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Depuis l’éclatement de la bulle spéculative en 1989, le Japon est entré dans une période de difficultés économiques qui a eu un impact important sur la société. Les entreprises ont instauré des mesures de réduction de la main-d’oeuvre qui touchent, entre autres, les jeunes entrant sur le marché du travail, inaugurant ainsi « l’âge de glace », cette expression symbolisant le gel des recrutements à la sortie des universités. Plusieurs discours se sont inscrits dans l’espace public pour souligner ce malaise, mais aussi pour l’exploiter. Les néolibéraux veulent réformer l’économie et les néo-conservateurs militent pour un retour à l’ordre moral. Dans les deux cas, la crise sert de tremplin à un discours qui insiste, pour les uns, sur la nécessité de s’adapter à la mondialisation et, pour les autres, sur le besoin de renforcer l’esprit national. De plus, les difficultés des entreprises et la diminution des embauches ont rapidement cédé la place à un discours sur l’avenir de la nation et sur l’importance de la morale et de l’éthique au travail. C’est aussi dans ce cadre que plusieurs commentateurs ont commencé à dénoncer la nouvelle attitude des jeunes par rapport au travail. Ils manqueraient de vigueur, de détermination, feraient preuve d’individualisme et d’égoïsme.

Dans ce contexte, on peut se demander pourquoi la flexibilisation de la main-d’oeuvre s’est accompagnée paradoxalement d’un discours conservateur dénonçant le manque d’éthique du travail chez les jeunes adultes? Afin de répondre, en partie, à cette question nous pouvons penser que le discours[1] des dirigeants vise la légitimation de la flexibilisation progressive de la main-d’oeuvre pour répondre à la crise, tout en voulant conserver un contrôle sur l’individualisme qui est perçu comme venant de l’Occident et donc comme une menace à l’unité nationale. Afin d’illustrer cette question, il faut tourner notre regard vers une catégorie particulière de travailleurs temporaires, les furita, qui illustre comment l’État et les grandes entreprises tentent de légitimer la flexibilisation de la main-d’oeuvre tout en cherchant à garder le contrôle sur la définition du travail et sur la morale, alors que les jeunes adultes, eux, ne s’identifient pas à cette dernière, refusant cette classification. Il y a ce que Bourdieu a appelé une lutte de représentations qui tend à faire exister et contrôler un ensemble de pratiques en le rendant explicite (Bourdieu 1984).

Une des conséquences directes des modifications du régime de travail des entreprises et la difficulté de trouver un emploi ont forcé les jeunes à modifier leurs pratiques et leurs attentes. Ainsi, le modèle dominant de la classe moyenne qui définissait les rôles et les attentes de chacun semble de moins en moins suivi. Rapidement (et de façon un peu schématique), ce modèle s’appuyait sur une division sexuelle du travail où les femmes quittaient l’entreprise vers 25 ans (au moment du mariage) et où les hommes consacraient leur temps au travail et à la vie de l’entreprise. De plus, l’accès aux entreprises se base sur une organisation méritocratique, ce qui veut dire que ceux qui sortent des bonnes écoles ont accès aux bonnes entreprises.

Cependant, depuis la crise, on observe que les femmes restent de plus en plus longtemps sur le marché du travail, même sans sécurité d’emploi et dans des conditions difficiles, tandis que les jeunes hommes renoncent à des emplois qui assurent de la sécurité et un bon salaire, ce qui paraît paradoxal en période de difficultés économiques.

C’est dans ce contexte d’incertitude et de difficultés économiques que le discours sur les furita ou freeters a pris de l’ampleur. Ce terme est un néologisme dont une partie est empruntée à l’anglais free et l’autre à l’allemand arbeiter. Autrement dit, cette expression peut se traduire par « travailleur libre ». Elle désigne des jeunes qui n’ont pas de travail fixe ou qui travaillent à temps partiel. Elle désigne aussi, de façon un peu caricaturale, les jeunes qui n’ont pas d’ambition, qui sont indifférents aux opportunités du marché du travail, ou encore qui refusent les contraintes du marché de l’emploi, donnant la priorité à leurs loisirs. Ils n’envisagent pas de carrière et ils font des petits boulots peu contraignants.

En fait, il y a plusieurs interprétations de l’origine du terme furita. Certains évoquent une démarche démagogique du gouvernement dans les années 1980 pour valoriser la conception du travail libre en réaction à l’image que la presse occidentale donnait des travailleurs japonais. Il a aussi désigné, dans les années 1980, une version glamour de l’emploi flexible de jeunes spécialistes qui s’enrichissaient avec des contrats lucratifs, ayant un style de vie à la mode et occupant des emplois de dessinateurs de manga, designers ou programmeurs.

Néanmoins, pendant les années 1990, le terme est devenu progressivement une catégorie officielle, utilisée dans les rapports gouvernementaux du ministère du Travail et du Cabinet du Premier ministre, prenant ainsi une autre connotation, plus floue et plus complexe. En effet, les statistiques officielles au sujet des furita varient de façon importante selon le ministère qui les recense. Ainsi, le Cabinet du Premier ministre citait le nombre de 4,17 millions dans son rapport sur « le style de vie national » (On National Life Style) pour l’année fiscale 2004 alors que, dans son rapport officiel, le ministère de la santé, du travail et de la sécurité sociale en recensait 1,9 million pour la même année.[2]

On observe en s’appuyant sur ces statistiques gouvernementales que le terme furita est entouré d’un certain flou (les uns ne comptent pas les étudiants, les autres incluent les employés temporaires, etc.). Cela n’a pas empêché l’utilisation de cette catégorie pour appuyer un discours moral sur les valeurs rattachées au travail, bref sur l’absence d’éthique au travail chez les jeunes. Pourtant, remarquons que les entreprises ont tendance à s’orienter de plus en plus vers des contrats à durée limitée. Cette tendance est mentionnée clairement dans le discours des dirigeants d’entreprises qui ont commencé à insister sur la réalisation de soi dans le travail et sur la mobilité au travail. Cette insistance est tout à fait nouvelle au Japon. Enfin, ce qui semble encore plus nouveau et que l’on dénonce dans l’espace public, c’est le comportement des jeunes adultes qui refusent d’entrer dans le système et qui décident de réaliser leur propre parcours et de faire des choix indépendamment des contraintes institutionnelles en revendiquant une forme de liberté financière et existentielle.

Il y a donc là aussi une double contradiction. D’un côté, on réduit les chances d’obtenir un emploi et on dénonce le fait que les jeunes ne cherchent pas à faire carrière. D’un autre côté, on insiste sur l’individualisation du travail tout en insistant sur l’importance de se consacrer à l’entreprise. En fait, ces contradictions traduisent un changement de paradigme dans l’idéologie patronale : on veut « flexibiliser la main d’oeuvre », mais en même temps les entreprises sont prises dans un discours sur la communauté et l’importance de se dévouer à son travail qu’elles ont elle-même contribué à construire.

Mais où sont les furita?

J’ai posé plusieurs questions sur les furita à différents interlocuteurs. Toutefois, lors de mes enquêtes, il s’est avéré que peu de gens revendiquaient ce statut. Ainsi, lors de rencontres avec des personnes qui étaient censées être des furita, les gens un peu vexés ont vivement nié cette étiquette :

Moi je ne suis pas un freeter. Ça ne veut rien dire être freeter. On dit souvent que les freeter sont libres et rêveurs et qu’ils ne font que ce qu’ils aiment. En fait c’est une minorité. Je pense que, bien que la majorité désire véritablement un emploi stable, les choix sont trop nombreux, ils en viennent à ne plus savoir ce qu’ils veulent faire (l’expression « à la recherche de soi » est très en vogue) et je me demande si ce ne sont pas des gens qui n’ont pu obtenir le travail qu’ils désiraient […] Il y a un changement important dans la société et dans le nombre de personnes ne pouvant accéder à un emploi régulier qui augmente parce que la tarte globale est devenue plus petite. Les adultes devraient se demander comment créer des emplois stables et intéressants (yarigai) au lieu de se plaindre en disant simplement que les jeunes freeter sont des « paresseux » ou qu’il n’y a rien à comprendre à ce qu’ils pensent.

Y-San

Ce témoignage est représentatif de la majorité des réponses que j’ai obtenues. Remarquons aussi que, même si on désigne les autres comme des furita, il semblerait que personne ne revendique une appartenance à cette catégorie. Bien au contraire. De plus, ces réponses m’ont un peu surpris. Si personne n’est un furita, alors pourquoi y a-t-il tant d’observations et de commentaires à leur sujet? Pourquoi les dénombre-t-on officiellement dans les ministères? Plusieurs remarques peuvent fournir un début de réponse à ce sujet.

D’abord, pour nombre de jeunes adultes tokyoïtes, il s’agit de donner un nom à une pratique qui n’était pas forcément reconnue auparavant. En effet, il était entendu que dès la fin de l’université ou du collège, il fallait trouver un emploi. Mais depuis plusieurs années, de plus en plus de jeunes évitent d’entrer dans ce système et choisissent de voyager, de faire des petits boulots et refusent d’accepter tout de suite le cadre contraignant de l’entreprise. Ce faisant, ils refusent d’être classés dans une catégorie. En ce sens, le terme désigne parfois moins une activité professionnelle qu’une période particulière ou une situation (un état d’esprit) qui n’était pas reconnue auparavant.

Ce qu’on peut observer, c’est qu’il y a une démarche active de la part de certains jeunes qui emploient différentes stratégies de carrière pour s’adapter à un marché de l’emploi difficile ; ils revendiquent des alternatives, dénoncent les injustices du système, mais cela n’implique pas qu’ils se revendiquent tous comme des furita. Ce qui est intéressant, c’est que dans les stratégies de carrière et dans la perception du travail, il y a une recherche de la part des jeunes adultes d’une plus grande liberté, d’une autonomie par rapport au système.

Enfin, comme l’évoque Y-San, le conflit sur les valeurs du travail prend assez vite une allure de différences entre les générations. Elles s’articulent encore une fois autour des valeurs morales et éthiques reliées au travail. Ainsi, les plus vieux dénoncent le manque d’engagement dans la vie professionnelle, ils dénoncent l’individualisme croissant de la nouvelle génération. La question de l’individualisme est importante parce qu’elle traduit une transition des valeurs d’un point de vue qui considère le travail comme une obligation et un devoir social, vers des valeurs qui mettent l’accent sur la qualité de vie et la réalisation de soi (Mirza 2007).

On peut donc identifier plusieurs mouvements si l’on considère le cas des furita dans son contexte social plus global. D’abord, il y a la valorisation d’un certain style de vie qui reflète en partie les nouvelles aspirations des jeunes sur le marché du travail et la volonté d’échapper à un système très contraignant. En ce sens, le terme est un indice des transformations réelles dans la vision que certains jeunes ont de leur société et de leur place dans cette société. Ensuite, le terme sert à standardiser une forme d’aspirations parmi d’autres. En effet, il s’agit d’une forme nouvelle de typification, revendiquée par certains jeunes, pour définir clairement leur place et leurs aspirations, en acceptant ou en refusant d’être classés comme étant des furita. Ensuite, il y a dans ce terme une volonté de contrôle, au moyen d’une standardisation de la part du gouvernement et des entreprises par la construction d’une définition des furita et d’une réification de ces catégories par la presse et chez certains intellectuels. Sur ce point, le discours officiel est contradictoire : d’un côté, il fait la promotion de la flexibilité, du travail individuel, de la diversité des choix possibles, et ce pour justifier la diminution du travail régulier ; de l’autre, il veut maintenir l’idéologie consensuelle et contenir l’individualisme, et, dans ce dessein, dénonce les furita qui ont accepté le travail non régulier.

Ainsi, la tentative du gouvernement de cerner le contenu de la catégorie furita peut être considérée comme une tentative de contrôler le travail temporaire, à temps partiel, notamment chez les jeunes. L’apparition de recherches gouvernementales sur les furita et la définition officielle ne se limitent donc pas à un phénomène conjoncturel, bien que la crise y ait fortement contribué. C’est aussi une tentative de définir et de contrôler un ensemble hétéroclite qui inquiète. À ce titre, les rapports et les statistiques du gouvernement peuvent être vus comme des efforts pour définir la réalité, donc comme des pratiques ayant des effets épistémiques (Comaroff et Comaroff 2006 ; voir aussi Hacking 1999). Autrement dit, ce ne sont pas des problèmes causés par le disfonctionnement du système social ou économique dont on débat, mais d’une catégorie censée représenter le comportement de la nouvelle génération. Le débat passe de l’analyse (soi-disant objective) à la dénonciation morale. C’est ce que souligne Ortner dans son analyse de la génération X : Descriptions of Generation X then move for characterizations of the pathologies of the world to the characterizations of the pathologies of Gen X consciouness (Ortner 1998 : 419). Ici, on peut penser que, pour les dirigeants, il s’agit de garder le contrôle des moyens symboliques de domination, en conservant leur prérogative quant à la définition de l’éthique du travail et de la morale. Autrement dit, il faut continuer de contrôler l’individualisme qui est perçu comme un excès souvent relié à l’Occident et qui est une menace pour l’esprit national.

Cependant les jeunes qui ont choisi ou qui malgré eux se retrouvent dans une situation de travail précaire ne s’y trompent pas. Ils exploitent, contestent et revendiquent plus de justice et de choix vis-à-vis d’un système et d’un régime de travail très contraignants. Ces stratégies qui, il y a peu, étaient encore individuelles et éparses, commencent à se concrétiser (à une petite échelle) sur la place publique avec la formation de nouveaux syndicats qui ont manifesté dans la rue en mai 2007, afin de dénoncer la précarité et l’injustice sociale. Un journaliste qui couvrait l’événement a mentionné l’invention d’un nouveau terme japonais, le precariat, qui est un emprunt aux mots anglais precarious et proletariat (Ueno 2007). Nouveau néologisme, nouvelles catégories. Nous voilà repartis pour un tour.