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Au cours des 30 dernières années, un des principaux objectifs du Gwich’in Social and Cultural Institute (devenu, en 2016, le Department of Cultural Heritage, sous la direction du Gwich’in Tribal Council) a été de « documenter, préserver et promouvoir les valeurs, les savoirs traditionnels, la langue et la culture gwich’in » (p. 621) [notre traduction]. Sous son impulsion sont nés deux projets d’envergure : celui, d’une part, de documenter la toponymie gwich’in ; et celui, d’autre part, de garantir la sauvegarde de la mémoire des aînés gwich’in dans le but de créer une histoire collective à transmettre aux générations futures. Le résultat du premier de ces deux projets, débuté en 1992, voit son achèvement dans le Gwich’in Place Name Atlas, publié en ligne, en 2015. Quant au deuxième, il se matérialise en un ouvrage imposant, signé par Leslie McCartney, anthropologue et spécialiste de l’histoire orale.
Le matériel nécessaire à la réalisation de cet ouvrage a été collecté sur trois étés (1999, 2000, 2001) auprès des aînés gwich’in (dix-sept femmes et six hommes pour une moyenne d’âge de 81 ans) originaires des quatre communautés gwich’in sises dans les Territoires du Nord-Ouest : Aklavik, Fort McPherson, Inuvik et Tsiigehtshik. Les témoignages ont été recueillis sous la forme d’entretiens enregistrés au format audio et dans la langue choisie par les aînés. Certains, en effet, ont préféré s’exprimer en anglais et d’autres, dans l’un des deux dialectes gwich’in : le Gwichya Gwich’in et le Teetł’it Gwich’in — ce qui représente dans ce second cas une contribution inestimable à la préservation de la langue (p. XXII, 642). Les histoires et récits de vie échelonnés sur les vingt-cinq chapitres que compte l’ouvrage, classés par ordre chronologique (de la personne la plus âgée à la personne la plus jeune) se composent de plusieurs entretiens conduits à différents endroits (dans les camps de pêche et de chasse, au domicile des aînés, etc.), organisés en un tout logique et cohérent. Les récits des aînés sont entrecoupés de paragraphes rédigés par McCartney qui permettent de restituer l’ambiance des entretiens et de contextualiser la parole recueillie. Les nombreuses notes en marge dont les informations proviennent du Gwich’in Place Name Atlas viennent éclairer la toponymie employée par les aînés et contribuent à ancrer leurs histoires dans des lieux spécifiques du territoire gwich’in.
Les récits présentés couvrent 100 ans de l’histoire gwich’in. Au-delà des anecdotes qui tantôt amusent et tantôt attristent, ces récits mettent en lumière des vérités culturelles particulières au monde gwich’in. Au fil des récits et des chapitres, le lecteur en apprend, par exemple, sur les jours lointains (Ts’iidȩįį) lorsque les humains et les animaux étaient égaux et pouvaient prendre n’importe quelle forme, sur Atachuukąįį, lequel n’est d’ailleurs pas sans rappeler Tsááyaa, le « héros culturel » dane-zaa (Ridington 2013), sur la préparation du poisson séché (dryfish), sur la signature du Traité 11, sur l’expérience des pensionnats des jeunes gwich’in, ou encore sur les régulations de la trappe imposées par le gouvernement canadien.
Pour la composition de l’ouvrage, McCartney a puisé son inspiration notamment dans les travaux de Barbara Myerhoof (1979) et Julie Cruikshank (1990) ; elle a eu recours à une technique singulière d’écriture, dite « impressionniste » dont elle précise les tenants et les aboutissants dans l’introduction et l’annexe. L’exercice de transcription d’un récit oral vers la forme écrite, auquel s’ajoute, pour certains récits, la traduction du gwich’in vers l’anglais, principalement assurée par Marie Therese Remy-Sawyer (une aînée Gwichya Gwich’in), est un exercice audacieux dont les écueils ont déjà été discutés notamment par Dominique Legros (2003). Or, on ne peut que constater qu’un tel exercice a été remarquablement exécuté dans le cas de l’ouvrage de McCartney. Cette magnifique contribution, presque encyclopédique, qui saura très certainement capter l’intérêt de nombreux anthropologues ainsi que des chercheurs d’autres domaines des sciences sociales, constitue dans le même temps un superbe et poignant hommage à la mémoire des aînés gwich’in — dont seulement deux parmi ceux qui ont participé sont encore en vie au moment de la parution de l’ouvrage —, à l’attachement qu’ils portent à leur territoire, aux drames et aux joies qu’ils ont vécus.
Appendices
Références
- Cruikshank, J., 1990, Life Lived Like a Story: Life Stories of Three Yukon Native Elders. Vancouver, University of British Columbia Press.
- Legros, D., 2003, L’histoire du corbeau et de Monsieur McGinty : Un Indien athapascan tutchone du Yukon raconte la création du monde. Paris, Gallimard.
- Myerhoff, B., 1979, Number our Days. New York, Dutton.
- Ridington, R., 2013, Where Happiness Dwells : A History of the Dane-zaa First Nation. Vancouver, University of British Columbia Press.