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Avec L’autre-mental, l’anthropologue Pierre Déléage, chargé de recherche au Laboratoire d’anthropologie sociale, propose une réflexion singulière sur la question de l’altérité radicale en anthropologie. Dans cet ouvrage, Déléage rapproche et met en parallèle les quatre auteurs au coeur de son étude – Lucien Lévy-Bruhl, Benjamin Lee Whorf, Carlos Castaneda et Eduardo Viveiros de Castro – avec l’oeuvre de l’écrivain de science-fiction Philip K. Dick. En effet, l’argument principal de L’autre-mental est que certains anthropologues, en cherchant à décrire une forme de pensée autre, ont chacun à leur façon dépassé les frontières de la description ethnographique : « Plutôt que de décrire les modes de pensée des sociétés qu’ils proposent d’étudier, ils décident alors de les inventer » (p. 5). Le style de l’ouvrage est élégant, car l’auteur s’est, en partie, affranchi des codes traditionnels de l’écriture académique. En effet, Déléage utilise une prose exploratoire et créative mettant en scène des personnages imaginaires et des procédés narratifs qui s’approchent plus souvent de l’écriture fictionnelle que de l’ouvrage théorique classique. L’auteur transgresse donc lui-même les frontières en mobilisant des éléments de fiction, mais aussi en retournant contre eux les codes et les méthodes utilisés par Lévy-Bruhl, Whorf, Castaneda et Viveros de Castro.

L’autre-mental est construit de façon à mettre en parallèle les écrits des quatre anthropologues susmentionnés avec une analyse des romans de Philip K. Dick. En effet, toute la production romanesque de cet écrivain de science-fiction est marquée par ce que Déléage nomme un brouillage ontologique. Les intrigues des romans de Dick impliquent la plupart du temps l’existence de différents ordres de réalité qui sont souvent le fruit d’une pensée subjective ; les protagonistes étant prisonniers d’une réalité conçue ou émergeant d’une conscience qui leur est extérieure. Pour Déléage, anthropologie et science-fiction convergent dans leur intérêt commun pour la stupéfaction mentale, un intérêt cultivé par des expériences de pensée visant à imaginer différents ordres de réalités. « Comme les écrivains de science-fiction, [les anthropologues dont il est question ici] ont rejeté les projets réalistes et naturalistes pour imaginer des mondes et des modes de pensée stupéfiants et vertigineux. » (p. 7). En somme, les formes de pensée autres décrite par les anthropologues au centre de l’étude de Déléage se rapprocheraient davantage des récits de fiction que de la description ethnographique : « Ils ont projeté sur la réalité ethnographique de sociétés dites exotiques des formes de pensée dérivées pour l’essentiel de leur imaginaire spéculatif et de problèmes propres à leur milieu intellectuel d’origine » (Ibid.).

Dans la première partie sur Lucien Lévy-Bruhl, Déléage s’attarde à se mettre dans la peau de cet intellectuel du début du XXe siècle. Cela n’est pas un hasard, car il s’agissait d’une méthode privilégiée par Lévy-Bruhl lui-même : « Le jeu, un voyage mental, consistait à essayer, autant que faire se pouvait, de se mettre à la place de l’Indien. Que percevait-il ! Que sentait-il ! Que pensait-il ! » (p. 10). Déléage se prête lui-même au jeu en prenant Lévy-Bruhl comme objet d’un voyage mental qu’il offre au lecteur. L’auteur décrit les balades de Lévy-Bruhl dans les parcs de Paris, ses dîners mondains avec l’élite intellectuelle de l’époque, ses différents intérêts de recherche, etc. À travers cette fresque biographique, Déléage décrit « l’autre-mental » de Lévy-Bruhl – la « mentalité primitive » – qui n’existe qu’en opposition à la pensée occidentale et qui n’a pas d’existence tangible au-delà des écrits de Lévy-Bruhl, ce dernier n’ayant jamais fait de terrain ethnographique.

Le chapitre sur Benjamin Lee Whorf est beaucoup plus éclaté au niveau de la forme. Déléage a écrit cette section en suivant les thèses de Whorf sur la langue hopi, c’est-à-dire en n’ordonnant pas les éléments de son exposé dans un ordre chronologique. En effet, les éléments de contextes y sont lancés par bribes dans un ordre qui s’abstrait des contraintes temporelles. Pour Whorf, la langue hopi impliquait, par ses structures implicites et explicites, une métaphysique radicalement différente de celle des Occidentaux. Cet « autre-mental » répondait aux questionnements de l’époque, apportés entre autres par la théorie de la relativité générale de Einstein : « Benjamin Lee Whorf souhaita entreprendre l’étude d’une langue exotique […] qui lui révélerait une […] métaphysique aussi nouvelle que celle qu’il peinait à déduire de la théorie de la relativité » (p. 37).

Pour aborder les écrits de Carlos Castaneda, Pierre Déléage se met en scène dans un dialogue avec un coyote, le même coyote avec qui Carlos Castaneda aurait conversé dans les années 1970 lors d’une hallucination induite par un cactus hallucinogène. Le conditionnel est important ici, car, comme on le sait, les écrits de Castaneda ont été totalement réfutés : ses rencontres avec le chamane yaqui Don Juan n’étaient que de pures inventions destinées à plaire à un public en quête de récits d’expériences psychédéliques. Un « autre-mental » supplémentaire. Le dialogue de Déléage avec Coyote l’amène à comprendre le contexte dans lequel une telle fraude a été rendue possible. On voyait déjà, dans la discipline, des anthropologues – Déléage nomme Edmund Carpenter et Walter Goldschmidt – concevant que les différences culturelles impliquaient des réalités séparées avec une causalité et une métaphysique différente de la « notre ». Selon Déléage, ce glissement théorique permettait d’accepter les théories les plus délirantes… telles que les récits purement fictifs de Castaneda.

La section sur le perspectivisme et Viveiros de Castro est construite en alternant mythes amazoniens et commentaires théoriques sur l’oeuvre de l’anthropologue brésilien. Pour Déléage, la pensée perspectiviste décrite par Viveiros de Castro est une abstraction qui n’a pas d’ancrage dans la réalité concrète des peuples amazoniens. Il s’agit d’un exercice de pensée, un « autre-mental », qui vise à inverser les principaux dualismes de la philosophie occidentale, non pas pour proposer une anthropologie renouvelée, mais dans le but « [d’]explorer jusqu’au bout une virtualité amérindienne » (p. 114). Selon Déléage, le perspectivisme de Viveiros de Castro ne vise pas à mieux comprendre le point de vue autochtone. Il s’agit plutôt d’une tentative de « subvertir la pensée occidentale de l’intérieur en déshellénisant la philosophie » (p. 128).

C’est dans l’avant-dernier chapitre que Déléage dévoile sa vision de l’anthropologie. Pour ce faire, il met en scène le professeur Challenger, un personnage des romans d’Arthur Conan Doyle, qui avait aussi été mis en scène par Deleuze et Guattari (1980) dans Mille plateaux. En entrevue à la revue Ballast, Déléage explique que : « Ce professeur Challenger, c’est moi, poussé à un degré d’intensité et de délire un peu extrême. J’exprime à travers lui ma façon de conceptualiser l’anthropologie et son objet, c’est-à-dire la transmission des savoirs, à partir d’une approche en termes de populations de discours plutôt que de catégories de pensée » (2020). En effet, Déléage pose ce qu’on pourrait nommer l’incommensurabilité des expériences et des évènements : il n’y a pas de catégories, seulement que des occurrences d’idées et d’évènements qui composent la noosphère, c’est-à-dire le monde des idées. D’autre part, la ressemblance n’existe pas et n’est qu’un « cas particulier de la différence » (p. 148). Le défi de l’anthropologie devient donc d’expliquer « la stabilité des évènements » (p. 149).

L’autre-mental est une contribution courageuse et nécessaire qui jette un regard critique sur la question de l’altérité radicale au sein de la discipline anthropologique. Remettant également en question les manières traditionnelles d’écrire de l’anthropologie, Déléage prêche par l’exemple en utilisant lui-même une prose libérée des conventions habituelles de l’écriture académique, comme il l’avait déjà expérimenté dans son livre La folie arctique (Déléage 2017). Si son style d’écriture est rafraîchissant, il s’avère parfois cryptique, ce que l’auteur reconnaît lui-même en introduction (p. 8). En effet, le lecteur doit déployer un travail d’interprétation considérable s’il veut suivre adéquatement l’argumentation de l’auteur. En somme, L’autre-mental est un livre important pour quiconque s’intéresse à l’épistémologie de l’anthropologie, à l’histoire de ses concepts et, plus généralement, il est d’intérêt pour les anthropologues cherchant à sortir des sentiers battus de l’écriture académique traditionnelle. Il s’agit malgré tout d’un ouvrage accessible, même si une connaissance approfondie de la discipline est nécessaire pour en apprécier toutes les subtilités.