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Bonjour Benoît. Merci d’avoir accepté cet échange. Comment intégrez-vous les questions sociales et culturelles, voire de spiritualité, dans votre parcours de chercheur   ?

Mon itinéraire intellectuel m’a conduit à croiser beaucoup de professeurs et d’auteurs qui m’ont profondément influencé. Mais il est clair que parmi tous ceux qui m’ont nourri et guidé sur le chemin de la pensée, deux personnes ont joué un rôle particulièrement important. Louis Marin, tout d’abord, avec lequel j’avais envisagé de faire une thèse à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) si la maladie ne l’avait malheureusement emporté trop tôt. Son analyse des systèmes de représentation, son travail sur la sémiotique de la passion m’ont donné un cadre de pensée me permettant de circuler d’un espace intellectuel à l’autre et de nourrir mon approche des phénomènes marchands en m’inspirant de la philosophie et des sciences sociales. Car, il était à l’époque l’un des seuls intellectuels d’envergure — comme le furent en leur temps Roland Barthes, Umberto Eco et Edgar Morin pour la publicité et la culture populaire — à s’intéresser à des sujets considérés comme triviaux dans le monde universitaire. C’est par exemple le premier philosophe à s’être intéressé à Disneyland et à la façon dont Disney avait produit une utopie dégénérée. Au même moment j’eus la chance de pouvoir rencontrer Jean-Marie Floch qui venait tout juste de publier son livre Sémiotique, marketing et communication. Sous les signes, les stratégies. (PUF, 1990). Ce fut un choc intellectuel qui a déterminé, non pas une vocation, mais la compréhension de ce que je désirais faire de ma vie intellectuelle : rendre le monde marchand intelligible et traduire en termes sensibles des systèmes de pensée. C’est dans cet aller-retour sémiotique incessant que se situe tout mon travail qui est également percuté par des approches philosophiques, voire anthropologiques, du fait de mon intérêt pour l’ingénierie culturelle. Marin et Floch qui se connaissaient et s’estimaient étaient tous deux empreints d’une forte spiritualité ou du moins s’intéressaient à la question religieuse. Que l’on pense aux réflexions de Marin sur Ignace de Loyola, sur la grammaire de Port-Royal, à son analyse sémiotique de la passion et bien évidemment à son Portrait du roi (éditions de Minuit, 1981), travail magistral sur la façon dont se représente le pouvoir absolu. Rétrospectivement, Marin m’a donné le goût du théologico-politique, sachant qu’à l’époque je poursuivais en parallèle mes études de philosophie à la Sorbonne où il était beaucoup question de Hobbes. Quant à Floch, ceux qui le connaissaient savaient qu’il avait toujours dans son portefeuille une image de l’icône de Roubiev à laquelle il a réfléchi toute sa vie. Il est vraiment dommage que le livre posthume publié par les PUF à partir de ses notes ne rende pas hommage et justice à cette fine réflexion que j’ai eu le plaisir de voir exposer à l’Université Catholique de Lyon en 1997 dans le séminaire de Louis Panier. Ces éléments de biographie intellectuelle permettent de comprendre pourquoi j’ai choisi comme méthode d’analyse privilégiée la sémiotique et pourquoi je me consacre depuis 30 ans à une lecture théologico-politique du monde marchand. Au fond, mon terrain d’étude est la théologie-politique économique.

Avec les marques, n’assiste-t-on pas d’une certaine façon à l’avènement d’une culture commerciale, qui concurrence la religion et la culture   ?

Je ne pense pas tant à une concurrence qu’à la façon dont la culture marchande utilise des éléments culturels et religieux en les recyclant et les réinterprétant. On ne peut en effet comprendre la notion de marque si l’on s’en tient à une lecture strictement managériale ou juridique. La marque n’est pas qu’un signe distinctif permettant d’identifier un produit et de le différencier de produits concurrents, comme nous l’expliquent tous les dictionnaires. C’est un dispositif anthropologique qui vient de loi, de très loin — plusieurs milliers d’années —, ce qui veut donc dire que la marque est un dispositif culturel ; c’est un système qui sert à fabriquer et à transmettre de la culture. Le rôle de la marque a été dès le XIXe siècle de lubrifier les relations marchandes en établissant un système de médiations symboliques permettant aux organisations de communiquer directement avec le client final, court-circuitant de ce fait cet intermédiaire envahissant et capteur de marge qu’est à l’époque le grossiste. La marque est donc une relation fictionnelle qui permet de créer de la différence, mais aussi de faire porter la valeur économique sur un ensemble de médiations symboliques dont le marketing a fait son miel (packaging, publicité, logos, etc.). Si la marque est un vendeur silencieux, pour reprendre la célèbre expression de Vance Packard, son pouvoir ne relève pas tant d’un principe de différenciation tangible et ontologique des biens marchands que d’une métaphysique de la croyance. C’est la puissance sémiotique de la marque davantage que ses produits qui permet à une marque de convaincre ses clients. Mais pour que ce dispositif puisse véritablement fonctionner, il est nécessaire de produire une fiction qui permette de faire croire à des bénéfices, la plupart du temps totalement déconnectés de l’usage des produits (la liberté, la séduction, le bonheur, l’être ensemble, etc.).

C’est pourquoi les marques récupèrent la notion politique du bien commun en la propulsant hors de l’espace du politique traditionnel pour la contraindre dans la sphère de la marchandise et de la marque. L’économie des marques renvoie donc à un double ancrage religieux et politique qui reprend, en la rationalisant, l’idée d’une entité puissante et « bienveillante » à l’origine du pouvoir et qui donne du sens à nos existences. En puisant dans la matrice théologico-politique de la société occidentale, les marques sont devenues de puissants dispositifs idéologiques capables d’imposer un programme politique fondé sur l’adhésion à un système de croyances. D’ailleurs, la théorie du fétichisme de la marchandise s’appuie déjà chez Marx sur une parenté entre la sphère économique et la sphère religieuse. Cela signifie que le terrain de jeu des marques est davantage celui des croyances et des bénéfices perçus que celui des attributs fonctionnels des produits ou services. La force d’une marque réside dans sa capacité à forger une matrice culturelle en propageant des manières de sentir, des manières de penser et des manières de faire. C’est aujourd’hui ce qui caractérise les marques, ce qui nous éclaire évidemment sur leur rôle politique et sociétal.

S’agit-il donc finalement d’une question de communication   ?

On assimile trop souvent les marques à l’idée de communication, notion essentiellement spatiale, qui renvoie à l’idée de rapidité, voire d’accélération. Comme si, à l’heure de la transformation numérique, il s’agissait de propager quantité d’unités d’information pour créer de l’impact, souvent au détriment du contenu. Pourtant, les marques renvoient davantage à l’idée de transmission, au sens d’un enchaînement d’éléments qui s’inscrivent dans un temps long, qu’il s’agisse de la transmission d’un savoir-faire à travers la figure de la main pour Hermès ou de la transmission d’un capital économique, social et culturel pour Patek Philippe. De manière générale, les marques sont au cœur d’une transmission culturelle qui consiste à projeter du sens et de l’imaginaire sur les biens marchands pour les rendre désirables. Je me suis en fait très rapidement éloigné des questions de communication pour m’intéresser à la question de la transmission dans la lignée des travaux médiologiques de Régis Debray. La marque est en fait un engrenage qui articule un socle technique relatif à un savoir-faire (lié à une invention, une innovation, une amélioration technique ou d’usage, etc.) et un imaginaire de consommation qui a pour fonction de catégoriser la marchandise dans l’espace culturel en la dotant d’un récit. Ikea ne se contente pas de rendre le mobilier accessible par un système organisationnel digne des grands états totalitaires, la marque scénarise, avec des meubles, des objets, des lieux et des parcours le style de vie du bonheur à la suédoise, à savoir l’idée d’une société apaisée, sans verticalité, rétive à toute idée d’accumulation et de luxure, sans effet d’ostentation et dans laquelle le bonheur est un enchaînement de plaisirs simples déclinés sous forme de petits rituels quotidiens. La marque est donc une machine qui relève de la technique, de l’idéologie et de la culture. C’est pourquoi les marques sont de véritables systèmes de transmission capables de modifier de façon significative une chaîne d’éléments structurels de l’environnement socio-économique (système de croyance, règles de comportements, rituels, etc.). Toute marque joue sur la pérennisation d’un système de croyances et de valeurs en proposant des modes de vie et de consommation. C’est d’ailleurs à sa capacité à transmettre des façons de parler, de penser que l’on reconnaît une grande marque. Ainsi la coca-colonisation ou la macdonaldisation du monde ne signifient pas seulement une préemption de l’espace économique par des marques dites globales, mais surtout la prétention de ces marques à devenir des structures idéologiques qui façonnent nos façons d’être et de faire et qui imposent une vision du monde. Le monde selon Coca-Cola est celui dans lequel nous sommes heureux, parce que nous partageons des moments. C’est un monde de liaisons contre cet ennemi idéologique que serait la solitude. Il me semble donc que la problématique des marques a migré de la question de la communication à celle de la communion propre à la religion. La religion renvoie à l’instauration fondatrice d’un « nous ». Tracer une frontière entre le dedans et le dehors ; se donner une origine, d’où l’importance du mythe fondateur. Comme le dit Régis Debray, « l’art du collectif, religieux ou civil, consiste à faire transcendance, faire seuil, faire mémoire ». C’est pourquoi l’instrumentalisation du religieux par le politique et l’économique est inévitable, à cause de l’homologie de structure et de la connivence entre les deux, et de leur commun appel au sacré. Toute clôture exige un instituant séparé, extérieur, suprême : c’est justement le rôle du sacré.

Du coup, quelle est la place du sacré dans l’économie des marques    ?

Les marques existent certes depuis des millénaires, mais l’essor de la marque comme dispositif symbolique de construction de sens, de sémantisation et de scénarisation de la marchandise prend évidemment son essor au XIXe siècle à la conjonction de la seconde révolution industrielle et du déploiement d’une nouvelle sensibilité qui réchauffe les relations avec la marchandise qui devient, au milieu du XIXe siècle — la première exposition universelle de 1851 ayant joué un rôle de premier plan — un point nodal de l’existence. Je souscris tout à fait à la thèse du sociologue Colin Campbell selon laquelle l’essor du capitalisme serait imputable à l’essor d’une culture romantique structurée autour de la recherche permanente de nouveauté, d’excitation sensorielle et de plaisirs imaginatifs, parallèlement à l’essor d’une culture protestante prônant l’ascétisme et le report de la jouissance. Les marques sont donc confrontées dès le XIXe siècle à la question de la sécularisation et du désenchantement qui en résulte. Que l’on pense par exemple aux critiques formulées par William Morris à l’encontre des produits industriels ou à l’apparition de la notion de kitsch en Allemagne dès la fin du XIXe. Comme s’il fallait se prémunir contre une dégradation d’un originel sanctifié qui aurait été saboté par la reproductibilité caractéristique du régime industriel. La problématique du réenchantement est malheureusement devenue une tarte à la crème d’une très mauvaise littérature marketing. Mais il est vrai que cette question se pose aux marques dès le XIXe siècle. Or, n’oublions pas que chez Max Weber, il n’y a que Dieu qui puisse véritablement réenchanter. Les marques sont donc confrontées à cette double problématique : d’une part la nécessité de mobiliser quelque chose qui renverrait au miracle, au mystère et la surprise, et de l’autre la nécessité de produire un régime de nouveauté se déclinant sous la forme messianique d’un évènement toujours à venir. Il me semble que le luxe semble répondre à ces deux critères et c’est pourquoi je définis le luxe comme le résidu du sacré dans une société qui a fondamentalement perdu le sens du sacré. Le luxe oppose la distance propre au désir à la profanation constante de la marchandise exhibée en libre-service. Le luxe n’est autre qu’un bon réglage du rapport à la marchandise. C’est l’irruption d’un régime érotique de la marchandise dans un univers d’hypervisibilité pornographique qui caractérise la société profane de l’accessibilité et de l’immédiateté.

Comment se manifeste concrètement la religiosité des marques   ?

Ma formation en sémiotique structurale m’a vite conduit à comprendre qu’il était possible de comprendre ce dispositif singulier qu’est une marque, en recourant à l’analogie emblématique et mythologique de la Sainte Trinité. C’est ce que Serge Tisseron avait pressenti en proposant les trois facettes de la symbolisation, à savoir les figures d’un Dieu démiurge (comme figure de la symbolisation sensorielle, affective et motrice), du Christ fait à l’image du Père (comme prototype des images) et du Saint-Esprit (comme figure du Verbe).[1] Il est vrai que depuis la lecture de l’ouvrage magistral de Dany-Robert Dufour (devenu depuis un fidèle compagnon de route), le mystère de la trinité[2] m’a beaucoup marqué, car l’auteur montre avec beaucoup de perspicacité que c’est dans et par le trinitaire que les Hommes se forment comme sujets parlants et qu’ils forment des socialités. C’est donc la dimension charismatique de la marque qui est en jeu ici et donc la possible manifestation du sacré, qu’il s’agisse des biens marchands « auratisés » par le luxe ou encore du charisme des patrons de marque qui sont parfois associés à des quasi-divinités. Il faut comprendre le rôle des marques dans un contexte d’épuisement du religieux — qui ne signifie d’ailleurs pas un épuisement de la sacralité. Le sacré, c’est ce que les hommes s’accordent à déclarer intouchable et fédérateur. C’est, pour reprendre une expression de Régis Debray, « ce qui n’est pas techniquement manipulable. Ce qui nous précède, nous excède et nous succède. » Chaque culture a sa sacralité, mais elle n’est pas forcément liée à une divinité.

S’agit-il de religion ou de spiritualité   ?

Il me semble important en effet de ne pas trop rapidement agglomérer l’idée de religion avec celle de spiritualité. Mais qu’est-ce donc que la religion me direz-vous ? Aucune définition ne s’impose, puisqu’il existe deux étymologies du mot : la païenne — relegere, recueillir-  et la chrétienne — religare, lier. Comme le montre Régis Debray, dans la Rome ancienne, religio ne décrit que le culte, un ensemble de célébrations publiques. Ce n’est qu’avec Tertullien, qui oppose la religio chrétienne à la superstitio païenne, que le terme sera capté par le christianisme en étant investi d’un contenu moral et eschatologique — la foi, l’espérance — absent du modèle antique. La religion appelle la notion de commun et surtout s’appuie donc sur des systèmes symboliques collectifs, que ce soit l’Église, la tribu, l’État, etc. Idée que l’on retrouve dans les fameuses communautés de marque qui agglomèrent des individus extrêmement impliqués dans l’identité et la vie sociale d’une marque. Comme si la marque fonctionnait à la manière d’une entité bienveillante agrégeant des croyances et produisant une forme de sacralité. Mais ne confondons pas pour autant religion et spiritualité. Les travaux du sociologue Paul Heeelas, grand spécialiste du New Age, me semblent particulièrement féconds en ce sens.[3] On peut observer une tendance à agglomérer un certain nombre de pratiques dites spirituelles comme l’ésotérisme, le yoga, la méditation, les médecines douces, les psychothérapies, le développement personnel, pratiques qui sont le plus souvent identifiées aux spiritualités dites « alternatives ». Le grand intérêt du travail de Heelas est de proposer un cadre d’analyse global permettant de confronter la religion d’une part et la spiritualité d’autre part, en référence à la thèse répandue d’un tournant subjectif massif de la culture moderne. L’hypothèse sous-jacente est celle d’un déclin des religions séculières au profit d’une sensibilité spirituelle privilégiant l’expérience subjective et la construction de soi. Cela permet notamment de distinguer deux types d’orientation. D’un côté, la vie comme religion reposant sur l’appartenance à une communauté, une éthique du sacrifice et de l’obédience à une autorité transcendante. De l’autre, la vie comme spiritualité structurée autour de la subjectivité et de l’accomplissement personnel. Se joue ici une opposition entre l’idée selon laquelle le sens de la vie est plutôt à rechercher à l’extérieur de soi en relation à une transcendance, et celle selon laquelle le sens de notre existence se trouve plutôt à l’intérieur de soi, en relation avec une expressivité et une intensification de la subjectivité. C’est ici qu’intervient la sociologie des religions et, notamment, le travail de Danièle Hervieu Léger sur la disponibilité consommatrice des croyants contemporains et le choc produit par l’individualisation du croire. Ce qu’elle appelle justement le régime de la religion en miettes. L’impératif catégorique qui s’impose désormais aux individus est de se procurer par eux-mêmes les ressources indispensables à l’élaboration des significations qui correspondent à leurs inspirations et à leurs expériences. De ce point de vue, les marques sont des dispositifs qui permettent aux individus d’agencer de façon plus indépendante leurs petits montages de sens[4]. Les marques participent d’une sorte de bricolage identitaire empruntant à divers corpus symboliques permettant à chacun d’écrire son propre récit avec des mots désorbités — pour reprendre l’expression de Michel de Certeau —, des constellations de sens dans lesquelles telle ou telle tradition les avaient inscrits. Partant de là, mon hypothèse est que les marques ont récupéré la structure théologico-politique de la culture occidentale, mais qu’elles doivent conjuguer cette matrice dans un contexte de sécularisation et de glissement progressif d’un régime religieux à un régime spirituel.

La communication, en particulier la publicité, mobilise depuis longtemps des références ou des signes religieux. Sommes-nous passés d’un usage culturel à un usage davantage confessionnel de ces signes religieux   ?

Il me semble que l’imagerie religieuse qui est utilisée dans la communication est davantage culturelle que confessionnelle. On voit bien qu’il est problématique pour les marques de reprendre une imagerie religieuse, à moins de la détourner. Ainsi, on trouve une multitude d’adaptations et de parodies de la Cène dans la communication publicitaire. Mais peut-on véritablement parler d’appropriation ? Il s’agit plutôt d’une stratégie d’impact qui dé-sémantise un objet ou une image cultuelle. Très souvent, cet objet n’a strictement rien à voir avec l’univers des produits en question. Le problème est de savoir jusqu’où peut aller ce mécanisme de parodie ou de dé-sémantisation des signes religieux. Quand une marque de yaourt grec décide d’effacer la croix de l’église qui orne son packaging, c’est absolument grotesque. Quitte à utiliser l’imagerie de l’église, autant aller jusqu’au bout, sachant que cela ne signifie en aucune façon une quelconque religiosité du produit ou de la marque. Il s’agit simplement de signifier par un processus métonymique les origines grecques de la composition du produit. De la même façon, une enseigne de distribution française qui reprend clairement la structure et les couleurs du drapeau nazi ne signifie pas que la marque revendique cette idéologie. C’est parce que les nazis ont su trouver une identité visuelle pour le moins impactante qui en fait l’une des plus efficaces de l’économie des marques.

De nombreuses marques européennes proposent des gammes de produits halal ou kasher, l’offre s’étend également à des produits financiers. Comment comprendre la stratégie des offres marketing fondées sur les religions ? Dans quels termes peut-on parler d’un « marketing religieux »   ?

Je pense qu’il est important de distinguer ce qui ressort (1) de la religiosité marchande, (2) de la structuration théologique des marques, (3) de l’utilisation de signes religieux dans le marketing ethnique et (4) du marketing des religions. La religiosité marchande est une sorte d’extension des thèses de Marx sur le fétichisme de la marchandise. Mais cela pose néanmoins la question de savoir de quel type de religion on parle. J’y reviendrai. J’ai déjà évoqué la question de la structure théologique des marques occidentales. Reste maintenant la question du marketing des religions qui est un tout autre sujet. Les exemples que vous évoquez s’apparentent pour moi à du marketing ethnique ; il s’agit pour une entreprise d’adapter son mix produit parce qu’elle estime qu’il existe une demande conséquente, c’est-à-dire un segment profitable sur tel marché. La religion n’a en fait pas grand-chose à voir là-dedans, si ce n’est qu’elle guide la stratégie de segmentation de l’offre. Par contre, il peut arriver qu’un produit qui est originellement lié à une pratique religieuse puisse à terme capter une cible qui est plus large en étant déconnecté de sa signification originelle. C’est le cas d’un produit ou accessoire à forte connotation religieuse qui devient un objet de mode en étant instrumentalisé par les marques. Ainsi de l’investissement de marques comme H&M, Dolce & Gabbana et même Uniqlo sur le marché du vêtement caractéristique du culte musulman. Voici l’exemple typique de la récupération de signes vestimentaires iconiques d’une culture religieuse qui sont détournés de leur sens originel pour les transformer en accessoires de mode ; ce qui permet le développement de profils de consommatrices comme les « mipsterz » (musulmanes hipsters) ou encore les « hijabistas », (fashionistas du hijab) qui façonnent à coup de tutoriels une culture vestimentaire hybride accommodant les tenues musulmanes à la sauce occidentale.

Une autre chose est la façon dont les religions se servent du marketing. C’est un sujet qui intéresse beaucoup de chercheurs, mais qui n’est pas dans mon domaine de compétences. C’est un sujet tabou. J’ai été très frappé du très faible écho médiatique et académique qu’a reçu le livre de Bruno Ballardini, Jésus lave plus blanc qui montre pourtant de façon très intelligente que l’Église catholique a posé les linéaments de la démarche marketing. Non seulement parce que le crucifix peut être considéré comme le premier logo et que le système des indulgences ressemble à s’y méprendre à ce que l’on appellerait aujourd’hui le marketing relationnel. Mais parce que les marketeurs ne font en fait que recycler les méthodes et codes de l’héritage judéo-chrétien : l’importance des images, le maillage du territoire avec des points de vente (les églises), des campagnes de publicité savamment orchestrées à partir de la maison-mère (la basilique Saint-Pierre de Rome), un directeur général admiré (le pape), etc. Mais aussi, et surtout, la force de l’insight consommateur, ce sentiment de dette associé à celui de culpabilité qui a toujours représenté un puissant facteur de cohésion sociale et qui est utilisé par de nombreuses marques occidentales. Bref cette grande multinationale qu’est l’Église catholique n’aurait sans doute pas pu prospérer pendant 2000 ans si elle n’avait pas utilisé, voire créé, cette technologie de manipulation et de fabrique du consentement qu’est le marketing.

Les marques se développent sur des marchés et auprès de consommateurs internationaux, mais comment composent-elles avec les États religieux, voire les théocraties   ?

Et bien, je pense justement que certaines marques deviennent des théocraties, ce qui est effectivement paradoxal puisque l’économie libérale — celle qui est censée être délivrée de toutes les passions dans la régulation de l’échange — est fondée sur le principe du choix, de l’hétérogénéité et de la libre concurrence. La marque naît en quelque sorte dans un espace économique et symbolique qui est démocratique, mais je pense que les marques les plus puissantes essaient de faire fi de l’idée même de concurrence. C’est ce qu’illustre très bien la stratégie d’Amazon qui a clairement pour objectif d’évincer tous ses concurrents — et pas uniquement les distributeurs — avec un business model imbattable fondé sur des prix attractifs, l’illusion d’un choix quasi infini et un service hors du commun. C’est pourquoi j’ai parlé d’une fascisation des marques. La marque devient de ce fait inévitable, incontournable et tente en permanence de contraindre le consommateur par divers procédés, dont certains sont largement caractéristiques des systèmes totalitaires. Il est toujours périlleux de parler de fascisation, car le terme coupe court à toute discussion à la manière d’un point Godwin. C’est pourquoi je me suis efforcé de caractériser la fascisation en reprenant notamment les composantes identifiées par Umberto Eco dans son célèbre texte sur l’Uhr Fascisme. Cette fascisation se caractérise par la création d’un ordre linguistique paradoxal fondé notamment sur la raréfaction des arguments et l’amaigrissement du discours par une mise au pas du langage. L’économie des marques signe la mort de toute dialectique par un discours privilégiant le principe d’économie (dire une chose très fort avec un minimum de déperdition), mais aussi et surtout par la dénégation du principe de contradiction. Cette totalitarisation des esprits et des corps vise à promouvoir un système dont on ne peut s’extraire, car il englobe de façon dialectique tout argument et son contraire. Sous une diversité apparente, les marques diffusent en continu un discours monolithique qui vise à canaliser le désir par l’instauration d’une matrice commune.

Les récents appels au boycott dans des pays musulmans contre des produits de consommation français rappellent que les marques sont « rattrapées » par des questions religieuses : quelle place les marques occupent-elles dans ces enjeux politico-religieux   ?

Je ne crois pas trop aux risques du boycott à partir du moment où la marque est très forte et qu’elle a réussi à construire une singularité qui la rend non substituable aux yeux des clients. Il y a certes des mesures de rétorsion économiques contre telle ou telle catégorie de produits pour des raisons politiques, mais de manière générale je ne crois pas au pouvoir de boycott des consommateurs sur les marques. Si vous reprenez la matrice proposée par Albert Hirschman dans son célèbre ouvrage, Exist, Voice and Loyalty (malencontreusement traduit pas Défection et prise de parole), il me semble que la stratégie du boycott (exit) ou de la protestation (voice) soient extrêmement rares à l’égard d’une marque. Toutes ces marques d’entreprises, comme Nike, Disney ou les GAFAM, au comportement souvent délictueux en matière de droit du travail ou de fiscalité n’ont jamais fait l’objet de réactions de rejet de la part des marchés et des consommateurs. La plupart des consommateurs connaissent l’existence d’ateliers clandestins et savent que la part du salaire des ouvriers qui fabriquent des chaussures de sport vendues 100 € ne dépasse pas 5 € ; arrêtent-ils pour autant d’acheter ces marques ? C’est tout le contraire qui se produit. Il n’y a qu’à constater le drame du Rana Plaza qui n’a eu strictement aucun impact économique ou de réputation sur les marques impliquées dans cette affaire. Ces marques n’ont jamais été aussi puissantes. Ce sont elles qui gouvernent le monde, car elles parviennent à construire et entretenir une roue de la loyauté. C’est tout ce mécanisme paradoxal que décrit très bien Hirschmann.

Si les marques s’approprient les religions, selon vous, ont-elles pour autant une religion   ?

En 1978, Christopher Lash avait déjà émis l’idée que la publicité est une nouvelle religion qui s’adresse à la désolation spirituelle propre à la vie moderne en proposant la consommation comme cure. Les travaux de Schouten et Mc Alexender sur les communautés de marques comme Harley-Davidson et Jeep ont clairement mis en évidence des formes de manifestation de la transcendance, sans parler des pèlerinages vers des lieux considérés comme sacrés tels que Disney World, les Nike Towns ou bien les musées de marque (Coca-Cola, Gucci, Guinness, La Vache qui rit, etc.). Qu’est-ce qu’une boutique Apple si ce n’est une cathédrale médiévale chargée d’éduquer et de convertir les illettrés au moyen d’images iconiques et de paraboles publicitaires révélant les vertus de la technologie ? Si Coca-Cola a revendiqué pendant des années d’être la vraie chose (the real thing), force est de constater que la marque a fait beaucoup mieux que tous les missionnaires, puisqu’elle a réussi à s’imposer aux quatre coins du monde : où que vous soyez dans le monde, vous êtes toujours à moins de 50 m d’un distributeur aux couleurs de la marque. Et même si l’image de la marque peut changer d’un pays à l’autre, l’entreprise a réussi à imposer une marque qui est à la fois globale et locale dans la majorité des pays (comme Mc Donald’s d’ailleurs). Le biographe de la marque, Mark Prendergast raconte d’ailleurs dans son ouvrage qu’il a retrouvé des lettres de soldats américains adressées à leur famille dans lesquelles ceux-ci expliquent clairement qu’ils se battent pour « Dieu, le pays et Coca-Cola » (titre de la biographie de Prendergast). Je dirais qu’une marque est une religion marchande qui a réussi.

Mais si la marque fonctionne à la manière d’une religion, de quelle religion s’agit-il ? Quand on évoque la question des analogies possibles entre marques et religion, il est quasi exclusivement question des religions transcendantes et d’un prisme judéo-chrétien. Mais, si l’on accepte qu’une marque ne se limite pas à une spiritualité et peut fonctionner à la manière et d’une religion, se posent alors deux questions. D’une part, s’agit-il d’une religion transcendante ou immanente ? D’autre part, parle-t-on alors de monothéisme ou de polythéisme ? Il me semble que la configuration d’un marché concurrentiel avec des préférences différenciées et des bénéfices attribuables à chacune des marques renvoie davantage, dans sa structure, à un régime polythéiste. Et ce, non pas parce que beaucoup de marques ont recours à l’imaginaire et aux noms de dieux grecs, mais parce qu’il est difficile d’envisager un dieu unique si l’on considère la concurrence comme une condition sine qua non de fonctionnement de l’économie néolibérale. Même si, comme je l’ai expliqué précédemment, il y a indéniablement une propension fascisante de certaines marques, il me semble que notre modèle anthropologique implicite pour penser le marché soit alimenté par le polythéisme.

Autre question qui me taraude ou du moins qui m’occupe : quand on parle des religions des marques, évoque-t-on implicitement des religions transcendantes ou bien immanentes ? La sacralisation des marques n’est d’ailleurs pas un phénomène propre aux cultures monothéistes occidentales. Ainsi, une pratique rituelle très en vogue dans les cultures chinoises — et qui provient dans de pratiques bouddhistes, taoïstes et confucéennes — consiste à brûler pour les morts des répliques en papier de billets de banque ou d’objets. Or, il n’est pas rare que les biens qui sont ainsi sacrifiés ne représentent pas uniquement des biens génériques (voitures, cigarettes, montres ou sacs à main), mais concernent des biens de luxe marqués, car seuls les biens les plus prestigieux sont appropriés pour honorer la mémoire des ancêtres. D’ailleurs, n’oublions pas par exemple que, jusque dans les années 1960, pour beaucoup de savants occidentaux, le bouddhisme (pour ne prendre que cet exemple), n’était pas considéré comme une religion, mais comme une conception du monde, athée, rationaliste, pragmatique et limitant le rituel aux cérémonies nécessaires à la vie en commun, du moins cherchant individuellement à échapper à la souffrance. C’est pourquoi je dirais, pour conclure provisoirement, que je crois beaucoup dans les vertus du syncrétisme païen pour comprendre la religion des marques. Dans la religion paulinienne, le païen est celui qui ne connaît pas le Dieu d’Israël, qui est étranger à la révélation faite à Abraham. Par extension, le paganisme, dans l’histoire du christianisme, c’est la religion naturelle, spontanée, archaïque de l’humanité (fétichisme, animisme, naturalisme), celle qui mélange tout (syncrétisme) et qui ignore surtout la rupture des religions révélées. Comme le montre très bien Marc Augé dans son ouvrage Génie du paganisme (Gallimard, 1982), « le paganisme n’est jamais dualiste et n’oppose ni l’esprit au corps ni la foi au savoir. Il ne constitue pas la morale en principe extérieur aux rapports de force et de sens que traduisent les aléas de la vie individuelle et sociale. Il postule que les évènements font signe, tous les signes sens. » Voilà qui ne peut que séduire et convaincre le sémioticien que je suis.