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Préambule : des activistes discutant stratégie au Congrès de la Société internationale d’ethnobiologie

En 2012, le 13e Congrès de la Société internationale d’ethnologie (ISE[1]), un évènement quadriennal, se tenait à Montpellier, dans le sud de la France. À cette époque, et encore maintenant, j’avais une position ambivalente par rapport à l’ethnobiologie. Je m’y sentais liée par mon parcours. En effet, le laboratoire où j’ai effectué ma thèse de doctorat s’affichait ainsi ; mon directeur de thèse tout comme nombre de collègues du laboratoire revendiquaient cette appartenance disciplinaire. Je me sentais proche de l’orientation thématique de l’ethnobiologie — l’étude des savoirs et savoir-faire traditionnels et autochtones relatifs à la nature — et de son orientation axiologique plus ou moins implicite, la défense des droits des communautés qui sont les dépositaires de ces connaissances. Recrutée à titre de chercheuse, j’ai ensuite contribué à un module d’enseignement sur les savoirs locaux créé et coordonné par Marie Roué, anthropologue ayant travaillé au Canada jusqu’au début des années 1990 et principale importatrice en France du concept de « savoir écologique traditionnel[2] » (Roué 2012). Ce module était principalement dédié à la présentation d’études de cas sur les connaissances des populations locales et autochtones sur la nature et à la façon dont elles se traduisent par des pratiques vertueuses de gestion de l’environnement. J’avais cependant regretté qu’on ne donne pas aux étudiants les clés pour comprendre le contexte politique qui avait favorisé l’entrée dans le monde universitaire du savoir écologique traditionnel. Il avait pourtant bien été documenté : dans les années 1980, le concept de « biodiversité » asseyait dans l’espace politique l’idée que la protection de la nature doit s’articuler avec le développement économique. Edward O. Wilson (1988 : v), qui a dirigé le premier ouvrage dédié à ce concept, entérinait l’idée d’une alliance entre acteurs scientifiques, publics et économiques pour impulser une nouvelle orientation aux politiques de conservation de la nature. Parallèlement, les anthropologues et chercheurs de toutes disciplines (botanistes, naturalistes, linguistes) travaillant en collaboration avec des populations locales, principalement en milieu tropical, s’efforçaient de mettre en lumière le lien intrinsèque entre diversité biologique et diversité culturelle. Les cartes superposant points chauds de biodiversité et régions de diversité linguistique, notamment produites par l’ONG Terralingua fondée par les ethnolinguistes Luisa Maffi et Dave Harmon, en sont l’une des expressions (Maffi 2005). Les enquêtes sur le savoir écologique traditionnel autochtone et les formes de gestion associées[3] en sont une autre. On peut également citer les travaux sur les pratiques paysannes de gestion de la diversité cultivée. De cet engagement épistémique émergeait le paradigme que David Dumoulin (2007) a qualifié de « double conservation », selon lequel la conservation de la nature peut — voire doit — s’appuyer sur la préservation de la diversité des cultures. La diversité biologique émergeant comme un nouvel « or vert » promettant d’ouvrir de lucratifs marchés (Aubertin, Pinton et Boisvert 2007), ces chercheurs désormais organisés autour de la Société internationale d’ethnobiologie se saisirent de ce contexte pour faire valoir que l’usage commercial de la biodiversité doit s’accompagner d’un partage équitable des avantages avec les populations qui ont contribué à son maintien et à son renouvellement. Je regrettais donc que notre cours « naturalise » le lien entre diversité biologique et diversité culturelle alors qu’à mes yeux ce lien devait aussi se comprendre comme le fruit d’un cadrage construit par la communauté des ethnobiologistes. Celle-ci illustrait parfaitement le concept de « communauté épistémique » développé par Peter Haas (1992), qui désigne par là « un groupe de scientifiques produisant une expertise en vue de peser sur le cours des politiques suivant un programme précis » (ici, la défense des droits des populations autochtones et locales). Si elle avait été remarquable par son efficacité politique (les principes de la Déclaration de Belém adoptée lors du 1er Congrès de l’ISE en 1988[4] se retrouvent en grande partie dans l’article 8(j) de la Convention sur la diversité biologique[5]), elle n’en avait pas moins abouti à une simplification des discours sur les populations autochtones et des imaginaires, par le biais de la construction d’une figure de l’Autochtone vivant en harmonie avec la nature. Cet écueil essentialiste n’avait pas manqué d’être dénoncé. À partir des années 1990, certains anthropologues ont déplacé la perspective, s’attelant à l’analyse de l’agir stratégique des communautés locales prises dans les rets d’une gouvernance environnementale qui les institue comme gardiennes (stewards) de la nature. Des chercheuses comme Tania Li ou Anna Tsing montrent que des minorités marginalisées se saisissent des occasions offertes par l’identité « tribale » ou « autochtone » pour revendiquer des droits territoriaux (Tsing 1999 ; Li 2000). Une telle posture de recherche requérait beaucoup de précautions argumentatives pour ne pas être suspectée de vouloir faire passer les acteurs étudiés pour de cyniques stratèges. Dans un article où elle évoque le « créneau tribal » (« tribal slot »), Li anticipe la critique et s’appuie sur les cultural studies et leur auteur emblématique, Stuart Hall, pour rappeler que l’identité n’est jamais une essence mais un positionnement par rapport à un contexte plus large (ibid.). Cette définition relationnelle de l’identité n’empêche pas Li d’identifier chez les acteurs des stratégies consistant à mettre en avant l’essence supposée de leur culture — ce que la théoricienne des études postcoloniales et féministes Gayatri Spivak (2009 [1987]) a nommé un « essentialisme stratégique[6] ». Bien qu’elle soit éclairante, cette ligne de recherche — qualifiée d’« anti-essentialiste[7] » par les commentateurs de l’anthropologie environnementale — reste pourtant assez peu développée (Dove et Carpenter 2007 : 42), peut-être par crainte des anthropologues d’adopter une posture de dévoilement des stratégies politiques.

En 2012, donc, bien qu’ayant quelques réserves par rapport aux discours parfois simplificateurs de l’ethnobiologie, je me suis rendue au congrès tenu à Montpellier. La séance « Conservation by Indigenous Peoples and Local Communities: Advances in Participatory Action Research, Dissemination and Advocacy » (sur mon cahier de notes, j’ai simplement noté « Advocacy »), était organisée sous la forme d’une table ronde par des représentants d’organisations non gouvernementales. Un tel format répondait au souhait des organisateurs du congrès de donner la parole aux Autochtones et, plus généralement, aux acteurs non universitaires, dans un effort de décolonisation du savoir. Le programme faisait mention de 27 personnes conviées à cette table ronde[8], parmi lesquelles des acteurs de la société civile militant pour la cause de communautés locales, paysannes et autochtones[9], des personnalités connues dans la communauté des ethnobiologistes (Gary Martin, Susanna McCandless, etc.), ainsi que des personnes ayant oeuvré pour la diversité bioculturelle du côté d’institutions internationales comme l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) (Grazia Borrini-Feyerabend, par exemple) — certaines de ces personnes appartenant à plusieurs de ces catégories et incarnant ce que j’ai appelé « les élites globalisées de la bioculturalité » (Demeulenaere 2016). Les discussions tournèrent rapidement autour des outils et dispositifs les plus opportuns pour défendre les droits des communautés et leurs limites. Les orateurs parlaient précisément de ce que les chercheurs s’interdisaient pour la plupart de traiter dans leurs articles, à savoir de stratégie politique. Je me souviens en particulier d’un vif échange entre Alejandro Argumedo et Mohammad Taghi Farvar. Le premier est le cofondateur et directeur de l’organisation non gouvernementale ANDES au Pérou, qui a créé le Parc de la pomme de terre de Pisac. Le second est présenté sur le Web[10] comme un scientifique iranien originaire d’une tribu de pasteurs nomades, un membre fondateur et plusieurs fois président du Consortium APAC[11], qui promeut le respect du lien entre des communautés humaines et leurs territoires de vie et qui a inspiré les protocoles bioculturels[12] à l’UICN et dans les arènes de la Convention sur la diversité biologique. Argumedo faisait la promotion du concept de « parc de l’agrobiodiversité » qu’il a contribué à créer, estimant que la valorisation de la conservation in situ des ressources génétiques effectuée par les paysans andins avait été efficace pour leur conférer une reconnaissance politique. Farvar interpella alors Argumedo sur le caractère enfermant du terme parc, qui évoquait selon lui l’idée d’une aire clôturée, renvoyant à l’imaginaire de la réserve autochtone. Farvar défendit alors avec ferveur les « protocoles autochtones[13] », formidables outils, d’après lui, pour augmenter l’autonomie des communautés. Argumedo restait sceptique : pour lui, le concept d’« APAC » et les protocoles autochtones peuvent conduire à surréglementer des territoires en les cantonnant dans un droit coutumier. Un intervenant sénégalais témoigna alors que, dans sa région, les gens avaient refusé de s’enfermer dans la rhétorique des APAC. Gênés par le terme autochtone qu’ils trouvaient trop réducteur, ils avaient préféré inscrire leur lutte pour plus d’autonomie politique dans la défense d’un communal heritage (patrimoine commun). Finalement, Gary Martin, figure de proue de la promotion de la diversité bioculturelle (Martin, Mincyte et Münster 2012), mit tout le monde d’accord, rappelant que ces dispositifs de conservation avaient une caractéristique commune — être « biocultural diversity friendly » (« favorables à la diversité bioculturelle ») — et qu’il n’y en avait pas de meilleurs dans l’absolu : cela dépend du contexte, dans un lieu et à un moment donnés, et de la stratégie des acteurs qui les mobilisent.

Introduction

Cet article entend analyser certains aspects de la stratégie du Réseau Semences Paysannes, association créée en France dans les années 2000 pour une « réappropriation paysanne des semences » (Demeulenaere 2013). En plus d’introduire des éléments de contexte que nous allons retrouver par la suite, ce préambule me paraissait utile pour dédramatiser l’effet de dévoilement que mon propos pourrait suggérer : les acteurs que les anthropologues étudient sont stratégiques. Avec les chercheurs et les mouvements engagés dans des luttes connexes, ils développent une réflexivité permanente sur leurs stratégies. Proposant un pas de côté par rapport à la thématique de ce numéro, je me focaliserai sur le choix (variable dans le temps) des acteurs du Réseau de cadrer leur lutte sur sa contribution à la conservation des ressources génétiques cultivées et, plus largement, à la biodiversité.

Le plan de cet article est chronologique. La première partie rappelle le contexte de création du Réseau Semences Paysannes. Le texte expose ensuite les efforts réalisés par les figures de proue du Réseau de même que par leurs alliés chercheurs pour faire reconnaître l’existence d’une conservation à la ferme en France et pour asseoir les acteurs des semences paysannes comme gardiens de la biodiversité cultivée. La dernière partie évoque une période plus récente, durant laquelle présenter le Réseau comme un artisan de la biodiversité est apparu réducteur à ses membres. L’examen détaillé de l’évolution du contexte politique et réglementaire fournira des clés pour comprendre ce repositionnement — ce déplacement de « cadre », diraient les sociologues des mouvements sociaux (Benford et Snow 2012) — que seul un suivi au long cours du Réseau Semences Paysannes depuis près de 13 ans m’a permis d’observer. La problématique de cet article inclut le rôle des chercheurs. Il ne peut par conséquent faire l’économie d’une analyse de la « situation ethnographique » (Albert 1997) qui s’appuiera ici sur des récits à la première personne portant sur mon propre positionnement et les dilemmes auxquels j’ai été confrontée.

Lutte contre les OGM, défense des semences fermières, réglementation de l’agriculture biologique : le contexte de création du Réseau Semences Paysannes

Le Réseau Semences Paysannes a été créé sous la forme d’une association, à la suite des premières Rencontres Semences Paysannes organisées en février 2003 au lycée agricole d’Auzeville autour du mot d’ordre « Cultivons la biodiversité dans les fermes ». Les objectifs que le Réseau s’est fixés alors sont d’encourager sur le terrain, dans les fermes, d’autres pratiques de gestion des semences, à savoir des options alternatives à l’achat annuel de semences certifiées, et de produire un plaidoyer politique pour défendre le droit des agriculteurs à développer de telles pratiques. Le Réseau a plus généralement catalysé un mouvement inédit en France pour une « réappropriation paysanne des semences » qui revêt de multiples dimensions : pratiques (trouver des variétés adaptées à l’agriculture biologique), politiques et économiques (s’autonomiser par rapport à l’industrie semencière, défendre une pluralité de modèles agricoles), esthétiques et éthiques (réhabiliter la diversité du vivant en agriculture) (Demeulenaere et Bonneuil 2011 ; Demeulenaere 2013).

Il faut remonter un peu en amont, au début des années 2000, pour comprendre pleinement le contexte d’émergence de ce mouvement. À l’époque, la lutte contre les organismes génétiquement modifiés (OGM) bat son plein : elle est organisée par des organisations non gouvernementales écologistes comme Greenpeace, mais également par des acteurs du monde agricole. La Confédération paysanne, syndicat français issu de la critique de la modernisation agricole, qui, dans les années 1990, embrasse un programme altermondialiste (Morena 2015), en est le fer de lance du côté paysan. La période est également marquée par l’enlisement du bras de fer entre les défenseurs du droit des agriculteurs à ressemer leur récolte et les autorités soucieuses de préserver les intérêts des obtenteurs[14] : la Coordination nationale pour la défense des semences fermières, qui s’est structurée à la fin des années 1980, se tient prête à la mobilisation, dans l’attente de la transcription en droit français de la révision de 1991 de la convention de l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV). Celle-ci prévoit en effet de transformer le « privilège de l’agriculteur » (ressemer sa récolte) de la version 1978 de la convention en dérogation laissée à la discrétion des États[15]. La préparation durant l’année 2002 d’un règlement européen sur l’agriculture biologique est l’élément catalysant la création du Réseau. Dans un souci de cohérence, ce règlement (CE, no 1452/2003) prévoyait durcir l’application du règlement (CE) no 2092/91 stipulant que pour avoir la certification bio, l’agriculteur doit pouvoir prouver que les semences qu’il utilise ont été produites en bio. Une telle disposition restreignait de la sorte son choix aux seules semences certifiées, nécessairement issues de variétés inscrites au Catalogue officiel des espèces et variétés végétales pour les espèces réglementées. Une fronde s’organisa alors pour rappeler aux législateurs les liens intimes entre agriculture biologique et biodiversité cultivée et pour défendre le droit des agriculteurs à puiser dans toute la palette des variétés existantes, qu’elles soient dans le circuit commercial officiel ou non.

Les quelques personnes à l’origine de la création du Réseau Semences Paysannes combinent de multiples casquettes dans les milieux du bio, du syndicalisme agricole et de la lutte contre les OGM. Plusieurs réunions préparent les premières Rencontres Semences Paysannes. Il est décidé de réaliser une enquête auprès des relais en région de ces différents acteurs pour identifier les agriculteurs qui ont des pratiques alternatives à l’achat annuel de semences certifiées. Passionnés de variétés régionales ou anciennes, apprentis sélectionneurs de nouvelles variétés adaptées à des terroirs spécifiques, etc., ces agriculteurs aux parcours et pratiques forts divers sont invités à Auzeville. Sont également conviés quelques chercheurs convergeant vers la cause que le Réseau cherche à construire. Parmi ceux-ci se trouve Isabelle Goldringer, généticienne des populations à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), qui travaille sur le blé tendre comme plante modèle. Goldringer prit part durant son postdoctorat à une expérimentation collective engagée dans les années 1980 par le biologiste Pierre-Henri Gouyon. Cette expérimentation proposait le suivi génétique à long terme d’un mélange de variétés populations[16] mis en culture dans sept stations agronomiques réparties sur le territoire français. L’objectif était d’observer et de décrire l’évolution naturelle d’une population génétiquement hétérogène cultivée dans des conditions pédoclimatiques contrastées (Goldringer et al. 2001). La nouveauté était qu’un regard issu de l’écologie évolutive venait se poser sur une espèce cultivée, à une époque où les écologues travaillaient quasi exclusivement sur les espèces sauvages. Un autre chercheur présent était Christophe Bonneuil, historien des sciences, alors engagé dans la rédaction d’un ouvrage commandé par le comité d’histoire de l’INRA sur l’histoire de l’amélioration des plantes. Il avait rapidement identifié le Réseau Semences Paysannes comme l’incarnation d’une contestation du monopole scientifique sur les questions de sélection végétale (Bonneuil et Demeulenaere 2007) de nature comparable à celle adressée par les associations de malades aux médecins dans la définition des protocoles médicaux.

Au-delà de la création formelle du Réseau Semences Paysannes — association dont la majorité des membres sont des personnes morales (associations locales, membres fondateurs, etc.) —, Auzeville a impulsé une dynamique à plusieurs niveaux. Les agriculteurs présents ont constitué des groupes de travail par catégories de plantes, le plus actif d’entre eux étant constitué de paysans-boulangers ou de paysans-meuniers réunis autour du blé et des céréales à paille. Par ailleurs, des liens personnels se sont formés entre agriculteurs et chercheurs désireux d’accompagner ce mouvement. Pour ma part, j’ai commencé à travailler sur le Réseau Semences Paysannes au printemps 2005, dans le cadre d’un contrat postdoctoral octroyé par un laboratoire d’études des sciences et rempli sous la direction de Bonneuil. Venant de l’ethnobiologie/anthropologie de l’environnement, ma mission était de faire une ethnographie fine des savoirs et savoir-faire relatifs à la semence mobilisés par les agriculteurs du Réseau et des déplacements qu’ils provoquaient par rapport aux conceptions scientifiques dominantes de l’amélioration variétale.

Un engagement épistémique des chercheurs pour faire reconnaître la conservation à la ferme en France

Assez rapidement, l’idée se fit jour d’entamer une collaboration interdisciplinaire entre des généticiens, des chercheurs en sciences sociales et le Réseau Semences Paysannes pour caractériser le travail de conservation à la ferme des ressources génétiques assuré par les agriculteurs du Réseau. À cette époque, en France, l’existence d’une conservation à la ferme était complètement niée, comme en témoignent les termes de la Charte nationale pour la gestion des ressources génétiques de 1998[17]. Cependant, elle gagnait en visibilité au niveau international, notamment par le biais du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture signé sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO[18]) en 2001[19]. De façon diplomatique, le projet déposé par Goldringer en vue d’obtenir un financement du Bureau des ressources génétiques (BRG) a été intitulé « Étude des complémentarités entre modes de gestion dynamiques (à la ferme ou en station) et statique à partir du cas du blé tendre ». Il s’agissait de braquer les projecteurs sur la conservation à la ferme en France sans pour autant que ce soit vu comme une concurrence livrée à la conservation réalisée dans les collections publiques de ressources génétiques. L’autre objectif était d’en souligner les spécificités sans s’en tenir au jugement négatif posé dans la charte, qui relève « l’absence de réelle garantie quant à l’identité et à la stabilité génétiques des ressources ainsi maintenues » (p. 42). Le montage du projet faisait mention de quatre partenaires : le laboratoire de génétique de Goldringer, le laboratoire d’histoire des sciences où Bonneuil et moi travaillions, le laboratoire de l’INRA à Clermont-Ferrand qui héberge la collection nationale de ressources génétiques de céréales à paille et, enfin, le Réseau Semences Paysannes (pour lequel un budget avait été demandé afin de couvrir les frais de fonctionnement et le travail d’animation). Le financement fut accordé. Lors de la mise en oeuvre du projet, nous avons choisi, en concertation avec les salariés du Réseau Semences Paysannes, de concentrer notre analyse sur le Rouge de Bordeaux, une variété de blé tendre conservée en plusieurs exemplaires dans la collection nationale de ressources génétiques de céréales à paille qui était bien diffusée chez les paysans-boulangers. Des échantillons furent prélevés dans les champs et dans la collection.

Les analyses génétiques permirent de mettre en évidence le fait que la diversité génétique des blés cultivés sous le nom de Rouge de Bordeaux dépasse largement la diversité conservée sous cette même dénomination dans la collection. Notre protocole prévoyait également de mesurer la diversité génétique de chaque échantillon prélevé, ce qui permettait d’évaluer la diversité intravariétale dans chaque point de prélèvement. Cette mesure mit en évidence une plus grande diversité intravariétale dans certaines fermes comparativement à d’autres fermes et aux spécimens de la collection. La connaissance des modes de gestion des semences développées dans chacun de ces espaces nous a alors conduits à rapprocher la diversité intravariétale observée et les pratiques, ouvertes au brassage génétique dans le premier cas ou, à l’inverse, cherchant la pureté génétique et le maintien d’un phénotype type dans le second cas.

Nos résultats montraient une plus grande diversité génétique dans les champs mais, en même temps, donnaient prise à la critique des défenseurs de la conservation en collection qui la considèrent comme seule véritable garante de l’identité et de la stabilité des variétés conservées. Dans la publication issue de cette étude éditée par le BRG (Demeulenaere et al. 2008), nous anticipions cette critique, nous appuyant sur les travaux de généticiens ayant travaillé sur la gestion paysanne des variétés de maïs au Mexique (Pressoir et Berthaud 2004a, 2004b) pour défendre l’idée que

les échanges et mélanges de semences ainsi que les flux de gènes non contrôlés font partie intrinsèque de la dynamique des systèmes traditionnels de gestion à la ferme et ne remettent pas en question le « périmètre » phénotypique des variétés populations ainsi maintenues.

Demeulenaere et al. 2008

La discussion des résultats débouchait également sur plusieurs recommandations pour une meilleure gestion des ressources génétiques, parmi lesquelles le renforcement des partenariats encore informels entre agriculteurs et gestionnaires de collection ou encore la reconnaissance accrue par les autorités de la gestion dynamique des semences. Lorsqu’en 2009 la nouvelle Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB), issue du regroupement de l’Institut français de la biodiversité (IFB) et du Bureau des ressources génétiques, invita le Réseau Semences Paysannes à se joindre à son comité d’orientation stratégique, nous y avons vu une première réalisation de ces voeux[20].

Une bataille médiatique puis scientifique avec l’interprofession pour positionner les acteurs des semences paysannes comme gardiens de la biodiversité cultivée

Depuis son entrée en politique, la biodiversité est valorisée dans les discours publics, à tel point que se poser en défenseur offre de forts appuis légitimes. Ce terme renvoie de fait à la fois à une réalité vécue par les acteurs qui y sont confrontés, à un mode de conceptualisation du monde vivant et, enfin, à une forme de valorisation du vivant — ce que le sociologue André Micoud (2005) a résumé par la trilogie « percept, concept, précept ». On peut résumer les deux derniers aspects en disant que la biodiversité est un « concept épais » (« thick concept ») (Kyle n. d.), c’est-à-dire à la fois descriptif et normatif : il opère comme un descripteur de l’état du monde et pose en même temps une mesure de sa valeur. Les acteurs du monde agricole qui ont affaire au vivant ne s’y trompent pas.

Dès sa création, le Réseau Semences Paysannes a associé son action au développement de la biodiversité agricole, comme en témoigne le thème des premières Rencontres Semences Paysannes : « Cultivons la biodiversité dans les fermes ». Un des enjeux, à l’époque, était de défendre le droit des agriculteurs bio à puiser dans toute la palette des variétés existantes, sans s’en tenir à la liste limitative des variétés proposées par la profession semencière. L’argument avancé auprès du législateur avait pesé puisque le règlement européen en préparation alors le mentionne dans ses considérants : « Le maintien de la biodiversité est un principe important de l’agriculture biologique et il convient donc de veiller à ce que les agriculteurs disposent d’un large choix de cultivars et de variétés, y compris les variétés et cultivars locaux[21]. » Dans ce combat pour la souveraineté semencière des agriculteurs bio, l’industrie semencière se trouvait accusée de réduire la diversité cultivée.

Dès 2004, une étude était commandée par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation au Groupe d’étude et de contrôle des variétés et des semences (GEVES) pour pallier l’absence d’indicateurs de la diversité cultivée (pourtant réclamés par les conventions internationales) et pour faire face aux accusations adressées au « système d’inscription des variétés aux catalogues des espèces cultivées en France et en Europe [...] de réduire la variabilité génétique pour les utilisateurs, qu’ils soient agriculteurs ou amateurs » (Cadot et al. 2006 : 4). Parallèlement, l’organisation interprofessionnelle de la filière semences (officiellement dénommée Groupement national interprofessionnel des semences et plants ou GNIS) organisait la réplique. La lettre du GNIS, Semences, datée d’octobre 2005, publiait par exemple un dossier intitulé « Biodiversité : préservation et enrichissement par la filière semences ». Le chapeau détaillait le message principal :

La biodiversité agricole est préservée par la filière semences, qui répertorie, caractérise, évalue, maintient et régénère les ressources génétiques indispensables à la création de nouvelles variétés. La filière, en améliorant les plantes et en créant de nouvelles variétés, enrichit la biodiversité.

GNIS 2005 : 5

La suite du dossier égrenait des chiffres éloquents de l’augmentation du nombre de variétés disponibles pour des espèces emblématiques comme la tomate ou le maïs.

En 2006, lorsque l’étude du GEVES paraît, la bataille de communication tourne à la controverse scientifique. L’étude du GEVES propose en effet une dizaine d’indicateurs permettant d’estimer la diversité des variétés inscrites au Catalogue officiel des espèces et variétés végétales, considéré comme un mandataire de la diversité génétique offerte dans le commerce. Sur la base de deux études de cas réalisées sur le pois et le maïs, l’étude conclut à l’absence d’érosion de la biodiversité (Le Clerc et al. 2006). Dans le Courrier de l’environnement de l’INRA de septembre 2007, Shabnam Laure Anvar, juriste travaillant sur sa thèse de doctorat sur le droit de la semence, démonte ces résultats, pointant les généralisations abusives liées à une méconnaissance de l’évolution de la réglementation semencière. Par exemple, l’un des indicateurs retenus — l’augmentation du nombre d’espèces inscrites au Catalogue — traduit l’extension de la réglementation à de nouvelles espèces (qui passent du statut juridique d’espèces non réglementées à celui d’espèces réglementées) bien plus qu’une augmentation de la diversité commercialisable (Anvar 2007). L’auteure souligne par ailleurs que la diversité produite et cultivée en France ne peut être mesurée de façon fiable à partir des données collectées par l’interprofession semencière, sachant (je reformule) qu’un certain nombre des pratiques semencières n’est pas lisible (legible) au sens de James Scott (1998) et passe sous le radar des statistiques officielles. Un deuxième volet de critiques vient de la généticienne Goldringer, pour qui la diversité génétique ne peut se mesurer de façon satisfaisante par le nombre des variétés — certaines étant très hétérogènes, d’autres étant des lignées pures, sans compter que les variétés récentes sont sélectionnées sur une base génétique de plus en plus étroite. L’équipe interdisciplinaire du projet du BRG de 2005, quasi reconduite à l’identique, s’engage alors dans la controverse, en proposant lors de l’appel à projets 2007 du Bureau la construction d’un indicateur synthétique de la diversité cultivée intégrant différentes échelles de biodiversité (intravariétale, intervariétale, paysagère). Le projet, intitulé « Évaluation du maintien de la biodiversité par gestion dynamique à la ferme : développement d’un indicateur intégrant la diversité de la parcelle au paysage (exemple du blé) », prévoit une recherche dans les archives départementales pour évaluer les surfaces effectivement cultivées en telle ou telle variété de blé, des années 1930 à nos jours. Les résultats de cette étude située au croisement de la génétique et de l’histoire aboutissent à une remise en question de la pertinence d’un indicateur fondé sur le nombre des variétés (Bonneuil et al. 2012), l’indicateur intégratif illustrant au contraire une tendance à l’érosion de la biodiversité cultivée en France depuis le début du XXe siècle (Bonnin et al. 2014).

Muséum national d’Histoire naturelle, IPBES... Intrusions fugaces dans d’autres territoires institutionnels de la biodiversité

Parmi les efforts développés pour rendre visible le travail de conservation de la biodiversité mené par le Réseau Semences Paysannes, on peut également citer l’organisation, en 2010, à l’occasion de l’Année internationale de la biodiversité, d’une exposition dans les allées centrales du Jardin des plantes, en plein centre de Paris, mettant en scène près de 80 variétés et espèces de blé. Résultant d’un partenariat entre le Muséum national d’Histoire naturelle et le Réseau Semences Paysannes, cette exposition faisait la part belle aux variétés locales et anciennes appartenant au groupe blé cultivées par les paysans-boulangers. Relayée médiatiquement dans des émissions consacrées à l’écologie, cette exposition tombait à point nommé : à l’été 2010, le Réseau Semences Paysannes et l’association Agir pour l’environnement lançaient une campagne relayée par une vingtaine d’associations du monde environnemental et agricole, intitulée « La biodiversité, ça se cultive aussi ». Le corps législatif travaillait alors à la préparation d’un projet de loi sur les obtentions végétales[22], et l’organisation paysanne entendait bien établir un rapport de force et de légitimité (Chateauraynaud 2011) pour défendre le droit des agriculteurs à cultiver des variétés paysannes sans être soumis à quelque limitation ou taxe que ce soit. Le projet — conforme aux dispositions adoptées par l’UPOV en 1991 — prévoyait en effet que les agriculteurs n’achetant pas leurs semences chaque année devraient s’acquitter d’une taxe versée à l’industrie semencière, dédiée à financer l’innovation variétale. L’intention était de réguler la multiplication des semences à la ferme — autrement dit, des semences fermières. La justification était que sans cela ces agriculteurs profitaient du progrès génétique sans y contribuer — ils étaient des sortes de resquilleurs, des « passagers clandestins » (« freeriders ») comme disent les économistes de l’environnement. Dans ce contexte, le Réseau Semences Paysannes se devait non seulement de rappeler que les utilisateurs de semences paysannes ont développé un système complètement autonome par rapport à l’industrie semencière, mais aussi que leurs pratiques semencières paysannes créent de la biodiversité — façon de renverser l’argument des promoteurs de la taxe en montrant qu’à l’origine ce sont les sélectionneurs qui bénéficient des ressources génétiques que créent les paysans (Demeulenaere 2013, 2014).

Plus récemment, l’effort pour poser les acteurs des semences paysannes comme gardiens de la biodiversité s’est déployé sur la scène d’une institution internationale parfois présentée par facilité de langage comme le « GIEC de la biodiversité » (Loreau et al. 2006). La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) a été créée en 2012 pour assurer une expertise internationale sur la biodiversité. Même si le rapprochement est régulièrement fait avec le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) — ce que favorise l’acronyme en anglais (IPCC pour International panel on climate change) —, l’IPBES s’en distingue non seulement par son statut légal, mais aussi par la nature de l’expertise qu’elle propose. Les promoteurs de l’IPBES ont en effet très tôt affirmé que la biodiversité ne pouvait être traitée à l’échelle mondiale ; par ailleurs, ils ont défendu une conception de l’expertise laissant place à une pluralité de savoirs, en rupture avec le modèle de « connaissance validée par publication dans des articles à comité de lecture » qui prévaut au sein du GIEC (Beck et al. 2014). Cette seconde différence s’est concrètement traduite par l’élaboration d’un cadre conceptuel laissant place à des cosmovisions telles que le buen vivir ou la Pachamama (Borie et Hulme 2015) et par l’instauration dans l’organigramme d’un groupe de travail sur les connaissances autochtones et locales[23]. Soutenu par l’Unité d’appui technique (TSU[24]) du programme Systèmes de savoirs locaux et autochtones de la division Sciences de l’UNESCO, ce groupe de travail a pour mission d’assurer l’inclusion des savoirs autres qu’universitaires dans les évaluations conduites par les scientifiques. Pour ce faire, durant la période où les évaluations régionales étaient en cours de rédaction, une série de réunions a été organisée, rassemblant d’une part les auteurs des chapitres et d’autre part les représentants de communautés locales ou autochtones, le plus souvent accompagnés d’un chercheur (anthropologue, écologue, ethnobiologiste...) travaillant dans l’aire culturelle concernée. J’ai alors été sollicitée par Marie Roué, ma collègue au Muséum national d’Histoire naturelle également membre du groupe de travail ILK, pour participer à la réunion concernant la région Europe et Asie centrale, et ce, en binôme avec un agriculteur du Réseau Semences Paysannes. En concertation avec les salariés du Réseau, c’est un jeune agriculteur du Maine-et-Loire qui fut choisi, à la fois pour son rôle moteur et pionnier dans le Réseau, ses compétences en anglais, sa formation scientifique et sa proximité géographique avec la capitale. Organisée en janvier 2016 dans les quartiers généraux de l’UNESCO à Paris, la réunion intitulée « ILK Session Dialogue » mettait en scène la confrontation entre des binômes constitués d’un Autochtone, qualifié de « knowledge holder », et de « son chercheur », qualifié de « knowledge expert », et des « auteurs », des scientifiques impliqués dans la rédaction des six chapitres de l’évaluation (dont les six coordinateurs des chapitres). Les auteurs avaient préparé en amont une série de thèmes abordés dans chaque chapitre et ils espéraient que la rencontre leur permettrait de recueillir les perspectives des partenaires autochtones et locaux sur chacun de ces points. Après le mot d’introduction de rigueur, l’ordre du jour prévoyait d’enchaîner avec des présentations libres de la part des binômes « porteurs »-« experts » des savoirs locaux et autochtones. Les présentations côté « local et autochtone » s’avérèrent de formats fort contrastés. Le binôme que je formais avec l’agriculteur avait préparé une présentation à deux voix, avec projection d’un diaporama à l’appui, de l’ensemble des travaux menés jusqu’alors permettant de caractériser la gestion des ressources génétiques cultivées réalisée dans le Réseau. En l’absence de partenaire autochtone, un écologue-ethnobiologiste travaillant sur les Sami projeta un film sur les savoirs sur la neige des éleveurs de rennes qui suscita à la fois des questions assez pointues témoignant d’un certain scepticisme sur la méthodologie d’enquête et un enthousiasme inattendu de la part d’une scientifique suédoise sensibilisée à la domination coloniale des Sami. D’autres présentations effectuées par des chercheurs étant des membres actifs de la Société internationale d’ethnobiologie relayèrent le discours paradigmatique de cette communauté épistémique, soulignant la valeur des savoirs écologiques développés par ces groupes entrant quotidiennement en interaction avec leur environnement naturel, ainsi que l’importance dans ces cultures des paysages, bois et forêts sacrés, les revendications territoriales qui en découlent, etc. Régulièrement, les auteurs des chapitres revenaient avec la même question : où ces savoirs sont-ils consignés ? Y a-t-il des publications scientifiques qui en attestent ? Ils précisaient que l’exercice d’évaluation pour l’IBPES consistait à faire un état de l’art, pas à produire de nouvelles connaissances : il fallait donc pouvoir faire référence à des sources existantes. Un autre binôme venu du Kirghizstan avait décidé de laisser l’essentiel du temps de parole à son représentant autochtone, qui s’exprima longuement en kirghize sur fond de projection de photographies de sa région, dont on comprit plus tard qu’il s’agissait de paysages sacrés. Le traducteur insista sur le fait qu’il était important que les auteurs des chapitres entendent la langue kirghize... Pendant ce temps, pourtant, certaines des personnes concernées s’étaient déjà plongées dans leur ordinateur portable, s’occupant vraisemblablement à consulter leurs courriels. L’orateur kirghize, qui avait mis un chapeau et une veste traditionnels le temps de son discours, termina son intervention par une bénédiction de l’assemblée. Certains écoutèrent solennellement, d’autres se levèrent pour prendre des photos... ce qui acheva d’exaspérer les auteurs scientifiques de l’IPBES les plus rétifs à cette mise en scène de l’altérité autochtone.

Les présentations des binômes prirent plus de temps que prévu, si bien qu’on ne put vraiment aborder les questions préparées par les auteurs. La réunion dura trois jours et prit fin dans une ambiance électrique, l’un des coordinateurs des chapitres s’étant fait le porte-parole des autres auteurs pour exprimer la frustration collective, reprochant au groupe de travail de ne pas jouer le jeu, accusant les participants de faire « de la politique » (« advocacy », en anglais). Si cet avis n’était pas partagé par tous, même les plus ouverts des auteurs butaient sur la difficulté d’intégrer dans leurs états de l’art les savoirs autochtones quand, précisément, leurs porteurs avaient choisi de mettre en avant leur incompatibilité avec la science[25].

Pour répondre à l’exigence de références écrites imposée par les auteurs, il était prévu, à l’issue de cette réunion, que le groupe de travail édite un volume rassemblant l’ensemble des contributions. Il me fut demandé d’écrire un texte en tandem avec le membre agriculteur de mon binôme. Cependant, si l’idée était de rendre visible aux auteurs de l’IPBES la contribution du mouvement de défense des semences paysannes au maintien et à l’enrichissement de la biodiversité cultivée, ce support m’apparaissait moins légitime que les revues de génétique ou d’écologie dans lesquelles notre collectif de recherche avait déjà publié. Le Réseau avait en outre déjà édité un nombre considérable de brochures sur ses activités[26]. Par ailleurs, le rôle de knowledge expert que j’avais dû jouer aux côtés de cet agriculteur passionné de blés anciens et de sélection paysanne soudainement réduit à sa fonction de knowledge holder (et vis-à-vis duquel j’avais perçu un peu de condescendance) m’avait mise mal à l’aise. Le dispositif posait les paysans du Réseau comme dépositaires d’un stock de connaissances sur les semences et moi comme la personne légitime pour en parler. Or, mes travaux m’avaient plutôt amenée à analyser les dynamiques qui traversaient cette communauté de pratiques — traitant ensemble apprentissages collectifs, reconfigurations identitaires, revendications politiques et rapports aux plantes. Par ailleurs, l’ethnographie du Réseau Semences Paysannes m’avait éloignée d’une situation d’enquête où les subalternes ne pouvaient pas parler, pour reprendre le titre de Spivak : j’avais en conséquence toujours tâché de travailler dans une posture « dialogique » (Kilani 1994). Les délais posés ne me permettaient pas de discuter sereinement avec les salariés du Réseau — et encore moins avec le conseil d’administration (comme le fonctionnement démocratique l’aurait voulu) — de l’occasion de faire figurer les semences paysannes dans ce volume qui risquait d’essentialiser les savoirs paysans. Or, le seul discours essentialiste qui pouvait valoir à mes yeux devait venir du mouvement lui-même, pas de l’anthropologue. Les dilemmes posés par le travail collaboratif sont un classique en anthropologie (Dubey 2013 ; Fry et Boyer 2013[27]). Ici, je me sentais prise dans un jeu de légitimation du groupe de travail qui pouvait me placer en porte à faux, certes, avec mon épistémologie, mais surtout et avant tout avec mes partenaires de recherche. J’ai résolu mon dilemme en déclinant l’invitation à contribuer au volume[28]. À défaut, j’ai fourni une liste, mise à jour avec l’aide de collègues généticiens, de références universitaires traitant des liens entre semences paysannes et biodiversité.

Le rejet du réductionnisme génétique dans un contexte d’institutionnalisation des semences paysannes

En près de dix ans, le Réseau Semences Paysannes a gagné sur de multiples scènes — médiatiques, scientifiques, institutionnelles — le statut d’acteur majeur de la biodiversité cultivée. Durant toute cette période, la « culture de la biodiversité » a été brandie comme un étendard positif de l’action du Réseau, aux côtés de revendications « contre » comme la lutte contre la manipulation des plantes, contre la privatisation du vivant, etc.

Dans une période plus récente, que je fais remonter approximativement à 2014-2016, les thématiques fédératrices du Réseau Semences Paysannes se sont déplacées vers d’autres registres, parmi lesquels l’alimentation. La question de la meilleure digestibilité des blés anciens avait certes été soulevée depuis le début par les paysans-boulangers. Mais depuis quelques années plusieurs ouvrages et brochures rédigés par des cuisiniers se sont attelés, de concert avec des collectifs de paysans ou d’artisans semenciers membres du Réseau, à affirmer un lien entre semences paysannes et « bonne nourriture » (qui est entendue dans ses multiples dimensions : saine, nutritive et goûteuse) (Dessimoulie 2015 ; AgroBio Périgord 2016 ; Association Minga, OPASE et Alliance des cuisiniers Slow Food en France 2017).

Pourquoi un tel déplacement dans le cadrage du mouvement ? La connexion entre semences paysannes et biodiversité étant établie, le travail politique pouvait-il dès lors porter sur d’autres dimensions ? Les échanges dont j’ai été témoin en marge d’un séminaire de réflexion en octobre 2016 me suggèrent que cette seule explication ne suffit pas.

Ce séminaire se tenait à la Bergerie de Villarceaux, dans le nord-ouest de Paris. Il rassemblait une quarantaine de personnes et visait à réfléchir aux orientations à venir du Réseau. Les semences paysannes connaissaient alors un engouement important dans le monde agricole. De nouveaux venus demandaient à récupérer des variétés sélectionnées circulant dans le Réseau mais sans nécessairement s’impliquer dans la démarche, créant chez les pionniers une frustration de voir le fruit de leur patient travail si facilement accessible. La crainte d’une appropriation par des circuits marchands de l’étiquette « semences paysannes » se faisait également jour. Enfin, l’Union européenne, dans un projet de révision de la réglementation semencière pour l’agriculture biologique, invitait les collectifs impliqués dans la sélection paysanne ou participative à enregistrer officiellement les variétés qu’ils avaient développées, venant réveiller les craintes d’une récupération par le système formel de sélection de ces ressources génétiques[29]. Dans ce contexte, le séminaire avait mis à l’ordre du jour une réflexion sur le concept de « commun » tel que développé par Elinor Ostrom (1990) : l’intention était de travailler sur l’idée que les semences paysannes sont une ressource utilisée, gérée et renouvelée en commun par les participants du Réseau et que pour que leur gestion soit durable et équitable, il conviendrait de systématiser des règles inspirées du cadre ostromien des communs, régulant divers droits (d’accès, de gestion, d’exclusion, etc.).

Plusieurs interventions étaient prévues, dont une de ma part. J’avais tenté de montrer ce que pouvait être le commun pour le Réseau Semences Paysannes. Dans ma présentation, j’exposais un premier cadrage possible, selon lequel le Réseau — par le biais de ses agriculteurs — avait mis en place une gestion en commun d’un pool de ressources génétiques cultivées qui lui était propre. Un schéma cherchait à montrer que ce travail collectif de gestion d’une ressource propre, mené en autonomie complète par rapport à l’industrie semencière mais pouvant in fine nourrir le travail des sélectionneurs, avait permis de renverser l’argument des promoteurs d’une taxation des semences paysannes. Cette première proposition, et plus particulièrement la flèche que j’avais dessinée entre les semences paysannes du Réseau et les ressources génétiques qui servent de stocks aux sélectionneurs, fit aussitôt réagir : « Attention, on ne veut pas être réduits à des pourvoyeurs de ressources génétiques ! »

J’avais préparé une deuxième diapositive, exposant l’ébauche d’un cadrage alternatif. Mon intention était de rendre compte d’une évolution en cours dans l’organisation du Réseau. Ce dernier était alors composé de quatre membres fondateurs, acteurs du monde agricole (Confédération paysanne, Mouvement de l’agriculture biodynamique, Nature & Progrès — acteur historique du développement de la bio et gestionnaire de la marque éponyme — et Fédération nationale d’agriculture biologique), de quelques individus et surtout d’une majorité de personnes morales, parmi lesquelles des collectifs d’agriculteurs en région, mais aussi diverses associations de la société civile ou encore des collectifs d’artisans semenciers. Le récent départ à la retraite de Guy Kastler, qui avait été délégué général du Réseau Semences Paysannes pendant plus de dix ans et syndicaliste au sein de la Confédération paysanne, avait délié les langues au sujet du désir de défaire le Réseau de l’emprise du syndicalisme agricole et de la défense des intérêts des agriculteurs. Une revendication se faisait jour à l’interne, soit d’instiller plus d’horizontalité dans les prises de décision et de mieux faire reconnaître la diversité des participants. Mon deuxième schéma représentait la communauté associée au commun, non plus sous la forme d’un collectif d’agriculteurs, mais comme étant composée plus largement de l’ensemble des personnes qui adhèrent et participent au projet des semences paysannes (paysans, artisans-semenciers, jardiniers, consommateurs, environnementalistes, chercheurs, etc.). La ressource en commun restait les semences paysannes, qui étaient cette fois associées à d’autres dimensions ou valeurs que les seules ressources génétiques : la bonne nourriture, le compagnonnage avec des plantes singulières, la reconnexion à la terre, les valeurs de partage... (La liste a été complétée et précisée grâce à la discussion qui s’ensuivit.) Cette deuxième interprétation, qui semblait beaucoup mieux acceptée, proposait une acception large du commun, défini comme les « semences paysannes et “le monde” qui les accompagne » — et non pas comme « la réduction des semences paysannes à leur dimension génétique ».

Conclusion : du bon usage du réductionnisme

Dans cet article, je me suis efforcée de recontextualiser la dynamique par laquelle la lutte pour les semences paysannes s’est retrouvée associée à la conservation de la biodiversité et j’ai suggéré que le mouvement ne pouvait se réduire à cela. Ces développements ouvrent sur une réflexion plus large au sujet du réductionnisme. Quelques clarifications s’imposent.

Suivant la distinction introduite par Jean-Pierre Olivier de Sardan (2001a, 2001b) entre « populisme méthodologique » et « populisme idéologique », je propose de distinguer « réductionnisme méthodologique » et « réductionnisme idéologique ». Le « réductionnisme méthodologique » est un regard porté sur un objet complexe et multidimensionnel qui cherche délibérément à ne dégager qu’un seul aspect de cet objet. La démarche de recherche implique que ce regard s’équipe d’un dispositif épistémique ad hoc. Par exemple, nos travaux financés par le BRG cherchant à évaluer la conservation à la ferme en France se sont concentrés sur les implications génétiques des pratiques paysannes dans le Réseau. Pour mener cette étude, nous avons adopté les outils et les formats d’administration de la preuve de la recherche en génétique. Ces travaux relèvent d’un réductionnisme génétique de nature méthodologique. Le « réductionnisme idéologique » suppose que l’objet observé se réduit à la seule dimension que ce regard spécifique permet de dégager. Dans notre étude de cas, il impliquerait que l’on considère que les pratiques de gestion des semences dans le Réseau n’ont pas d’autres implications significatives que les implications génétiques et que les savoirs paysans ne peuvent être interrogés qu’à l’aune du savoir de cette discipline (on toucherait là à l’écueil de la scientisation des savoirs autochtones décrit par Agrawal [2002]). Aucun des chercheurs partenaires du Réseau n’a jamais eu la naïveté de penser cela[30]. Il convient de préciser que le dispositif épistémique mobilisé dans ce moment de réduction du regard n’est pas exclusif d’autres dispositifs épistémiques, surtout pas de ceux — de toute autre nature — que déploient les paysans pour connaître leurs plantes.

Dans cet article, j’ai voulu insister sur le fait que ce réductionnisme méthodologique a été appliqué aux pratiques paysannes du Réseau à des moments donnés de son histoire. À d’autres moments, la réduction des pratiques paysannes à la génétique n’apparaissait plus pertinente ; elle était même jugée — sinon par les chercheurs, du moins par certains membres du Réseau Semences Paysannes — comme malvenue, car risquant d’occulter d’autres aspects du mouvement, notamment dans la période récente le lien de plus en plus signifiant avec l’alimentation. Déployé ou non en fonction du contexte sociopolitique et de son caractère plus ou moins productif (dans les arènes nationales ou internationales), on peut dès lors qualifier ce réductionnisme de « stratégique ». Le « réductionnisme stratégique », expression construite sur le modèle de l’« essentialisme stratégique » de Spivak, entend désigner le choix stratégique des acteurs de tenir un discours ne mettant en avant qu’un aspect de leurs pratiques[31]. Pour gagner en légitimité, ces acteurs pourront choisir de construire des alliances avec des communautés épistémiques en mesure d’objectiver dans les arènes scientifiques ces liens que leur stratégie discursive cherche à construire. Les chercheurs reconnaissent plus ou moins la dimension politique des savoirs qu’ils produisent ; ils adhèrent diversement à l’idée d’une autonomie de la science vis-à-vis du monde social. Selon la façon dont ils se positionnent par rapport à ces questions, ils auront plus ou moins conscience d’être enrôlés dans la construction d’un « plaidoyer épistémique » (Hayden 2003) et assumeront plus ou moins la part stratégique de leur contribution.

Les expérimentations socioécologiques qui foisonnent dans le sillage d’une critique du capitalisme peuvent, selon les contextes, estimer politiquement productif de se présenter comme des acteurs de la conservation. Dire cela n’est pas nier l’impact effectif que leurs pratiques ont sur la biodiversité ; c’est plutôt insister sur l’agentivité de collectifs désormais amplement constitués en sujets politiques et sur la part de choix qui s’opère dans leur présentation de soi[32]. Si les acteurs ne construisent pas ce cadrage eux-mêmes, leurs alliés intellectuels que sont certains chercheurs peuvent être amenés à le faire en évoquant des « formes alternatives de conservation ». Ces cadrages, qu’ils soient opérés par les acteurs eux-mêmes ou par le monde universitaire qui les étudie et les accompagne, restent réducteurs de l’expérience des personnes concernées et des projets qu’elles portent. Il importe d’avoir conscience de ce décalage et d’être attentif à ce qui se tisse de nouveau dans l’expérience socioécologique, au-delà de ce qui s’énonce publiquement. Les formes de vie qui s’inventent dans les expérimentations socioécologiques, et ce qu’elles portent en termes de transformation de la société, peuvent relever un temps de l’indicible, du « texte caché » (« hidden transcript » ; voir Scott [1990] 2009), en attendant le moment opportun d’être rendues visibles.