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J’ai pris pour thème de cette conférence[1] mes itinéraires en anthropologie politique. Pourquoi itinéraires : parce qu’il est des moments où l’on a le sentiment d’avoir accompli un certain parcours et en même temps besoin et envie de faire le point tout en faisant apparaître les perspectives nouvelles qui se dessinent. Pourquoi itinéraires au pluriel? C’est qu’à la différence d’autres collègues, j’ai été amené à travailler sur différents types de terrains, à emprunter des chemins de traverse. Pour moi ces explorations ont constitué matière permanente à renouveler mon travail de recherche. Ces trente années d’efforts continus pour comprendre un peu mieux ce qu’il en est du politique m’ont aussi appris à mieux mesurer les atouts et les limites de l’approche anthropologique.
Qu’est-ce qu’un anthropologue aujourd’hui dans une société prise dans la tourmente de la mondialisation, et qui peine à se trouver de nouveaux repères? En quoi l’anthropologie peut-elle nous aider à penser une situation inédite à bien des égards, notamment dans le domaine du politique? Ce sont ces questions que je voudrais aborder ici avec le souci de ne pas réduire l’anthropologie à une technè disciplinaire et de l’envisager plutôt comme un mode d’approche du réel qui peut éclairer notre appréhension des choses. Or aujourd’hui dans notre domaine, la tendance est plutôt au découpage, voire au saucissonnage, des perspectives. Alors qu’on parle d’interdisciplinarité, on observe à quel point les cloisonnements sont rigides entre les disciplines. La connaissance s’est en quelque sorte territorialisée en espaces distincts et rigidifiés. Les anthropologues en savent quelque chose. J’ai fait partie de commissions d’évaluation où souvent seul s’exprime sur un dossier le (ou les) « spécialiste » de l’aire culturelle concernée.
Divisions entre aires culturelles, spécialisation des champs (parenté, politique, religion, médecine, etc.), tout implique une sorte de technicisation qui a bien sûr des côtés positifs, mais qui a parfois pour contrepartie de bloquer le mouvement plus global de la pensée. C’est un peu la ruse de la raison technocratique, telle que l’ont dénoncée Adorno et Horkheimer dans La dialectique de la raison, où ils montraient comment l’emprise de la raison technicienne aboutit à perdre « l’élément de réflexion sur soi » et à réifier l’acte même de penser. « Devant la raison [technicienne], écrivaient-ils, les concepts sont dans la même situation que les rentiers devant les trusts industriels : ils ne se sentent pas en sécurité » (1946 : 39).
Comment donc essayer de développer une pensée anthropologique sans pour autant renoncer à la spécificité de nos modes d’analyse? Pour donner un aperçu de cette orientation, je procéderai en prenant quelques exemples qui me paraissent significatifs de cet être-au-monde très particulier qui est propre à l’anthropologue. Mais d’abord il me faut préciser qu’en centrant mes recherches sur le politique en France et en Europe et plus récemment sur les rapports entre privé et public aux États-Unis, j’ai fait un choix. Celui de privilégier des questions qui me concernent directement en tant que citoyen, plutôt que de me situer en observateur de situations dont je ne me sentirais pas en quelque sorte partie prenante.
Dans mes travaux les plus récents, j’ai choisi délibérément d’étudier un haut lieu de la politique nationale, l’Assemblée nationale française, et un centre mondialement reconnu en matière d’innovation technologique, la Silicon Valley (Abélès 2002). J’ai considéré comme priorité l’étude du pouvoir politique et économique. J’aurais très bien pu opter pour un autre genre de terrain : m’intéresser aux rapports interethniques en Europe ou aux États-Unis, ou aux laboratoires de pointe, ou aux cités HLM et à la nouvelle pauvreté. Je cite ces thèmes, simplement parce qu’ils ont fait l’objet de travaux passionnants, et qu’ils posent à leur manière la question de la modernité. On me dit quelquefois : « pourquoi cet intérêt si poussé pour les lieux de pouvoir, pour les élites? Ne s’agit-il pas d’une sorte de fascination pour le centre, d’une négation implicite des périphéries? Cela ne témoigne-t-il pas à l’inverse d’un certain aveuglement à l’égard de “ la misère du monde ”?».
Il est vrai que la tradition des sciences sociales (voir l’école de Chicago et une part importante de la sociologie en France) veut qu’on s’intéresse plus volontiers aux classes dominées, aux cultures subalternes, aux « plus démunis », selon l’expression de Bourdieu. Historiquement, cela tient pour une part à la prise de conscience de la nécessité de faire entendre des voix trop longtemps passées sous silence, mais cela renvoie aussi sans nul doute à la situation en porte-à-faux des intellectuels, expression tout à la fois de solidarité et de mauvaise conscience. Enfin, il y a cette obsession de faire parler, l’Autre, le sauvage, le fou, l’exploité, le marginal, etc. L’un des auteurs dont je me sens proche, Michel Foucault, a mené toute son enquête sur le pouvoir dans des institutions qui produisent et reproduisent ce type d’altérité. Et c’est sans doute en le lisant que s’est posée à moi la lancinante question : mais qu’en est-il de la « normalité » du pouvoir, de son quotidien, dans notre contemporanéité?
Je n’étais pas convaincu qu’en s’intéressant seulement à ceux qui subissent les effets du pouvoir et de l’exploitation, on ait fait le tour du problème. Ne fallait-il pas aussi enquêter chez ceux qui détiennent ce pouvoir? J’ai donc pris le risque d’enfoncer des portes ouvertes en travaillant sur des domaines où d’autres disciplines ont marqué de leur empreinte, plutôt que de privilégier la sacro-sainte altérité, si chère aux anthropologues. Dans le même temps, il s’est avéré que le processus de mondialisation était en train de transformer radicalement les fondements mêmes du clivage topique entre je et l’Autre, affectant en profondeur une discipline qui s’était vouée à la quête de l’altérité. C’est dans ce contexte problématique que s’est constitué mon projet. Il a évolué progressivement dans un va-et-vient entre les mondes politiques français et européen, avec une incursion au coeur de la nouvelle économie américaine. D’autres chercheurs m’ont rejoint et nous avons réussi à créer un centre qui a aujourd’hui un certain rayonnement dans la mesure où il offre un point de vue original à ceux qui ne se satisfont pas en ce domaine des seules recherches sociologiques et politologiques[2]. Là encore, notre initiative collective n’est pas seulement d’ordre académique, elle vise aussi à alimenter le débat, à donner des instruments aux acteurs politiques et sociaux.
J’ai centré cette présentation sur la question du lieu du politique, une question sur laquelle je travaille depuis longtemps (d’où une double référence à un terrain éthiopien et à un terrain plus récent effectué à Paris, à l’Assemblée nationale). Dans le prolongement de cette démarche, j’aborde en second lieu la problématique du déplacement du politique qui oriente mes recherches actuelles. J’ai délibérément préféré ne pas évoquer d’autres questions qui m’ont passablement occupé, par exemple les réseaux politiques locaux, les rituels et la symbolique politique dans nos sociétés, et plus récemment la question de l’échec (Abélès 2005), autre face de ces recherches sur le pouvoir et la représentation. Je laisse aussi de côté mes recherches sur les nouveaux philanthropes de la Silicon Valley.
Penser le lieu du politique
Qu’on me comprenne : ce qui s’est construit au fil des années n’est pas le résultat d’un projet délibéré. Tout a commencé un peu par hasard dans une société d’Ethiopie méridionale, Ochollo. Ochollo (8000 habitants) fait partie de la quarantaine de sociétés (dere) localisées dans les Monts Gamo au sud-ouest de l’Ethiopie. La localité se trouve sur un piton rocheux à 1800 m d’altitude et comprend quatre quartiers (bitante) Zuza, Doma, Ke’a, Gucha, eux-mêmes divisés en sous-quartiers (guta).
Le système politique traditionnel fonctionne au sein des divisions résidentielles. Comme dans les autres deregamo, les assemblées (dulata) y jouent un rôle essentiel. Elles administrent les affaires de la collectivité. On leur soumet les litiges entre particuliers. Elles participent aussi à l’organisation des rituels collectifs. Tous les hommes des clans mala ont accès aux assemblées. En sont exclus les femmes et les membres des clans de potiers et de tanneurs. Dans certains cas, les femmes peuvent s’exprimer devant l’assemblée, mais elles parlent de l’extérieur de la place publique, sur le chemin qui la jouxte. Les assemblées sont introduites par les dignitaires (halaka) qui ont pour fonction de les préparer et d’en exécuter les décisions. Les dignitaires sont définis comme les « messagers » de l’assemblée. Pour accéder au titre de halaka, il faut donner des fêtes ostentatoires au cours desquelles l’impétrant dépense la plus grande partie de ses richesses. Les dignitaires ne sont que les créatures de la collectivité. Une expression précise leur situation : il est dit que les halaka sont « attrapés » par leurs concitoyens. Le grand rite de passage qui se clôt par les tours rituels du marché est placé sous le signe de la dépense imposée. L’institution des dignitaires constitue avec l’assemblée deux piliers du système ochollo, le troisième étant l’institution des sacrificateurs (ka’o). Ces derniers sont en charge des rites collectifs : ils sacrifient pour leur subdivision résidentielle, ou plus largement, pour l’ensemble du quartier, voire pour le village tout entier. Les sacrificateurs, comme les dignitaires, travaillent au profit de la collectivité. Ils portent aussi les cheveux longs enduits de beurre. Certaines dynasties ont leurs emblèmes (bracelets ou colliers). Dans l’ordre des préséances, les ka’o priment sur les halaka. Ces derniers leur doivent des prestations spéciales, afin d’obtenir leur bénédiction, lorsqu’ils acquièrent leur titre.
Dans le système politique traditionnel (Abélès 1978), les dignitaires et les sacrificateurs travaillent au service des assemblées : les uns sont chargés de mettre en oeuvre les décisions prises en commun ; les autres effectuent les opérations symboliques nécessaires à la reproduction de la collectivité. Les dignitaires ont un rôle gestionnaire dans la vie économique du territoire. Les sacrificateurs sont indispensables dans la mesure où l’intervention rituelle est, chez les Ochollo, un élément nécessaire du processus d’appropriation de la nature par l’homme. Pourtant, une différence essentielle oppose ces deux statuts. Alors que tout citoyen peut prétendre au titre de dignitaire, l’appartenance à une dynastie est la condition sine qua non pour devenir sacrificateur. Le ka’o est dès sa naissance le détenteur de la loi ; le dignitaire doit parcourir les phases d’une initiation. Le sacrificateur reçoit les prestations des nouveaux dignitaires. Le dignitaire se définit au contraire comme un donneur : pour accéder à la charge de halaka, tout homme est contraint, dans le système traditionnel, à se dessaisir de ses biens au profit de la communauté dans le cadre de fêtes ostentatoires.
Acquérant du prestige, les dignitaires restent néanmoins sous la dépendance de l’assemblée. Ils ont droit au respect, et cependant ils ne sont que des « messagers ». Les sacrificateurs sont des aînés et des privilégiés de par la naissance ; l’assemblée n’en a pas moins la haute main sur les sacrifices, puisqu’elle fournit les animaux à immoler. Leur marge d’initiative est donc limitée. La vie publique des Ochollo est ainsi normée par l’existence de ces trois composantes institutionnelles : l’assemblée ne pourrait fonctionner sans dignitaires ni sacrificateurs, et réciproquement.
La pratique d’assemblée constitue une part non négligeable de l’activité masculine : tous les membres des clans mala sont des citoyens à part entière et se rassemblent fréquemment sur les places publiques de leur sous-quartier pour débattre des affaires collectives. Les places (bale) sont clairement délimitées et comportent des sièges de pierre (torka). Dans chaque quartier, l’une de ces places est réservée à l’assemblée plénière. Le matin du jour où a lieu l’assemblée, les deux dignitaires, munis d’herbe fraîche, effectuent un parcours rituel qui comprend l’ensemble des places du quartier. Sur chacune d’elle, tour à tour, les dignitaires jettent l’herbe, symbole de prospérité, en prononçant des voeux à l’adresse de la population et en vue du bon déroulement de l’assemblée.
Certaines préséances sont observées ; les halaka ont droit aux places principales ; si un sacrificateur est présent, il occupe la place d’honneur. Près d’eux sont assis les pères du pays et les anciens. Tout autour s’installent les hommes du quartier. L’un des dignitaires ouvre la séance. Il jette l’herbe fraîche sur la place face aux participants : « que l’assemblée soit bénie, que les enfants se multiplient » (« dulata anjo gako, naete achite »). Les assemblées plénières d’Ochollo se tiennent sur la plate-forme supérieure du rocher, le Bekero. Préparées en assemblée restreinte avec l’ensemble des dignitaires, elles sont convoquées par les deux dignitaires du clan le plus prestigieux. Précédés d’un tanneur qui sonne la trompe, et suivis des dignitaires des autres quartiers, ils empruntent un chemin de crête qui fait le tour du rocher.
Les dignitaires ouvrent la séance par les bénédictions rituelles ; puis l’on délibère jusqu’à ce qu’une unanimité finisse par se dégager. Les décisions adoptées sur le Bekero concernent l’ensemble de la population ; elles sont sans appel. C’est là que l’on prend les plus graves sanctions et qu’on peut décider de bannir un individu. Les sacrificateurs participent à ces assemblées. Ils sont assis autour de l’un des arbres sacrés, suivant un ordre hiérarchique et s’expriment de leur place. Les autres hommes, y compris les dignitaires, se déplacent pour prendre la parole et font face à l’assemblée. Les sacrificateurs n’ont pas le droit d’émettre d’opinion et de faire de propositions au cours du débat. Ils n’interviennent que si l’assemblée tourne mal, pour calmer les esprits. Les sacrificateurs ont un rôle normatif et restent extérieurs au débat.
Que nous apprend l’observation des pratiques traditionnelles d’assemblée? La première constatation, c’est qu’avec l’assemblée se construit spatialement et symboliquement un lieu distinct, que j’ai appelé le lieu du politique.
Spatialement d’abord : le soin mis à délimiter des espaces publics, les bale qui peuvent se trouver soit entourés par un muret, soit légèrement surélevés est révélateur. L’entrée du Bekero est marquée par un portique de bambou. Chaque bale comporte, outre les sièges de pierre, des emplacements consacrés, arbre, pierre qu’on baise en jurant de dire le vrai. Les perspectives sur les lacs (konche) offrent la possibilité de communiquer directement avec le monde des esprits (tsala’e) et avec des figures mythiques tel le grand serpent Dawe qui vit au fond du lac Abbaya. Les chemins de la loi (woga oge) qu’empruntent ka’o et halaka participent de cette géographie qui donne sa signification aux espaces publics.
Par ailleurs, l’assemblée ne devient véritablement corps politique qu’en référence à un travail symbolique bien précis. L’institution de l’assemblée est en effet inséparable de deux rituels. Il arrive en effet fréquemment que les hommes palabrent sur les places et abordent des sujets qui concernent la collectivité. On n’a pas pour autant affaire à une assemblée (dulata). Le terme employé, dubusho, renvoie à l’idée d’être sur la place réservée à l’assemblée (dubusha). Il englobe toute activité qui se déroule sur une place : fumer, se détendre, converser, pratiquer le tissage. Il y a véritablement assemblée lorsque, d’une part, les dignitaires font leur tour rituel en jetant l’herbe fraîche, d’autre part lorsque, tour à tour, ils bénissent l’assemblée à l’ouverture des débats. Le cortège de convocation et la bénédiction qui place la réunion sous le signe de la fécondité et de la prospérité ont pour effet d’introduire une distinction entre l’activité de parole politique et toute autre forme de discours public. Se construit ainsi un lieu du politique, à l’édification duquel contribuent tout à la fois la délimitation des places (bale), la spécification de certains chemins (woga oge) et la production de formes rituelles et symboliques.
Ce que j’ai appris au contact des Ochollo, c’est que la mise en représentation n’est pas une dimension subalterne ou dérivée de l’action politique. À l’inverse, on peut considérer qu’elle en constitue une condition fondamentale, commune à l’ensemble des sociétés humaines. Ainsi un thème s’est imposé à moi depuis de nombreuses années, celui du lieu du politique. Un peu comme Canetti, lorsqu’il travaille sur son enfance dans La langue sauvée (1978) où il multiplie les biais au point de donner une incroyable consistance au roman familial, tout en revenant toujours à cette thématique de la langue qui donne à l’oeuvre son unité et sa force, j’ai tendance moi aussi à triturer cette question du lieu du politique, expression qui renvoie à une question abstraite, la place du politique dans nos sociétés, et à des aspects très concrets et matériels, ces espaces où je me meus en suivant les protagonistes. Comment, c’est-à-dire dans quelles conditions la société se représente-t-elle, quelle place matérielle et symbolique assigne-t-elle à ceux qu’elle désigne comme ses porte-parole? Inversement, comment ceux-ci exercent-ils leurs prérogatives, quelles représentations se font-ils de leur position? Pour y voir un peu plus clair, j’ai décidé d’arpenter ces lieux, et l’on ne s’étonnera pas qu’un beau jour, j’aie débarqué à l’Assemblée nationale, au coeur du petit monde politique français.
J’ai procédé là à une sorte de déambulation. Quoi de tel pour un matérialiste que cette appréhension physique du lieu du politique. Le fait de pouvoir flâner dans l’enceinte du Palais-Bourbon, mais aussi, quelques années auparavant, dans des institutions comme le Parlement européen ou la Commission de Bruxelles est sans aucun doute un privilège de l’ethnologue. Comme me le disait l’un des fonctionnaires de la Direction des affaires régionales où j’avais un bureau en 1993, on repérait mon extériorité à la manière dont je marchais. J’étais moins pressé que les autres quand j’allais aux réunions. Une remarque semblable m’a été faite par un huissier à l’Assemblée : « votre pas est moins assuré que celui des députés et des fonctionnaires, on voit tout de suite que vous n’êtes pas d’ici ». Et c’est sans doute vrai, j’ai tendance à traîner, ou comme on dit familièrement, à tourner autour du pot, plutôt que de prendre le chemin le plus direct.
Dans le cas de l’Assemblée nationale, j’ai consacré un chapitre entier à analyser l’organisation de l’espace, car à travers elle on voyait se dessiner dans une perspective diachronique le lieu du politique tel qu’il émerge dans la tradition républicaine.
Le fait que l’on ait sciemment opéré une séparation entre ce qu’on appelle le périmètre sacré et les salons environnants où seuls les ministres, les députés et certains collaborateurs peuvent accéder durant les séances marque bien qu’on donne à voir l’autonomie d’un espace politique qui lui-même est organisé selon un schème opératoire (droite-gauche) à la fois immuable et contraignant. Comme si la représentation, au double sens du terme, était elle-même circonscrite en sorte que l’antagonisme traditionnel se reproduise sans cesse. Cette scénographie de l’univers politique a un impact considérable, le fait de rentrer et de sortir par des portes séparées et d’occuper des salons différents, selon que l’on se situe dans un camp ou dans l’autre, produit la perception d’un clivage insurmontable qui ne peut que déboucher sur des états agonistiques. Dans cet espace clos, chacun est identifié en référence à un camp. En outre, le simple fait d’avoir accès à cet espace où ni les médias ni le commun des mortels ne doivent pénétrer indique que vous êtes membre du sacro-saint microcosme. Une tête nouvelle suscite la curiosité, mais elle est très vite cataloguée.
Cet entre-soi du politique, je l’ai traqué dans ces déambulations à l’intérieur de l’Assemblée (Abélès 2000). Tout y fait l’objet de commentaires, à commencer par la répartition des bureaux entre les députés qui occupent le Palais-Bourbon et ceux qui sont hébergés dans les immeubles environnants. Subtile hiérarchie que savent mesurer les vrais connaisseurs et qu’apprennent à leurs dépens les nouveaux arrivants, comme cette députée socialiste novice reléguée au fond d’un couloir. Sans m’appesantir sur la géographie de l’Assemblée, ce qui m’intéresse, c’est qu’elle révèle la fermeture du lieu du politique, lieu protégé de l’extérieur, avec ses grilles et la présence d’une garde républicaine. La thématique de la fermeture qui caractérise cette approche du politique par l’espace prend tout son relief si l’on considère les énoncés récurrents des députés concernant leur relation avec les autres citoyens. Là apparaît toute la difficulté qu’ils éprouvent à communiquer avec ces derniers. « Les gens ne cessent de nous dénigrer ; et pourtant dès qu’ils ont un problème, ils n’hésitent pas à s’adresser à leur député », m’explique l’un d’eux. Les permanences des élus regorgent de solliciteurs, mais les politiques n’ont jamais eu aussi mauvaise presse.
Comme on le voit, l’enquête ethnographique débouche sur une interrogation beaucoup plus large concernant la crise de la représentation dans les sociétés complexes. Ou plutôt elle permet d’éclairer cette question à partir des pratiques, alors qu’on a généralement tendance à la traiter à partir d’un discours normatif sur la « désociologisation » du politique et sa dilution dans la société de communication. Pour ce faire, plutôt que de me fier aux déclarations des députés sur les aléas de la fonction politique aujourd’hui, auxquelles répondent en écho les analyses sociologiques et journalistiques sur le désenchantement du politique, j’introduis un déplacement, en traitant l’Assemblée comme une entreprise, différentes des autres en ce que sa production consiste en des textes, ces lois qui codifient toutes nos activités sociales.
Est-il possible de retracer ce processus de production? C’est ce que j’ai tenté en suivant pas à pas l’élaboration d’une loi qui a suscité débats et controverses : le Pacte Civil de Solidarité (PACS). Ce que révèle une observation approfondie de cette activité, c’est la place qu’y tiennent les textes. Dans le cadre des commissions parlementaires, mais aussi en séance plénière, les députés s’adonnent à un exercice qui atteint parfois une haute subtilité. Ils amendent les textes, reprenant chaque article, paragraphe par paragraphe, phrase par phrase, mot par mot. Les affrontements se placent ici sur le plan de la sémantique. Des stratégies entières sont déployées en vue d’aboutir à la modification d’un membre de phrase ou au remplacement d’un terme par un autre. Cet exercice collectif de mise en mots ne donne que rarement matière à des envolées rhétoriques. Il n’en constitue pas moins le noyau de l’activité parlementaire. Car les productions textuelles qui résultent de ces disputes sont vouées à devenir des lois. De là vient sans doute la valeur accordée à l’écrit dans cet univers d’assemblée qu’on a le plus souvent décrit comme le sanctuaire de la parole. Les conditions mêmes du débat font l’objet d’une codification écrite, le règlement, accompagné d’un considérable corpus de précédents. Cette connivence profonde entre la production de normes et l’écriture détermine en grande partie l’organisation du travail à l’assemblée.
Ce qui fait l’originalité du débat parlementaire sur tout autre type de discussion, c’est qu’il ne cesse de combiner à ce travail des textes la mise en spectacle d’un antagonisme entre deux camps. Il s’agit bien d’une bataille, un face-à-face où le texte devient prétexte à la manifestation d’un rapport de forces. Dans le champ clos de l’hémicycle, l’affrontement est ordonnancé selon un rituel bien établi. Mais loin de l’atténuer, ce cérémonial semble stimuler la conflictualité. L’hémicycle est un lieu de tension, comme en témoignent les attitudes et les éclats de voix des protagonistes. La spontanéité et la violence sont bien présentes, où les corps expriment parfois crûment les émotions ressenties. Couvrir la voix d’un orateur en frappant son pupitre, quitter brutalement la séance, éclater en sanglots : toutes ces expressions reflètent un vécu qui associe étroitement débat et combat. Le miracle, c’est qu’au terme des plus chaudes séances, on finisse par aboutir à l’établissement d’un texte cohérent qui a force de loi. La dramatisation des oppositions qu’on observe à certains moments est parfois décrite comme artificielle. L’Assemblée serait un théâtre, le lieu d’un affrontement factice exagérant jusqu’au ridicule les débordements gestuels et rhétoriques. On peut aisément accorder qu’il s’opère dans l’hémicycle une théâtralisation des conflits. Mais à condition de reconnaître que si « jeu », il y a, celui-ci ne fait que mettre en spectacle des rapports de forces bien réels.
En mettant en relief les caractéristiques de ce processus complexe, l’anthropologue a un impact précis. Il fait apparaître les conditions et les contraintes de l’activité politique. Il met également à jour l’une des difficultés propres à l’exercice de la fonction élective : elle réside dans le fait que les députés vivent toujours dans une sorte de va-et-vient entre leurs électeurs et l’Assemblée. Discussion et représentation sont toujours étroitement imbriquées, et cela est patent dans la pratique législative elle-même. Car cette pratique est intrinsèquement ambivalente : les parlementaires discutent entre eux, mais ils s’expriment au nom de et à l’intention de ce public que constituent les citoyens. Au nom de, car tout en étant les élus d’une république une et indivisible, ils incarnent des groupes sociaux et des localités. Sur nombre de questions, le simple fait de représenter un territoire rural ou une zone fortement industrialisée aura un impact direct sur les positions en présence. Il est clair que ce qui fait la force de l’énonciation publique dans l’institution parlementaire, c’est qu’elle combine le parler avec, le parler au nom de et le parler pour.
Ce travail ethnographique permet de mieux appréhender un problème beaucoup plus vaste qui est propre à l’évolution de nos sociétés et ne tient pas tant à l’omniprésence des médias. C’est un véritable déplacement qui s’opère sous nos yeux, de la démocratie d’opinion à la démocratie d’intérêt. Le Parlement européen constitue un excellent observatoire des évolutions en cours. Ici l’activité politique s’identifie de plus en plus à une représentation des intérêts qu’à une expression des opinions. L’activité de représentation propre à la fonction politique devient sujette à une plus grande fragilité, car elle subit de plein fouet le jeu d’intérêts sur lesquels elle a de moins en moins prise, dans la mesure où ce qui relève de domaines aussi vastes que l’environnement et l’économie se traite dans d’autres enceintes.
J’ai essayé de vous montrer comment, en procédant par déplacements (déambulation dans l’espace, changement de perspective), on met progressivement en évidence une question complexe, celle du déplacement du lieu du politique qui, à mon sens, est au coeur de la crise que nous vivons un peu partout en Europe. Comment penser ce déplacement? J’en arrive ici à la seconde partie de cet exposé.
Penser le déplacement
On a beaucoup glosé sur les conséquences politiques de la mondialisation. L’interdépendance entre économies, la nécessité d’un changement d’échelle dans la gestion des flux financiers et humains, n’a-t-elle pas pour effet à terme de fragiliser une notion chère aux politistes, celle de souveraineté? D’où la question qui revient sans cesse quand on évoque la mondialisation : est-ce la fin de l’État-nation? Cette problématique fait les délices des politologues. Les uns mettent en évidence le poids nouveau qu’ont acquis les organismes supra-nationaux et l’apparition d’un tissu d’organisations « non gouvernementales », au statut parfois flou, mais qui ont réussi à occuper le devant de la scène dans des contextes où jusqu’ici avait seule autorité la diplomatie des États. On verrait ainsi émerger un « monde sans souveraineté » (Rosenau 1990 ; Badie 1999). Non seulement affaiblie par le triomphe de l’économie de marché, la souveraineté étatique serait mise en cause par la formation de grands ensembles intégrant des régions entières du globe : l’Union Européenne, le MERCOSUR et l’ALENA, l’ASEAN et l’APEC en Asie. De même la recrudescence des conflits ethniques déstabiliserait l’État. À cette thèse s’opposent ceux qui font remarquer que les protagonistes réels de la scène internationale sont bel et bien des États-nations, à commencer par les États-Unis, et que l’espace d’initiative dont bénéficient les organismes transnationaux et non gouvernementaux est sévèrement limité par les souverainetés en présence. Mieux : la globalisation serait en fait propice à l’émergence et au renforcement des États, à la « cristallisation d’un système d’États » (Bayart 2004).
Si j’évoque cette discussion entre politistes, ce n’est pas seulement pour son intérêt intrinsèque. Le fait que soit aujourd’hui posée la question du rôle, voire de l’avenir, de l’État-nation est en tout cas révélateur du doute qui s’insinue à propos de la pertinence de ce qui constituait le mode d’exercice du pouvoir dans nos sociétés. Tout se passe comme si, en définitive, la question centrale était celle du devenir de la souveraineté dans le monde incertain où nous vivons. Ce genre d’interrogation présente un avantage évident : il nous oblige à prendre au sérieux les tenants et aboutissants d’une évolution que l’enthousiasme parfois naïf des global studies tendait à occulter. En même temps, la discussion est révélatrice d’une pensée polarisée par la question de l’État. Le problème est posé en termes institutionnels, comme si la question essentielle était celle de la forme d’organisation et de l’involution qui l’affecterait ou non dans la période contemporaine.
Peut-être, plus profondément, ce qui alimente ce débat entre politologues, c’est la perception confuse que quelque chose s’est déplacé dans notre appréhension de la politique. Ce qui est en cause, c’est moins un type d’organisation politique qu’une certaine conception de la souveraineté qui faisait le coeur du système, aussi bien dans sa dimension nationale que dans son articulation globale. De même, peu importe pour l’heure de se demander si la globalisation a suscité ce déplacement, ou si elle n’en est que le révélateur.
Ce qui est central, à mon sens, c’est ce déplacement du politique qui peut ou non se traduire dans une réorganisation du champ institutionnel, mais qui de toute façon ne saurait s’y réduire. Il nous faut essayer de repérer la matière de ce déplacement, en évitant de retomber dans les discours à tonalité moralisante ou psychologisante sur le désenchantement de la politique. C’est ce que j’ai tenté de faire en mettant en évidence ce qui se construit dans ce processus, en termes de pratiques et de représentations politiques. Pour ce faire, la perspective anthropologique offre l’intérêt d’ouvrir sur la question plus large du rapport de l’humain au pouvoir, en offrant des termes de comparaison trop souvent ignorés ou refoulés par les discours de la modernité. Or, plus que jamais nous avons besoin de ce détour. Qu’on ne se méprenne pas cependant : il ne s’agit pas du geste, après tout, assez arbitraire qui consisterait à substituer un point de vue à un autre, le « regard » de l’anthropologue étant censément plus pénétrant que les autres. C’est tout simplement la nature même du déplacement et les enjeux qu’il dessine qui incitent à emprunter cette piste. Nous avons affaire à des processus dont la portée dépasse de très loin la dialectique dans laquelle on cherche à les enfermer. Ce qui s’invente aujourd’hui n’a que peu à voir avec les cadres institutionnels et conceptuels auxquels nous sommes accoutumés. Du point de vue de l’anthropologue, cette situation n’a rien de particulièrement choquant. C’est même l’un des apports de l’anthropologie d’avoir mis en évidence des dispositifs politiques qui ne cadraient pas avec les concepts philosophiques et politologiques qui nous étaient familiers.
À certains égards, la construction européenne offre un bon exemple de ce choc du futur qui vient perturber de plein fouet nos catégories. Non que l’Europe ne se présente comme la recherche d’une formule politico-institutionnelle susceptible de remplir efficacement un objectif explicite d’intégration et d’unification. Elle apparaît comme une réponse à une exigence plus large, celle de renforcer la stabilité économique dans cette partie du monde, d’affirmer dans la compétition internationale la puissance d’un grand ensemble, en mesure de rivaliser avec les États-Unis et les géants asiatiques, alors que la mondialisation des échanges et l’existence d’entreprises multinationales rend l’échelle nationale trop étroite.
L’histoire de la Communauté est une histoire à deux vitesses. Il y a la voie express, la mise en oeuvre imperturbable du projet fondateur. Il y a aussi les mille et uns piétinements qui alimentent méfiance et ironie à l’égard d’une entreprise si souvent remise sur le métier. Être Européen aujourd’hui, c’est tout la fois une évidence – il suffit d’appartenir à l’un des États membres– et une échéance toujours retardée : l’union politique est encore loin d’être réalisée, et le statut de citoyen européen seulement esquissé dans les textes. Quelle qu’en soit la rationalité effective, le projet européen a toujours été difficilement assimilable, car il ne se déploie jamais tout à fait dans notre présent. Le temps communautaire a en effet plusieurs dimensions : il se veut anticipateur et nous projette dans un avenir lointain ; il est aussi celui de la création continue : tout reflux implique une relance, et l’histoire devient un perpétuel commencement ; le temps communautaire, c’est enfin l’obsession du calendrier, de l’urgence érigée en principe. Il y a là une difficulté majeure pour le citoyen qui peut à bon droit se demander de quoi l’on parle lorsqu’il est question de l’Europe, tant ces trois dimensions se trouvent enchevêtrées.
Je suis donc allé y voir en m’immergeant dans le quotidien de deux institutions de l’Union : le Parlement et la Commission (Abélès 1992, 1996). On a là en quelque sorte le laboratoire de l’Europe. Là se trouvent imbriquées les différentes nationalités, là vivent et travaillent ensemble des individus dont le point commun est l’appartenance européenne. Ces institutions, et tout particulièrement la Commission de Bruxelles, offrent donc le meilleur observatoire pour qui s’interroge sur l’identité culturelle communautaire, puisqu’on est ici en présence d’un corps européen de fonctionnaires ayant un statut différent des fonctionnaires nationaux. J’ai été très frappé par cette remarque ironique et désabusée d’un de mes interlocuteurs à la Commission : « Nous sommes des anges sans corps dans un monde sans territoire ». Elle mérite quelques commentaires, car elle indique bien la difficulté qu’éprouvent les « faiseurs d’Europe » à se situer, alors qu’ils ne cessent d’être interpellés et critiqués par les représentants d’intérêts nationaux.
L’Europe se distingue des groupements communautaires classiques par deux traits spécifiques : du point de vue de l’espace, il s’agit d’une communauté à grande échelle, englobant une multiplicité de populations et de traditions différentes ; du point de vue du temps, on a affaire à une communauté en construction, qui se définit comme perpétuellement en projet, tendant vers un idéal dont la réalisation est toujours reportée. Ces caractéristiques originales ont des implications considérables quant aux représentations que les individus peuvent se construire d’une appartenance ou d’une identité commune.
À la différence des États-nations existants qui gèrent un territoire bien délimité, l’Europe se définit comme un espace ouvert : il est encore impossible d’en désigner les limites définitives. On est passé de six à neuf pays, puis à douze, on en compte désormais vingt-cinq, et le processus d’élargissement va se poursuivre dans les années qui viennent. Le changement d’échelle qu’implique la construction européenne a pour conséquence une déterritorialisation des pratiques communautaires. La meilleure expression de cette déterritorialisation, c’est le nomadisme des parlementaires toujours en déplacement entre Strasbourg et Bruxelles, quand ils n’organisent pas des réunions aux quatre coins de l’Europe. L’absence de centre, le flou des frontières contribue à rendre difficile la position de repères, de « signes d’identité », pour tous ceux qui recherchent désespérément un ancrage, des racines. Vivre ensemble à Bruxelles, dans le cas des fonctionnaires, c’est avoir pour point commun négatif de résider hors de son pays (à l’exception des Belges bien sûr) et d’être en situation d’étranger dans une ville où l’on ne se prive pas de critiquer les « eurocrates ». La question des langues contribue à accentuer la perte des repères qu’éprouvent les praticiens de l’Europe.
Les pratiques qui caractérisent les institutions européennes mettent surtout en évidence les effets du processus de déterritorialisation qui est à l’oeuvre dans la construction européenne. D’un point de vue anthropologique, on peut considérer la déterritorialisation comme un facteur d’enrichissement et d’innovation. Le pluralisme culturel ne produit pas seulement des effets centrifuges : l’apprentissage du relativisme, tel qu’on l’observe dans les instances communautaires, est l’un des aspects les plus intéressants de ce processus. Il implique en effet une interrogation permanente sur des méthodes et des manières de penser et de gérer qui, dans un contexte national se donnent comme « naturelles » et se trouvent ainsi affectées d’une légitimité si forte qu’elle interdit presque toute remise en cause.
Cette situation induit la nécessité de compromis entre des approches différentes des problèmes, sur des terrains très divers (l’économie, mais aussi l’environnement, l’audio-visuel, etc.). Tout le système institutionnel européen fonctionne à la négociation et au compromis : le déplacement d’échelle est à ce prix. Le « marchandage » (Keohane et Hoffmann 1991) est une composante essentielle de l’activité politique et administrative européenne. Lorsqu’on souligne l’importance du rôle des lobbies à Bruxelles et dans les couloirs du Parlement, on se réfère bien sûr à la croissance exponentielle des consultants et des firmes travaillant pour les groupes d’intérêts des différents États. Mais on doit également signaler que le lobbyisme, comme approche pragmatique des problèmes, travail d’influence, primat des relations informelles, est progressivement devenu la caractéristique principale de la pratique politique européenne. Les parlementaires européens ne parviennent à trouver leurs marques dans cet univers que s’ils adoptent ce style. Ils deviennent de véritables experts : plus qu’à un débat politique, on a désormais affaire à la recherche de compromis par un groupe relativement restreint de spécialistes. Le bargaining généralisé aboutit à une déperdition du contenu politique tel, du moins, qu’il nous est familier. On ne discerne plus les oppositions qui balisent ordinairement le domaine politique ; l’idée même d’oppositions, de contradictions qui alimentent le débat public, paraît presque incongrue, lorsqu’il s’agit avant tout d’obtenir des arrangements acceptables. C’est qu’il n’existe pas de gouvernement européen. Aussi la dialectique majorité-opposition qui oriente nos vies politiques nationales est ici inopérante. Les majorités qui se dessinent sur des compromis sont à géométrie variable.
Les pratiques politiques ressemblent à un vaste bricolage où l’on s’essaie à combiner ensemble des savoir-faire, des langages, des conceptions de l’administration et de la politique qui sont parfois difficilement conciliables (Goddard et al., 1994 ; Bellier et Wilson 2000). Mais la plus grande originalité de ces lieux politiques, c’est que s’y est progressivement inventé un certain type de pratique qu’on pourrait caractériser de deux manières. D’abord en observant et en analysant la production conceptuelle et sémantique qui est sans doute la quintessence du pouvoir européen. La manière dont des domaines sont cadrés conceptuellement à l’échelle communautaire a des conséquences considérables sur les législations des différents pays, mais aussi sur la vie quotidienne des citoyens. Un exemple : ce que nous appelons service public n’existe pas à proprement parler. La notion clé est celle de service d’intérêt économique général. Or, on a affaire à un concept mixte, puisqu’il combine tout à la fois une orientation clairement dérégulatrice et une philosophie qui privilégie la cohésion sociale. En effet si l’on met l’accent sur le caractère de service économique, on rejoint la conception des public utilities comme marchandises un peu différentes des autres certes, mais qui s’accommodent du processus de déréglementation prônée par les économistes libéraux. À l’inverse, si l’on donne tout son relief à l’intérêt général comme corrélat irréductible de ce service économique, on rejoint la perspective développée par la tradition française.
Ces concepts de cadrage mûrement négociés sont en quelque sorte le roc sur lequel s’édifie toute forme de réglementation. En découle une certaine vision d’ensemble que les directives concrétiseront à leur manière. Voilà qui induit un problème précis : celui de la pertinence de concepts et de valeurs qui ont été négociés dans le cadre communautaire, dans un contexte national où ils peuvent se trouver décalés. Il n’y a pas d’adaptation mécanique à des artéfacts produits à une échelle différente et qui condensent des approches parfois difficilement compatibles. Dans cette culture politique du compromis, les constructions de la « raison communautaire » conçues aux fins d’harmoniser des domaines traités de façon parfois très disparate par les différents pays, peuvent s’avérer elles-mêmes dysharmoniques, des hybrides étranges, ou selon les termes spinozistes, des « chimères », des « cercles carrés ».
La seconde manière de caractériser les pratiques qui se déploient dans ces nouveaux lieux du politique, c’est qu’on y produit non seulement des concepts, mais aussi des causes. Au sens où l’on prend fait et cause pour ou contre. Au sens aussi où l’on plaide une bonne ou une mauvaise cause. La cause implique un engagement, elle donnera matière à des manifestations publiques. Par exemple, on manifeste devant le Parlement en exhibant une immense baleine bleue qui symbolise les dommages fait à cette espèce en l’absence d’une coercition suffisante. Mais parallèlement, s’opère tout un travail d’advocacy confié à des experts, membres d’ONG ou de députés. Les lieux politiques européens ont été très propices à l’invention d’une pratique centrée sur des causes (humanitaire, environnement) extrêmement mobilisatrice.
Allez aujourd’hui à Bruxelles : vous y trouvez, outre les institutions officielles, les bureaux des lobbies, et aussi toutes les ONG qui animent la constestation altermondialiste et dont les représentants pèsent en même temps sur l’élaboration des directives. Ces acteurs qui peuvent passer d’une responsabilité d’ONG à un poste d’eurofonctionnaire et inversement jouent un rôle central dans l’invention de savoir-faire politiques, qui emprunte beaucoup aux modes d’action propres aux Britanniques et à certains pays d’Europe du Nord, et dans le développement des nouvelles pratiques et des nouveaux réseaux transnationaux. Les institutions européennes ont donc été plus qu’une caisse de résonance des préoccupations de la société dite civile. En réalité, c’est là qu’on a identifié des causes, qui sont venues au centre du débat public. Au point parfois d’induire même dans des dispositifs politiques nationaux la montée en puissance d’acteurs nouveaux – par exemple, les Verts en France.
L’un des aspects les plus intéressants de l’Europe en construction a trait au régime d’historicité. Tout se passe en effet comme si l’Union européenne était condamnée à vivre perpétuellement dans la fuite en avant. Elle est le bras séculier d’un projet dont l’achèvement est toujours reporté. Au processus de déterritorialisation correspond un mouvement de déshistoricisation. Nos sociétés sont dotées d’une « mémoire longue » (Zonabend 1980) : cette mémoire est le contrepoint omniprésent de l’activité quotidienne. En témoignent l’importance des généalogies et le prestige accordé à l’ancestralité, les élaborations symboliques et les mythes célébrant les hauts faits des pionniers. La tradition balise l’actualité ; elle lui confère un sens et offre la possibilité de maîtriser dans une certaine mesure la contingence de l’événement. Loin d’être figée, elle est l’objet d’une invention permanente, comme en témoignent éloquemment les modifications que subissent tout au long du temps les symboles et les rituels.
Cette dialectique du présent, de la mémoire et de la tradition constitue à elle seule un objet anthropologique fascinant. Le fait qu’elle soit introuvable dans les représentations des praticiens de l’Europe mérite d’être souligné. L’on ne cesse en effet d’évoquer la « construction » européenne et ce terme à lui seul mérite analyse. La Communauté est vécue par ses artisans comme un chantier. On n’imagine même pas que cette construction puisse un jour être terminée. Mieux : c’est la perspective de l’avenir qui donne un sens à ce processus. Alors seulement, l’Union européenne aura trouvé son accomplissement, et l’intégration se trouvera enfin réalisée. Mais cet horizon demeure lointain et indéterminé. À la différence des États existants, la Communauté se vit elle-même comme un processus dynamique tendant vers un but qu’elle est encore loin d’avoir atteint.
Cet inachèvement est une donnée essentielle pour qui veut comprendre le mode de fonctionnement des institutions européennes. Il implique en effet l’absence de référentiel stable et, en pointillés, la perspective toujours ouverte d’une montée en puissance de cette construction dont on ne sait trop quelle sera la configuration définitive. La représentation du temps de l’Europe communautaire est donc totalement différente de celle qui prévaut dans les communautés traditionnelles. Elle est tout entière orientée vers le futur. C’est ce qui permet aux artisans de l’Europe de résister aux mouvements de reflux qu’on observe périodiquement. Il faut vivre au jour le jour les à-coups de l’Europe. L’invocation de l’avenir offre le moyen le plus efficace d’assumer cette situation. L’Europe est vécue comme un projet dont l’échéance est toujours reportée.
Tous les praticiens de l’Europe soulignent le fait que la situation n’est pas figée : l’avenir institutionnel de l’Union demeure très ouvert ; de même il règne une grande incertitude quant aux frontières définitives que se donnera la Communauté. Le débat ouvert sur l’intégration de la Turquie est à cet égard significatif. L’appartenance communautaire se vit donc sur le mode de l’inachèvement. La toute-puissance du présent, l’invocation insistante du futur sont au coeur des représentations quotidiennes des praticiens de l’Europe. À la Commission, on aime travailler dans l’urgence ; cette organisation est particulièrement performante quand elle se voit assigner des objectifs à court terme. Le mot « finaliser » revient souvent dans le vocabulaire des fonctionnaires. Qu’il s’agisse d’un dossier, d’une réunion, d’une négociation en cours, il importe de terminer dans les délais, il faut que l’action entreprise se réalise. Les différentes instances européennes travaillent en permanence sous la pression du calendrier. C’est d’ailleurs sous le signe du calendrier que s’est placée la Commission quand elle proposa l’Acte unique : l’aspect le plus spectaculaire de cette initiative consistait en effet à fixer une date limite pour la réalisation du grand marché européen.
Ainsi se construit l’Union européenne, allant de l’avant sans jamais se retourner. « On conduit sans rétroviseur », explique un haut fonctionnaire. Tout se passe comme si l’Europe devait se réinventer chaque jour, affirmer une éternelle jeunesse. On semble ignorer le travail de la mémoire, si bien que chaque crise successive se trouve neutralisée par une chape d’oubli. La référence au passé se limite à une brève évocation des pères fondateurs ; aucun signe ne vient témoigner de la présence d’une tradition. Toute référence à cette dernière semble incongrue dans un tel contexte.
Ce déficit de tradition, l’absence de réflexivité par rapport au passé caractérisent un certain rapport du fonctionnement institutionnel européen au temps. On insistera aussi sur l’importance de la dialectique entre présent et futur qui modèle le devenir de l’Europe politique. Une analyse rigoureuse ne saurait sous-estimer l’importance prise ici par la dimension du virtuel. Le processus politique s’opère sous le signe d’une double indétermination quant à sa forme définitive (une nouvelle espèce d’État-nation, une fédération d’États, une structure postnationale?) et quant au nombre des participants impliqués (où s’arrêtera l’élargissement?).
On a donc affaire à un dispositif qui produit des effets politiques massifs, mais qui demeure, à proprement parler, innommable et indéfini. L’introduction du concept (lui-même encore flou) de gouvernance témoigne bien de la difficulté à appréhender tout à la fois le lieu du pouvoir européen et l’unité d’un projet qui l’orienterait. On se situe dans l’émergent, dans le virtuel de ce qui sera peut-être un jour une réalité politique globale et unifiée. La présence permanente d’un champ de problèmes ouvert qui inclut désormais tout un discours sur « l’absence de réponse aux problèmes » est révélatrice. La dimension du virtuel et le rapport au temps qu’elle institue nous écarte définitivement de la vision longtemps prédominante du progrès. Elle nous oblige à réfléchir sur ce qu’on nous permettra, faute de mieux, de désigner comme la « temporalisation » contemporaine du politique, en référence à une notion introduite par le philosophe R. Koselleck (1979). Le dispositif idéel produit dans l’univers communautaire nous installe directement dans le virtuel. La toute-puissance de l’agenda et du calendrier impose comme déjà présents des événements non encore advenus, comme on l’a vu dans le cas de la monnaie unique ou de l’élargissement aux pays de l’Est. La situation n’est pas sans analogie dans le domaine des sciences où, pour citer un exemple récent, le clonage fait désormais partie de l’actualité, bien avant que l’expérience ait été tentée sur les humains. Ce qui compte, c’est que la présence du futur façonne et contextualise l’expérience du présent.
On comprend mieux pourquoi la question de la forme politique définitive de l’Europe est toujours reportée. C’est que la puissance du dispositif réside dans le mélange qu’il réalise entre le virtuel et le réel. Le virtuel est un carburant beaucoup plus efficace que la production d’un ordre politique qui figerait les relations et pourrait susciter des réactions de rejet difficilement contrôlables : on connaît bien les réticences de la plupart des États membres à aliéner tout ou partie de leur souveraineté. Non identifié, l’objet politique européen trouve son efficacité optimale. Il détermine les évolutions nationales, il en infléchit la donne, sans pour autant être, en tant que tel, affecté par les réactions qu’il engendre. Ce n’est pas un paradoxe que de noter que l’omniprésence et la performance de l’Europe politique ont partie liée avec les dimensions du virtuel et de l’incertitude qui la caractérisent. Dans cette perspective, l’anthropologie du présent et du contemporain ne peut éluder la réflexion sur la temporalisation. L’intrication du futur et du présent, du virtuel et du réel est ainsi apparue comme un élément constitutif du processus politique communautaire.
La construction européenne est caractérisée par la délocalisation des processus politiques de l’État-nation vers les institutions européennes, et plus subtilement, par une fluidification de l’organisation politique, avec l’émergence de cet objet politique non identifié qui se caractérise par l’hybridation du réel et du virtuel. D’où la difficulté pour la pensée statiste de prendre la mesure de la mutation que nous vivons désormais. C’est seulement en faisant sauter le verrou théorique que constitue la référence classique à la souveraineté, on peut mieux prendre la mesure d’un ensemble de processus qui affectent aujourd’hui les dispositifs de pouvoir à l’échelle planétaire. À ce point, on retrouve la question nodale du déplacement des lieux du politique.
D’une part, on note la présence de ces lieux politiques supranationaux qui sont au départ des créations ex nihilo des États (l’ONU, les institutions européennes) auxquelles on reconnaît de plus en plus une place prépondérante, mais dont l’autonomisation relative suscite des tensions nouvelles, leurs initiatives tendant en permanence à déstabiliser les souverainetés existantes. D’autre part, on a vu fleurir tout un ensemble d’organisations dites « non gouvernementales » qui se réclament de leur ancrage dans la « société civile » et viennent à leur manière complexifier et perturber le jeu. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour apercevoir à quel point l’opposition entre politique et société civile est peu opératoire, car les ONG qui se trouvent elles-mêmes par rapport à leurs mandants dans un rapport de représentation sont parties prenantes d’un rapport de force et cherchent à exercer un pouvoir, un « mode d’action sur des actions », pour reprendre la formule de Foucault (2001 : 1056). Ce qui nous intéresse, c’est la manière dont la contestation et les formes diverses de résistance trouvent une expression dans ce tissu diffus et ramifié d’organisations.
L’un des caractères essentiels des ONG est ce que l’on pourrait appeler leur ambivalence structurelle. Ambivalence liée au type de ressources qu’elles mobilisent en faisant prioritairement appel au privé, tout en mobilisant également des fonds publics. Ambivalence quant au rôle qu’elles s’assignent : d’un côté, l’expertise et l’impulsion de projets, notamment dans le domaine du développement, mais, de l’autre, un objectif de défense d’intérêts (ce que l’on désigne par le terme d’advocacy dans les enceintes internationales).
Si l’on considère l’exemple de trois grandes ONG bien connues, Oxfam, Greenpeace et WWF, qui ont acquis une place de premier plan dans les débats sur l’agriculture et le développement, et dans le secteur de l’environnement, on voit comment dans leur pratique, elles jouent sur plusieurs registres : elles s’investissent dans des projets, mais elles ne cessent de batailler en tant que groupes de pression pour faire avancer les causes dont elles se veulent l’incarnation. Dans les grandes négociations, elles sont aussi consultées en raison de leur capacité d’expertise : par exemple au niveau européen, les études d’impact réalisées par Oxfam ont été utilisées par le Conseil et la Commission et ont permis de récuser certaines prétentions du lobby sucrier.
L’extraordinaire écho que rencontre cette forme d’organisation tient à leur forte visibilité (les ONG sont présentes sur le terrain et sur des questions très concrètes) et à son efficience au plan transnational. L’ONGisme est un hybride, qui combine localisme et déterritorialisation, qui peut, selon les contextes, intervenir comme agent d’expertise ou s’avérer un contre-pouvoir redoutable. De cette nébuleuse, il faut prendre toute la mesure. Il ne suffit pas d’en tracer les contours, il faut aussi mettre en relief leur hétérogénéité et leur plasticité, et la manière dont elles contribuent à modifier l’espace du politique.
Les travaux menés par les anthropologues sur les conflits armés et sur l’ingérence humanitaire permettent de mieux pénétrer cette dimension de la politique. Quand Mariella Pandolfi (2002) parle de « souveraineté migrante », ce n’est pas seulement une métaphore ; elle désigne un processus qui nous oblige à modifier le regard que nous portions jusqu’alors sur les « affaires internationales ». À propos du Kosovo, Pandolfi montre bien comment l’ingérence humanitaire suscite un véritable investissement de la part d’instances telles que les diverses agences des Nations Unies, le Fonds Monétaire International, le Conseil de l’Europe, la Banque Mondiale, l’OSCE et les ONG.
Ces organismes internationaux développent des stratégies spécifiques et tentent d’étendre leur contrôle sur les institutions locales. En principe, ils sont considérés comme apolitiques, mais leur action s’inscrit dans un rapport de forces qu’ils contribuent à modeler, avec le concours plus ou moins intéressé des groupes qui, localement, s’instituent comme leurs interlocuteurs légitimes. Ce maillage du territoire d’intervention par les « souverainetés migrantes » est générateur de nouveaux clivages avec la montée en puissance d’acteurs qui, comme les local staffs décrits par Annie Lafontaine (2002), sont fortement marqués par leur insertion dans l’espace politique des organisations internationales. Comme l’écrit Appadurai (1996 : 168) : « Refugee camps, refugee bureaucracies, refugee-relief movement, refugee-oriented departments of nation-states, refugee-oriented transnational philanthropies constitute the permanent framework of the emergent post-national order ».
L’un des effets du caractère de plus en plus multipolaire de l’intervention est peut-être de susciter des formes de résistance plus tenaces et plus diffuses une fois passé le choc initial. En tout cas, il est sûr que cette résistance trouve son écho à l’intérieur même de ces organisations transnationales, qui peuvent se révéler des vecteurs d’opinion efficaces. La scène de l’intervention est désormais inséparable d’un environnement marqué par la prolifération de ces lieux agoniques et leur infiltration par des forces qui ne peuvent plus être domestiquées par les souverainetés, quelle que soit la puissance déployée. À cet égard, l’échec des négociations de l’OMC à Cancun (septembre 2003) est significatif. Je prends à dessein cet exemple, car à première vue nous sommes très loin de la question de l’intervention, dans un domaine pacifique où règnent la diplomatie et la technocratie. Si l’on y regarde d’un peu plus près cependant, ce qui se joue ici, c’est l’avenir des relations économiques entre pays riches et pays pauvres. Certes, qui aurait pu penser, il y a une dizaine d’années, que ce qui n’était qu’un cycle de négociations sur la réglementation du commerce, allait devenir un nouveau lieu politique, en se constituant comme un champ clos de rapports de forces à l’échelle mondiale, et en donnant matière à un véritable forum où s’exprime le message des altermondialistes.
Pour l’anthropologue, ce qui caractérise ce type de lieu politique, c’est l’absence de séparation entre un dedans et un dehors. Et pourtant la technicité des matières traitées est propice à susciter ce genre de partage. De même l’enfermement des négociateurs dans un décor de grands palaces et la surveillance continuelle dont ils font l’objet renforce le sentiment d’un clivage entre l’élite et le monde environnant. Mais, à Cancun comme à Seattle, ce n’est pas un hasard si l’on assiste à un rassemblement de groupes de pression convergeant des quatre coins de la planète vers le lieu même de la négociation. Cette présence massive contribue à modifier notre conception spontanée d’un monde où l’initiative politique et diplomatique revient de droit à une minorité cumulant le pouvoir et le savoir. À côté des lieux politiques de la souveraineté organisée autour de la division institutionnelle entre exécutif et législatif, voilà qu’émerge un autre espace où devient de plus en plus floue la légitimité d’un monopole de la décision. Cette configuration ne mobilise pas suffisamment l’attention des observateurs, plus concentrés sur le spectacle de la contestation et ses figures de proue médiatiques. Mais peut-être est-il temps de modifier notre vision de la politique, obnubilée par la recherche d’un lieu du politique surplombant et omnipotent, alors que se mettent en place un ensemble de dispositifs qui minent la représentation de la souveraineté, laquelle a longtemps été le soubassement des pratiques de gouvernance occidentales.
On aurait tort d’interpréter le déplacement qui s’opère comme la pérennisation d’un « état d’exception » (Agamben 2003). Ce faisant, on accepte implicitement, comme un donné intangible, la prédominance d’une représentation centrée sur la souveraineté étatique, en s’interdisant par avance de penser la montée en puissance des formes et des forces émergentes dans le champ politique. Il s’agit bien d’un retour du statocentrisme, et le recours à la notion d’anomie me semble faire problème, car elle récuse en son principe la possibilité même de prendre pour point de départ de l’analyse ce qui me paraît essentiel : l’éclatement de la souveraineté. Une fois encore la théorie manque la radicale nouveauté de la conjoncture, en la recadrant dans un modèle où tout ce qui ébranle les formes traditionnelles est renvoyé au domaine de l’exceptionnel et de l’anomique. Dans la perspective de l’anthropologie, en portant l’intérêt sur le déplacement, on tourne le dos à cette vision statocentrique pour tenter de repérer, à travers l’exploration des nouveaux lieux du politique, le caractère spécifique de la reconfiguration des rapports de forces contemporains.
Avons-nous aujourd’hui les moyens de penser le déplacement et quel bénéfice intellectuel et politique peut-on retirer de ce travail? En ce qui concerne ses ressources propres, l’anthropologie politique présente le grand intérêt d’avoir développé de longue date une approche culturellement ouverte, à l’opposé des conceptions et des modélisations qui fétichisent l’institution étatique. L’accent mis sur la question des lieux du politique est caractéristique : leur exploration est le thème essentiel de la recherche anthropologique, et c’est à partir d’elle qu’on peut repérer les configurations émergentes et mesurer l’ampleur du déplacement. S’il y a dans cette démarche une part d’anticipation, dans la mesure où l’on a affaire à un objet mouvant, il ne s’agit pas de retomber dans une vision téléologique ou normative du politique en devenir. À l’inverse, l’intérêt de cette plongée au coeur des pratiques et de la matérialité des pouvoirs, est d’offrir la possibilité de mieux comprendre ce qui ne peut plus se résumer sous les termes de plus en plus usés et équivoques de globalisation et de mondialisation. Il faut reprendre la route et poursuivre inlassablement cette enquête sur le politique.
Je conclurai par une anecdote : j’ai eu l’occasion de revenir à Ochollo plus de vingt ans après mon premier séjour. La dictature de Mengistu s’était effondrée et ils avaient retrouvé leurs pratiques politiques traditionnelles. Les assemblées fonctionnaient à nouveau, mais incluaient outre les hommes adultes, les femmes, les potiers et les tanneurs. Les préoccupations essentielles étaient d’ordre économique et la question de la commercialisation du coton était devenue essentielle. Dans les grandes assemblées plénières, on parlait donc d’un sujet qui obsédait aussi les cadres de l’Organisation mondiale du commerce. Et surtout, les Ochollo avaient conscience de leur intégration dans le monde de l’économie. Des jeunes avec qui je parlais me dirent qu’ils avaient créé leur propre ONG. Comme anthropologue, j’avais pris des photos et écrit un livre sur leurs traditions archaïques ; ils pensaient qu’ils pourraient utiliser ce matériel pour peaufiner leur image. D’ailleurs, ils n’hésitaient pas à me confronter à des anciens, histoire de vérifier la fiabilité de mes travaux, ce qui donnait parfois matière à des scènes cocasses de désaccord à propos de tel ou tel rituel.
Rien n’avait changé en apparence. Les Ochollo vivaient au même endroit à la périphérie de l’Ethiopie, ils réunissaient toujours leurs assemblées. Moi j’étais toujours ethnologue. Mais tout avait changé. Ils avaient conscience d’être connectés au reste du monde et de notre appartenance commune au village planétaire. En même temps, ma propre vision de la politique n’était plus la même, en raison de mes déplacements sur différents terrains, et surtout des déplacements qui avaient affecté l’objet que je traquais depuis tant d’années.
Appendices
Notes
Références
- Abélès M., 1978, Le lieu du politique. Paris, Société d’Ethnographie.
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