technique est bien souvent réduit à une seule personne qui effectue elle-même toutes les tâches» Or, la diffusion directe en ligne par les créateurs est un des moteurs du développement d’Internet et des réseaux sociaux de partage de contenus. Il n’est pas étonnant que les participants aient rendus disponibles les morceaux créés collectivement sur la plateforme Bandcamp du collectif Silicon Beats, solution facilitée car le dispositif était utilisé par le collectif avant Passe le Beat.

Les dispositifs technologiques sont suffisamment accessibles pour que la création, la production et la diffusion musicale se fasse de manière autonome, ce qui a notamment pour effet de libérer les explorations dans la captation et le travail sur le son (ce qui relevait d’une formation professionnelle spécifique). Sans égard quant à la qualité de ce travail, c’est le pouvoir transféré qui importe. Des professionnels de l’industrie musicale, on passe au musicien et aux outils technologiques. La prise de pouvoir du musicien doit cependant être nuancée par la question de la maitrise, ou comme le dit à juste titre Le Guern (2012) « la perte de maitrise » de la technologie. Le contrôle est en effet un des enjeux dans la sélection et l’usage des différents dispositifs mobilisés. Afin d’assurer l’accessibilité du processus au plus grand nombre, les organisateurs, dont la plupart ont recours à l’autoformation, ont sélectionné des outils qui, de leur point de vue, ont une courbe d’apprentissage qui reflète une assimilation rapide et qui sont gratuits.

Conclusion : Du jam à Passe le Beat

Cet article posait la question de la transposition d’un événement de jam en ligne. Nous avons vu que les différents dispositifs techniques mobilisés permettent de retrouver, dans de nouvelles actions, relations et usages, certains des éléments centraux de la pratique musicale collective. Ainsi, une des dimensions majeures, celle de l’imprévu, perdure. Saladin (2002, p. 13), décrit la condition de l’imprévu ainsi :

On rejoint alors l’absence de finalité qui détermine normalement l’improvisation, le résultat se confondant au processus. La situation de l’improvisateur dans un système ouvert amène cette condition de l’imprévu. Le musicien peut dans une certaine mesure suffisamment se connaître musicalement, mais difficilement prévoir les réactions d’autrui. C’est cette adversité qui conduit l’imprévu.

L’imprévu de la dimension live se déplace du jeu musical à la production. Que ce soit dans le cadre d’un jam ou d’un Passe le Beat, pour Jérôme il s’agit de trouver sa place au sein de cet exercice collectif : « faut pas être redondant, faut pas qu’il y ait deux lignes de basse, s’assurer qu’on répond harmoniquement et au meilleur de nos capacités. De savoir où tu peux t’intégrer dans un jam ou dans une improvisation […] c’est là qu’il y a de l’intérêt. » Le défi de faire de la musique ensemble de manière temporaire (en opposition avec l’idée d’un groupe de musique) apparaît donc comme une des motivations principales pour les participants·es : « Passe le Beat y’avait le même genre de plan, comment est-ce que tu peux répondre à la créativité des autres gens autour de toi. »

Ce projet nous montre également qu’avec la multiplication des potentialités offertes aux musiciens et organisateurs d’événements par le recours à des dispositifs numériques, nous assistons aussi à une multiplication des rôles, comme l’explique Mourad, organisateur-participant :

Je me retrouvais à la fois à gérer les outils de streaming et à la fois une pseudo réalisation, essayer de penser à l’aiguillage, à ce qui se passe entre les passages de main, en même temps ça nous a permis d’apprendre les outils, […] ça nous a pris plusieurs sessions, au bout de 4 ou 5 sessions on a commencé à avoir une idée assez claire de comment implémenter les choses plus efficacement pour la suite.

Les participants peuvent à la fois aider à l’organisation de l’événement, produire de la musique, encourager et accompagner les autres producteurs. L’équipe d’organisation souligne cependant que mettre en place un tel événement représente beaucoup d’énergie. Une session envisagée en octobre 2020 n’a finalement pas été tenue, faute de temps nécessaire.

L’utilisation d’outils de production numérique, mais aussi d’outils de communication, de partage et d’échange par les musiciens professionnels comme amateurs entre en écho avec la notion de musiquer. La création musicale de groupe, médiatisée par des dispositifs numériques constitue alors une situation particulière. Ce n’est pas seulement l’acte de produire des sons ensemble qui relève de la musique faite ensemble. La présence par vidéo, les commentaires, les discussions participent au processus, avant, pendant et après l’intervention concrète sur le morceau de musique partagé. Ainsi, en tant que spectateur et en ayant expérimenté le statut de participant, Gabriel, par solidarité, commente la diffusion live des autres pour « faire un peu des cheers dans le chat pour encourager celui qui était là, ou au moins qu’il sache qu’il y avait quelqu’un qui écoutait»

Les limites des dispositifs techniques, à la fois dans le potentiel des logiciels et outils utilisés que dans les compétences des participants vis-à-vis de ces dispositifs, expliquent le passage d’une activité d’improvisation collective en temps réel à une activité de composition collective par étapes successives. Dans cette transposition, la raison d’être du jam, le fait de faire de la musique ensemble, se poursuit, mais se transforme, comme le laisse penser Gabriel :

[L]’important c’est de créer la musique sur le moment. La communication avec le public et avec les autres musiciens, ça prend le dessus sur le final. Tu veux que ce soit bon aussi, mais il y a comme une énergie qui se créé dans l’instantané [nda : d’un jam en présence] que dans Passe le Beat c’est dur de recréer ça, c’est plus qu’on va avoir une compo comme toute finie qu’on peut réécouter.

La recherche d’échanges avec la communauté de musiciens s’ancre à la fois dans le plaisir de jouer ensemble, mais aussi dans des volontés de découvrir les usages possibles des outils mobilisés, ou de s’ouvrir à d’autres façons de créer un morceau. Le développement de compétences couvre à la fois l’utilisation des dispositifs techniques (apprendre à utiliser l’outil), mais aussi la composition et l’enregistrement musical (regarder comment les autres pensent la création musicale, mixent les différents instruments, etc.). Pour mener à bien le projet, les organisateurs ont eu recours à plusieurs dispositifs techniques, n’ayant pas accès alors à un seul permettant de couvrir l’ensemble des étapes nécessaires à la réussite du projet. Cette fragmentation des processus de création et de communication est permise par la flexibilité à la fois des dispositifs, mais surtout des utilisateurs qui vont chercher certaines fonctionnalités précises en fonction de leurs besoins. Ces choix sont également le fait d’une pratique collective, d’abord au sein de l’équipe d’organisation, mais ensuite avec tous les participants au fil des sessions et des échanges.

Cette recherche visait à comprendre comment la transformation numérique d’un jam en présence s’effectue à travers des dispositifs techniques et des usages. Le projet Passe le Beat a été ici documenté comme un exemple de ce processus. Le contexte de pandémie mondiale a entrainé l’apparition de nombreuses initiatives, parfois improvisées, visant à faire se perpétuer des pratiques musicales en contexte numérique. Il semble pertinent de poursuivre notre approche de recherche en répertoriant et analysant davantage de projets de ce type, afin de comprendre les médiations sociotechniques en œuvre. Il sera également important de suivre l’évolution de l’offre de dispositifs techniques directement conçus pour permettre le jam en direct et leur appropriation par des communautés de musiciens.