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Dans la vie intellectuelle, il importe d’accepter que les concepts qui façonnent le plus tangiblement la vie en société soient substantivement complexes et équivoques. Or, cette acceptation ne devrait jamais justifier que ces concepts ne soient pas définis ou qu’ils le soient avec imprécision ou relativisme. Il importe alors de conceptualiser d’une manière simple sans être simpliste, simultanément intelligente et intelligible et nuancée sans être floue. C’est dans cet esprit que, afin d’apprécier pleinement la richesse des études constitutionnelles, le fédéralisme peut et doit être conceptualisé.

En rassemblant 50 contributions qui tentent de décrypter le sens d’une idée fédérale façonnée par de multiples déclinaisons tant théoriques que pratiques, Félix Mathieu, Dave Guénette et Alain-G. Gagnon ont dirigé la rédaction d’un ouvrage aussi pertinent qu’éminemment utile. Certes, sa lecture engendre davantage de questionnements que de réponses définitives sur la substance du fédéralisme. Or, cet ouvrage prend résolument et justement la mesure de la nature intrinsèquement complexe et diversifiée de ce concept. De là, en s’appuyant sur l’étude des nuances déjà identifiées et étudiées dans cet ouvrage, il devient possible de discerner celles qui caractérisent en pratique l’idée fédérale, notamment au Canada et au Québec.

Les oppositions entre théorie(s) et pratique(s)

À l’instar d’autres ouvrages collectifs, il s’avère fort difficile d’identifier une thèse qui transcenderait le contenu de chaque contribution individuelle. En effet, la diversité des origines et des expertises des auteurs ainsi que celle des thèmes abordés valorisent, au lieu de la nier, l’existence de divergences profondes relatives à la conceptualisation du fédéralisme. Cette conceptualisation ne peut pas être faite correctement et précisément d’une manière absolue et uniforme. Il va sans dire que le lecteur qui désire obtenir une définition synthétique et unique du fédéralisme ne la trouvera pas en lisant cet ouvrage.

Toutefois, la pluralité des perspectives et des thèses contenues dans cet ouvrage ne fait pas de celui-ci un recueil syncrétique et dépourvu d’une compréhension globale de l’idée fédérale. En fait, il présente le développement de cinquante thèses au lieu de proposer qu’une seule thèse transcendant toute particularité nationale parvienne à émerger. Il sous-tend alors, dès les premiers chapitres, que l’idée fédérale s’avère étrangère à tout absolu, tant théorique et pratique. Cela s’avère éminemment cohérent avec la nature même du fédéralisme, dont les principes ne peuvent être mis en oeuvre qu’avec souplesse et déférence aux réalités sociales afin d’être pleinement pertinents.

En effet, la première partie, qui permet d’étudier les fondements théoriques du fédéralisme, donne lieu à d’importants débats mobilisant des concepts tant politiques que juridiques, sociologiques ou historiques. Un véritable choc des idées survient, sans pour autant que ne jaillisse une lumière qui éclaircirait ce que le fédéralisme devrait être impérativement tant en théorie qu’en pratique. Certes, il apparaît clairement qu’un État fédéral doit répartir l’exercice de sa souveraineté entre plusieurs entités dont l’existence et les pouvoirs ne doivent pas dépendre de la simple bonne volonté d’une entité centrale. L’idée fédérale s’avère alors antagoniste à toute velléité unitaire permettant à un groupe de faire main basse sur l’État et de détenir le monopole de sa souveraineté. Cependant, il ne saurait exister une gamme de moyens permettant de mettre en oeuvre les principes fédéraux, pas plus que ces derniers ne sauraient être exclusivement définis abstraitement. Par exemple, s’il est affirmé qu’une fédération est un État qui constitue des principes dits fédéraux au moyen de certains mécanismes et institutions, il n’est pas inéluctable qu’un État fédéral soit une fédération. Par exemple, le fédéralisme n’est pas réductible à l’existence, entre autres, d’une « deuxième chambre », de mécanismes de péréquation ou d’un partage symétrique des compétences au sein d’un cadre constitutionnel. L’idée fédérale constitue une réalité aux incarnations multiples qui envisage surtout une vision divisée et pluraliste de l’exercice de la souveraineté et qui perd son sens lorsqu’elle est encarcanée ou réduite à des considérations formalistes.

La diversité intrinsèque du fédéralisme

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, plusieurs contributions permettent d’envisager le fédéralisme en fonction d’un des objectifs qu’il peut permettre d’atteindre : la cohabitation de plusieurs entités nationales au sein d’un même État. Puisque l’idée fédérale contredit l’unitarisme étatique, elle s’oppose à une vision absolutiste de l’État-nation qui suppose que ces deux concepts soient intrinsèquement indissociables. Au sein d’un monde contemporain qui valorise tant la puissance des grands ensembles et la reconnaissance des particularités identitaires, le fédéralisme synthétise ces réalités pouvant paraître antagonistes. Lorsqu’il est institutionnalisé correctement, ce qui n’est pas toujours le cas, il apparaît clairement que le fédéralisme parvient à reconnaître juridiquement des nations minoritaires qui disposent alors de pouvoirs propres, au-delà des bonnes volontés.

Néanmoins, en pratique, il importe de résister à la tentation de croire que si un modèle constitutionnel fédéral est efficace au sein d’un certain État, il gagnerait nécessairement à être importé ailleurs. Particulièrement lorsque le multinationalisme est constitutionnalisé, la mise en oeuvre de l’idée fédérale doit être endémique à un État donné et ne peut pas être exportée systématiquement sans risquer de perdre son âme. En effet, le fédéralisme n’a de sens au sein d’un État que si la division de la souveraineté et la reconnaissance de diverses entités ne permettent de répondre à des besoins concrets. Les déclinaisons étudiées au sein des parties 3 et 4 de l’ouvrage, lesquelles portent sur des études de cas respectivement dans des démocraties établies et dans des démocraties émergentes, le démontrent éloquemment. Ainsi, il ne saurait y avoir un fédéralisme dans le sens d’un seul modèle constitutionnel permettant de mettre en oeuvre les principes sous-tendant l’idée fédérale. En fait, il existe des fédéralismes qui sont propres à des sociétés particulières. Cela donne indéniablement une image en clair-obscur du fédéralisme dont on peut discerner certains éléments constitutifs sans qu’ils permettent de le définir universellement dans l’absolu. Or, ce clair-obscur reflète parfaitement la diversité intrinsèque au fédéralisme, qu’elle renforce au lieu d’affaiblir.

Les nuances imparfaites du fédéralisme canadien

Le dernier chapitre de cet ouvrage traite d’enjeux constitutionnels contemporains liés au fédéralisme canadien. Que ce soit en ce qui a trait au fédéralisme fiscal, à la compétence internationale des entités fédérées et au rôle de supervision joué par le gouvernement fédéral, il peut être constaté que ce qu’on appelle le fédéralisme canadien a une substance fort nébuleuse. Dans la mesure où il existe une gouvernance multiniveau et où il n’y a pas de nation unique et homogène, le Canada est manifestement un État fédéral. Par contre, certaines nuances, qui s’expliquent en raison de réalités sociétales endémiques, nuisent à l’efficacité et, ultimement, à la légitimité du fédéralisme canadien tel qu’institutionnalisé. Si l’ouvrage se garde de porter des jugements de valeur et de tirer des conclusions sur la pertinence de ce fédéralisme, il met en lumière le fossé existant entre la théorie fédérale et les divergences relatives à sa mise en oeuvre au Canada.

Il ne s’agissait pas du mandat des directeurs de l’ouvrage de « faire le procès » du fédéralisme canadien ou de déterminer si l’idée fédérale est pertinente au Québec. Toutefois, après avoir pris connaissance des 50 déclinaisons de fédéralisme, il peut être conclu qu’il est illusoire de croire qu’il est possible et souhaitable de conceptualiser le pacte fédéral canadien de manière univoque. Cela serait non seulement fort complexe politiquement, mais également invraisemblable juridiquement.

Il est vrai que plusieurs institutions pancanadiennes, telles que le Sénat et la Cour suprême, n’incarnent qu’imparfaitement en pratique plusieurs principes jugés caractéristiques du fédéralisme. Il est toujours vrai que la conception et l’évolution du fédéralisme canadien ont de tout temps été façonnées par le conflit entre des forces centrifuges et centripètes, entre des tendances autonomistes et centralisatrices. Le fédéralisme canadien s’avère façonné par des passions et par des tensions souvent contradictoires. Il ne faut pas craindre de le reconnaître et de critiquer, parfois sévèrement, l’état de l’État fédéral canadien. Par contre, et cela paraît implacable au terme de la lecture de l’ouvrage, il est illusoire d’analyser le fédéralisme canadien à partir de sources exclusivement théoriques ou étrangères. Il n’existe pas, concrètement, de système fédéral intégralement parfait ou « raté ». Il importe d’appréhender l’idée fédérale au Canada telle qu’elle est et non telle qu’on voudrait qu’elle soit, et ce, en cohérence avec l’essence plurielle du fédéralisme. Ce n’est qu’à partir de là qu’il est possible d’évaluer les vertus et les vices du fédéralisme canadien, une évaluation aussi substantivement riche que constitutionnellement nécessaire.

Décliner les sens de l’idée fédérale afin d’éviter son déclin

Ultimement, l’ouvrage dirigé par Mathieu, Guénette et Gagnon démontre qu’il n’est possible de conceptualiser le fédéralisme, au Canada et ailleurs, qu’en appréciant ses multiples et diverses déclinaisons et nuances. Il faut décliner le sens de l’idée fédérale afin d’éviter qu’elle ne devienne vide de sens et que sa pertinence concrète décline alors. Or, bien davantage que 50 déclinaisons sont nécessaires afin de mieux décrypter l’idée fédérale, ce qui est une quête aussi fascinante qu’inachevée. Mais encore faut-il l’amorcer et cet ouvrage le fait brillamment.