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Depuis un quart de siècle, Donald E. Abelson demeure le seul universitaire canadien qui a fait de l’étude des think tanks son principal sujet en carrière. Avec Northern Lights, Abelson brosse le grand portrait des think tanks canadiens dix ans après s’être adonné au même exercice avec les laboratoires d’idées situés dans la capitale américaine[1].
Avec cette initiative, Abelson s’est donné comme projet de répondre aux principales questions qui reviennent constamment lorsqu’on aborde le sujet des think tanks : pourquoi sont-ils devenus si nombreux, dans quel contexte sont-ils apparus, peut-on mesurer leur influence, comment les appréhender théoriquement et surtout : comment les définir. On y trouvera aussi le profil des 25 think tanks les plus importants sur la scène canadienne, leur date de fondation, leurs budgets et certains points importants de leur histoire.
À bien le considérer, Northern Lights pourrait figurer comme un passage obligé pour n’importe quel universitaire souhaitant aborder pour la première fois le complexe champ d’études des think tanks. À divers niveaux – analytique, conceptuel et théorique – ses points forts sont évidents. On y lit une exploration des principales approches (institutionnalisme historique, statocentrée, théorie des élites, pluralisme) ainsi qu’un exposé de leur potentiel et leurs limites. Le résumé de l’histoire et de l’évolution des think tanks en Amérique du Nord en quatre vagues (1900-1945, 1946-1970, 1971-1990 et 1990 à aujourd’hui) demeure une lecture obligée pour saisir le sens de l’histoire qui mène au contexte contemporain : croissance ininterrompue de l’importance des sciences sociales, développement constant du marché de la recherche auxiliaire, essor de la philanthropie et financement des initiatives non étatiques, renouvellement du militantisme par le biais de la recherche engagée.
Surtout, le livre du professeur de science politique à l’Université de Waterloo mérite d’être lu dans le but d’éviter un écueil très fréquent qui guette les chercheurs qui se lancent pour la première fois sur ces objets non conventionnels que sont les think tanks pour la science et l’histoire politique. Au chapitre 7, refusant à la fois de produire des analyses hagiographiques des think tanks[2] ou complotistes[3], Abelson insiste sur un fait : il ne faut pas exagérer l’influence des think tanks sur les politiques publiques ni la nier.
En effet, bien des chercheurs continuent de se casser les dents en cherchant à démontrer « l’influence » de certaines organisations qu’il s’agisse de think tanks ou pas. Surtout, la mesure que font les think tanks eux-mêmes de leur « performance » – le nombre de mentions dans les médias et dans les commissions parlementaires, la quantité d’abonnés sur les réseaux numériques, la croissance de leurs activités – ne saurait prouver quoi que ce soit. Une présence médiatique n’est pas une démonstration d’influence. Plus encore, comme Abelson le souligne avec raison, la mesure de « l’influence » que font les think tanks de leurs activités doit être remise en question, car elle sert surtout de mise en valeur pour les bailleurs de fonds qui tiennent à ce que leurs dons soient productifs. C’est bien là un point qu’il faut retenir : les think tanks sont aussi au service d’eux-mêmes, de leur financement et de leur survie. La meilleure approche évoquée par Abelson, reprise de Kingdon[4], demeure de se concentrer sur différentes étapes des cycles politiques et de voir où certains think tanks interviennent et s’il y a évolution parallèle de l’agenda d’un laboratoire d’idée et du contenu de quelques politiques publiques. En ce sens, rien ne vaut mieux que des études de cas pour appréhender l’influence des organisations ; et même là, les risques sont réels d’imputer à tort une influence à un think tank, car elle pourrait très bien provenir d’ailleurs dans cette mer agitée des discussions politiques où tous essaient d’influencer la classe politique qui tient le gouvernail du navire collectif.
Grâce à ce portrait du paysage des think tanks canadien, tout lecteur non initié comprendra rapidement le maître mot qui permet de résumer cet univers : diversité. Les laboratoires d’idées laissent voir une généreuse hétérogénéité marquée par : des clivages idéologiques (Pembina, Parkland, Broadbent, le Centre canadien de politiques alternatives à gauche ; Fraser, l’Institut économique de Montréal, C.D. Howe à droite) ; des clivages régionaux (Manning Center, Atlantic Institute for Market Studies) ; des axes de recherches et de publications variés (constitution, relations internationales, droits individuels, technologies) ; aussi, on trouvera des think tanks discrets qui se tiennent loin du combat médiatique. Cette hétérogénéité est telle qu’il faut éviter de placer toutes ces organisations dans le même panier et procéder par catégories, comme s’y adonne bien le chapitre 2 de l’ouvrage.
Malgré tout ce qui en fait un livre incontournable, Northen Lights traîne avec lui un défaut digne de mention qui est de ne pas couvrir totalement le paysage des think tanks canadiens. La raison étant des plus simples, les think tanks principalement actifs en français n’y sont pas traités. Ainsi, mis à part l’Institut de recherche en politiques publiques et l’IEDM, sont entièrement ignorés une dizaine de think tanks québécois dont le budget est de plus d’un demi-million annuellement : l’Institut du Nouveau Monde, l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques, l’Institut sur la gouvernance des organisations privées et publiques, CIRANO, l’Institut du Québec, CEFRIO, etc.
Cette absence, qui ne suffit en rien pour disqualifier l’ouvrage, est emblématique de l’asymétrie du rapport des langues qui persiste dans l’univers de la science politique canadienne ; où les francophones ont à être bilingues alors que les autres non. Les politologues québécois n’ont pas davantage à être exemptés de critique, car ils ont très peu investi la recherche sur les think tanks canadiens qui, aux dernières nouvelles, se partagent un marché annuel de plus de 120 millions au pays et d’environ 20 millions au Québec.
Cet univers devrait attirer l’attention des chercheurs universitaires, car il est, à bien des égards, similaire au nôtre et est composé de spécialistes des sciences sociales formés dans les universités, mais n’est pas régulé par les mêmes règles (révisions indépendantes par les pairs, concours provinciaux ou nationaux pour le financement). Enfin, comme le soulève Abelson dans Northen Lights, l’évolution récente des think tanks vers un comportement plus militant qu’autrefois (advocacy oriented) et leur dépendance financière ont de quoi nous inciter à maintenir en vie l’intérêt universitaire à l’endroit de cet écosystème. Leur dépendance massive aux dons privés nous oblige à surveiller la recherche qui s’y produit afin de comprendre comment ces organisations négocient leur liberté qui se situe sur la tension entre les intérêts de leurs bailleurs de fonds et la recherche destinée à contribuer au bien commun comme les think tanks prétendent le faire.
Appendices
Notes
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[1]
Donald E. Abelson, A Capitol Idea : Think Tanks and US Foreign Policy, Montreal-Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2006.
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[2]
James G. McGann, The Fifth Estate : Think Tanks, Public Policy, and Governance, Washington D.C., Brookings Institution Press, 2016.
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[3]
Roger Lenglet et Olivier Vilain, Un pouvoir sous influence : quand les think tanks confisquent la démocratie, Paris, Colin, 2011.
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[4]
John W. Kingdon, Agendas, Alternatives, and Public Policies, New York, Longman, 2010.