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Cet ouvrage collectif, dirigé par Nathalie Ortar et Hélène Subrémon, se situe dans un champ en émergence : l’anthropologie de l’énergie. Partant du constat, notamment fait par Harold Wilhite dans « Why Energy Needs Anthropology » (2005), selon lequel tout ce que nous faisons est traversé par l’énergie, l’ouvrage est principalement composé d’exemples de travaux qui portent sur les utilisations quotidiennes de l’énergie. Le collectif se rassemble autour « d’une approche par les usages » (p. 17) qui tente d’étudier les tensions entre un contexte de changements prescrits — dans lequel l’État joue un rôle central et prééminent — et celui des pratiques routinières, et ce, en explorant les dimensions sociales, techniques, corporelles et sensibles. La majorité des chapitres porte sur le cas français, bien qu’on y trouve aussi un chapitre sur la Grèce et un sur la Wallonie.

L’énergie et ses usages domestiques. Anthropologie d’une transition en cours est subdivisé en trois parties et comporte dix chapitres ainsi qu’une introduction. La première partie, abordant les temporalités de la transition énergétique, illustre différents moments charnières tels que l’introduction de la lumière la nuit, qui apporte « un nouveau système d’appréhension du visible » (p. 18), ou la non-linéarité temporelle et la cohabitation des modes de production énergétique. La seconde partie, ayant pour thème le rôle de la gouvernance, examine la question de la dépendance des populations au réseau de distribution électrique centralisé, ainsi qu’une transition énergétique « par le bas » à travers l’exemple des petits producteurs énergétiques ; elle aborde aussi les détournements des logiques d’utilisation d’objets tels que les voitures hybrides et les compteurs électriques. Enfin, la dernière partie porte sur les usages quotidiens de l’énergie dans un contexte de hausse de coût et d’une augmentation de la précarité. Elle examine les débats et enjeux du concept de « précarité énergétique » en montrant les contours parfois flous de ses critères d’identification.

De façon générale, l’ouvrage permet d’illustrer comment « l’énergie peut fournir un cadre de discussions pour mettre en perspective des préoccupations sociales, politiques et économiques plus larges » (p. 84). À ce titre, le chapitre de Daniel M. Knight (chap. 3) est particulièrement intéressant. L’auteur analyse l’introduction d’un programme d’énergie solaire en Grèce en 2006 qui a mené à l’installation de panneaux photovoltaïques sur des terres agricoles. Or, la production énergétique dessert non pas les propriétaires des terres, mais plutôt les grands centres urbains. Les propriétaires se trouvent dans l’obligation de chauffer leur habitation au bois, entraînant la déforestation de leur région, des problèmes liés à la qualité de l’air et des craintes quant à leur sécurité alimentaire. Knight aborde également la critique par les habitants du village de Trikala de l’« Europe moderne » et aborde la cohabitation de régimes énergétiques (feu et solaire) en apparence contraires dans la mesure où « le retour au feu de bois remet en cause les notions locales d’appartenance européenne, de modernisation, et de prospérité économique future » (p. 97).

De manière similaire, Subrémon aborde les sphères quotidiennes de l’énergie, mais en examinant la réalisation de travaux permettant l’économie d’énergie au sein des logements de ménages vivant une précarité énergétique. À travers une ethnographie de l’économie domestique, elle analyse comment des travaux non rémunérés (coups de main d’amis et échanges intrafamiliaux) sont effectués pour des raisons d’économie financière, pour améliorer la qualité du logement ou du confort ou pour adhérer à des comportements sobres associés à une certaine écocitoyenneté. La recherche de Subrémon est l’occasion de se pencher sur les effets engendrés par les systèmes énergétiques et les cadres politiques et institutionnels qui les soutiennent.

Ces deux chapitres, tout comme ceux de Cécile Caron, Isabelle Garabuau-Moussaoui et Magali Pierre (chapitre 6), d’Ortar (chap. 8) ou encore d’Amélie Sibeni, Willy Lahaye et Françoise Bartiaux (chap. 10), permettent de contrebalancer une certaine anonymisation du consommateur qu’engendre le réseau énergétique centralisé (p. 104). Dans « un monde où l’acheminement de l’énergie est assuré par des infrastructures qui la rendent invisible » (p. 179), ces analyses mettent l’accent sur les personnes et les ménages. Or, si le réseau d’énergie existant crée des découplages entre production et consommation, la recherche prend, au contraire, tout son sens dans leur jonction. En cela réside certainement l’une des forces de l’ouvrage, c’est-à-dire la complémentarité des chapitres qui joignent différentes échelles de regard — un objectif d’ailleurs établi par Ortar et Subrémon en introduction. En fait, comme l’explique Laurence Raineau dans le chapitre 4, « tout l’enjeu de la transition énergétique [est] de trouver la “bonne” échelle permettant d’aborder dans leur enchevêtrement les questions relatives aux techniques de production, aux pratiques énergétiques et aux modes de vie » (p. 112) et cet ouvrage atteste de l’enchâssement complexe des diverses questions énergétiques. S’il convient sans aucun doute à un public large issu de diverses disciplines, outre les anthropologues de l’environnement et de l’énergie, il s’agirait d’une lecture pertinente pour comprendre toute « l’épaisseur sociale » (p. 131) des questions énergétiques.