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Lorsque Gladiator sortit en salle il y a vingt ans, la critique souligna à l’envi l’aspect novateur du film et son esthétique contemporaine. « Gladiator a ressuscité le genre morose du péplum avec modernité », lisait-on ainsi dans Première[1], qui mettait en avant « ses nombreuses trouvailles et ses effets techniques de pointe ». Fabienne Bradfer, dans Le Soir, en Belgique, arguait même que l’ambition du film n’était pas « de renouveler le genre, mais aussi de le réinventer[2] » ; pour Philippe Royer, dans La Croix, Gladiator devait d’ailleurs être envisagé comme un « néo-péplum » qui actualisait les codes du film en costume et qui inaugurait une nouvelle ère dans la manière de concevoir ce type de production[3].

Cette rhétorique se comprend, eu égard à l’efficacité du film et à ses audaces. Un grain de sable – venu de l’arène des gladiateurs ? – perturbe cependant cette belle mécanique médiatique : Ridley Scott aurait en effet décidé de se lancer dans ce tournage après avoir vu l’image d’un tableau de Jean-Léon Gérôme daté de 1872, Pollice Verso, aujourd’hui au Phoenix Art Museum (Fig. 1), et ce, avant même d’avoir lu le synopsis détaillé de l’intrigue (Parrill 2011, 105 ; Scott 2000 ; Winkler 2004, 22-23). Gladiator, en d’autres termes, réactiverait une imagerie vieille de plus d’un siècle et serait même à envisager comme un « hommage rendu aux peintres pompiers » (Soler et Scapin 2011, 245), ces artistes défenseurs d’une peinture traditionnelle et volontiers antiquisante, auxquels on attribua, dès les années 1870, ce surnom indubitablement railleur, quelle qu’en soit l’explication[4]. De façon générale, l’Antiquité, tel qu’elle est figurée à l’écran – au cinéma ou dans les séries télévisées –, doit beaucoup à l’image qu’en fixa la peinture académique dans la seconde partie du xixe siècle. Une ascendance qui prit plusieurs formes, comme nous le verrons, mais dont il s’agira surtout de comprendre les logiques : plus qu’une simple influence esthétique, sans doute apercevrons-nous alors, entre la peinture académique et le cinéma, de réelles similitudes dans la manière de penser l’histoire et sa mise en image.

Figure 1

Jean-Léon Gérôme, Pollice Verso, 1872. Huile sur toile, 96,5 cm × 149,2 cm. Collection du Phoenix Art Museum, acquisition du musée, 1968.52.

© Phoenix Art Museum, Phoenix. © (Photographie) Mike Lundgren

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La fortune de Jean-Léon Gérôme

Que Ridley Scott ait été hypnotisé par Pollice Verso n’était pas une première. Demetrius and the Gladiators, de Delmer Daves, y renvoyait déjà en 1954[5] avec, au passage, quelques approximations savoureuses qui ne pouvaient plus être justifiées par le manque de documentation comme au temps de Gérôme – telle la copie du David de Michel-Ange, le chef-d’oeuvre de la Renaissance florentine qui trône près de la loge de l’empereur dans la séquence du cirque. On se souvient surtout du Quo Vadis ? d’Enrico Guazzoni, en 1913, qui reprenait le tableau quasiment à l’identique (Aumont 2014, 17). Il est d’ailleurs surprenant, comme le nota Ivo Blom (2000, 284-85), que la toile de Gérôme soit si présente dans le film de Guazzoni, alors même que ce type de peinture venait justement de tomber en disgrâce. Il y aurait là, pour Blom, la meilleure preuve que Guazzoni s’inspira moins du tableau que des nombreuses reproductions qui, en l’espace d’un demi-siècle, en avaient petit à petit ancré le souvenir dans le champ visuel commun.

D’autres oeuvres de Gérôme firent fortune. L’exposition que le musée d’Orsay lui consacra en 2010-2011[6] évoquait ainsi Julius Caesar, un film de William Ranous produit en 1908 par la Vitagraph, qui reprenait la composition de La Mort de César, une toile de 1859 conservée au Walters Art Museum de Baltimore (Guido et Robert 2011, 12 ; Wyke 2012, 60). Dans Nerone, réalisé à la même époque (Fig. 2), Luigi Maggi s’inspira de la manière dont Gérôme avait figuré l’angoissante attente des condamnés dans Dernières prières des martyrs chrétiens (Wyke 1997, 119 ; Fig. 3), un tableau qui influencera également Mervyn LeRoy pour sa version de Quo Vadis ? (1951). Et en 1917, lorsque J. Gordon Edwards supervisa la réalisation de Cleopatra, un film dont il ne reste que quelques prises, certaines affiches utilisèrent non pas des images du tournage, mais bien le tableau César et Cléopâtre que Gérôme avait exposé au Salon de 1866.

On comprend donc pourquoi Christophe Vendries, en 2015, comptait les oeuvres de Gérôme « parmi les standards iconographiques qui appartiennent au socle commun de la culture du péplum », telle cette image de la spina figurée par Gérôme dans Circus Maximus que l’on retrouve dans les versions successives de Ben-Hur, notamment celle de Fred Niblo (1925). Thomas Sotinel identifie aussi l’héritage du peintre dans Spartacus, Blood and Sand, la série télévisée : « Aujourd’hui, les orgies du laniste Batiatus auraient pu être organisées dans l’Intérieur grec qui rendit célèbre Gérôme », écrivait Sotinel, faisant référence à un tableau de 1850 dont le musée d’Orsay conserve une ébauche poussée[7]. Même Zack Snyder, toujours selon Sotinel, aurait repris à son compte « tous les tics des peintres pompiers », à commencer par ce goût pour le spectacle sanguinolent qui « correspond[rait] exactement au carnage de La Rentrée des félins », un autre tableau de Gérôme. C’est certainement cette toile de 1902, détournée de façon parodique, que les Monty Python avaient aussi en tête pour la scène du cirque dans The Life of Brian – où l’on retrouve également la trace du Pollice Verso – lorsque la caméra se tourne vers les statues du Colisée (Blanshard et Shahabudin 2011, 184-85).

Figure 2

Alberto Capozzi dans Nerone (Luigi Maggi, 1909). Collotype. Archivi del Museo Nazionale del Cinema, Turin.

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Figure 3

Jean-Léon Gérôme, Dernières prières des martyrs chrétiens, 1863-1883. Huile sur toile, 87,9 cm × 150,1 cm. Collection du Walters Art Museum, 37.113.

© The Walters Art Museum, Baltimore

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La peinture académique comme modèle

Pour Carlo Modesti Pauer, l’influence de Gérôme n’est du reste que « la surface visible de l’iceberg » (2009, 57, notre traduction), tant le genre a puisé dans cette imagerie fournie par les artistes de la seconde moitié du xixe siècle. En 1897, Georges Hatot produisit par exemple Néron essayant des poisons sur des esclaves, qui s’inspirait déjà d’un célèbre tableau d’Alexandre Cabanel, Cléopâtre essayant des poisons sur des condamnés à mort (1887), lequel est aujourd’hui au musée royal des Beaux-Arts d’Anvers (Aziza 1998, 5). La Mort de Cléopâtre de Louis-Marie Baader (1899) servit également de modèle dès la naissance du cinéma (Nacho 2015, 118). Les premières productions muettes italiennes utilisaient d’ailleurs des décors de toiles peintes, caractéristiques de l’art pompier (Oms 1978, 133), dont se serviront encore Giuseppe de Liguoro pour Martire pompeiana, de même que Luigi Maggi et Arturo Ambrosio pour Nerone, en 1909 (Bernardini 1 996, 228, 343). Les influences de tableaux comme I Gladiatori al Triclinio de Francesco Netti ne font pas non plus de doute (Cammarota 1987, 8), les cinéastes tirant ainsi profit de la « mémoire visuelle du spectateur » (Brunetta 1986, 55) pour donner à leurs films une esthétique qui avait fait ses preuves, mais qui était inconnue – et qui possédait donc une réelle inventivité – sur grand écran. En complément des modèles que leur offrait aussi la littérature orientaliste, Luigi Maggi et Giovanni Pastrone reprirent également les propositions graphiques que leur fournissaient les peintres fin de siècle (Alovisio 2014a, 137 ; 2 014b, 129), qu’ils entrelaçaient d’ailleurs avec d’autres courants artistiques (Alovisio 2012, 66). Même Giulio Aristide Sartorio, qui était pourtant peintre, s’inspira des motifs du Classic Revival britannique lorsqu’il passa à la réalisation (Monti 1979, 9). Dans Quo Vadis ?, Guazzoni prit certes à Gérôme, mais il semble aussi s’être inspiré d’un tableau de Thomas Ralph Spence, The Song of Phemius and the Sorrow of Penelope, daté de 1897 (De Santi 1995, 84). La Mort de Cléopâtre, un tableau phare de Jean-André Rixens conservé au musée des Augustins, à Toulouse, semble avoir tout autant influencé la composition d’une scène de Cabiria, le grand film de Pastrone dont on s’accorde à dire qu’il inaugura une forme de péplum spectaculaire destinée à triompher. Une affiche du film – qui était très riche en références, quitte à les accumuler et à les croiser (Bertetto 1998, 207-9) – reprenait par ailleurs fidèlement un tableau de Henri-Paul Motte, Les Oies du Capitole, lequel avait servi d’illustration pour la Storia di Roma de Francesco Bertolini, en 1886 (Grimm 2016, 206).

Noah’s Ark, de Michael Curtiz (1929), présentait de son côté plusieurs vues « qui évoquent plus d’une fois les gravures de Gustave Doré » (Dumont 2009, 26). L’influence de Doré au cinéma datait des années 1890 (Pontarollo 2012, 56), et on en aura un autre exemple en 1916 dans la séquence babylonienne d’Intolerance, l’oeuvre maîtresse de David W. Griffith (Wood 1983, 248). Au dire de Bernard Hanson (1972), Griffith voulait précisément que le public soit projeté dans « le monde magique du cinéma [par] le prisme de la peinture du dix-neuvième siècle » (Llewellyn-Jones 2013, 30, notre traduction). Griffith connaissait aussi les tableaux de James Tissot, un peintre dont les dessins ramenés d’un périple au Proche-Orient, dans les années 1880, gagnèrent vite en notoriété (Robert 2020, 258). Un autre tableau fit fortune auprès des cinéastes : The Chariot Race, de Alexander von Wagner, dont le peintre livra plusieurs versions à partir de 1872 (la version principale est aujourd’hui conservée à la Manchester Art Gallery). Très largement reproduit en gravure (par exemple, Fig. 4) et présenté à l’exposition de Philadelphie en 1876, le tableau inspira certains plans des deux versions principales de Ben-Hur, soit celle de Niblo en 1925, déjà évoquée, et celle de William Wyler en 1959 (Stahli 2012, 87). Pour The Ten Commandments, Cecil B. DeMille, qui n’hésitait pas à citer les peintres pour justifier ses choix de cadrage ou de lumière, emprunta à son tour au xixe siècle : la scène de la mort des premiers-nés est inspirée d’un tableau de John Martin qui avait fait parler en 1823, TheSeventh Plague of Egypt, et la monumentale reconstitution des travaux du pharaon prend comme modèle Israel in Egypt, le chef-d’oeuvre d’Edward Poynter (1867), aujourd’hui à la Guildhall Art Gallery (Dumont 2009, 50 ; Hendgen 2000, 14). Parfois, nous avons même affaire à de véritables reconstitutions de tableaux, comme lorsque Ferdinand Zecca, en 1902, reprit fidèlement une xylographie de Gustave Doré (Les Noces de Cana, gravée par C. Maurand) dans son film Vie et Passion de Notre Seigneur Jésus (Robert 2014, 288-89), ou lorsque Griffith, dans Intolerance, donna à (re)voir un tableau d’Edwin Long, The Babylonian Marriage Market, qui avait eu un grand succès en 1875 (Solomon 2001, 35 ; Drew 1986, 68-70). L’évocation du tableau de Long était très fidèle, à l’exception d’une partie du second plan que Griffith a voulu actualiser en utilisant des découvertes archéologiques plus récentes (Becker 2013, 37). Griffith a aussi eu recours aux dessins des diplomates-archéologues du xixe siècle, notamment ceux de Paul-Émile Botta. Les palais de Cabiria reprenaient également les reconstructions de Babylone ou de Ninive publiées par Austen Henry Layard à partir de 1849 (Dorgerloh 2012, 241).

Figure 4

Chariot Race in the Circus Maximus, Rome, in the Presence of the Emperor Domitian, 1875. Gravure de Stephen J. Ferris et Peter Moran d’après le tableau éponyme d’Alexander von Wagner, 22 cm × 57 cm. Graphic Arts Collection, National Museum of American History, Smithsonian Institution, 94830.

© Smithsonian Institution

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Le cinéma récent diversifia lui aussi ses modèles. Dans Vercingétorix de Jacques Dorfmann (2001), c’est sans nul doute un tableau d’Henri-Paul Motte (Vercingétorix se rendant au camp de César, 1866, musée Crozatier) qui servit pour la scène finale (Pucci 2006, 200). Même Ridley Scott fit des infidélités à Gérôme : si Pollice Verso est à l’origine de Gladiator, on admet également que la reconstitution de Rome fait écho à The Course of Empire, un tableau de Thomas Cole daté de 1836 et devenu emblématique de la culture américaine (Pomeroy 2004, 122)[8]. Pour le personnage de Commode, incarné par Joaquin Phoenix, Scott a en outre repris l’apparence que lui avait conférée le peintre américain Edwin Blashfield dans Commodus Leaving the Coliseum (Hermitage Museum & Garden, Fig. 5), une toile de 1878 dont le format panoramique est d’ailleurs quasiment identique au format standard des péplums et, justement, de Gladiator (Winkler 2004, 107). On peut noter que Blashfield aurait lui-même été influencé par Gérôme, qu’il aurait connu grâce aux photogravures (ibid. ; Vance 1989, 50 ; Weinberg 1984, 57), comme si le maître de l’école néo-grecque parvenait lui aussi à exercer son influence sur le cinéma par procuration – ou par ricochet, pourrions-nous dire.

Figure 5

Edwin Blashfield, Commodus Leaving the Coliseum, 1878. Huile sur toile, 123,2 cm × 231,1 cm. Sloane Collection, Hermitage Museum & Gardens, 1941.0022.01.

© Hermitage Museum & Gardens, Norfolk (Virginie)

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Alma-Tadema : influences et « réminiscences »

Parmi les peintres académiques sollicités par les cinéastes au fil des décennies, Lawrence Alma-Tadema demeure l’un des plus prisés. Le Sunday Times donna même à l’artiste le surnom de « peintre qui a inspiré Hollywood[9] » (Swanson 1977, 43 ; Coleman 2004, 51). On retrouve en fait la trace de son esthétique bien avant les péplums hollywoodiens, par exemple chez Mario Caserini et Euletorio Rodolphi en 1913 (voir Fig. 6 et 7), ou chez Otis Turner, dans Damon and Pythias (1914), lorsqu’il mit en scène deux amoureux dans une ambiance qui devait beaucoup aux bains romains tels que les avait peints Alma-Tadema (Berti 2008, 133). The Flower Market, un autre tableau de 1868 (Manchester Art Gallery), réapparaît presque tel quel en 1926 dans Gli ultimi giorni diPompei de Carmine Gallone et Amleto Palermi (Stahli 2012, 83). On peut aussi souligner la ressemblance entre An Exedra, toujours d’Alma-Tadema (1871), et une scène de The Robe, un film d’Henry Koster de 1953 (Pauer 2009, 63). Claude Aziza (2009, 67) relève également « l’influence des reconstitutions panoramiques du peintre » sur Griffith ainsi que sur DeMille, connu pour être un admirateur des artistes victoriens (Wood 1983, 252-53). La procession dépeinte dans Spring, une toile de 1894, fournit à DeMille un véritable « prototype » pour sa scène du triomphe (Lippincott 1990, 89), et le même motif fut repris pour la séquence du cortège fleuri du Ben-Hur de Niblo (Vendries 2015, 268). La touche du peintre se perçoit encore en 1917 dans L’esclave de Phidias, un film de Léonce Perret (Wyke 2017, 79), et même les costumiers de Gladiator, pour les toilettes de Lucilla, ont délaissé les statues romaines du Metropolitan Museum et du Louvre dont ils s’inspiraient, pour les modèles peints par Alma-Tadema (Coleman 2004, 50-51). Alexander, le film d’Oliver Stone sorti en 2004, rappelle, lui aussi, par son souci du détail archéologique, les travaux de Frederic Leighton ou d’Alma-Tadema (Chaniotis 2008, 199). Pour évoquer la manière dont les visions d’Alma-Tadema ont influencé la reconstitution de Babylone et de son harem chez Oliver Stone, Elizabeth Carney (2010, 164) parle, pour sa part, de « réminiscences » pour souligner combien cette empreinte de la peinture du xixe siècle à l’écran agit non seulement à la manière d’une banque d’images dans laquelle viendraient puiser les cinéastes, mais également de façon plus diffuse en ayant, petit à petit, imposé ses références culturelles et non uniquement visuelles. Ce qui émergerait dans les péplums, plus que des formules toutes faites, serait une longue et diffuse « tradition iconographique venue de la peinture historique et réactivée par le cinéma », comme l’observait Antonio Costa (2002, 250, notre traduction), qui traçait un parcours menant de Poussin, Stella, Alma-Tadema et Gérôme à Pastrone, Guazzoni et DeMille. Notons au passage que, en focalisant l’attention sur un détail vestimentaire qui associe le film épique au travestissement facile[10], le mot « péplum » charrie maladroitement l’idée trompeuse d’un genre anecdotique se contentant d’accumuler les clichés antiquisants et rend finalement peu justice à la variété des références picturales qui s’y entremêlent par-delà toute mise en scène préfabriquée – c’est un peu pourquoi Claude Aziza (2019, 23) suggérait de remplacer cette estampille péjorative par l’étiquette « film à l’Antique », moins réductrice. à peine plus vieille que le cinéma, la peinture académique – « la vraie, la pompier », comme l’écrivait Aziza – imprègne le genre : elle l’irrigue plus qu’elle ne lui offre de simples astuces visuelles. Que le cinéma épique ait jugé bon d’extirper la figure de Phryné des stéréotypes dans lesquels l’avaient reléguée la peinture du xixe siècle, comme le relevait récemment Eleonora Cavallini (2006, 228), montre d’ailleurs en négatif combien cette imagerie académique a longtemps modelé – tel un corpus fantomatique – l’univers visuel cinématographique moderne.

Figure 6

Eugenia Tettoni et Fernanda Negri dans Gli ultimi giorni di Pompei (Euletorio Rodolfi, 1913, sur un scénario d’Arrigo Frusta, d’après le roman d’Edward Bulwer-Lytton de 1834). Gélatine aux sels d’argent sur papier. Archivi del Museo Nazionale del Cinema, F40509/001. Museo Nazionale del Cinema, Turin.

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Figure 7

Sir Lawrence Alma-Tadema, Xanthe and Phaon, 1883. Aquarelle sur papier, 45,1 cm × 32,4 cm. The Walters Art Museum, 37.973.

© The Walters Art Museum, Baltimore

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Filiations et recyclage

En arrière-plan se trouve aussi à l’oeuvre un mécanisme de transmission des modèles qui assura aux codes académiques une survie inattendue, d’époque en époque, sous des formes actualisées. Pour camper Cléopâtre dans le film de William Fox en 1917, Theda Bara prit ainsi comme référence la reine d’Égypte imaginée par Jean-Léon Gérôme en 1859 (Pina Polo 2013, 189-90), à laquelle elle donnera aussi les atours de la femme fatale et des « visions masculinistes » de la peinture symboliste (Bronfen 2013, 144, notre traduction). L’actrice se plut en effet à imiter la pose de Cléopâtre sortant de son tapis devant César, telle que l’avait dépeinte Gérôme, notamment pour les photographies promotionnelles (Dye 2020 ; Blanshard et Shahabudin 2011, 24). La vision de l’Égypte léguée par la peinture orientaliste du xixe siècle demeurait en effet une référence centrale pour les agents qui conseillaient l’actrice sur son image (Wyke et Montserrat 2011, 178). Ce sera précisément cette attitude provocante et « vampy » de Theda Bara que réinterprètera Lyndsey Marshal dans Rome, la série de HBO supervisée par Bruno Heller entre 2005 et 2007 (Johnston 2015, 199), donnant ainsi une nouvelle fois vie, comme dans un troisième souffle, à la Cléopâtre de Gérôme, cent cinquante ans après la présentation du tableau à Paris. D’ailleurs, cet archétype avait déjà façonné la Cléopâtre incarnée par Elizabeth Taylor dans le film de DeMille en 1953 (Hamer 2001, 309).

Le péplum, de décennie en décennie, prit donc l’habitude de recycler sa propre imagerie, ses valeurs et ses obsessions, perpétuant ainsi naturellement la sphère de références héritée des peintures académiques (Burgoyne 2008, 74-79). La porte impressionnante que l’on aperçoit dans Le colosse de Rhodes, de Sergio Leone (1961), était ainsi un souvenir de l’entrée du temple en forme de gueule monstrueuse qui engloutissait les sacrifiés dans Cabiria de Pastrone (Solomon 2001, 310) pour laquelle une peinture d’Henri-Paul Motte, présentée au Salon de 1876[11] et dont de nombreuses gravures circulèrent (Baal Moloch dévorant les prisonniers de guerre, aujourd’hui au musée national des Beaux-Arts d’Alger), a pu servir de modèle. Sur le même principe, Oliver Stone, dans Alexander, mit en image un harem qui rendait hommage à celui imaginé par Griffith à partir du Babylonian Marriage Market d’Edwin Long (Llewellyn-Jones 2013, 30). Alena Allen relève aussi que, dans la série Rome, la représentation des intérieurs reprend une sorte de tradition visuelle (statues, ambiance feutrée, marbre blanc et bleu-gris, etc.) héritée de la minisérie britannique I, Claudius (BBC, 1976), qui l’empruntait déjà elle-même au Spartacus de Stanley Kubrick, sorti en 1961, dans lequel s’était initialement imposée l’influence d’Alma-Tadema (Allen 2008, 185 ; Pomeroy 2008, 72). Lors du tournage de Gladiator, même la professeure Kathleen Coleman, qui intervenait en tant que consultante, ne put faire en sorte que les connaissances scientifiques l’emportent sur les traditions iconographiques, ou encore que les scènes de combat dans le cirque soient plus conformes à ce qu’en disent l’histoire et l’archéologie qu’aux exigences du cinéma-spectacle (Pomeroy 2008, 9).

Une imagerie (re)connue

Ce phénomène de survivance des images, loin d’être anecdotique, peut donc prendre une ampleur inattendue et, de citations en détournements, relier des univers visuels distants de plusieurs décennies. Mais comment expliquer qu’il ait été si important ?

De Giovanni Pastrone à Wolfgang Petersen dans Troy, les producteurs ont pourtant eu l’habitude de se documenter au contact des collections d’antiquités des musées américains ou européens – essentiellement le Louvre, le British Museum ou le Pergamon (Bertetto 1998, 207-9 ; Solomon 2001[12] ; Fitton 2007, 105). Le costumier de I, Claudius, la version de 1937 dirigée par Josef von Sternberg, parcourut bel et bien les musées pour se documenter sur la tenue des vestales (Solomon 2001, 30). On peut cependant constater que cela n’est jamais parvenu à éclipser les images fournies par l’art officiel des années 1850-1880. Ce recours à la peinture dans la production cinématographique est une pratique ancienne et courante, qu’il s’agisse pour les cinéastes de s’inscrire dans les pas de leurs aînés peintres, de s’inspirer de leur composition (Davis 2009, 18) ou, comme chez Pasolini – qui mania avec volubilité « ce jeu intellectuel de la citation » (Galluzzi 1994, 49) –, de reconstituer des tableaux vivants qui étaient autant de défis lancés à la pellicule (Joubert-Laurencin 1995, 89). Le phénomène a néanmoins été d’autant plus exacerbé dans le cas du cinéma épique que la peinture pompier – qu’on taxa de « kitsch » par la suite en oubliant un peu vite ses convictions réalistes et son goût pour l’authenticité – bénéficiait d’une réelle notoriété à la fin du xixe siècle (Celebonovic 1974, 24). L’anticomanie était, dans un même temps, très populaire dans le monde du spectacle, particulièrement au moment où apparaissait le cinéma (Solomon 2001, 3).

C’est que cette imagerie du xixe siècle avait été largement diffusée. La célèbre peinture de Lionel Royer qui se trouve aujourd’hui au musée Crozatier du Puy-en-Velay, Vercingétorix jette ses armes au pied de César (Fig. 8), fut reproduite dans Le Monde illustré l’année même de sa création et se retrouva rapidement dans les livres d’histoire et les manuels scolaires (Hallopeau 1980, 33), aussi n’est-il pas surprenant d’en retrouver la trace dans l’affiche du film Vercingétorix produit par Pathé en 1909 (Fig. 9). Le tableau acquit aussi une grande réputation aux États-Unis par l’intermédiaire des ouvrages universitaires du xixe siècle et des traductions successives de Caesar in Gaul qui la reproduisaient en frontispice, ce qui pourrait en partie expliquer qu’on en devine encore l’influence dans la scène de reddition du premier épisode de Rome, la série de HBO (Wyke 2006, 60 ; 2012, 76-85).

Figure 8

Lionel Royer, Vercingétorix devant César, 1899. Huile sur toile, 321 cm × 482 cm. Musée Crozatier, 1903.59.

© Musée Crozatier, Le Puy-en-Velay. © (Photographie) Luc Olivier

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Figure 9

Cândido Aragonez de Faria, affiche pour le film Vercingétorix (Pathé Frères, 1909).

Source : Eye Filmmuseum, Amsterdam

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Grâce à la société d’édition Goupil, qui posséda un réel rayonnement international dans la seconde moitié du xixe siècle, les États-Unis avaient aussi été abreuvés des images de Gérôme et de sa vision de la Rome impériale (Vance 1989, 51-52). Les gravures populaires, les journaux et même la publicité, dont on néglige peut-être trop l’impact en matière d’anticomanie (Humbert 2017), rendirent familières quelques scènes choisies pour leur potentiel de suggestion (les scènes de bains, d’orgies, de combats dans l’arène, etc.), destinées à devenir emblématiques, auprès du public, de l’histoire romaine dans sa totalité (Eloy 2012, 54). Il est très probable que Griffith ait connu la peinture des musées européens bien avant de venir sur le vieux continent, et ce, grâce aux reproductions qui circulaient en Amérique à son époque (Legrand 1984, 160).

Le théâtre (Plazanet-Siarri 1987, 14) et, surtout, les reconstitutions historiques de grande envergure – notamment les pyrodramas et les spectacles catastrophes – interprétaient eux aussi à leur manière la puissance visuelle de certains tableaux connus, confortant ainsi la notoriété de ces reproductions au sein de l’imaginaire collectif juste avant la naissance des péplums (Paul 2013, 224-25). The Chariot Race servit très vite d’image de référence pour illustrer ce qui avait trait au récit de Lee Wallace publié en 1880 (Solomon 2016, 162) ; on retrouve par exemple l’empreinte du tableau sur l’affiche du spectacle Ben-Hur monté par Marc Klaw et Abraham L. Erlanger à Chicago en 1901. Les annonces du Ben-Hur de Niblo laissaient elles-mêmes deviner l’héritage d’Alexander von Wagner (Fig. 10). Les représentations démesurées données dans les hippodromes, qui réunissaient parfois plusieurs milliers de spectateurs, ont par ailleurs influencé le premier cinéma et ont ainsi servi de relais aux visions des peintres pompiers – pour preuves : l’affiche de Néron, joué à Paris en 1880 (Humbert 2012), ou celle de The Destruction of Rome, un spectacle d’Imre Kiralfy de 1890, reprenaient toutes deux Pollice Verso. Le cinéma n’a pas hésité à tirer profit de cette familiarité et capitalisait sur l’effet de reconnaissance auprès du public : on raconte que les spectateurs, notamment pour Quo Vadis ?, auraient en effet applaudi chaque fois qu’ils reconnaissaient des peintures académiques dans les films[13].

N’oublions pas non plus, pour expliquer la réutilisation de ces images, que plusieurs cinéastes avaient fait des études aux Beaux-Arts, tels Enrico Guazzoni qui avait étudié à l’Académie des Beaux-Arts de Rome et qui connaissait le travail d’Alma-Tadema (Blom 2000, 286 ; Pauer 2009, 67), et Riccardo Freda (le réalisateur de Théodora, impératrice de Byzance, en 1954) qui fut peintre et sculpteur et qui s’inspirait toujours de Gérôme au temps du cinéma parlant (Aziza 2009, 68). Griffith, de son côté, employait, en tant que set designer, Walter L. Hall, qui avait une grande connaissance de l’art victorien (Wood 1983, 253). La tradition ne s’éteignit pas : Ridley Scott fit ses études à la Royal Academy of Art de Londres, ce qui lui procura une bonne connaissance de l’oeuvre d’Alma-Tadema et de Gérôme (Wilson 2002, 71-72).

Figure 10

« Ben-Hur », dessin promotionnel.

Source : La vérité sur Ben-Hur, Paris, Cinémagazine Éditions, 1929

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Le péplum comme paradigme

Tout semblait donc propice à ce que le cinéma et la peinture académique se rencontrent sur ce terrain de l’anticomanie. On comprend surtout qu’il y avait moins là une influence que le partage de préoccupations convergentes et d’une esthétique contemporaine fédératrice. Yann Hendgen souligna à ce titre que le péplum, ni inventif ni suiveur, « prit comme base de départ cette communauté d’inspiration antique qui caractérisa le xixe siècle » (2000, 14). Laurent Guido et Valentine Robert relevaient dans le même esprit que si le premier cinéma eut des affinités avec les peintures de Gérôme, ce n’est pas qu’il jugea commode de s’y fournir en images à moindres frais, mais qu’il s’inscrivait « dans les grands paradigmes visuels de leur époque » (2011, 14). Dire que Gérôme a influencé le cinéma est presque un contresens : c’est son oeuvre qui, à l’inverse, dans ses formules et son fonctionnement, faisait déjà montre d’une « qualité quasi cinématographique » à l’heure où le cinéma prenait forme (Castorio 2019, 139). Plus que précurseur, Gérôme fut surtout un peintre qui actualisa les images selon des logiques de cadrage et de temporalité qui furent aussi celles des premières images animées. N’oublions pas que Gérôme s’était lui-même inspiré d’un tableau de Vincenzo Camuccini, aujourd’hui au Museo di Capodimonte de Naples (La Morte di Cesare), pour sa propre représentation de ce drame antique (Luderin 1997, 92) auquel il conféra effectivement une efficacité visuelle correspondant aux spectacles du moment.

Il n’est d’ailleurs pas anodin que la production des films épiques – même les plus récents – mette en avant des arguments similaires à ceux retenus en leur temps pour défendre la peinture académique. On peut par exemple citer Jeremy Podeswa, l’un des concepteurs de Rome : « Ce que la série parvient à faire, c’est donner l’impression que vous êtes plongés dans l’ancienne Rome, que cela paraît réel », déclarait-il (Haynes 2008, 56, notre traduction), alors que François Thiebault-Sisson en appelait au même effet pour faire l’éloge de Gérôme un siècle auparavant : « Gérôme imagine et reconstitue les scènes comme s’il les avait vécues, avec un souci d’exactitude et d’authenticité dans les moindres détails : décors, costumes […] On les croirait réels » (Lafont-Couturier 1998, 43).

De façon tout aussi significative, on a constamment utilisé des poncifs analogues d’une époque à l’autre pour effectuer la critique de ce genre de spectacle, qu’il soit cinématographique ou pictural. Jacques Doniol-Valcroze, dans les Cahiers du cinéma, discréditait ainsi en 1958 « ces grandes machines » que représentaient, selon lui, les péplums selon Cecil B. DeMille (Mourlet 1968, 136), de la même manière que, dans les années 1880, Olivier Merson[14] ou Théophile Gautier avaient déjà affublé de ce sobriquet – les « grandes machines » – la peinture académique antiquisante. Et lorsque Charles Bitsch, toujours dans les Cahiers du cinéma, raillait en 1955 les péplums hollywoodiens en y déplorant une esthétique « de l’accumulation et du bric-à-brac », il reprenait l’un des leitmotivs de la critique du xixe siècle qui, depuis Maxime Du Camp (1859, 64), avait dénigré la peinture d’histoire pour ce goût du détail archéologique : « Tout le bric-à-brac antique est là », ironisait Du Camp au sujet de l’Intérieur grec de Gérôme.

En miroir, le succès de la peinture académique en son temps et celui de ses avatars cinématographiques relèveraient eux-mêmes de motifs comparables. Dans un article sur Rome, Christopher Lockett (2010) montrait que la série présente l’histoire comme le résultat des hauts faits de grands personnages, mais aussi d’incidents et de circonstances plus triviales. Or, c’est cet équilibre même qui avait déjà fait la renommée populaire de ce que l’on a appelé la « toga formula », ce retour à l’antique de l’époque victorienne qui mêlait habilement les références moralisatrices du premier christianisme (celui de la Rome antique) et l’évocation plus crue, faussement dénoncée, de la décadence romaine.

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De quoi peut-être expliquer que le genre, on l’a vu, est loin de célébrer cette « disparition de la peinture pompier devant d’autres formes picturales » que Claude Aziza (2009) avait prophétisée peut-être trop vite. Il est vrai que Fellini, parmi ceux qui prirent de la distance avec ces modèles, se plut par exemple à convoquer une foule d’autres territoires de la culture populaire pour donner forme à une antiquité imaginaire et hétéroclite, finalement aussi factice que celle des péplums qui s’en remettaient aux visions académiques (Pedraza 2 012, 70, 74), concurrencées chez le cinéaste italien par le dessin de presse et la bande dessinée (Bondanella 1992, 9). On peut cependant constater, comme le fit Robert Burgoyne (2008, 76, notre traduction), que la Rome « haute technologie » de Gladiator, « générée par ordinateur », fut bel et bien dessinée à partir d’images venant de la peinture, comme si les avancées technologiques et le changement de médium, en dépit de leurs potentialités, n’avaient pas entrainé un réel changement de références. David Simmons, en 2011, relevait certes que Spartacus: Blood and Sand était l’un des premiers exemples de série qui déclina sa structure, son format et son design des formes empruntées au jeu vidéo. Aurions-nous alors affaire à une substitution de modèle ? Le péplum en a-t-il donc fini avec la peinture académique, à laquelle il préférerait désormais l’esthétique du jeu vidéo ? Rien n’est moins sûr, car, à en croire la manière dont cet univers du divertissement électronique adopte lui-même la peinture académique – à l’image du jeu Gladiators Online, de Dorado Games, qui en 2015 donnait à voir sur sa page d’accueil une version numérisée du Pollice Verso (Fig. 11) –, gageons que Gérôme et tous ses émules ont encore de beaux jours à vivre sur les écrans.

Figure 11

Gladiators Online. Jeu vidéo (Dorado Games, 2015).

Source : https://gamejolt.com/

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