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À la suite d’une thèse et d’une première étude d’envergure consacrées à l’oeuvre d’Anne Hébert, Mélanie Beauchemin publie L’envers du monde : Anne Hébert, George Bataille, où elle livre une lecture de l’oeuvre hébertienne à la lumière de la pensée de George Bataille, tout en proposant une comparaison des univers littéraires des deux auteurs. Soulignant que l’imaginaire d’Hébert comme celui de Bataille sont ancrés dans une piété « reconnu[e] puis abandonné[e] » (Beauchemin, 2021 : 13), mais dont les symboles seront réactivés pour mener « à l’infamie de l’âme et à la transgression […], s’accordant à une urgence de vivre accompagnée de nudité ou de blasphèmes » (12-13), l’essayiste amène une perspective nouvelle, à savoir que le concept d’hétérogénéité – « réalité contraire à la conscience, et qui est celle de la force du choc (le fantasme, la démesure, le délire) » (23) où l’instinct reprend le dessus, tel que pensé par Bataille – permet de comprendre l’intériorité délirante comme la sexualité débauchée des personnages des deux oeuvres. Le prologue met ainsi en place les prémisses d’une argumentation qui vise à sonder cet « envers du monde », comme le formule Anne Hébert, caractérisé par une « descente dans le néant » (19) identitaire qui mène néanmoins à la délivrance du désir. Divisé en six chapitres, l’ouvrage se penche à cette fin sur la figure du fiévreux, chez qui l’« impossibilité d’exprimer ses désirs et ses sentiments crée le dédoublement, la déformation physique, le zoomorphisme » (23) et dont le corps brûlé se révèle être la voie d’accès à l’envers du réel où la débauche se fait « condition de vie souveraine » (20).

Le premier chapitre montre comment les phénomènes de la nature (tempête, vent, orage) exposent au grand jour les fantasmes « de l’individu réprimé […] charg[é] de fièvre » (25) et « contribuent à la libération des corps dans une réalité qui échappe à la conscience » (28). La raison quitte alors le personnage agité, en attente d’un autre monde. Son angoisse première se transforme en colère, puis en outrance. Le personnage prépare sa révolte, qui passera nécessairement par la violence, et ce, notamment selon la dynamique de la chasse ou de la boucherie. « Car c’est dans l’horrifique et le malaise que l’être finit par se reconnaître dans sa totalité. » (67) À la lecture du deuxième chapitre, on comprend que, dans les textes d’Hébert et de Bataille, l’hétérogène peut s’incarner dans la figure de l’étranger qui « ne craint pas d’affronter une nature déchaînée » (69) et qui vient amplifier « un désordre qui n’en finit plus d’échauffer l’imaginaire » (84). Révolte et perversion s’allient dans une lumière crue et brûlante qui exacerbe les sens. Le corps de l’étranger se fait « incandescent » (95) et devient objet de fascination pour les autres qui lui « surimposent leurs désirs » (96). L’ordre est menacé et la chute imminente. Or, dans le troisième chapitre, l’essayiste avance que la chute du personnage dans le vide ou dans l’abominable donne accès à une forme de vérité absolue, marquant de fait « la fin de l’aveuglement » (122) et l’avènement des démons intérieurs. La remontée vers la lumière implique donc non pas « une ascension vers le divin, mais bien celle vers la souveraineté et l’expression ultime de la délivrance » (124). Est ici proclamée la rage de vivre de l’être devenu créature, voire monstre, sous l’effet de la métamorphose d’une telle expérience, dont l’orgasme sexuel, détruisant le visage par la révulsion des yeux qu’il provoque, est l’une des variantes.

Le quatrième chapitre expose, chez Hébert comme chez Bataille, l’érotisme de la bête, dont la lycanthropie est l’une des principales manifestations. Pour le corps ainsi transformé, « la liberté ne connaît aucune limite » et « tout semble possible, y compris l’horreur » (180), plaçant ainsi les personnages concernés sous le signe de la transgression. D’ailleurs, selon Beauchemin, ce sont les femmes, parmi « tous les personnages subissant les effets de l’altération » (180), qui apparaissent les plus menaçantes. La dualité du personnage chez les deux auteurs fait par ailleurs partie de l’objet du cinquième chapitre. Il semble bien que la sainteté ou le mysticisme soient inséparables de la débauche. La piété s’allie ainsi à la folie ou à l’indécence. Beauchemin souligne particulièrement « la double personnalité » (206) de l’amant (médecin et meurtrier) et du mari (seigneur et voyou dépravé) dans Kamouraska (1970) d’Anne Hébert, dont les vies finissent par être amalgamées dans la mort. Dans le même ordre d’idées, le dernier chapitre révèle que c’est par l’altération physique que se manifestent les véritables instincts, de sorte que « l’expérience du double peut surpasser la vie intérieure pour s’illustrer sous la forme d’un autre corps, horrifique » (232). La réalité duelle invoque donc cet envers du monde, où la face cachée est celle de l’hétérogène. Bientôt, l’ultime transgression semble n’être réalisable que dans la mort : « L’intégralité de l’être se découvre dans cet impossible, soit dans cet au-delà que l’on ne peut atteindre qu’une fois sous terre » (254, l’auteure souligne), précise Beauchemin.

L’ouvrage apporte une contribution originale aux études hébertiennes de par le rapprochement entre les écritures d’Anne Hébert et de George Bataille, qui s’éclairent l’une l’autre en poussant à son paroxysme l’idée des forces occultes qui animent les personnages. Chez les deux auteurs, il semble bien que le corps malade soit le véhicule de l’envers du monde, où les désirs peuvent enfin être libérés, dans toute leur violence. Beauchemin montre avec souci comment le concept d’hétérogénéité permet au fiévreux, chez Hébert et Bataille, d’embrasser son délire ; la férocité de l’être, féminin plus particulièrement, s’en voit être décuplée jusqu’à l’outrance, dans toute sa nouvelle transparence. Il s’agit ici d’une étude globale et substantielle des imaginaires hébertien et bataillien, qui en approfondit la part obscure d’une façon non égalée jusqu’ici.